Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

POINT DE BÉNÉDICTION SANS LUTTE

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 Jacob passe une longue nuit d'isolement à lutter contre une puissance mystérieuse, qui lui inflige une blessure cruelle, mais, bien loin de se rendre, il tient bon et combat jusqu'au bout ; il ne veut pas abandonner la place avant d'avoir conquis de haute lutte une bénédiction. Lorsqu'il demande à son adversaire invisible de dire son nom, il ne reçoit aucune réponse, mais devine que c'est son Dieu et appelle cet endroit Péniel, c'est-à-dire « la face de Dieu. » Le matin venu il s'éloigne du champ de bataille, en boitant, mais comme un vainqueur couronné, et pour prix de sa bravoure, reçoit un nouveau nom, celui d'Israël « vainqueur de Dieu. »

Nous trouvons dans ce récit l'indication d'une fort belle méthode applicable à tous les cas, aussi nouvelle que si elle datait d'hier, et dont nous pouvons faire usage dans le combat que nous avons à soutenir contre les difficultés de la vie journalière. Cette histoire nous apprend que la lutte est la condition indispensable de toute bénédiction, qu'il n'est rien de tel qu'un effort persévérant vers un but déterminé pour nous assurer la victoire et faire de nous des hommes nouveaux meurtris peut être, mais revêtus de plus de noblesse et de force qu'auparavant.

On dira peut-être : tout cela est connu depuis longtemps ! c'est vrai, car les anciennes religions en sont pleines ; ou bien : c'est banal ! Et l'on a raison encore, car il n'y a rien de plus banal que ce qui fait les héros. - L'apôtre Paul nous parle tout au long de cette lutte, et la description qu'il en fait est comme un cri d'appel retentissant au loin. Oui, rien n'est plus vrai, mais comme après tout, chacun doit pour reconnaître l'excellence de cette méthode, en faire tout d'abord l'essai personnel et la mettre bien des fois à l'épreuve avant d'avoir une confiance assez grande pour l'adopter définitivement, il ne sera pas hors de propos d'en dire ici quelque chose.

Quelle est notre attitude à l'égard des difficultés que nous rencontrons sur notre route ? Voilà certes une question de première importance, car notre destinée dépend de la réponse que nous ferons. Recevons-nous simplement la blessure ou nous emparons-nous aussi de la bénédiction ? Et remarquez qu'il s'agit ici de difficultés, au pluriel et non au singulier, car il en existe des espèces nombreuses et variées !

La première des difficultés qui se dressent devant nous est celle qui est connue sous le nom de dispositions et faiblesses héréditaires. Vous en avez une peut-être : une poitrine délicate ou bien quelque organe de constitution chétive, un tempérament passionné à l'excès, des instincts brutaux qui ont passé dans notre sang, parce que nos grands-parents ont négligé de les dompter jadis dans leur propre nature. Nous ne nous plaindrons pas, mais lequel d'entre nous n'aurait pas ajouté, quelques retouches à son portrait, s'il avait eu, en temps voulu, voix au chapitre ? Combien n'est-il pas d'hommes qui, après avoir atteint l'âge de quarante ans, ont fait un faux pas juste à l'endroit où leur mère l'avait fait jadis, et qui pour ce seul motif peuvent prédire longtemps à l'avance laquelle des roues du char de l'existence, en s'arrêtant la première, empêchera toutes les autres de tourner.
Et comment ne serions-nous pas tentés parfois de reprocher l'âpreté de nos luttes quotidiennes et nos insuccès dans ce combat aux deux êtres que nous aimons le plus sur la terre ? Nous ne nous plaindrons pas, ai-je dit ; non sans doute, mais il est facile de nos jours, tout en prenant assez bien son parti de ce fardeau héréditaire, de le subir avec une résignation égoïste, parce que grâce aux médecins et aux savants physiologistes de notre époque nous comprenons mieux dans quelle proportion nous pouvons en toute honnêteté le faire entrer en ligne de compte dans notre bilan moral. On peut abuser étrangement de la doctrine du péché originel d'après lequel la désobéissance du jardin d'Éden a été le point de départ et la source de tous les maux qui se sont répandus dans le monde. Ce premier coupable est trop éloigné de nous pour que nous puissions l'atteindre à travers les siècles et nous décharger sur ses épaules de notre responsabilité personnelle ; aussi que faisons-nous ? Nous apprenons aujourd'hui à découvrir dans nos propres maisons un Adam, une Eve plus rapprochés de nous, qui nous ont légué notre corps, notre esprit, nos dispositions naturelles, et à mesure que cette idée se fait jour, les volontés faibles sont de moins en moins tentées d'engager la lutte, parce que l'on se dit tout bas : « C'est lui, c'est elle qui sont à blâmer, ce n'est pas moi. » C'est ainsi que grâce à cette belle théorie on voit surgir une armée de lâches et de renégats.

Comme si le fait de l'hérédité ne devait pas nous enseigner, tout au contraire, que lorsque notre responsabilité diminue, notre destinée est plus sérieuse que jamais et réclame de nous un redoublement d'énergie, que si cette responsabilité est amoindrie en une certaine mesure elle grandit sous d'autres rapports ! - Quand nous connaissons les dispositions que nos parents nous ont transmises, nous nous rendons mieux compte des dangers particuliers qui nous menacent ; nous comprenons que nous devons être sur nos gardes, et ne jamais les perdre de vue ; d'un autre côté ceux qui savent qu'ils transmettent leurs propres défauts à leurs enfants, se sentent doublement responsables en songeant aux souffrances qu'ils leur infligent par leur faute.

Cette nouvelle manière d'envisager l'hérédité, lorsqu'elle est bien comprise, est propre à nous encourager, et à nous donner un coup d'éperon. Elle nous encourage, car à ceux qui se désolent outre mesure en constatant de fâcheuses tendances que leurs enfants ont héritées d'eux, elle vient rappeler qu'ils ne sont responsables que de la moitié ou du quart seulement de ces faiblesses, puisqu'elles remontent par leur entremise à toute la lignée de leurs ancêtres ; et c'est là une consolation lorsqu'on voit ses enfants mal tourner, ou mourir jeunes d'une maladie de poitrine. Et n'y a-t-il pas aussi dans cette manière de voir, un aiguillon précieux, une invitation adressée aux parents en tant qu'ils sont responsables à certains égards de la destinée de leurs enfants, à fortifier leurs poumons, s'ils ont un point faible, par tous les moyens qui sont à leur portée, à rendre leur sang plus pur, leur corps plus vigoureux, et surtout à exercer un contrôle plus sérieux, une plus forte discipline sur leurs propres défauts de caractère, afin qu'en progressant eux-mêmes sous ce rapport, ils puissent en faire profiter leurs enfants après eux, dans une mesure aussi large que possible.

Celui qui lutte consciencieusement, sachant toutes ces choses, ne se laissera jamais subjuguer par sa faiblesse de constitution. Sommes-nous d'une complexion maladive, cette lourdeur de tête dont nous avons hérité n'est pas un obstacle qui nous empêche de mener une existence honorable et de nous attirer l'estime de tous. Il n'y a pas de spectacle plus réconfortant que de voir ces humbles travailleurs, jeunes filles et jeunes gens, qui, jour après jouir, s'acquittent de leur tâche dans les modestes emplois où les confine le peu de talent qu'ils possèdent, car, dans ce domaine obscur, ils représentent la Loi morale qui s'est incarnée en eux. Est-il rien de plus beau que la patience, l'oubli de soi, la compassion profonde pour les infortunes d'autrui dont la douleur a fait jaillir la source dans le coeur de celui qui, supportant vaillamment une existence de souffrances non interrompues, ne peut pas même se tenir debout, doit rester couché et attendre ? Qui de nous n'a entendu parler de quelqu'un de ces êtres souffrants qui ont trouvé sur un lit de maladie une belle sphère d'activité et une grande oeuvre à accomplir ?

Nous ne devons pas non plus subir le joug de notre faiblesse de tempérament et de caractère. Ce qui est encore plus beau que la lutte décrite plus haut, c'est l'énergie d'un homme qui engage un combat singulier contre un péché dominant, peut-être contre une impulsion brutale provenant de l'héritage du sang. Comme nous surveillons ce duel héroïque ! Comme nous encourageons celui qui se bat ainsi en lui disant que nous connaissons bien les difficultés avec lesquelles il est aux prises, qu'il agit noblement et nous aide nous aussi dans nos luttes du même genre ! S'il fait un faux pas, nous le plaignons, s'il triomphe, nous avons pour lui une admiration pleine de respect. Qu'un tel lutteur sache bien qu'il est celui de tous qui à notre avis déploie le plus de vigueur et d'énergie. Et lorsqu'il est victorieux, il se trouve que sa tentation dominante se transforme en ange gardien et devient pour lui une bénédiction, sur le chemin de la vie. Oui, quelque invraisemblable que la chose puisse paraître, elle n'en est pas moins vraie, et nous devons en bénir Dieu. Ce péché qui pesait sur moi de tout son poids à tel point que j'avais le coeur lourd en me couchant et éprouvais le matin un sentiment de découragement profond en me rendant à mon travail, cette tentation qui faisait échouer tous mes desseins, si bien que j'étais devenu lâche, qui m'empêchait de prier, me voilait le bleu du firmament, faisait qu'il n'y avait plus pour moi de printemps, d'air pur, de visages amis et bienveillants, cet adversaire redoutable qui a fait si longtemps du lit où je me couche un véritable enfer, je puis le vaincre, je ne dis pas le détruire, mais en triompher, le réduire en esclavage, en faire un ami, de telle sorte que je puisse dire de lui, en le regardant bien en face : ce péché qui m'obsédait est devenu par moi un élément de force, car en luttant contre lui j'ai acquis de la vigueur. Oui nous pouvons faire subir à cet ennemi-là un traitement semblable à celui que les Romains appliquaient aux barbares : ils transformaient ces brigands en garde-frontières chargés d'assurer la sécurité des pays conquis.

À côté des difficultés provenant de fardeaux héréditaires, il y a celles qu'on désigne sous le nom de mauvaise chance. Cette expression vulgaire est comme un défi jeté à toutes les énergies qui sommeillent au dedans de nous. La mauvaise chance, qu'il s'agisse de la pauvreté, de l'ignorance, d'une vie étroite, de catastrophes de tout genre, peut nous procurer, si nous luttons contre elle, ces qualités précieuses qui s'appellent la modestie, l'activité, le courage, l'habitude de la réflexion, mais ce n'est que peu à peu, sous l'influence d'une éducation morale, lente et progressive, que ces puissances endormies se réveillent au-dedans de nous et deviennent entre nos mains des instruments de bonheur et de succès.

Voici un jeune garçon qui n'a eu aucune occasion de s'instruire à la ville comme les enfants des riches familles du voisinage, point de collège où il ait pu achever cette instruction supérieure qui est, au sortir de l'école primaire, l'objet de tous ses désirs. Que fera-t-il ? Va-t-il consacrer à l'étude, comme Chambers, le grand écrivain écossais, le temps que lui laissent quatorze heures de travail dans un magasin de l'endroit ? Aura-t-il le courage, comme le professeur Tyndall, de se lever de bonne heure pendant quinze ans de suite et de se pencher sur ses livres dès cinq heures du matin ? Voici une jeune fille qui cherche un moyen d'échapper à une existence de frivolité. La lutte est encore plus difficile pour elle que pour l'écolier, parce que les préjugés sociaux élèvent autour de sa personne une plus haute barrière. Aura-t-elle assez d'énergie et de persévérance pour s'en affranchir ? L'éducation de l'esprit est souvent ici-bas le fait d'hommes et de femmes qui se sont élevés eux-mêmes, et presque toujours le résultat de tâches et de devoirs dont la mauvaise chance semblait les avoir dispensés, mais qu'ils se sont imposés à eux-mêmes. L'histoire du génie est, si l'on peut s'exprimer ainsi, celle d'une ingéniosité persistante en face d'obstacles accumulés. Une femme comme Georges Éliot souriait à l'idée qu'elle aurait pu écrire ses ouvrages par simple inspiration. Le génie, a dit un savant professeur, est la capacité de faire des efforts en vue d'un but à atteindre.

Voyez cet homme qui voit son pays souffrir d'un grand fléau social. Il n'a ni argent, ni amis, ni instruction. Il hésite, ne sachant pas ce qu'il doit faire ; mais le mal est là, et il sent une brûlure au coeur jusqu'à ce que d'une manière ou d'une autre il ait élevé sa protestation. C'est tout d'abord un faible son qui n'est entendu que par quelques-uns qui s'en moquent et par une ou deux personnes qui y font écho. Mais une fois l'oeuvre commencée, il va de l'avant en dépit des railleries, même de la violence, « dans les travaux, les veilles et les jeûnes, » comme l'Apôtre, mais aussi comme ce dernier affligé, mais toujours dans la joie, n'ayant rien, mais en enrichissant plusieurs et possédant toutes choses » et il persiste jusqu'à ce que les hommes qui l'entourent soient convaincus et confondus, jusqu'à ce que le mal en question soit extirpé, qu'une pleine victoire ait été remportée. Nous avons assisté à des spectacles de ce genre. Les deux hommes qui ont entrepris la grande croisade contre l'esclavage dans les États-Unis, étaient l'un un sellier atteint de surdité et l'autre un imprimeur ambulant, pauvres tous deux, mais d'une énergie indomptable. Quel admirable exemple de foi ne nous donnent pas des hommes comme ceux-là ! Ils. nous rappellent qu'une lutte persévérante peut faire sortir des bénédictions même de la mauvaise chance et des circonstances les plus défavorables qui se puissent concevoir.

Il y a un autre adversaire qui nous guette et, pour nous assaillir, se tapit dans les ténèbres : ce sont nos insuccès. Nous le connaissons tous fort bien ! Comme il est habile à nous ôter tout courage, riche en arguments pour nous prouver l'inutilité d'essayer de nouveau ! C'est notre mauvais génie, mais il dépend de nous qu'il devienne lui aussi un bon ange ayant pour mission de nous avertir, de nous diriger, de nous sauver. La moitié, les deux tiers des expériences les plus précieuses de notre vie sont son oeuvre.

Considérez les existences les plus belles, celles qui s'imposent à notre admiration. Ce sont presque toutes des vies d'hommes qui ont eu de nombreux insuccès. Qu'un jeune homme, a dit Fox, le grand orateur anglais, se distingue à son premier discours par un brillant début, il pourra progresser dans la suite, mais peut-être aussi trouver que cela suffit, et qu'il n'a pas besoin de mieux faire. Ce qui est bien plus beau, c'est de voir un débutant ne pas réussir la première fois et aller de l'avant quand même. Lorsque Lord Disraëli fit son premier discours au Parlement, il parla si gauchement qu'il dut s'asseoir au milieu des éclats de rire. « J'ai recommencé, dit-il, bien souvent les mêmes choses et j'ai fini par réussir ; je consens à m'asseoir pour cette fois, mais un jour viendra où vous m'écouterez. » Et ce qu'il avait prédit ce jour-là arriva. Lorsqu'on publia le journal intime de John Quincy Adam, on fut tout surpris d'apprendre que lorsqu'il était jeune il se désolait de son incapacité de parler d'abondance en public. C'était à ses yeux une impossibilité absolue, une infirmité de constitution, et cependant il est mort avec une réputation de grande éloquence. Et ce n'est pas seulement parmi les orateurs, c'est dans toutes les professions que nous retrouvons ce même principe d'après lequel le succès peut être conquis ou perdu.

Quelque élevé que soit le but à atteindre, la porte et le chemin qui conduisent à la réussite sont étroits. Dieu soit béni, disait un professeur de chimie, de ce que j'ai été un préparateur inhabile, car se sont mes erreurs qui ont été le point de départ de mes meilleures découvertes scientifiques. Un jour qu'on demandait à un célèbre sculpteur qui venait d'achever une belle statue pourquoi il avait l'air triste, il fit cette réponse : C'est parce qu'il m'est arrivé cette fois-ci de réaliser l'idéal que j'avais conçu, et qu'il ne me reste plus aucun effort à faire dans cette direction. Il aurait aimé que son oeuvre laissât quelque pou à désirer ! Un architecte fort habile disait un jour en parlant des jeunes élèves qui copiaient ses dessins dans son atelier : « Pourquoi font-ils ce qu'ils sont capables de faire ? Pourquoi ne font-ils pas ce qui est au-dessus de leur capacité ? » Miss Alcott a écrit et jeté au feu bien des pages avant que son dernier chef-d'oeuvre jaillit des flammes. C'est au travers d'insuccès de tout genre que dans le domaine de l'art, des sciences, des affaires, du caractère nous pouvons, en luttant héroïquement, arriver à quelque chose. Le chemin du succès et de l'insuccès sont tous deux pavés de bévues et d'erreurs. Or nous pouvons de deux choses l'une, nous élever toujours plus haut en gravissant les degrés du renoncement ou bien glisser sur les marches de cet escalier et descendre toujours plus bas la pente.

Un autre obstacle contre lequel nous avons à lutter, ce sont les mauvais procédés dont on use à notre égard, qui laissent un arrière-goût si amer qu'il nous suffit d'y penser un instant pour que notre visage s'assombrisse et que nous ayons la sensation d'une goutte de poison versée dans notre coeur. La malveillance s'acharne souvent contre nous, mais savons-nous dans ces moments-là comprendre la véritable signification du beau chapitre dans lequel saint Paul décrivant la charité, montre quel bien-être intérieur nous procure le pardon des offenses, comment nous pouvons rendre grâce en quelque sorte à celui qui nous injurie pour le bienfait qu'il nous procure, en nous faisant toucher du doigt notre faiblesse et faire appel à ce qu'il y a de meilleur en nous ? Il est glorieux, a dit un sage, de faire le bien et d'entendre dire du mal de soi. C'est une bénédiction que de se sentir capable d'éprouver à l'égard de celui qui médit de nous un sentiment tel qu'il n'est à la fois ni du mépris, ni de l'orgueil, ni même seulement de la pitié, mais je ne sais quelle source cachée de bienveillance jaillissant de notre plaie et coulant dans la direction de celui qui nous a meurtri.

Et les doutes religieux, encore un danger redoutable auquel nous avons à faire face ! Il arrive parfois que le fondement même non seulement de notre connaissance religieuse, mais aussi de notre foi au bien semble ébranlé. C'est peut-être à la suite de quelque catastrophe, dans laquelle la mort ou quelque épreuve terrible s'est dressée devant nous ; ou bien c'est quelque grande oeuvre d'iniquité, qui est triomphante, tel homme méprisable et vil, ne songeant qu'à son intérêt personnel, qui est porté sur le pavois alors que la bonté, la pitié se voilent la face : il nous semble que c'est folie de notre part de parler de l'éternelle justice.
Où bien encore ce sont les mécomptes de notre existence qui ont aigri nos coeurs, obscurci nos yeux de telle sorte que les choses les plus douces, les plus agréables nous font l'effet d'un froid paysage de novembre que nous sommes tentés de nous écrier : C'est toujours l'hiver pour nous et nous ne connaissons plus le printemps !
Peut-être d'anciennes croyances autour desquelles un sentiment de reconnaissance et de crainte respectueuse s'était entrelacé comme du lierre, se sont-elles effondrées au dedans de nous au choc de conceptions nouvelles qui nous ouvrent des horizons inconnus dont nous n'avions aucune idée. C'est une théorie de l'évolution qui vient bouleverser et couler dans un moule tout neuf la notion de la Providence ; c'est une application de la mécanique au domaine intellectuel et moral qui à première vue risque fort de nous transformer en automates, d'obscurcir notre foi dans une vie future ; c'est une vision grandissante de lois régissant l'univers, le remplissant à tel point qu'il ne reste plus de place au-dessus de nous pour un législateur suprême, ni dans notre expérience personnelle pour les joyeux cantiques et les célestes aspirations.
Mais si au moment où ces doutes envahissaient votre esprit, vous avez engagé avec eux une lutte corps à corps, non pas en les écartant purement et simplement de votre chemin ou en cherchant à vous en débarrasser, mais en y appliquant votre pensée, en méditant d'une manière plus approfondie, en faisant des lectures nouvelles, en examinant les choses sous un aspect plus individuel et moins convenu, n'avez-vous pas vu peu à peu ce qui n'était que chaos se condenser en un monde organisé, comme les campagnes desséchées qui, au mois d'avril, commencent à se couvrir de verdure. N'y a-t-il pas eu devant vos yeux comme une vision fugitive qui a rendu à vos coeurs pour un certain temps du moins la paix dont ils jouissaient jadis ? N'avez-vous pas senti que la vie elle-même, avec tous les mystères dont elle est pleine, était en définitive la grande révélatrice des choses que notre raison ne pourra jamais parvenir à expliquer ? À défaut de vous il y a en tout cas un grand nombre d'hommes qui ont trouvé moyen de reconstruire leur foi avec des arguments fournis par le désespoir et savent ce que c'est que de laisser derrière soi les glaces flottantes du doute pour entrer dans la région sereine, sinon de réalités basées sur des preuves mathématiques, du moins d'une ferme Croyance (en écrivant ce mot avec une grande initiale), d'une Confiance solide se démontrant moins par les explications qu'elle donne que par le caractère joyeux et paisible qu'elle revêt, et le sentiment de triomphe solennel avec lequel elle envisage la vie et la mort.

La mort, encore un adversaire avec lequel nous avons à compter ici-bas. Vous est-il jamais arrivé en luttant contre lui, de reconnaître que la tristesse du deuil avait une certaine douceur intime. Le deuil est le deuil, nous avons beau dire : la mort est un gain, et chercher à nous le persuader, nous ne voulons pas l'admettre. La blessure de notre coeur saigne toujours : en dépit des jours qui succèdent aux jours, le vide est aussi profond, le silence ne se remplit pas, les soupirs que nous poussons ne sont pas moins douloureux.

Que faire dans une situation semblable ? Nos amis sont là qui nous observent voudraient nous aider ; ils savent que le secours viendra pour nous parce qu'eux-mêmes ont passé par là et ont été soulagés ; ils n'ignorent pas que dans les profondeurs cachées de cette douleur il y a de la joie ; et demandez-leur de quelle manière le soulagement leur est venu dans des épreuves aussi grandes que la vôtre, ils vous diront qu'une tristesse comme celle-là ne peut s'apaiser que d'une seule manière, en se dépouillant de soi-même pour s'occuper plus activement des autres, en travaillant en leur faveur, en luttant au sein de sa propre douleur pour faire du bien autour de soi. Il faut pour cela lutter vigoureusement, mais ce combat a pour résultat un fait intérieur que la chimie est impuissante à expliquer, à savoir que la préoccupation d'autrui et le devoir accompli dans ce domaine devient en nous je ne sais quoi d'intime et de profond qui, en répandant dans notre coeur un sentiment de douce paix, nous apparaît comme une expérience toute nouvelle. Ce n'est pas le temps qui amène l'oubli, mais bien la correspondance étroite de ce calme intérieur avec notre douleur, si bien que nous finissons par ne plus séparer ces deux choses dans notre pensée. Il vient même un moment où nous appelons cette tristesse la paix, oubliant qu'elle était autrefois le deuil.

Et c'est ainsi que peu à peu les heures où nous évoquons des pensées paisibles et heureuses sont les mêmes que celles qui sont illuminées par le souvenir d'un visage aimé ravi par la mort. C'est notre petit coin de paradis et comme dans la vision de l'Apocalypse, il n'a pas besoin de soleil parce que la gloire qui y resplendit, y répand des flots de lumière. Peut-être en avançant en âge, viendrons-nous à reconnaître qu'il y a dans notre vie intérieure plus d'un de ces pâturages verdoyants arrosés par les eaux courantes. Et nous constaterons aussi que chaque deuil a sa douleur particulière. La perte d'un frère ou d'un père ne peut nous donner qu'une idée lointaine de la douleur d'une mère qui a perdu son enfant. Oui, chaque deuil a son caractère propre, parce que chaque existence et chaque lieu d'affection a aussi son cachet spécial. Lorsque nous avons perdu deux êtres qui nous sont chers, la bénédiction que ce double deuil nous apporte n'est pas dans les deux cas identique, l'accroissement de force et de confiance qu'il nous procure émane de deux foyers distincts. C'est ainsi que ce qu'il y a de plus élevé, de plus profond, de plus sacré dans nôtre expérience intime est comme l'empreinte et le rayonnement des êtres bien-aimés auxquels nous avons dit adieu.

Il résulte de ce qui précède que, par l'effet de la lutte, une relation étroite s'établit entre la souffrance d'une part et le profit qui en découle de l'autre, entre la difficulté à vaincre et l'obstacle franchi. Mais pour qu'il en soit ainsi il faut un effort de la volonté, persistant, se poursuivant jusqu'au bout, jusqu'au moment où nous sentons descendre dans notre âme l'allégresse de la victoire. Nous parlons volontiers des dispensations qui découlent pour nous de nos erreurs et de nos souffrances, de nos déceptions et de nos deuils ; nous avons raison, mais aucune de ces choses ne peut concourir à notre bien, nous rendre des services, si elle n'a été auparavant vaincue ; pour qu'elles agissent en notre faveur, il faut tout d'abord qu'elles aient été réduites en esclavage. Nous disons avec raison : le Seigneur nous a frappés de ses verges, mais cela n'en implique pas moins une lutte dans laquelle notre rôle à nous consiste à lui dire : je ne te laisserai point aller.

Ce ne sont pas les difficultés de l'existence envisagées en elles-mêmes qui nous font grandir moralement ; aucune d'elles ne peut poser une couronne sur notre front ; elles ont souvent au contraire pour résultat de nous écraser, de nous remplir d'amertume ; c'est l'effet qu'elles produisent sur beaucoup de gens, et si nous y avons échappé, vous et moi, c'est parce que nous avons su faire usage de notre volonté pour leur tenir tête. Ces difficultés font naître l'occasion sur notre route ; à nous de décider s'il en sortira l'esclavage, une vie amoindrie, ou bien de précieuses bénédictions et le nom nouveau d'Israël. Mais si c'est à nous à choisir, ce mot nous, ne l'oublions pas, comprend toutes les choses qui sont sous notre dépendance. Il y a en effet des forces cachées distinctes de notre personne qui agissent d'accord avec nous, dont l'action se manifeste non seulement par les actes qui sont au-dessus de notre pouvoir, comme celui de créer une rose, ou d'allumer une étoile dans le ciel, mais aussi par le moyen de ceux que nous accomplissons tous les jours, comme le fait de respirer, de manger, de réfléchir.
Et s'il est vrai qu'à chaque battement de notre coeur correspond un phénomène chimique, qu'à chaque pas que nous faisons une loi de gravitation détermine notre pesanteur, que dans chaque objet perçu, dans chaque son qui se fait entendre, des ondes lumineuses ou sonores entrent en action, s'il est vrai qu'au point de vue physique notre existence dépend des choses qui sont en dehors de nous, nous pouvons en dire autant de cet autre ordre d'expériences, qui pour appartenir au domaine de l'invisible n'en portent pas moins le cachet de la réalité. Oui, elles sont tout aussi réelles que les merveilles de la nature, ces affinités intérieures, cette chimie morale grâce à laquelle un homme peut par un acte de sa volonté transformer la douleur en patience, en pitié, en joie, la tentation en bénédiction, l'amertume en douceur, la faiblesse en force, l'épreuve en une vie heureuse et paisible. Sont-ce là des faits moins réels que celui de la croissance corporelle ? Il suffit d'avoir lutté pendant quelques années de suite pour constater leur réalité. Dans ce domaine tout aussi bien que dans les phénomènes naturels de la respiration et de la digestion, il y a une vie supérieure qui vient s'ajouter à notre faible existence pour la soutenir. C'est nous qui agissons, mais il y a aussi quelque chose qui n'est pas nous et qui nous vient en aide. Il y a, en un mot, peu importe le nom qu'on lui donne, un grand secours invisible dont nous dépendons dans toutes les tentations qui nous assaillent. Le succès rêvé peut faire défaut pour diverses raisons, mais je suis bien assuré que cette puissance éternelle s'associe à toute noble et juste entreprise, ou plutôt que chaque entreprise de ce genre vient aboutir à cette justice invisible, de telle sorte que le succès, d'une manière ou d'une autre, finit toujours par arriver. Non, il n'est pas vrai que tout dépende de nous seuls, car nous ne sommes jamais seuls ici-bas. Il se peut que cette confiance dans une puissance universelle d'amour vienne à être ébranlée par quelque expérience particulière faite isolément, mais chacun de nous n'en peut pas moins, s'il le veut, sentir descendre dans son âme cette bénédiction qui vient à la suite de nos épreuves et de nos luttes.

Un des meilleurs moyens d'affermir notre foi dans la réalité de cette loi de transfiguration intérieure, c'est d'en considérer les effets chez autrui. Il y a deux catégories d'hommes que nous ne pouvons nous empêcher d'admirer. Les premiers sont ceux qui, fils de leurs oeuvres, ont d'une matière première informe fait sortir le succès. Ils nous donnent à cet égard un bel exemple de courage, de persévérance, de promptitude, de force morale, de modération, de vigueur et de réflexion. C'est « par ce signe qu'ils ont vaincu. » Nous sommes tous obligés de constater ce triomphe et nous y applaudissons avec joie. On pourrait inscrire sur leur tombe cette épitaphe : « Ces hommes ont su en luttant venir à bout de tous leurs desseins. » À côté de ces hommes-là, il en est d'autres qui nous inspirent un respect plus grand encore, ce sont ceux qui ont tenté cet essai avec autant d'ardeur que les précédents et de ces matériaux grossiers n'ont pas su tirer grand succès, du moins en apparence, ce sont les femmes qui ont travaillé dur et en peinant n'ont jamais ambitionné de remporter une victoire quelconque. Il se peut qu'il leur ait manqué pour cela quelque élément de force indispensable, peut-être aussi ce qui leur a fait défaut est-ce une petite dose de préoccupation personnelle. Le monde sait très peu de chose de ce qui les concerne. On les met au nombre des existences vulgaires, parfois même des vies manquées.

D'une manière générale, il faut le reconnaître, ils ne réussissent pas dans leurs projets. Ceux-là seuls qui vivent tout près d'eux - et ils sont en petit nombre - connaissent leurs luttes et les succès qui en réalité ont posé sur leur tête une couronne. Eux-mêmes ne se doutent nullement de leur triomphe. Ils ne savent qu'une chose, c'est qu'ils ont renouvelé l'essai chaque jour et n'ont jamais cru avoir accompli leur devoir journalier, c'est que la vie a fait surgir devant eux plus d'un problème ardu, mais qu'ils sont en train de les résoudre, c'est qu'il est possible d'être heureux en dépit de ses insuccès. Ils ont dans leur attitude quelque chose de modeste, dans leur regard et dans leur manière de parler de je ne sais quoi d'interrogatif qui est le propre de ceux qui ont trouvé la consolation dans des aspirations plutôt que dans des résultats acquis. Ils ont appris à comprendre qu'ils ne feront jamais de grandes choses, - et pourtant s'il y a une dure corvée à entreprendre, vous les trouverez à l'oeuvre avant que vous ayez eu le temps d'y songer. Ce sont de précieux auxiliaires pour les travaux de la vie ordinaire. Ils s'imaginent ne rien savoir, et en effet ce ne sont pas des génies, mais ceux qui se trouvent aux prises avec quelque difficulté s'adressent tout naturellement à eux pour leur demander un bon conseil. Ils ne sont pas riches, mais ce sont des hommes et des femmes, qui lorsque vous vous trouvez dans l'embarras, vous donnent un coup de main avec un grand sens pratique sans que vous ayez eu besoin de le leur demander. Ce sont des amis d'une espèce rare, parce que leur esprit est rempli d'une riche moisson d'expériences et que leur coeur en est devenu doux comme du miel. Ils ont l'art de prononcer le mot qu'il faut dire pour nous encourager dans l'oeuvre de structure intérieure à laquelle nous travaillons et cela parce qu'il y a eu jadis un échafaudage enlevé depuis longtemps sur lequel ils se sont tenus pour construire quelque partie de leur être moral, et parce qu'ils ont encore devant les yeux toutes les difficultés de cette grande tâche.

Un jour je vis passer dans la rue une femme qui n'avait pas l'air de me voir, et continuai ma route ; mais comme je me retournais pour la regarder, elle me dit bonjour et me tendit un papier sur lequel elle avait écrit quelque chose : c'était un résumé de l'histoire de sa vie ; il lui semblait, disait-elle, être morte depuis longtemps tant elle avait été peu de chose et avait peu fait. - Morte, elle l'était peut-être, mais je n'en voyais pas moins son immortalité briller du plus vif éclat car à ses épaules ployées par l'âge il ne manquait que des ailes. Elle avait lutté humblement, et en la considérant de plus près, je crus apercevoir sur son front une couronne sur laquelle était écrit le mot : Israël.

Un dernier mot avant de conclure. Qui de nous n'ambitionne une transfiguration intérieure de cette sorte ? Il faut pour cela une ferme résolution, un but précis, une persévérance à toute épreuve. Un pareil résultat implique dans la plupart des cas une lutte de Jacob livrée dans la solitude. La nuit paraîtra à coup sûr bien longue, mais au milieu de cette étreinte l'aube du jour se lèvera plus tôt que nous ne le pensons, et il se trouvera qu'en définitive nous aurons conquis une bénédiction, reçu le nom d'Israël « plus fort que Dieu » et appris par cette expérience que sans lutte il n'y a pas de bénédiction possible ici-bas.


FIN

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