La Bible est un livre vivant, dans lequel
il est moins question de prières que
d'hommes qui prient, de croyances que d'hommes qui
croient, de morale que de pécheurs qui se
repentent et vivent justement. C'est aussi un livre
d'hommes qui s'aiment les uns les autres ;
partout nous y trouvons des visages tournés
vers d'autres visages. Pareils à ces
personnages des fresques antiques qui forment des
cortèges, les hommes et les femmes de
l'Écriture sainte nous apparaissent à
travers ces pages comme s'avançant par
groupes de deux ou trois, ou sous l'aspect de
petites troupes de gens sur lesquelles se
détache une figure centrale,
environnée d'amis inconnus, qu'une seule
mention dans ce livre a tirés de
l'obscurité. Nous ne pouvons nous
représenter Adam autrement que marchant au
côté, d'Eve ; Abraham chemine
avec Sara, Rebecca auprès
du puits nous fait penser à Isaac qui
l'attend et nous ne pouvons songer à Rachel
sans nous dire que Jacob n'est pas loin. Deux
frères et une soeur font sortir le peuple
d'Israël d'Égypte ; puis viennent
Ruth et Naomi, David et Jonathan. Job assis sur son
fumier ne manque pas de consolateurs, et c'est
à peine si, grâce à eux, nous
apercevons sa figure. Les prophètes ont
l'air de marcher solitairement, mais c'est une
illusion ; ils avaient autour d'eux des
foules, bien qu'il y soit fait rarement allusion et
de nombreux auditeurs se pressaient sur leurs pas
pour les entendre.
Si de l'Ancien Testament nous passons au
Nouveau, nous entendrons encore ce murmure de voix
provenant de petits groupes. Suivons
Jésus-Christ allant et venant pendant son
ministère ; des enfants se serrent
autour de lui, des femmes lui témoignent
leur affection, une douzaine d'hommes quittent
leurs filets et leur charrue pour s'attacher
à lui, et d'autres s'en vont non pas
isolément, mais deux à deux pour
rendre témoignage à leur
Maître. L'Ami des péagers et des gens
de mauvaise vie : c'est sous ce nom que le
désignaient ses adversaires, et si
après tant de siècles
écoulés, nous l'aimons, nous avons
confiance en lui, c'est entre autres raisons parce
qu'il a eu beaucoup d'amis sur la terre. Un des
plus émouvants récits de la Bible est sans
contredit cette
scène du jardin, où nous voyons le
Christ lutter tout seul contre la souffrance, et
revenir sur ses pas à travers les sombres
oliviers pour trouver à un jet de pierre du
théâtre de son agonie ses trois
Apôtres profondément endormis.
Déjà auparavant, à l'heure
glorieuse de la Transfiguration, il nous est dit
que ces trois amis s'étaient livrés
au sommeil. Fut-il jamais solitude pareille
à celle qu'il éprouva, lorsqu'il
adressa à Pierre cette parole :
« N'avez-vous pu veiller une heure avec
moi ! » et qu'il retourna à
son poste de combat pour prier son Père.
Puis vint le baiser de trahison que lui donna un
autre de ses Apôtres, Judas. Il n'y a rien
dans les Évangiles qui nous fasse mieux
toucher du doigt son caractère vraiment
humain, rien qui renferme un appel plus pressant
à nous ranger à ses
côtés pour devenir ses amis.
Après l'Ascension, nous voyons
Paul partir pour ses voyages missionnaires, mais il
n'est pas seul ; il est accompagné de
Barnabas, Marc, Silas et Timothée. Les
post-scriptum débordant de tendresse qui se
trouvent à la fin de ses
Épîtres montrent combien de gens Paul
aimait, quel amour profond il avait pour eux et
combien nombreux étaient ceux qui avaient de
l'affection pour lui. Qu'il devait faire bon dans
la compagnie de celui qui a dicté le
treizième chapitre de l'épître
aux Corinthiens ! N'y a-t-il pas comme l'étreinte
d'un serrement
de mains dans ses expressions favorites :
« Compagnon de travaux, compagnon
d'armes, prisonnier avec moi. » Nous nous
demandons qui étaient ceux dont il
parle : Zenas le légiste,
Tryphène et Triphose, et Stachys qui m'est
bien cher. Écoutez-le lorsqu'il envoie
d'affectueux messages à quelques-uns de ses
amis ; c'est par ces souhaits que se terminent
ces pages que nous désignons sous ce nom
quelque peu solennel : l'épître
aux Romains, et que Paul aurait peut-être
appelées, tout simplement « la
lettre que j'ai envoyée aux chers amis qui
forment la petite Église de
Rome. »
« Je vous recommande notre
soeur Phébé, pour que vous
l'assistiez dans toutes les choses où elle
pourrait avoir besoin de vous, car elle a
reçu chez elle plusieurs personnes et moi en
particulier. Saluez Priscille et Aquilas qui ont
travaillé avec moi pour Jésus-Christ
et qui ont exposé leur vie pour la mienne.
Saluez Marie qui a pris beaucoup de peine pour
nous. Saluez Andronique et Junias mes parents, qui
ont été prisonniers avec moi. Saluez
Amplias, notre bien-aimé en Notre-Seigneur.
Saluez Urbain, compagnon de nos travaux dans le
service dé Christ et Stachys qui m'est
très cher. Saluez Triphène et
Triphose qui travaillent pour le Seigneur, Perside
qui m'est très chère, Rufus
élu du Seigneur et sa mère que je
regarde comme la mienne. Et ainsi de
suite. »
« Sa mère que je
regarde comme la mienne. » L'Apôtre
avait sans doute dans les divers ports de mer,
où il s'arrêtait si souvent une
douzaine de mères vénérables
et chéries comme celle-là ! Il
semble qu'il se rapproche de nous, quand nous
rencontrons dans ses Épîtres des
traits de ce genre. Si nous avions vécu dans
ce temps-là, si nous avions eu comme lui le
courage de déclarer hautement notre foi, et
par là de nous associer à ses travaux
et aussi à ses chaînes, nos noms se
seraient peut-être glissés dans ses
Épîtres et auraient été
comme ceux des vingt ou trente Marie, Luc et Paul
de l'Empire romain mentionnés dans un
post-scriptum, où dix-huit siècles
plus tard on aurait cherché à les
déchiffrer par ce seul fait que
l'apôtre Paul nous aurait envoyé une
fois un message affectueux dans une de ses lettres.
Ce sont ces listes de noms alignés
pêle-mêle à la fin des
Épîtres qui leur donnent leur cachet
de réalité vivante ; ils ont
pour effet de faire descendre saint Paul du cadre
immatériel et abstrait où flotte son
image, de faire de lui non plus une figure de la
Bible entrevue à distance, mais un
personnage en chair et en os pour qui nos coeurs
s'enflamment, parce que le sien était si
chaud que ceux à qui il dit un jour :
« vous ne reverrez plus mon
visage » se jetèrent à son
cou et l'embrassèrent en pleurant.
Après les amitiés de la
Bible venons-en aux nôtres.
C'est un grand bonheur que d'avoir
près de soi quelqu'un qui est heureux de
savoir que nous existons. Faut-il nous
étonner si tant de jeunes filles se
suicident, parce que personne ne se soucie de leur
existence, n'éprouve la moindre tristesse
à l'idée de les voir
disparaître de la scène de ce
monde ? Nous qui avons des amis, nous savons
quelle est la valeur immense de visages
aimés, de voix connues, de mains serrant les
nôtres affectueusement. Il suffit de
cinquante personnes - disons seulement cinq - pour
transformer cette terre déserte en un monde
habité où il fait bon vivre. Le
printemps, les splendeurs du soleil couchant, tout
ce qui est à la fois doux et majestueux
ici-bas le devient cent fois plus encore, lorsqu'il
sert de cadre à une affection vraie. Ce qui
règle les heures de nos journées,
c'est le bruit de pas qui s'approchent, si vous en
doutez, attendez jusqu'au moment où vous
cesserez d'entendre le va et vient de la rue ou de
l'escalier. Le véritable jour du repos est
celui qui nous apporte la lettre attendue chaque
semaine ; les plus beaux jours de fête
sont ceux où l'on éprouve la joie du
revoir ; l'année du Seigneur par
excellence est pour plus d'un, celle où deux
existences se rencontrèrent un jour. Que ces
mains amies disparaissent, que ces voix
aimées s'éteignent,
ce monde nous paraîtra vide, pareil à
un cimetière, parce que nous n'y trouverons
plus ceux qui s'intéressaient à nous
et auxquels nous nous intéressions nous
aussi. Qui se soucie de nous ? Ce seul mot
nous fait tressaillir. Ce que nous souhaitons de
toute la force de notre être, c'est d'avoir
ici-bas une place dans les pensées de
quelqu'un.
La nature a arrangé les choses de
telle sorte que d'ordinaire notre arrivée
dans ce monde est désirée. On s'est
réjoui de notre naissance, et l'amour
maternel et paternel étaient
préparés d'avance à tous les
sacrifices en notre faveur. Il est vrai que nous
sommes nés pour travailler, et les enfants
ont aussi leurs peines et leur dur labeur ?
Quoi qu'il en soit, nous éprouvons une
profonde pitié pour les jeunes existences,
auxquelles ont manqué ces soins maternels si
affectueux.
Mais quand cette période de
faiblesse et d'impuissance a pris fin, lorsque
vient le moment où nous pouvons nous tirer
d'affaire par nous-mêmes, que pouvons-nous
faire pour qu'on se soucie de nous ? Y a-t-il
une recette pour se faire des amis, un breuvage qui
nous procure des amitiés dans ce
monde ? C'est là une question qu'il
vaut la peine de poser, car il est tout naturel que
nous cherchions à nous faire désirer,
et c'est une noble ambition que d'essayer de se
rendre digne de l'affection des autres. Chercher à
se
faire aimer ! Plus d'un éclatera de
rire à cette seule idée, et
s'écriera : Quelle
chimère ! La recette, il est vrai, n'en
est pas facile à découvrir. Choisir
ses amis, se les attacher, les conserver ou rompre
avec eux, tout cela est une besogne bien
compliquée. Le Christ a prié toute
une nuit avant de choisir ses douze
Apôtres.
On a dit de l'amitié qu'elle
renferme deux parts : l'une qui dépend
de nous et l'autre qui est préparée
à l'avance. Ce qui est à notre
portée, et dépend de notre
volonté, en ce qui concerne nos amis, c'est
l'occasion qui nous est fournie d'entrer en contact
avec eux. Lorsque cette première rencontre a
eu lieu, quelque chose de supérieur à
notre libre arbitre intervient dans le choix que
nous avons à faire. Il y a une loi de
prédestination qui régit ce domaine
mystérieux. Les unions bien assorties sont
préparées dans le ciel, nos
amitiés ont été formées
à l'avance dès avant la fondation du
monde. « Ils étaient à toi
et tu me les a donnés » voilà ce
que nous pouvons dire des êtres que nous
aimons le mieux, en leur appliquant une parole de
Jésus dans laquelle il avait en vue ses
disciples. Il n'y a là rien de
surnaturel ; c'est tout ce qu'il y a de plus
naturel au contraire ; et tout cela est si
conforme aux lois les plus profondes de notre
nature que notre esprit ne peut en
pénétrer le secret. Nous ne pouvons aller à
l'encontre de la
loi d'attraction et de répulsion. Il y a
dans nos affections une grande part
d'instantané. Nous avons beau en sourire,
cet élément-là nous fait
parfois souffrir bien cruellement. C'est toute une
tragédie que ces caprices, ces impulsions
souvent si bizarres en matière
d'amitié. Qu'est-ce qui les produit en
nous ? La science est muette à cet
égard. Tout ce que nous pouvons faire, c'est
de les attribuer à une sorte de fascination,
de fluide magnétique, un mot auquel nous
avons recours pour dissimuler notre ignorance et
dont nous nous servons pour désigner
l'ensemble des forces mystérieuses qui
émanent de nous, les effluves de
santé et de beauté qui rayonnent de
notre personne. Ce qui attire, c'est l'éclat
du regard, le sourire qui passe sur nos
lèvres, l'harmonie du visage, l'intonation
de la voix, la grâce et la souplesse de la
démarche. Nous possédons tous plus ou
moins ces avantages-là, mais combien en sont
magnifiquement pourvus, tandis que d'autres ne les
ont qu'en une bien faible mesure. Il y a des gens
qui se font plus d'amis par leur manière de
se présenter, d'aller et de venir dans la
rue et de vous faire un accueil souriant que
d'autres par de longs et fidèles
services.
Tout cela est incontestable, et
cependant ce n'est pas un motif pour repousser
d'emblée avec mépris l'idée
d'une recette pour se faire des
amis. Ce n'est pas une raison, parce que le secret
d'un phénomène naturel nous
échappe, pour que nous n'essayons pas de
l'étudier dans ses applications
journalières sous ses différents
aspects, afin de déterminer les lois qui le
régissent. Qui dit lois dit objet de
science, et suppose une méthode, un
art ; or c'est justement le cas pour
l'attraction réciproque des âmes. Il y
a une science et un art de l'amitié.
À côté de
l'élément mystique si difficile
à expliquer et à acquérir, il
y en a un autre qui n'a rien de caché et
qu'on peut arriver à posséder. La
beauté, si elle est comme on le dit souvent,
l'épanouissement de la vertu, a un
côté moral, car le charme particulier
des vertus des ancêtres ne s'allie pas
toujours à la vertu chez leurs petits
enfants, et après bien des
générations successives, ce legs,
dont nous sommes les héritiers, doit
être gagné et conquis. C'est
grâce à ce caractère moral de
nos affections que nous pouvons nous faire des
amis. Si nous voulons que les autres se soucient de
nous, nous le pouvons. De nos jours, comme du temps
d'Ovide, on pourrait écrire un poème
sur « l'art d'aimer » et si
vous avez à l'écrire, vous ne
manquerez pas sans doute d'y noter cette remarque
importante, à savoir que les amitiés
mystiques et superficielles finissent souvent par
des tragédies et des désespoirs
d'amour, tandis que celles qui ont
été conquises sont solides et
durables.
Mais ici il nous faut faire une petite
halte ; car le mot amitié peut
s'entendre de bien des manières
différentes ; plus d'un qui parle de
cette chose sacrée en méconnaît
entièrement la vraie signification. Demandez
à quelqu'un, s'il lui est arrivé de
rencontrer M. A. ou M. B... Oui sans doute,
répondra-t-il aussitôt, c'est un de
mes amis intimes ; le fait est qu'il l'a
seulement rencontré en passant. On ne
devrait pas mettre tant de hâte à
répondre affirmativement à cette
question courante : Connaissez-vous telle
personne ? Si je la connais ? Je l'ai vue
six fois, j'ai voyagé avec elle pendant une
demi-journée, nous avons eu un jour une
longue discussion, elle m'a raconté des
traits de son enfance, nous avons découvert
que nous étions cousins en remontant quatre
générations, mais est-ce que je la
connais ? Non. Je puis dire si elle me
plaît ou non, si elle a du bon sens, si elle
m'inspire confiance, mais en vérité
je ne la connais pas ; d'où cette
conclusion qu'il faut se montrer très
réservé, lorsqu'on revendique
quelqu'un comme l'un de ses amis.
Et même en admettant qu'on n'use
de ce terme qu'avec ménagement, il ne faut
pas oublier qu'il a deux sens ; le mot :
ami est représenté par deux cercles
concentriques, dont le premier renferme ceux qui se
sentent attirés vers nous et le second ceux
qui nous aiment.
Pour exercer de l'attrait sur les
autres, il y a un secret bien
simple, c'est de leur rendre justice en leur
témoignant de la politesse et de la
bonté. Cette bonté a pour
conséquence un jugement favorable, lorsque,
en notre absence, on parle de nous, un accueil
cordial, lorsque nous sonnons à la porte,
cette exclamation : que je suis heureux de
vous voir ! s'exprimant en toute
sincérité par la joie du regard et de
l'accent ; elle a pour résultat une
intervention en notre faveur, lorsqu'on appuie trop
sur nos défauts, qu'on nous
méconnaît ou qu'on dénature
notre pensée. Or, pour exercer cet attrait
sur les autres, il suffit de saisir au vol les
occasions journalières qui s'offrent
à nous de nous montrer justes,
équitables, bienveillants à
l'égard de ceux avec lesquels nous avons
affaire. Il n'est pas nécessaire de
réserver à cet ordre de choses un
jour dans la semaine ; il y en a un pour cuire
au four, pour balayer, pour savonner, il n'y en a
pas pour se faire des amis. C'est le travail du
Lundi, du Jeudi, du Dimanche, de tous les jours du
mois et de l'année. C'est en vaquant
à nos occupations quotidiennes que nous
nouons des relations d'amitié, en restant
sur le terrain du va et vient de la vie courante.
Et nous atteignons presque toujours le but.
Faites-en l'essai loyal et vous verrez des
personnes attirées vers vous. Ainsi donc il
dépend de nous que notre
société soit désirée,
c'est là une ambition très légitime, car l'effort
que
nous faisons pour y parvenir développe en
nous cette bonté instinctive qui a sa source
dans le sentiment de l'équité.
Mais laissons de côté ceux
qui sont simplement attirés vers nous pour
en venir à ceux qui nous aiment. Les
conditions de succès dans cette autre
sphère sont plus difficiles à
atteindre que dans la précédente -
l'apprentissage de l'amitié dans ce domaine
suppose un degré bien plus
élevé de culture morale.
Pénétrons ensemble pour quelques
instants dans cette seconde zone concentrique qui
comprend les existences étroitement unies
à la nôtre par une foule de liens
mystérieux, tous ceux au sujet desquels nous
disons avec un accent ému et
pénétrant, ne ressemblant nullement
au sens banal et superficiel que l'on donne le plus
souvent à ce mot : « Ce sont
mes amis ! » et aussitôt nous
nous représentons un foyer central
d'où le pluriel est exclu, nous songeons
à ces amitiés vraies où deux
individualités sont en présence,
où l'une d'entre elles donne à
l'autre le beau titre d'ami.
Quel est le secret des amitiés de
cette sorte ? Ici plus encore que dans le cas
précédent, c'est la bonté qui
exerce une attraction réciproque. Et fort
heureusement pour certains d'entre nous cet amour
mutuel peut avoir pour objet, dans bien des cas,
d'assez tristes échantillons de l'humanité ;
il
se
manifeste alors non à cause de nos
défauts, mais en dépit de ces
imperfections. Si l'on nous aime, c'est à
cause de telle qualité réelle ou
supposée, de quelque chose de vrai et de
beau qu'on s'imagine apercevoir en nous. Et
d'emblée nous nous élevons à
cette notion supérieure de l'amitié
qui consiste à affirmer que pour
posséder un véritable ami, il faut
aimer la vérité et la justice plus
encore que cet ami lui-même, si cher soit-il
à notre coeur. Ce principe implique encore
une autre conséquence, c'est que tout en
admettant en théorie la possibilité
de voir cette noble amitié disparaître
un jour, nous considérons cette
éventualité comme une
impossibilité. Et pour que ce lien
d'affection ait de la vitalité, il faut
qu'il se renouvelle de jour en jour. S'il n'y avait
pas entre amis, chaque fois qu'ils se rencontrent,
comme un appel nouveau adressé par chacun
d'eux à se montrer dignes de leur
amitié réciproque, cette
dernière perdrait beaucoup de son charme.
C'est la nécessité de
conquérir sans cesse de plus belle le coeur
l'un de l'autre, en méritant cet honneur par
notre attitude, qui donne à ce lien
d'amitié sa véritable beauté.
Il faut donc, pour être de vrais amis dans le
sens le plus élevé du mot, que l'un
soit toujours prêt à être
désavoué par l'autre, dans le cas
où il persisterait à se soustraire
à un devoir et l'écarterait de son
chemin.
Cela ne veut pas dire que tous les deux
soient tenus de se faire du devoir la même
idée ou que celui qui s'y dérobe
devienne indigne de toute considération,
mais il est de fait que cette chute lui fait perdre
la place privilégiée qu'il occupait
dans l'estime de son second lui-même. Il ne
cesse pas d'être pour cela un
« brave homme » comme ou le dit
vulgairement, il est toujours notre ami, et
peut-être notre affection pour lui s'est-elle
accrue, mais ce n'est plus la tendresse de
l'estime, c'est celle de la pitié. L'homme
que nous avions devant les yeux n'est plus
là ; l'idéal
réalisé à qui nous avions
donné le nom d'ami s'est évanoui.
Nous ne pouvons plus, quand même nous le
voudrions, éprouver pour lui ce que nous
ressentions naguère. Notre coeur se refuse
à le remettre sur le même
piédestal. Ce qui l'y avait placé en
effet, ce n'était pas nous, mais la
vérité et la justice ; elles
seules peuvent l'y réintégrer. Pour
que l'attraction primitive se fasse de nouveau
sentir, il faut que les forces morales perdues
reviennent, que l'âme recouvre sa
dignité.
Et c'est la possibilité de voir
ce lien étroit d'amitié se rompre qui
lui donne son cachet de grandeur. La certitude de
la perdre, si nous cessons de la mériter,
nous pousse à faire un effort pour nous en
rendre dignes. Cette amitié est pour nous un
titre honorifique, un certificat de noblesse. Il ne
peut y avoir entre les deux amis
aucune faiblesse secrète qu'ils se cachent
et il en résulte un sentiment de
sécurité mutuelle. « Le
parfait amour bannit la crainte » en
mettant au grand jour tous les sujets de craindre
que nous pourrions avoir l'un vis-à-vis de
l'autre. Si vous découvriez en moi au bout
d'une année d'amitié une bassesse
dont j'aurais gardé le secret, je serais
perdu d'estime à vos yeux et si je la
découvrais en vous j'aurais le droit de
prononcer le mot de trahison. Nous faisons tout
pour ne pas être dans le cas d'entendre celui
que nous aimons dire de nous :
« C'est un homme ou une femme bien
différent de ce que j'avais
imaginé ! »
Les surprises de l'amitié ne
devraient consister que dans la découverte
de qualités et de vertus non encore
soupçonnées. Mais quel malheur quand
celui en qui nous avions mis toute notre confiance
lâche pied ! Lorsque celui en qui
s'étaient incorporé à nos yeux
l'honneur, la vérité, la bonté
fait volte-face et tombe lourdement, ce n'est pas
seulement un ami que nous perdons, mais comme une
vision de Dieu lui-même. La place de la
bonté semble vide et tout ici-bas parait
discordant. Nous comprenons alors ce qui arriva
à Pascal, lorsqu'en entendant Arnauld
préférer la paix à la justice,
il en reçut un choc si terrible qu'il
s'évanouit.
Nous devons donc en matière
d'amitié nous montrer humbles et modestes.
S'il est vrai comme on l'a dit
avec raison qu'elle soit en dernière analyse
le reflet d'un homme digne de ce nom sur un autre,
nous devons trembler à l'idée
d'usurper cette place dans l'affection de l'un de
nos semblables, et sentir vivement nos faiblesses.
On entend dire quelquefois : « Si tu
m'aimes, tu dois aimer mon chien ; »
si tu m'aimes, dirons-nous en parlant de
l'amitié, tu dois aimer aussi le chien qui
aboie au dedans de moi ; tu dois m'aimer tel
que je suis, quand même je me sens bien
pauvre, bien faible, et bien que tu connaisses
cette faiblesse tu n'en dois pas moins
m'aimer.
Il n'y a rien qui soit plus propre
à nous élever au-dessus de
nous-mêmes, à nous ennoblir qu'une
amitié étroite et intime.
L'attraction tout extérieure que nous
exerçons fait naître en nous une
bienveillance momentanée et
générale, mais une amitié
véritable est une école de
pureté, de candeur, de modestie, d'oubli de
soi-même, un apprentissage des plus hautes
vertus. Pour conquérir et conserver cette
amitié-là, nous sommes obligés
de rester sur les sommets de l'idéal et
celui qui répond à la nôtre est
tenu d'en faire autant. Il y a de part et d'autre
comme une compétition dans le sens de ce
qu'il y a de meilleur. Et n'est-ce pas là
dans la sphère de nos plus chères
affections ce qui leur confère leur cachet
de beauté, de tristesse et aussi de grandeur
morale ?
De beauté,
car
cette recherche constante de l'idéal les
transfigure ; de tristesse, parce qu'il s'y
joint une crainte secrète de les voir
disparaître à nos yeux ; de
grandeur morale, parce qu'elles nous poussent
à rivaliser dans la conquête de ce
qu'il y a de plus noble et de plus beau. Quel est
le secret de votre vie, demandait quelqu'un
à Charles Kingsley, et la réponse
fut : « J'ai eu un ami
vrai. » Il y a dans le sentiment de
respect que nous éprouvons pour ce lien si
précieux quelque chose qui rappelle de loin
l'idée de culte. Bunsen disait sur son lit
de mort, en voyant se pencher vers lui le visage de
sa compagne : « J'ai vu sur ta
figure l'éternité ».
N'est-ce pas là ce que nous ressentons
vis-à-vis des êtres qui nous sont les
plus chers ? Ne sont-ils pas pour nous comme
un objet de vénération
secrète, comme notre conscience qui
s'incarnerait en eux et nous inspirerait à
chaque instant la crainte de mal faire ? Cette
puissance invisible qui agit sur ceux que nous
aimons par une mystérieuse attraction est
bien dépeinte dans un des romans de Georges
Eliot « Il y a, dit-elle, des personnes
qui lorsqu'elles s'attachent à quelqu'un
leur donnent l'impression d'avoir reçu une
sorte de consécration et de
baptême ; elles ont une telle foi dans
ce qui est juste et pur qu'elles nous contraignent
pour ainsi dire à nous y consacrer tout
entier, et nous font voir dans chaque faute commise
une sorte de sacrilège qui
nous ôte la vision bénie de l'autel
invisible dressé en l'honneur de la
fidélité. »
En donnant au mot amitié cette
signification si haute, nous ne rabaissons pas,
mais élevons au contraire d'un degré
les relations qui existent entre les parents et les
enfants, les frères et les soeurs, le mari
et sa femme, si nous affirmons qu'ils sont le
meilleur ami les uns des autres. Entre les
amitiés de passage et celles plus profondes
qui proviennent de l'attraction des coeurs viennent
se placer les affections de famille. Le père
fait de son jeune garçon un fils en le
traitant dès son enfance comme son
ami ; ce qui unit une soeur à son
frère, un frère à sa soeur, ce
sont moins les liens du sang que les paroles, les
actes, les témoignages d'amitié vraie
qu'ils se donnent. Et dans le mariage
lui-même, l'amour qui s'est manifesté
au début doit mûrir, se transformer
insensiblement en amitié étroite,
permanente, intime. Les unions les plus heureuses
sont celles qui à mesure que les
années passent croissent en intensité
et en profondeur.
Et quant à ceux qui n'ont jamais
aimé ainsi ou n'ont jamais été
aimés de cette manière (et ils sont
nombreux), pour eux aussi il existe un moyen de
sentir leurs coeurs s'épanouir, c'est
d'aimer tout ce qui est digne d'affection ici-bas,
de l'aimer en tout et partout. Tel est le grand but
auquel doivent tendre
nos
amitiés particulières et aussi
l'affection qu'un mari éprouve pour sa
femme. On peut être demeuré
étranger à cette relation si
étroite, n'avoir jamais posé son pied
sur le sentier où tant d'autres cheminent,
et néanmoins gravir d'un bond le sommet
où il aboutit.
Un ami vrai a tout un ministère
à exercer à notre égard. Il
est le rayon de soleil qui vient embellir nos joies
et adoucir nos peines, le conseiller qui met un
esprit de sagesse dans nos projets, celui qui nous
aide à multiplier les occasions de nous
rendre utiles et nous supplée en cas
d'absence ; mais il est surtout le grand
accusateur qui met nos erreurs, nos fautes sous nos
yeux, nous fait rougir des bassesses dont nous nous
sommes peut-être rendus coupables ; il
est celui qui nous avertit et nous redresse ;
il est cet idéal qui semble nous dire :
Mon ami, monte plus haut, plus haut en marchant
avec moi, afin que nous soyons du nombre de ceux
qui s'aiment d'un amour véritable et
à mesure qu'ils se rapprochent l'un de
l'autre se rapprochent aussi de Dieu.
Et quand un ami comme celui-là,
qu'il s'agisse d'un père, d'un mari, d'un
frère, d'une mère, d'une
épouse ou d'une soeur, ou simplement d'un
être qui nous est cher, se rapproche encore
davantage de Dieu en s'en allant auprès de
lui, la mort se revêt de beauté, le
monde invisible prend un cachet
de réalité vivante, l'amour divin se
révèle à notre âme comme
il ne l'avait encore jamais fait. La pensée
de celui qui nous a quitté est là qui
plane sur toute chose, transforme tout en projetant
sur le monde invisible un rayon de bienveillance et
de bonté. 0 qui dira le prix de ces nobles
amis qui en nous quittant nous ont
légué un héritage de
piété meilleure et plus
avancée, une certitude plus complète
de l'éternité qui est devant
nous ! Nous ne pouvons comprendre quel
trésor de bénédictions est
renfermé dans une amitié vraie
qu'après la mort de celui ou de celle qui en
a été l'objet de notre part. Nous
parlons des cercles de famille que la mort est
venue briser, mais en réalité ils ne
sont vraiment au complet que lorsque l'un ou
l'autre de ceux qui en faisaient partie a
été recueilli loin de notre vue dans
l'éternel repos.
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