Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

UN AMI VRAI

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 La Bible est un livre vivant, dans lequel il est moins question de prières que d'hommes qui prient, de croyances que d'hommes qui croient, de morale que de pécheurs qui se repentent et vivent justement. C'est aussi un livre d'hommes qui s'aiment les uns les autres ; partout nous y trouvons des visages tournés vers d'autres visages. Pareils à ces personnages des fresques antiques qui forment des cortèges, les hommes et les femmes de l'Écriture sainte nous apparaissent à travers ces pages comme s'avançant par groupes de deux ou trois, ou sous l'aspect de petites troupes de gens sur lesquelles se détache une figure centrale, environnée d'amis inconnus, qu'une seule mention dans ce livre a tirés de l'obscurité. Nous ne pouvons nous représenter Adam autrement que marchant au côté, d'Eve ; Abraham chemine avec Sara, Rebecca auprès du puits nous fait penser à Isaac qui l'attend et nous ne pouvons songer à Rachel sans nous dire que Jacob n'est pas loin. Deux frères et une soeur font sortir le peuple d'Israël d'Égypte ; puis viennent Ruth et Naomi, David et Jonathan. Job assis sur son fumier ne manque pas de consolateurs, et c'est à peine si, grâce à eux, nous apercevons sa figure. Les prophètes ont l'air de marcher solitairement, mais c'est une illusion ; ils avaient autour d'eux des foules, bien qu'il y soit fait rarement allusion et de nombreux auditeurs se pressaient sur leurs pas pour les entendre.

Si de l'Ancien Testament nous passons au Nouveau, nous entendrons encore ce murmure de voix provenant de petits groupes. Suivons Jésus-Christ allant et venant pendant son ministère ; des enfants se serrent autour de lui, des femmes lui témoignent leur affection, une douzaine d'hommes quittent leurs filets et leur charrue pour s'attacher à lui, et d'autres s'en vont non pas isolément, mais deux à deux pour rendre témoignage à leur Maître. L'Ami des péagers et des gens de mauvaise vie : c'est sous ce nom que le désignaient ses adversaires, et si après tant de siècles écoulés, nous l'aimons, nous avons confiance en lui, c'est entre autres raisons parce qu'il a eu beaucoup d'amis sur la terre. Un des plus émouvants récits de la Bible est sans contredit cette scène du jardin, où nous voyons le Christ lutter tout seul contre la souffrance, et revenir sur ses pas à travers les sombres oliviers pour trouver à un jet de pierre du théâtre de son agonie ses trois Apôtres profondément endormis. Déjà auparavant, à l'heure glorieuse de la Transfiguration, il nous est dit que ces trois amis s'étaient livrés au sommeil. Fut-il jamais solitude pareille à celle qu'il éprouva, lorsqu'il adressa à Pierre cette parole : « N'avez-vous pu veiller une heure avec moi ! » et qu'il retourna à son poste de combat pour prier son Père. Puis vint le baiser de trahison que lui donna un autre de ses Apôtres, Judas. Il n'y a rien dans les Évangiles qui nous fasse mieux toucher du doigt son caractère vraiment humain, rien qui renferme un appel plus pressant à nous ranger à ses côtés pour devenir ses amis.

Après l'Ascension, nous voyons Paul partir pour ses voyages missionnaires, mais il n'est pas seul ; il est accompagné de Barnabas, Marc, Silas et Timothée. Les post-scriptum débordant de tendresse qui se trouvent à la fin de ses Épîtres montrent combien de gens Paul aimait, quel amour profond il avait pour eux et combien nombreux étaient ceux qui avaient de l'affection pour lui. Qu'il devait faire bon dans la compagnie de celui qui a dicté le treizième chapitre de l'épître aux Corinthiens ! N'y a-t-il pas comme l'étreinte d'un serrement de mains dans ses expressions favorites : « Compagnon de travaux, compagnon d'armes, prisonnier avec moi. » Nous nous demandons qui étaient ceux dont il parle : Zenas le légiste, Tryphène et Triphose, et Stachys qui m'est bien cher. Écoutez-le lorsqu'il envoie d'affectueux messages à quelques-uns de ses amis ; c'est par ces souhaits que se terminent ces pages que nous désignons sous ce nom quelque peu solennel : l'épître aux Romains, et que Paul aurait peut-être appelées, tout simplement « la lettre que j'ai envoyée aux chers amis qui forment la petite Église de Rome. »

« Je vous recommande notre soeur Phébé, pour que vous l'assistiez dans toutes les choses où elle pourrait avoir besoin de vous, car elle a reçu chez elle plusieurs personnes et moi en particulier. Saluez Priscille et Aquilas qui ont travaillé avec moi pour Jésus-Christ et qui ont exposé leur vie pour la mienne. Saluez Marie qui a pris beaucoup de peine pour nous. Saluez Andronique et Junias mes parents, qui ont été prisonniers avec moi. Saluez Amplias, notre bien-aimé en Notre-Seigneur. Saluez Urbain, compagnon de nos travaux dans le service dé Christ et Stachys qui m'est très cher. Saluez Triphène et Triphose qui travaillent pour le Seigneur, Perside qui m'est très chère, Rufus élu du Seigneur et sa mère que je regarde comme la mienne. Et ainsi de suite. »

« Sa mère que je regarde comme la mienne. » L'Apôtre avait sans doute dans les divers ports de mer, où il s'arrêtait si souvent une douzaine de mères vénérables et chéries comme celle-là ! Il semble qu'il se rapproche de nous, quand nous rencontrons dans ses Épîtres des traits de ce genre. Si nous avions vécu dans ce temps-là, si nous avions eu comme lui le courage de déclarer hautement notre foi, et par là de nous associer à ses travaux et aussi à ses chaînes, nos noms se seraient peut-être glissés dans ses Épîtres et auraient été comme ceux des vingt ou trente Marie, Luc et Paul de l'Empire romain mentionnés dans un post-scriptum, où dix-huit siècles plus tard on aurait cherché à les déchiffrer par ce seul fait que l'apôtre Paul nous aurait envoyé une fois un message affectueux dans une de ses lettres. Ce sont ces listes de noms alignés pêle-mêle à la fin des Épîtres qui leur donnent leur cachet de réalité vivante ; ils ont pour effet de faire descendre saint Paul du cadre immatériel et abstrait où flotte son image, de faire de lui non plus une figure de la Bible entrevue à distance, mais un personnage en chair et en os pour qui nos coeurs s'enflamment, parce que le sien était si chaud que ceux à qui il dit un jour : « vous ne reverrez plus mon visage » se jetèrent à son cou et l'embrassèrent en pleurant.

Après les amitiés de la Bible venons-en aux nôtres.

C'est un grand bonheur que d'avoir près de soi quelqu'un qui est heureux de savoir que nous existons. Faut-il nous étonner si tant de jeunes filles se suicident, parce que personne ne se soucie de leur existence, n'éprouve la moindre tristesse à l'idée de les voir disparaître de la scène de ce monde ? Nous qui avons des amis, nous savons quelle est la valeur immense de visages aimés, de voix connues, de mains serrant les nôtres affectueusement. Il suffit de cinquante personnes - disons seulement cinq - pour transformer cette terre déserte en un monde habité où il fait bon vivre. Le printemps, les splendeurs du soleil couchant, tout ce qui est à la fois doux et majestueux ici-bas le devient cent fois plus encore, lorsqu'il sert de cadre à une affection vraie. Ce qui règle les heures de nos journées, c'est le bruit de pas qui s'approchent, si vous en doutez, attendez jusqu'au moment où vous cesserez d'entendre le va et vient de la rue ou de l'escalier. Le véritable jour du repos est celui qui nous apporte la lettre attendue chaque semaine ; les plus beaux jours de fête sont ceux où l'on éprouve la joie du revoir ; l'année du Seigneur par excellence est pour plus d'un, celle où deux existences se rencontrèrent un jour. Que ces mains amies disparaissent, que ces voix aimées s'éteignent, ce monde nous paraîtra vide, pareil à un cimetière, parce que nous n'y trouverons plus ceux qui s'intéressaient à nous et auxquels nous nous intéressions nous aussi. Qui se soucie de nous ? Ce seul mot nous fait tressaillir. Ce que nous souhaitons de toute la force de notre être, c'est d'avoir ici-bas une place dans les pensées de quelqu'un.

La nature a arrangé les choses de telle sorte que d'ordinaire notre arrivée dans ce monde est désirée. On s'est réjoui de notre naissance, et l'amour maternel et paternel étaient préparés d'avance à tous les sacrifices en notre faveur. Il est vrai que nous sommes nés pour travailler, et les enfants ont aussi leurs peines et leur dur labeur ? Quoi qu'il en soit, nous éprouvons une profonde pitié pour les jeunes existences, auxquelles ont manqué ces soins maternels si affectueux.

Mais quand cette période de faiblesse et d'impuissance a pris fin, lorsque vient le moment où nous pouvons nous tirer d'affaire par nous-mêmes, que pouvons-nous faire pour qu'on se soucie de nous ? Y a-t-il une recette pour se faire des amis, un breuvage qui nous procure des amitiés dans ce monde ? C'est là une question qu'il vaut la peine de poser, car il est tout naturel que nous cherchions à nous faire désirer, et c'est une noble ambition que d'essayer de se rendre digne de l'affection des autres. Chercher à se faire aimer ! Plus d'un éclatera de rire à cette seule idée, et s'écriera : Quelle chimère ! La recette, il est vrai, n'en est pas facile à découvrir. Choisir ses amis, se les attacher, les conserver ou rompre avec eux, tout cela est une besogne bien compliquée. Le Christ a prié toute une nuit avant de choisir ses douze Apôtres.

On a dit de l'amitié qu'elle renferme deux parts : l'une qui dépend de nous et l'autre qui est préparée à l'avance. Ce qui est à notre portée, et dépend de notre volonté, en ce qui concerne nos amis, c'est l'occasion qui nous est fournie d'entrer en contact avec eux. Lorsque cette première rencontre a eu lieu, quelque chose de supérieur à notre libre arbitre intervient dans le choix que nous avons à faire. Il y a une loi de prédestination qui régit ce domaine mystérieux. Les unions bien assorties sont préparées dans le ciel, nos amitiés ont été formées à l'avance dès avant la fondation du monde. « Ils étaient à toi et tu me les a donnés » voilà ce que nous pouvons dire des êtres que nous aimons le mieux, en leur appliquant une parole de Jésus dans laquelle il avait en vue ses disciples. Il n'y a là rien de surnaturel ; c'est tout ce qu'il y a de plus naturel au contraire ; et tout cela est si conforme aux lois les plus profondes de notre nature que notre esprit ne peut en pénétrer le secret. Nous ne pouvons aller à l'encontre de la loi d'attraction et de répulsion. Il y a dans nos affections une grande part d'instantané. Nous avons beau en sourire, cet élément-là nous fait parfois souffrir bien cruellement. C'est toute une tragédie que ces caprices, ces impulsions souvent si bizarres en matière d'amitié. Qu'est-ce qui les produit en nous ? La science est muette à cet égard. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de les attribuer à une sorte de fascination, de fluide magnétique, un mot auquel nous avons recours pour dissimuler notre ignorance et dont nous nous servons pour désigner l'ensemble des forces mystérieuses qui émanent de nous, les effluves de santé et de beauté qui rayonnent de notre personne. Ce qui attire, c'est l'éclat du regard, le sourire qui passe sur nos lèvres, l'harmonie du visage, l'intonation de la voix, la grâce et la souplesse de la démarche. Nous possédons tous plus ou moins ces avantages-là, mais combien en sont magnifiquement pourvus, tandis que d'autres ne les ont qu'en une bien faible mesure. Il y a des gens qui se font plus d'amis par leur manière de se présenter, d'aller et de venir dans la rue et de vous faire un accueil souriant que d'autres par de longs et fidèles services.

Tout cela est incontestable, et cependant ce n'est pas un motif pour repousser d'emblée avec mépris l'idée d'une recette pour se faire des amis. Ce n'est pas une raison, parce que le secret d'un phénomène naturel nous échappe, pour que nous n'essayons pas de l'étudier dans ses applications journalières sous ses différents aspects, afin de déterminer les lois qui le régissent. Qui dit lois dit objet de science, et suppose une méthode, un art ; or c'est justement le cas pour l'attraction réciproque des âmes. Il y a une science et un art de l'amitié. À côté de l'élément mystique si difficile à expliquer et à acquérir, il y en a un autre qui n'a rien de caché et qu'on peut arriver à posséder. La beauté, si elle est comme on le dit souvent, l'épanouissement de la vertu, a un côté moral, car le charme particulier des vertus des ancêtres ne s'allie pas toujours à la vertu chez leurs petits enfants, et après bien des générations successives, ce legs, dont nous sommes les héritiers, doit être gagné et conquis. C'est grâce à ce caractère moral de nos affections que nous pouvons nous faire des amis. Si nous voulons que les autres se soucient de nous, nous le pouvons. De nos jours, comme du temps d'Ovide, on pourrait écrire un poème sur « l'art d'aimer » et si vous avez à l'écrire, vous ne manquerez pas sans doute d'y noter cette remarque importante, à savoir que les amitiés mystiques et superficielles finissent souvent par des tragédies et des désespoirs d'amour, tandis que celles qui ont été conquises sont solides et durables.

Mais ici il nous faut faire une petite halte ; car le mot amitié peut s'entendre de bien des manières différentes ; plus d'un qui parle de cette chose sacrée en méconnaît entièrement la vraie signification. Demandez à quelqu'un, s'il lui est arrivé de rencontrer M. A. ou M. B... Oui sans doute, répondra-t-il aussitôt, c'est un de mes amis intimes ; le fait est qu'il l'a seulement rencontré en passant. On ne devrait pas mettre tant de hâte à répondre affirmativement à cette question courante : Connaissez-vous telle personne ? Si je la connais ? Je l'ai vue six fois, j'ai voyagé avec elle pendant une demi-journée, nous avons eu un jour une longue discussion, elle m'a raconté des traits de son enfance, nous avons découvert que nous étions cousins en remontant quatre générations, mais est-ce que je la connais ? Non. Je puis dire si elle me plaît ou non, si elle a du bon sens, si elle m'inspire confiance, mais en vérité je ne la connais pas ; d'où cette conclusion qu'il faut se montrer très réservé, lorsqu'on revendique quelqu'un comme l'un de ses amis.

Et même en admettant qu'on n'use de ce terme qu'avec ménagement, il ne faut pas oublier qu'il a deux sens ; le mot : ami est représenté par deux cercles concentriques, dont le premier renferme ceux qui se sentent attirés vers nous et le second ceux qui nous aiment.

Pour exercer de l'attrait sur les autres, il y a un secret bien simple, c'est de leur rendre justice en leur témoignant de la politesse et de la bonté. Cette bonté a pour conséquence un jugement favorable, lorsque, en notre absence, on parle de nous, un accueil cordial, lorsque nous sonnons à la porte, cette exclamation : que je suis heureux de vous voir ! s'exprimant en toute sincérité par la joie du regard et de l'accent ; elle a pour résultat une intervention en notre faveur, lorsqu'on appuie trop sur nos défauts, qu'on nous méconnaît ou qu'on dénature notre pensée. Or, pour exercer cet attrait sur les autres, il suffit de saisir au vol les occasions journalières qui s'offrent à nous de nous montrer justes, équitables, bienveillants à l'égard de ceux avec lesquels nous avons affaire. Il n'est pas nécessaire de réserver à cet ordre de choses un jour dans la semaine ; il y en a un pour cuire au four, pour balayer, pour savonner, il n'y en a pas pour se faire des amis. C'est le travail du Lundi, du Jeudi, du Dimanche, de tous les jours du mois et de l'année. C'est en vaquant à nos occupations quotidiennes que nous nouons des relations d'amitié, en restant sur le terrain du va et vient de la vie courante. Et nous atteignons presque toujours le but. Faites-en l'essai loyal et vous verrez des personnes attirées vers vous. Ainsi donc il dépend de nous que notre société soit désirée, c'est là une ambition très légitime, car l'effort que nous faisons pour y parvenir développe en nous cette bonté instinctive qui a sa source dans le sentiment de l'équité.

Mais laissons de côté ceux qui sont simplement attirés vers nous pour en venir à ceux qui nous aiment. Les conditions de succès dans cette autre sphère sont plus difficiles à atteindre que dans la précédente - l'apprentissage de l'amitié dans ce domaine suppose un degré bien plus élevé de culture morale. Pénétrons ensemble pour quelques instants dans cette seconde zone concentrique qui comprend les existences étroitement unies à la nôtre par une foule de liens mystérieux, tous ceux au sujet desquels nous disons avec un accent ému et pénétrant, ne ressemblant nullement au sens banal et superficiel que l'on donne le plus souvent à ce mot : « Ce sont mes amis ! » et aussitôt nous nous représentons un foyer central d'où le pluriel est exclu, nous songeons à ces amitiés vraies où deux individualités sont en présence, où l'une d'entre elles donne à l'autre le beau titre d'ami.

Quel est le secret des amitiés de cette sorte ? Ici plus encore que dans le cas précédent, c'est la bonté qui exerce une attraction réciproque. Et fort heureusement pour certains d'entre nous cet amour mutuel peut avoir pour objet, dans bien des cas, d'assez tristes échantillons de l'humanité ; il se manifeste alors non à cause de nos défauts, mais en dépit de ces imperfections. Si l'on nous aime, c'est à cause de telle qualité réelle ou supposée, de quelque chose de vrai et de beau qu'on s'imagine apercevoir en nous. Et d'emblée nous nous élevons à cette notion supérieure de l'amitié qui consiste à affirmer que pour posséder un véritable ami, il faut aimer la vérité et la justice plus encore que cet ami lui-même, si cher soit-il à notre coeur. Ce principe implique encore une autre conséquence, c'est que tout en admettant en théorie la possibilité de voir cette noble amitié disparaître un jour, nous considérons cette éventualité comme une impossibilité. Et pour que ce lien d'affection ait de la vitalité, il faut qu'il se renouvelle de jour en jour. S'il n'y avait pas entre amis, chaque fois qu'ils se rencontrent, comme un appel nouveau adressé par chacun d'eux à se montrer dignes de leur amitié réciproque, cette dernière perdrait beaucoup de son charme. C'est la nécessité de conquérir sans cesse de plus belle le coeur l'un de l'autre, en méritant cet honneur par notre attitude, qui donne à ce lien d'amitié sa véritable beauté. Il faut donc, pour être de vrais amis dans le sens le plus élevé du mot, que l'un soit toujours prêt à être désavoué par l'autre, dans le cas où il persisterait à se soustraire à un devoir et l'écarterait de son chemin.

Cela ne veut pas dire que tous les deux soient tenus de se faire du devoir la même idée ou que celui qui s'y dérobe devienne indigne de toute considération, mais il est de fait que cette chute lui fait perdre la place privilégiée qu'il occupait dans l'estime de son second lui-même. Il ne cesse pas d'être pour cela un « brave homme » comme ou le dit vulgairement, il est toujours notre ami, et peut-être notre affection pour lui s'est-elle accrue, mais ce n'est plus la tendresse de l'estime, c'est celle de la pitié. L'homme que nous avions devant les yeux n'est plus là ; l'idéal réalisé à qui nous avions donné le nom d'ami s'est évanoui. Nous ne pouvons plus, quand même nous le voudrions, éprouver pour lui ce que nous ressentions naguère. Notre coeur se refuse à le remettre sur le même piédestal. Ce qui l'y avait placé en effet, ce n'était pas nous, mais la vérité et la justice ; elles seules peuvent l'y réintégrer. Pour que l'attraction primitive se fasse de nouveau sentir, il faut que les forces morales perdues reviennent, que l'âme recouvre sa dignité.

Et c'est la possibilité de voir ce lien étroit d'amitié se rompre qui lui donne son cachet de grandeur. La certitude de la perdre, si nous cessons de la mériter, nous pousse à faire un effort pour nous en rendre dignes. Cette amitié est pour nous un titre honorifique, un certificat de noblesse. Il ne peut y avoir entre les deux amis aucune faiblesse secrète qu'ils se cachent et il en résulte un sentiment de sécurité mutuelle. « Le parfait amour bannit la crainte » en mettant au grand jour tous les sujets de craindre que nous pourrions avoir l'un vis-à-vis de l'autre. Si vous découvriez en moi au bout d'une année d'amitié une bassesse dont j'aurais gardé le secret, je serais perdu d'estime à vos yeux et si je la découvrais en vous j'aurais le droit de prononcer le mot de trahison. Nous faisons tout pour ne pas être dans le cas d'entendre celui que nous aimons dire de nous : « C'est un homme ou une femme bien différent de ce que j'avais imaginé ! »

Les surprises de l'amitié ne devraient consister que dans la découverte de qualités et de vertus non encore soupçonnées. Mais quel malheur quand celui en qui nous avions mis toute notre confiance lâche pied ! Lorsque celui en qui s'étaient incorporé à nos yeux l'honneur, la vérité, la bonté fait volte-face et tombe lourdement, ce n'est pas seulement un ami que nous perdons, mais comme une vision de Dieu lui-même. La place de la bonté semble vide et tout ici-bas parait discordant. Nous comprenons alors ce qui arriva à Pascal, lorsqu'en entendant Arnauld préférer la paix à la justice, il en reçut un choc si terrible qu'il s'évanouit.

Nous devons donc en matière d'amitié nous montrer humbles et modestes. S'il est vrai comme on l'a dit avec raison qu'elle soit en dernière analyse le reflet d'un homme digne de ce nom sur un autre, nous devons trembler à l'idée d'usurper cette place dans l'affection de l'un de nos semblables, et sentir vivement nos faiblesses. On entend dire quelquefois : « Si tu m'aimes, tu dois aimer mon chien ; » si tu m'aimes, dirons-nous en parlant de l'amitié, tu dois aimer aussi le chien qui aboie au dedans de moi ; tu dois m'aimer tel que je suis, quand même je me sens bien pauvre, bien faible, et bien que tu connaisses cette faiblesse tu n'en dois pas moins m'aimer.

Il n'y a rien qui soit plus propre à nous élever au-dessus de nous-mêmes, à nous ennoblir qu'une amitié étroite et intime. L'attraction tout extérieure que nous exerçons fait naître en nous une bienveillance momentanée et générale, mais une amitié véritable est une école de pureté, de candeur, de modestie, d'oubli de soi-même, un apprentissage des plus hautes vertus. Pour conquérir et conserver cette amitié-là, nous sommes obligés de rester sur les sommets de l'idéal et celui qui répond à la nôtre est tenu d'en faire autant. Il y a de part et d'autre comme une compétition dans le sens de ce qu'il y a de meilleur. Et n'est-ce pas là dans la sphère de nos plus chères affections ce qui leur confère leur cachet de beauté, de tristesse et aussi de grandeur morale ?
De beauté, car cette recherche constante de l'idéal les transfigure ; de tristesse, parce qu'il s'y joint une crainte secrète de les voir disparaître à nos yeux ; de grandeur morale, parce qu'elles nous poussent à rivaliser dans la conquête de ce qu'il y a de plus noble et de plus beau. Quel est le secret de votre vie, demandait quelqu'un à Charles Kingsley, et la réponse fut : « J'ai eu un ami vrai. » Il y a dans le sentiment de respect que nous éprouvons pour ce lien si précieux quelque chose qui rappelle de loin l'idée de culte. Bunsen disait sur son lit de mort, en voyant se pencher vers lui le visage de sa compagne : « J'ai vu sur ta figure l'éternité ». N'est-ce pas là ce que nous ressentons vis-à-vis des êtres qui nous sont les plus chers ? Ne sont-ils pas pour nous comme un objet de vénération secrète, comme notre conscience qui s'incarnerait en eux et nous inspirerait à chaque instant la crainte de mal faire ? Cette puissance invisible qui agit sur ceux que nous aimons par une mystérieuse attraction est bien dépeinte dans un des romans de Georges Eliot « Il y a, dit-elle, des personnes qui lorsqu'elles s'attachent à quelqu'un leur donnent l'impression d'avoir reçu une sorte de consécration et de baptême ; elles ont une telle foi dans ce qui est juste et pur qu'elles nous contraignent pour ainsi dire à nous y consacrer tout entier, et nous font voir dans chaque faute commise une sorte de sacrilège qui nous ôte la vision bénie de l'autel invisible dressé en l'honneur de la fidélité. »

En donnant au mot amitié cette signification si haute, nous ne rabaissons pas, mais élevons au contraire d'un degré les relations qui existent entre les parents et les enfants, les frères et les soeurs, le mari et sa femme, si nous affirmons qu'ils sont le meilleur ami les uns des autres. Entre les amitiés de passage et celles plus profondes qui proviennent de l'attraction des coeurs viennent se placer les affections de famille. Le père fait de son jeune garçon un fils en le traitant dès son enfance comme son ami ; ce qui unit une soeur à son frère, un frère à sa soeur, ce sont moins les liens du sang que les paroles, les actes, les témoignages d'amitié vraie qu'ils se donnent. Et dans le mariage lui-même, l'amour qui s'est manifesté au début doit mûrir, se transformer insensiblement en amitié étroite, permanente, intime. Les unions les plus heureuses sont celles qui à mesure que les années passent croissent en intensité et en profondeur.

Et quant à ceux qui n'ont jamais aimé ainsi ou n'ont jamais été aimés de cette manière (et ils sont nombreux), pour eux aussi il existe un moyen de sentir leurs coeurs s'épanouir, c'est d'aimer tout ce qui est digne d'affection ici-bas, de l'aimer en tout et partout. Tel est le grand but auquel doivent tendre nos amitiés particulières et aussi l'affection qu'un mari éprouve pour sa femme. On peut être demeuré étranger à cette relation si étroite, n'avoir jamais posé son pied sur le sentier où tant d'autres cheminent, et néanmoins gravir d'un bond le sommet où il aboutit.

Un ami vrai a tout un ministère à exercer à notre égard. Il est le rayon de soleil qui vient embellir nos joies et adoucir nos peines, le conseiller qui met un esprit de sagesse dans nos projets, celui qui nous aide à multiplier les occasions de nous rendre utiles et nous supplée en cas d'absence ; mais il est surtout le grand accusateur qui met nos erreurs, nos fautes sous nos yeux, nous fait rougir des bassesses dont nous nous sommes peut-être rendus coupables ; il est celui qui nous avertit et nous redresse ; il est cet idéal qui semble nous dire : Mon ami, monte plus haut, plus haut en marchant avec moi, afin que nous soyons du nombre de ceux qui s'aiment d'un amour véritable et à mesure qu'ils se rapprochent l'un de l'autre se rapprochent aussi de Dieu.

Et quand un ami comme celui-là, qu'il s'agisse d'un père, d'un mari, d'un frère, d'une mère, d'une épouse ou d'une soeur, ou simplement d'un être qui nous est cher, se rapproche encore davantage de Dieu en s'en allant auprès de lui, la mort se revêt de beauté, le monde invisible prend un cachet de réalité vivante, l'amour divin se révèle à notre âme comme il ne l'avait encore jamais fait. La pensée de celui qui nous a quitté est là qui plane sur toute chose, transforme tout en projetant sur le monde invisible un rayon de bienveillance et de bonté. 0 qui dira le prix de ces nobles amis qui en nous quittant nous ont légué un héritage de piété meilleure et plus avancée, une certitude plus complète de l'éternité qui est devant nous ! Nous ne pouvons comprendre quel trésor de bénédictions est renfermé dans une amitié vraie qu'après la mort de celui ou de celle qui en a été l'objet de notre part. Nous parlons des cercles de famille que la mort est venue briser, mais en réalité ils ne sont vraiment au complet que lorsque l'un ou l'autre de ceux qui en faisaient partie a été recueilli loin de notre vue dans l'éternel repos.

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