Jacob passe une longue nuit d'isolement à lutter contre une
puissance mystérieuse, qui lui inflige une blessure cruelle, mais,
bien loin de se rendre, il tient bon et combat jusqu'au bout ; il
ne veut pas abandonner la place avant d'avoir conquis de haute lutte
une bénédiction. Lorsqu'il demande à son adversaire invisible de dire
son nom, il ne reçoit aucune réponse, mais devine que c'est son Dieu
et appelle cet endroit Péniel, c'est-à-dire « la face de
Dieu. » Le matin venu il s'éloigne du champ de bataille, en
boitant, mais comme un vainqueur couronné, et pour prix de sa
bravoure, reçoit un nouveau nom, celui d'Israël « vainqueur de
Dieu. »
Nous trouvons dans ce récit l'indication d'une fort belle
méthode applicable à tous les cas, aussi nouvelle que si elle datait
d'hier, et dont nous pouvons faire usage dans le
combat que nous avons à soutenir contre les difficultés de la vie
journalière. Cette histoire nous apprend que la lutte est la condition
indispensable de toute bénédiction, qu'il n'est rien de tel qu'un
effort persévérant vers un but déterminé pour nous assurer la victoire
et faire de nous des hommes nouveaux meurtris peut être, mais revêtus
de plus de noblesse et de force qu'auparavant.
On dira peut-être : tout cela est connu depuis
longtemps ! c'est vrai, car les anciennes religions en sont
pleines ; ou bien : c'est banal ! Et l'on a raison
encore, car il n'y a rien de plus banal que ce qui fait les héros. -
L'apôtre Paul nous parle tout au long de cette lutte, et la
description qu'il en fait est comme un cri d'appel retentissant au
loin. Oui, rien n'est plus vrai, mais comme après tout, chacun doit
pour reconnaître l'excellence de cette méthode, en faire tout d'abord
l'essai personnel et la mettre bien des fois à l'épreuve avant d'avoir
une confiance assez grande pour l'adopter définitivement, il ne sera
pas hors de propos d'en dire ici quelque chose.
Quelle est notre attitude à l'égard des difficultés que
nous rencontrons sur notre route ? Voilà certes une question de
première importance, car notre destinée dépend de la réponse que nous
ferons. Recevons-nous simplement la blessure ou
nous emparons-nous aussi de la bénédiction ? Et remarquez qu'il
s'agit ici de difficultés, au pluriel et non au singulier, car il en
existe des espèces nombreuses et variées !
La première des difficultés qui se dressent devant nous
est celle qui est connue sous le nom de dispositions et faiblesses
héréditaires. Vous en avez une peut-être : une poitrine délicate
ou bien quelque organe de constitution chétive, un tempérament
passionné à l'excès, des instincts brutaux qui ont passé dans notre
sang, parce que nos grands-parents ont négligé de les dompter jadis
dans leur propre nature. Nous ne nous plaindrons pas, mais lequel
d'entre nous n'aurait pas ajouté, quelques retouches à son portrait,
s'il avait eu, en temps voulu, voix au chapitre ? Combien
n'est-il pas d'hommes qui, après avoir atteint l'âge de quarante ans,
ont fait un faux pas juste à l'endroit où leur mère l'avait fait
jadis, et qui pour ce seul motif peuvent prédire longtemps à l'avance
laquelle des roues du char de l'existence, en s'arrêtant la première,
empêchera toutes les autres de tourner.
Et comment ne serions-nous pas tentés parfois de
reprocher l'âpreté de nos luttes quotidiennes et nos insuccès dans ce
combat aux deux êtres que nous aimons le plus sur la terre ? Nous
ne nous plaindrons pas, ai-je dit ; non sans doute, mais il est
facile de nos jours, tout en prenant assez bien son parti de
ce fardeau héréditaire, de le subir avec une résignation égoïste,
parce que grâce aux médecins et aux savants physiologistes de notre
époque nous comprenons mieux dans quelle proportion nous pouvons en
toute honnêteté le faire entrer en ligne de compte dans notre bilan
moral. On peut abuser étrangement de la doctrine du péché originel
d'après lequel la désobéissance du jardin d'Éden a été le point de
départ et la source de tous les maux qui se sont répandus dans le
monde. Ce premier coupable est trop éloigné de nous pour que nous
puissions l'atteindre à travers les siècles et nous décharger sur ses
épaules de notre responsabilité personnelle ; aussi que
faisons-nous ? Nous apprenons aujourd'hui à découvrir dans nos
propres maisons un Adam, une Eve plus rapprochés de nous, qui nous ont
légué notre corps, notre esprit, nos dispositions naturelles, et à
mesure que cette idée se fait jour, les volontés faibles sont de moins
en moins tentées d'engager la lutte, parce que l'on se dit tout
bas : « C'est lui, c'est elle qui sont à blâmer, ce n'est
pas moi. » C'est ainsi que grâce à cette belle théorie on voit
surgir une armée de lâches et de renégats.
Comme si le fait de l'hérédité ne devait pas nous
enseigner, tout au contraire, que lorsque notre responsabilité
diminue, notre destinée est plus sérieuse que jamais et réclame de
nous un redoublement d'énergie, que si cette responsabilité
est amoindrie en une certaine mesure elle grandit sous d'autres
rapports ! - Quand nous connaissons les dispositions que nos
parents nous ont transmises, nous nous rendons mieux compte des
dangers particuliers qui nous menacent ; nous comprenons que nous
devons être sur nos gardes, et ne jamais les perdre de vue ; d'un
autre côté ceux qui savent qu'ils transmettent leurs propres défauts à
leurs enfants, se sentent doublement responsables en songeant aux
souffrances qu'ils leur infligent par leur faute.
Cette nouvelle manière d'envisager l'hérédité,
lorsqu'elle est bien comprise, est propre à nous encourager, et à nous
donner un coup d'éperon. Elle nous encourage, car à ceux qui se
désolent outre mesure en constatant de fâcheuses tendances que leurs
enfants ont héritées d'eux, elle vient rappeler qu'ils ne sont
responsables que de la moitié ou du quart seulement de ces faiblesses,
puisqu'elles remontent par leur entremise à toute la lignée de leurs
ancêtres ; et c'est là une consolation lorsqu'on voit ses enfants
mal tourner, ou mourir jeunes d'une maladie de poitrine. Et n'y a-t-il
pas aussi dans cette manière de voir, un aiguillon précieux, une
invitation adressée aux parents en tant qu'ils sont responsables à
certains égards de la destinée de leurs enfants, à fortifier leurs
poumons, s'ils ont un point faible, par tous les moyens qui sont à
leur portée, à rendre leur sang plus pur, leur
corps plus vigoureux, et surtout à exercer un contrôle plus sérieux,
une plus forte discipline sur leurs propres défauts de caractère, afin
qu'en progressant eux-mêmes sous ce rapport, ils puissent en faire
profiter leurs enfants après eux, dans une mesure aussi large que
possible.
Celui qui lutte consciencieusement, sachant toutes ces
choses, ne se laissera jamais subjuguer par sa faiblesse de
constitution. Sommes-nous d'une complexion maladive, cette lourdeur de
tête dont nous avons hérité n'est pas un obstacle qui nous empêche de
mener une existence honorable et de nous attirer l'estime de tous. Il
n'y a pas de spectacle plus réconfortant que de voir ces humbles
travailleurs, jeunes filles et jeunes gens, qui, jour après jouir,
s'acquittent de leur tâche dans les modestes emplois où les confine le
peu de talent qu'ils possèdent, car, dans ce domaine obscur, ils
représentent la Loi morale qui s'est incarnée en eux. Est-il rien de
plus beau que la patience, l'oubli de soi, la compassion profonde pour
les infortunes d'autrui dont la douleur a fait jaillir la source dans
le coeur de celui qui, supportant vaillamment une existence de
souffrances non interrompues, ne peut pas même se tenir debout, doit
rester couché et attendre ? Qui de nous n'a entendu parler de
quelqu'un de ces êtres souffrants qui ont trouvé sur un lit de maladie
une belle sphère d'activité et une grande oeuvre à
accomplir ?
Nous ne devons pas non plus subir le joug de notre
faiblesse de tempérament et de caractère. Ce qui est encore plus beau
que la lutte décrite plus haut, c'est l'énergie d'un homme qui engage
un combat singulier contre un péché dominant, peut-être contre une
impulsion brutale provenant de l'héritage du sang. Comme nous
surveillons ce duel héroïque ! Comme nous encourageons celui qui
se bat ainsi en lui disant que nous connaissons bien les difficultés
avec lesquelles il est aux prises, qu'il agit noblement et nous aide
nous aussi dans nos luttes du même genre ! S'il fait un faux pas,
nous le plaignons, s'il triomphe, nous avons pour lui une admiration
pleine de respect. Qu'un tel lutteur sache bien qu'il est celui de
tous qui à notre avis déploie le plus de vigueur et d'énergie. Et
lorsqu'il est victorieux, il se trouve que sa tentation dominante se
transforme en ange gardien et devient pour lui une bénédiction, sur le
chemin de la vie. Oui, quelque invraisemblable que la chose puisse
paraître, elle n'en est pas moins vraie, et nous devons en bénir Dieu.
Ce péché qui pesait sur moi de tout son poids à tel point que j'avais
le coeur lourd en me couchant et éprouvais le matin un sentiment de
découragement profond en me rendant à mon travail, cette tentation qui
faisait échouer tous mes desseins, si bien que
j'étais devenu lâche, qui m'empêchait de prier, me voilait le bleu du
firmament, faisait qu'il n'y avait plus pour moi de printemps, d'air
pur, de visages amis et bienveillants, cet adversaire redoutable qui a
fait si longtemps du lit où je me couche un véritable enfer, je puis
le vaincre, je ne dis pas le détruire, mais en triompher, le réduire
en esclavage, en faire un ami, de telle sorte que je puisse dire de
lui, en le regardant bien en face : ce péché qui m'obsédait est
devenu par moi un élément de force, car en luttant contre lui j'ai
acquis de la vigueur. Oui nous pouvons faire subir à cet ennemi-là un
traitement semblable à celui que les Romains appliquaient aux
barbares : ils transformaient ces brigands en garde-frontières
chargés d'assurer la sécurité des pays conquis.
À côté des difficultés provenant de fardeaux
héréditaires, il y a celles qu'on désigne sous le nom de mauvaise
chance. Cette expression vulgaire est comme un défi jeté à toutes les
énergies qui sommeillent au dedans de nous. La mauvaise chance, qu'il
s'agisse de la pauvreté, de l'ignorance, d'une vie étroite, de
catastrophes de tout genre, peut nous procurer, si nous luttons contre
elle, ces qualités précieuses qui s'appellent la modestie, l'activité,
le courage, l'habitude de la réflexion, mais ce n'est que peu à peu,
sous l'influence d'une éducation morale, lente et
progressive, que ces puissances endormies se réveillent au-dedans de
nous et deviennent entre nos mains des instruments de bonheur et de
succès.
Voici un jeune garçon qui n'a eu aucune occasion de
s'instruire à la ville comme les enfants des riches familles du
voisinage, point de collège où il ait pu achever cette instruction
supérieure qui est, au sortir de l'école primaire, l'objet de tous ses
désirs. Que fera-t-il ? Va-t-il consacrer à l'étude, comme
Chambers, le grand écrivain écossais, le temps que lui laissent
quatorze heures de travail dans un magasin de l'endroit ?
Aura-t-il le courage, comme le professeur Tyndall, de se lever de
bonne heure pendant quinze ans de suite et de se pencher sur ses
livres dès cinq heures du matin ? Voici une jeune fille qui
cherche un moyen d'échapper à une existence de frivolité. La lutte est
encore plus difficile pour elle que pour l'écolier, parce que les
préjugés sociaux élèvent autour de sa personne une plus haute
barrière. Aura-t-elle assez d'énergie et de persévérance pour s'en
affranchir ? L'éducation de l'esprit est souvent ici-bas le fait
d'hommes et de femmes qui se sont élevés eux-mêmes, et presque
toujours le résultat de tâches et de devoirs dont la mauvaise chance
semblait les avoir dispensés, mais qu'ils se sont imposés à eux-mêmes.
L'histoire du génie est, si l'on peut s'exprimer ainsi, celle d'une
ingéniosité persistante en face d'obstacles accumulés. Une femme comme
Georges Éliot souriait à l'idée qu'elle aurait pu écrire ses ouvrages
par simple inspiration. Le génie, a dit un savant professeur, est la
capacité de faire des efforts en vue d'un but à atteindre.
Voyez cet homme qui voit son pays souffrir d'un grand
fléau social. Il n'a ni argent, ni amis, ni instruction. Il hésite, ne
sachant pas ce qu'il doit faire ; mais le mal est là, et il sent
une brûlure au coeur jusqu'à ce que d'une manière ou d'une autre il
ait élevé sa protestation. C'est tout d'abord un faible son qui n'est
entendu que par quelques-uns qui s'en moquent et par une ou deux
personnes qui y font écho. Mais une fois l'oeuvre commencée, il va de
l'avant en dépit des railleries, même de la violence, « dans les
travaux, les veilles et les jeûnes, » comme l'Apôtre, mais aussi
comme ce dernier affligé, mais toujours dans la joie, n'ayant rien,
mais en enrichissant plusieurs et possédant toutes choses » et il
persiste jusqu'à ce que les hommes qui l'entourent soient convaincus
et confondus, jusqu'à ce que le mal en question soit extirpé, qu'une
pleine victoire ait été remportée. Nous avons assisté à des spectacles
de ce genre. Les deux hommes qui ont entrepris la grande croisade
contre l'esclavage dans les États-Unis, étaient l'un un sellier
atteint de surdité et l'autre un imprimeur ambulant,
pauvres tous deux, mais d'une énergie indomptable. Quel admirable
exemple de foi ne nous donnent pas des hommes comme ceux-là !
Ils. nous rappellent qu'une lutte persévérante peut faire sortir des
bénédictions même de la mauvaise chance et des circonstances les plus
défavorables qui se puissent concevoir.
Il y a un autre adversaire qui nous guette et, pour nous
assaillir, se tapit dans les ténèbres : ce sont nos insuccès.
Nous le connaissons tous fort bien ! Comme il est habile à nous
ôter tout courage, riche en arguments pour nous prouver l'inutilité
d'essayer de nouveau ! C'est notre mauvais génie, mais il dépend
de nous qu'il devienne lui aussi un bon ange ayant pour mission de
nous avertir, de nous diriger, de nous sauver. La moitié, les deux
tiers des expériences les plus précieuses de notre vie sont son
oeuvre.
Considérez les existences les plus belles, celles qui
s'imposent à notre admiration. Ce sont presque toutes des vies
d'hommes qui ont eu de nombreux insuccès. Qu'un jeune homme, a dit
Fox, le grand orateur anglais, se distingue à son premier discours par
un brillant début, il pourra progresser dans la suite, mais peut-être
aussi trouver que cela suffit, et qu'il n'a pas besoin de mieux faire.
Ce qui est bien plus beau, c'est de voir un débutant ne pas réussir la
première fois et aller de l'avant quand même. Lorsque Lord
Disraëli fit son premier discours au Parlement, il parla si gauchement
qu'il dut s'asseoir au milieu des éclats de rire. « J'ai
recommencé, dit-il, bien souvent les mêmes choses et j'ai fini par
réussir ; je consens à m'asseoir pour cette fois, mais un jour
viendra où vous m'écouterez. » Et ce qu'il avait prédit ce
jour-là arriva. Lorsqu'on publia le journal intime de John Quincy
Adam, on fut tout surpris d'apprendre que lorsqu'il était jeune il se
désolait de son incapacité de parler d'abondance en public. C'était à
ses yeux une impossibilité absolue, une infirmité de constitution, et
cependant il est mort avec une réputation de grande éloquence. Et ce
n'est pas seulement parmi les orateurs, c'est dans toutes les
professions que nous retrouvons ce même principe d'après lequel le
succès peut être conquis ou perdu.
Quelque élevé que soit le but à atteindre, la porte et le
chemin qui conduisent à la réussite sont étroits. Dieu soit béni,
disait un professeur de chimie, de ce que j'ai été un préparateur
inhabile, car se sont mes erreurs qui ont été le point de départ de
mes meilleures découvertes scientifiques. Un jour qu'on demandait à un
célèbre sculpteur qui venait d'achever une belle statue pourquoi il
avait l'air triste, il fit cette réponse : C'est parce qu'il
m'est arrivé cette fois-ci de réaliser l'idéal que j'avais conçu, et
qu'il ne me reste plus aucun effort à faire dans cette direction. Il aurait
aimé que son oeuvre laissât quelque pou à désirer ! Un architecte
fort habile disait un jour en parlant des jeunes élèves qui copiaient
ses dessins dans son atelier : « Pourquoi font-ils ce qu'ils
sont capables de faire ? Pourquoi ne font-ils pas ce qui est
au-dessus de leur capacité ? » Miss Alcott a écrit et jeté
au feu bien des pages avant que son dernier chef-d'oeuvre jaillit des
flammes. C'est au travers d'insuccès de tout genre que dans le domaine
de l'art, des sciences, des affaires, du caractère nous pouvons, en
luttant héroïquement, arriver à quelque chose. Le chemin du succès et
de l'insuccès sont tous deux pavés de bévues et d'erreurs. Or nous
pouvons de deux choses l'une, nous élever toujours plus haut en
gravissant les degrés du renoncement ou bien glisser sur les marches
de cet escalier et descendre toujours plus bas la pente.
Un autre obstacle contre lequel nous avons à lutter, ce
sont les mauvais procédés dont on use à notre égard, qui laissent un
arrière-goût si amer qu'il nous suffit d'y penser un instant pour que
notre visage s'assombrisse et que nous ayons la sensation d'une goutte
de poison versée dans notre coeur. La malveillance s'acharne souvent
contre nous, mais savons-nous dans ces moments-là comprendre la
véritable signification du beau chapitre dans lequel saint Paul
décrivant la charité, montre quel bien-être intérieur
nous procure le pardon des offenses, comment nous pouvons rendre grâce
en quelque sorte à celui qui nous injurie pour le bienfait qu'il nous
procure, en nous faisant toucher du doigt notre faiblesse et faire
appel à ce qu'il y a de meilleur en nous ? Il est glorieux, a dit
un sage, de faire le bien et d'entendre dire du mal de soi. C'est une
bénédiction que de se sentir capable d'éprouver à l'égard de celui qui
médit de nous un sentiment tel qu'il n'est à la fois ni du mépris, ni
de l'orgueil, ni même seulement de la pitié, mais je ne sais quelle
source cachée de bienveillance jaillissant de notre plaie et coulant
dans la direction de celui qui nous a meurtri.
Et les doutes religieux, encore un danger redoutable
auquel nous avons à faire face ! Il arrive parfois que le
fondement même non seulement de notre connaissance religieuse, mais
aussi de notre foi au bien semble ébranlé. C'est peut-être à la suite
de quelque catastrophe, dans laquelle la mort ou quelque épreuve
terrible s'est dressée devant nous ; ou bien c'est quelque grande
oeuvre d'iniquité, qui est triomphante, tel homme méprisable et vil,
ne songeant qu'à son intérêt personnel, qui est porté sur le pavois
alors que la bonté, la pitié se voilent la face : il nous semble
que c'est folie de notre part de parler de l'éternelle justice.
Où bien encore ce sont les mécomptes de notre existence
qui ont aigri nos coeurs, obscurci nos yeux de telle sorte que les
choses les plus douces, les plus agréables nous font l'effet d'un
froid paysage de novembre que nous sommes tentés de nous écrier :
C'est toujours l'hiver pour nous et nous ne connaissons plus le
printemps !
Peut-être d'anciennes croyances autour desquelles un
sentiment de reconnaissance et de crainte respectueuse s'était
entrelacé comme du lierre, se sont-elles effondrées au dedans de nous
au choc de conceptions nouvelles qui nous ouvrent des horizons
inconnus dont nous n'avions aucune idée. C'est une théorie de
l'évolution qui vient bouleverser et couler dans un moule tout neuf la
notion de la Providence ; c'est une application de la mécanique
au domaine intellectuel et moral qui à première vue risque fort de
nous transformer en automates, d'obscurcir notre foi dans une vie
future ; c'est une vision grandissante de lois régissant
l'univers, le remplissant à tel point qu'il ne reste plus de place
au-dessus de nous pour un législateur suprême, ni dans notre
expérience personnelle pour les joyeux cantiques et les célestes
aspirations.
Mais si au moment où ces doutes envahissaient votre
esprit, vous avez engagé avec eux une lutte corps à corps, non pas en
les écartant purement et simplement de votre chemin ou en cherchant à
vous en débarrasser, mais en y appliquant votre pensée, en méditant
d'une manière plus approfondie, en faisant des
lectures nouvelles, en examinant les choses sous un aspect plus
individuel et moins convenu, n'avez-vous pas vu peu à peu ce qui
n'était que chaos se condenser en un monde organisé, comme les
campagnes desséchées qui, au mois d'avril, commencent à se couvrir de
verdure. N'y a-t-il pas eu devant vos yeux comme une vision fugitive
qui a rendu à vos coeurs pour un certain temps du moins la paix dont
ils jouissaient jadis ? N'avez-vous pas senti que la vie
elle-même, avec tous les mystères dont elle est pleine, était en
définitive la grande révélatrice des choses que notre raison ne pourra
jamais parvenir à expliquer ? À défaut de vous il y a en tout cas
un grand nombre d'hommes qui ont trouvé moyen de reconstruire leur foi
avec des arguments fournis par le désespoir et savent ce que c'est que
de laisser derrière soi les glaces flottantes du doute pour entrer
dans la région sereine, sinon de réalités basées sur des preuves
mathématiques, du moins d'une ferme Croyance (en écrivant ce mot avec
une grande initiale), d'une Confiance solide se démontrant moins par
les explications qu'elle donne que par le caractère joyeux et paisible
qu'elle revêt, et le sentiment de triomphe solennel avec lequel elle
envisage la vie et la mort.
La mort, encore un adversaire avec lequel nous avons à
compter ici-bas. Vous est-il jamais arrivé en
luttant contre lui, de reconnaître que la tristesse du deuil avait une
certaine douceur intime. Le deuil est le deuil, nous avons beau
dire : la mort est un gain, et chercher à nous le persuader, nous
ne voulons pas l'admettre. La blessure de notre coeur saigne
toujours : en dépit des jours qui succèdent aux jours, le vide
est aussi profond, le silence ne se remplit pas, les soupirs que nous
poussons ne sont pas moins douloureux.
Que faire dans une situation semblable ? Nos amis
sont là qui nous observent voudraient nous aider ; ils savent que
le secours viendra pour nous parce qu'eux-mêmes ont passé par là et
ont été soulagés ; ils n'ignorent pas que dans les profondeurs
cachées de cette douleur il y a de la joie ; et demandez-leur de
quelle manière le soulagement leur est venu dans des épreuves aussi
grandes que la vôtre, ils vous diront qu'une tristesse comme celle-là
ne peut s'apaiser que d'une seule manière, en se dépouillant de
soi-même pour s'occuper plus activement des autres, en travaillant en
leur faveur, en luttant au sein de sa propre douleur pour faire du
bien autour de soi. Il faut pour cela lutter vigoureusement, mais ce
combat a pour résultat un fait intérieur que la chimie est impuissante
à expliquer, à savoir que la préoccupation d'autrui et le devoir
accompli dans ce domaine devient en nous je ne sais quoi d'intime et
de profond qui, en répandant dans notre coeur un
sentiment de douce paix, nous apparaît comme une expérience toute
nouvelle. Ce n'est pas le temps qui amène l'oubli, mais bien la
correspondance étroite de ce calme intérieur avec notre douleur, si
bien que nous finissons par ne plus séparer ces deux choses dans notre
pensée. Il vient même un moment où nous appelons cette tristesse la
paix, oubliant qu'elle était autrefois le deuil.
Et c'est ainsi que peu à peu les heures où nous évoquons
des pensées paisibles et heureuses sont les mêmes que celles qui sont
illuminées par le souvenir d'un visage aimé ravi par la mort. C'est
notre petit coin de paradis et comme dans la vision de l'Apocalypse,
il n'a pas besoin de soleil parce que la gloire qui y resplendit, y
répand des flots de lumière. Peut-être en avançant en âge,
viendrons-nous à reconnaître qu'il y a dans notre vie intérieure plus
d'un de ces pâturages verdoyants arrosés par les eaux courantes. Et
nous constaterons aussi que chaque deuil a sa douleur particulière. La
perte d'un frère ou d'un père ne peut nous donner qu'une idée
lointaine de la douleur d'une mère qui a perdu son enfant. Oui, chaque
deuil a son caractère propre, parce que chaque existence et chaque
lieu d'affection a aussi son cachet spécial. Lorsque nous avons perdu
deux êtres qui nous sont chers, la bénédiction que ce double deuil
nous apporte n'est pas dans les deux cas identique, l'accroissement
de force et de confiance qu'il nous procure émane de deux foyers
distincts. C'est ainsi que ce qu'il y a de plus élevé, de plus
profond, de plus sacré dans nôtre expérience intime est comme
l'empreinte et le rayonnement des êtres bien-aimés auxquels nous avons
dit adieu.
Il résulte de ce qui précède que, par l'effet de la
lutte, une relation étroite s'établit entre la souffrance d'une part
et le profit qui en découle de l'autre, entre la difficulté à vaincre
et l'obstacle franchi. Mais pour qu'il en soit ainsi il faut un effort
de la volonté, persistant, se poursuivant jusqu'au bout, jusqu'au
moment où nous sentons descendre dans notre âme l'allégresse de la
victoire. Nous parlons volontiers des dispensations qui découlent pour
nous de nos erreurs et de nos souffrances, de nos déceptions et de nos
deuils ; nous avons raison, mais aucune de ces choses ne peut
concourir à notre bien, nous rendre des services, si elle n'a été
auparavant vaincue ; pour qu'elles agissent en notre faveur, il
faut tout d'abord qu'elles aient été réduites en esclavage. Nous
disons avec raison : le Seigneur nous a frappés de ses verges,
mais cela n'en implique pas moins une lutte dans laquelle notre rôle à
nous consiste à lui dire : je ne te laisserai point aller.
Ce ne sont pas les difficultés de l'existence envisagées
en elles-mêmes qui nous font grandir moralement ; aucune d'elles
ne peut poser une couronne sur notre front ;
elles ont souvent au contraire pour résultat de nous écraser, de nous
remplir d'amertume ; c'est l'effet qu'elles produisent sur
beaucoup de gens, et si nous y avons échappé, vous et moi, c'est parce
que nous avons su faire usage de notre volonté pour leur tenir tête.
Ces difficultés font naître l'occasion sur notre route ; à nous
de décider s'il en sortira l'esclavage, une vie amoindrie, ou bien de
précieuses bénédictions et le nom nouveau d'Israël. Mais si c'est à
nous à choisir, ce mot nous, ne l'oublions pas, comprend toutes les
choses qui sont sous notre dépendance. Il y a en effet des forces
cachées distinctes de notre personne qui agissent d'accord avec nous,
dont l'action se manifeste non seulement par les actes qui sont
au-dessus de notre pouvoir, comme celui de créer une rose, ou
d'allumer une étoile dans le ciel, mais aussi par le moyen de ceux que
nous accomplissons tous les jours, comme le fait de respirer, de
manger, de réfléchir.
Et s'il est vrai qu'à chaque battement de notre coeur
correspond un phénomène chimique, qu'à chaque pas que nous faisons une
loi de gravitation détermine notre pesanteur, que dans chaque objet
perçu, dans chaque son qui se fait entendre, des ondes lumineuses ou
sonores entrent en action, s'il est vrai qu'au point de vue physique
notre existence dépend des choses qui sont en dehors de nous, nous
pouvons en dire autant de cet autre ordre
d'expériences, qui pour appartenir au domaine de l'invisible n'en
portent pas moins le cachet de la réalité. Oui, elles sont tout aussi
réelles que les merveilles de la nature, ces affinités intérieures,
cette chimie morale grâce à laquelle un homme peut par un acte de sa
volonté transformer la douleur en patience, en pitié, en joie, la
tentation en bénédiction, l'amertume en douceur, la faiblesse en
force, l'épreuve en une vie heureuse et paisible. Sont-ce là des faits
moins réels que celui de la croissance corporelle ? Il suffit
d'avoir lutté pendant quelques années de suite pour constater leur
réalité. Dans ce domaine tout aussi bien que dans les phénomènes
naturels de la respiration et de la digestion, il y a une vie
supérieure qui vient s'ajouter à notre faible existence pour la
soutenir. C'est nous qui agissons, mais il y a aussi quelque chose qui
n'est pas nous et qui nous vient en aide. Il y a, en un mot, peu
importe le nom qu'on lui donne, un grand secours invisible dont nous
dépendons dans toutes les tentations qui nous assaillent. Le succès
rêvé peut faire défaut pour diverses raisons, mais je suis bien assuré
que cette puissance éternelle s'associe à toute noble et juste
entreprise, ou plutôt que chaque entreprise de ce genre vient aboutir
à cette justice invisible, de telle sorte que le succès, d'une manière
ou d'une autre, finit toujours par arriver. Non, il n'est pas vrai que
tout dépende de nous seuls, car nous ne sommes
jamais seuls ici-bas. Il se peut que cette confiance dans une
puissance universelle d'amour vienne à être ébranlée par quelque
expérience particulière faite isolément, mais chacun de nous n'en peut
pas moins, s'il le veut, sentir descendre dans son âme cette
bénédiction qui vient à la suite de nos épreuves et de nos luttes.
Un des meilleurs moyens d'affermir notre foi dans la
réalité de cette loi de transfiguration intérieure, c'est d'en
considérer les effets chez autrui. Il y a deux catégories d'hommes que
nous ne pouvons nous empêcher d'admirer. Les premiers sont ceux qui,
fils de leurs oeuvres, ont d'une matière première informe fait sortir
le succès. Ils nous donnent à cet égard un bel exemple de courage, de
persévérance, de promptitude, de force morale, de modération, de
vigueur et de réflexion. C'est « par ce signe qu'ils ont
vaincu. » Nous sommes tous obligés de constater ce triomphe et
nous y applaudissons avec joie. On pourrait inscrire sur leur tombe
cette épitaphe : « Ces hommes ont su en luttant venir à bout
de tous leurs desseins. » À côté de ces hommes-là, il en est
d'autres qui nous inspirent un respect plus grand encore, ce sont ceux
qui ont tenté cet essai avec autant d'ardeur que les précédents et de
ces matériaux grossiers n'ont pas su tirer grand succès, du moins en
apparence, ce sont les femmes qui ont travaillé dur
et en peinant n'ont jamais ambitionné de remporter une victoire
quelconque. Il se peut qu'il leur ait manqué pour cela quelque élément
de force indispensable, peut-être aussi ce qui leur a fait défaut
est-ce une petite dose de préoccupation personnelle. Le monde sait
très peu de chose de ce qui les concerne. On les met au nombre des
existences vulgaires, parfois même des vies manquées.
D'une manière générale, il faut le reconnaître, ils ne
réussissent pas dans leurs projets. Ceux-là seuls qui vivent tout près
d'eux - et ils sont en petit nombre - connaissent leurs luttes et les
succès qui en réalité ont posé sur leur tête une couronne. Eux-mêmes
ne se doutent nullement de leur triomphe. Ils ne savent qu'une chose,
c'est qu'ils ont renouvelé l'essai chaque jour et n'ont jamais cru
avoir accompli leur devoir journalier, c'est que la vie a fait surgir
devant eux plus d'un problème ardu, mais qu'ils sont en train de les
résoudre, c'est qu'il est possible d'être heureux en dépit de ses
insuccès. Ils ont dans leur attitude quelque chose de modeste, dans
leur regard et dans leur manière de parler de je ne sais quoi
d'interrogatif qui est le propre de ceux qui ont trouvé la consolation
dans des aspirations plutôt que dans des résultats acquis. Ils ont
appris à comprendre qu'ils ne feront jamais de grandes choses, - et
pourtant s'il y a une dure corvée à entreprendre, vous les trouverez à
l'oeuvre avant que vous ayez eu le temps d'y songer. Ce sont de
précieux auxiliaires pour les travaux de la vie ordinaire. Ils
s'imaginent ne rien savoir, et en effet ce ne sont pas des génies,
mais ceux qui se trouvent aux prises avec quelque difficulté
s'adressent tout naturellement à eux pour leur demander un bon
conseil. Ils ne sont pas riches, mais ce sont des hommes et des
femmes, qui lorsque vous vous trouvez dans l'embarras, vous donnent un
coup de main avec un grand sens pratique sans que vous ayez eu besoin
de le leur demander. Ce sont des amis d'une espèce rare, parce que
leur esprit est rempli d'une riche moisson d'expériences et que leur
coeur en est devenu doux comme du miel. Ils ont l'art de prononcer le
mot qu'il faut dire pour nous encourager dans l'oeuvre de structure
intérieure à laquelle nous travaillons et cela parce qu'il y a eu
jadis un échafaudage enlevé depuis longtemps sur lequel ils se sont
tenus pour construire quelque partie de leur être moral, et parce
qu'ils ont encore devant les yeux toutes les difficultés de cette
grande tâche.
Un jour je vis passer dans la rue une femme qui n'avait
pas l'air de me voir, et continuai ma route ; mais comme je me
retournais pour la regarder, elle me dit bonjour et me tendit un
papier sur lequel elle avait écrit quelque chose : c'était un
résumé de l'histoire de sa vie ; il lui semblait, disait-elle,
être morte depuis longtemps tant elle avait été peu
de chose et avait peu fait. - Morte, elle l'était peut-être, mais je
n'en voyais pas moins son immortalité briller du plus vif éclat car à
ses épaules ployées par l'âge il ne manquait que des ailes. Elle avait
lutté humblement, et en la considérant de plus près, je crus
apercevoir sur son front une couronne sur laquelle était écrit le
mot : Israël.
Un dernier mot avant de conclure. Qui de nous
n'ambitionne une transfiguration intérieure de cette sorte ? Il
faut pour cela une ferme résolution, un but précis, une persévérance à
toute épreuve. Un pareil résultat implique dans la plupart des cas une
lutte de Jacob livrée dans la solitude. La nuit paraîtra à coup sûr
bien longue, mais au milieu de cette étreinte l'aube du jour se lèvera
plus tôt que nous ne le pensons, et il se trouvera qu'en définitive
nous aurons conquis une bénédiction, reçu le nom d'Israël « plus
fort que Dieu » et appris par cette expérience que sans lutte il
n'y a pas de bénédiction possible ici-bas.
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