Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE JOUG DU TRAVAIL QUOTIDIEN

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I


Prenez deux hommes au hasard : il y en aura un sur deux qui se posera en victime du travail ; prenez deux femmes : il y en aura une sur deux qui gémira sur son esclavage. Tantôt on se lamente de ne pas faire ici-bas ce qui serait conforme à ses goûts, tantôt on réussit à trouver même dans ce qui vous plaît tant de choses sujettes à la critique que sur la route la plus unie on se sent secoué et cahoté. L'éducation de l'esprit s'accomplissant grâce au joug du travail journalier, tel est le sujet dont je désire entretenir mes lecteurs. Mais à cette seule idée plus d'un poussera les hauts cris.
Quoi, dira-t-on, cette roue de moulin que je dois tourner sans cesse en suant à grosses gouttes, ce grincement que je déteste si fort, cette tension continuelle des muscles qui m'a toujours paru si fastidieuse, tout cela aurait pour effet de cultiver mon esprit ? Tenir une maison ou des comptes, s'occuper des enfants, leur donner les premières leçons, peser du sucre et du sel à un comptoir de magasin, mais quel rapport peut-il y avoir entre ces choses là et une éducation de ce genre ? La culture de l'esprit suppose du loisir, une certaine élégance dans sa manière de vivre, des vacances prolongées, un carnet de poche sur lequel on puisse noter ses pensées au vol ; le labeur quotidien au contraire implique des limites étroites d'existence, une vie terre à terre, des journées sans une minute de relâche, une fièvre de chaque instant, des vêtements usés, des mains noircies, des maux de tête. Il n'y a pas de culture intellectuelle possible sans étude et tout ce que la besogne courante nous permet d'avoir, c'est un journal quotidien, une revue mensuelle et quelques livres dont on nous fait cadeau le jour de l'an.

Les choses que nous faisons et celles que nous savons ne sont pas soeurs jumelles et ne le seront jamais. Je soupire après des livres, mais les vêtements à raccommoder ont besoin de moi ! Les enfants sont gentils, mais ce serait si bon pourtant d'avoir deux heures de libre sans leur compagnie. Mon rêve serait d'aller et de venir au grand air et je suis cloué toute la journée à mon tabouret de travail ; j'aime la nature, et je suis condamné à vivre au milieu de la foule, j'aime les livres et il me faut faire des comptes ; j'ai du goût pour les arts et je dois corriger des devoirs ; j'aime les sciences et je suis forcé de mesurer du ruban ; je suis jeune, j'aime le mouvement et le travail quotidien me traîne comme une vieille patache, qui s'accroche à chaque tour de roue ; ou bien au contraire je ne suis plus jeune, mes cheveux commencent à grisonner autour de mon front, j'aimerais rester un peu tranquille et voilà que mon métier m'oblige à étendre mes deux bras fatigués sans que j'aie le temps de m'asseoir une seconde ; j'ai horreur du marchandage de la vente au rabais, de la concurrence acharnée, et donnerais volontiers le quart de mes projets pour avoir deux heures de congé chaque jour, ou du moins je voudrais, travaillant comme je le fais, gagner un peu plus que le pain de mes enfants.

Je n'ai pas choisi ma vocation ; j'y suis entré de force par suite d'une fantaisie personnelle ou d'une obligation de famille provenant peut-être de l'amour-propre paternel, d'un mariage conclu trop rapidement ou de telle autre circonstance fortuite. Oh ! si je pouvais recommencer ma vie ! Quoi que je fusse, je ne serais pas ce que je suis aujourd'hui.

N'est-ce pas ainsi que les choses se passent ? Je sais que ce tableau est exact. N'est-ce pas ainsi que le mécontentement fait silencieusement son chemin dans plus d'un coeur, sans qu'un seul mot trahisse au dehors l'existence de ce sentiment caché, sinon de loin en loin, un propos échappé dans l'intimité entre mari et femme, tel soir où l'on se sentait particulièrement fatigué par le travail.

Il y a souvent quelque chose de juste et de fondé dans ces plaintes. Et pourtant lorsque tout en murmurant ainsi, nous nous demandons si ce labeur quotidien qui nous est imposé ne peut pas avoir pour résultat de cultiver notre esprit, la vraie réponse à cette question est celle-ci : oui, certainement, il a pour effet de nous procurer les qualités nécessaires à la véritable existence, celles qui jouent un rôle essentiel dans toute vie d'homme digne de ce nom.

Et quand je parle de la vie, j'entends par là ce qu'il y a de primordial en nous, ce qui est à la base de toute beauté véritable, de toute vraie culture de l'esprit. Ce que j'ai en vue, c'est, par exemple, l'attention soutenue, l'esprit inventif, la promptitude du coup d'oeil, le tour de main et l'exécution rapide, la persévérance, le courage en face des difficultés, la bonne humeur en remplissant les tâches les plus pénibles, la possession de soi-même, le renoncement, la tempérance, Telles sont les qualités essentielles et nécessaires ; il suffit de prononcer ces mots pour qu'ils réveillent au dedans de nous de lointains échos. Dans notre jeune âge, notre mère avait une manière à elle de les faire résonner à nos oreilles, notre père les faisait vibrer encore plus fort et le dimanche le pasteur les lançait du haut de la chaire. Et c'était là aussi ce que notre premier patron avait en vue, quand il nous disait : « Vivement, mon garçon ! Reviens à l'heure, travaille dur. » Ce sont là les dispositions que nos mères s'efforçaient de nous inculquer, lorsque nous étions tout petits, et que les peuples ont fait entrer dans leurs maximes. Et c'est là ce qui prouve qu'elles ont bien ce caractère essentiel.

Lire, écrire, compter, c'est fort utile sans doute, mais ces choses fondamentales le sont bien plus encore, elles valent plus que le latin, le grec, l'anglais, l'allemand, la musique, l'histoire, la peinture réunies. Elles sont ce qui fait notre véritable dignité, tandis que les autres ne sont que d'une utilité inférieure ; en un mot, elles sont indispensables. C'est grâce à elles que nous devenons capables d'aller de l'avant, d'agir sans cesse, quelle que soit notre destinée, dans la pauvreté comme dans la richesse, à la campagne comme à la ville, dans une salle de bibliothèque comme dans un atelier. Ce sont les vertus qui donnent à notre personnalité de la solidité et de la consistance,

Or voici la question qui se pose : Comment pouvons-nous les acquérir, nous les incorporer ?

Les études universitaires nous confèrent bien des avantages, mais ces choses-là ne figurent jamais sur leurs programmes. Tous les livres savants que nous pourrions lire et par le moyen desquels se fait ce que nous appelons notre éducation, ne peuvent rien faire de plus que de nous fournir une occasion de nous procurer ces choses essentielles. Nous les acquérons comme les champs et les vallées ont acquis la grâce et le charme nous les font admirer.

D'où vient que le contour des rivières, des prairies, des coteaux, des lacs, de la mer constituent un beau paysage ? C'est qu'il y a eu là antérieurement des pressions successives et de fortes contractions du sol ; tout cela est le produit du déplacement des glaciers, de l'action des flots, du soleil et des tempêtes qui s'est fait sentir pendant des siècles accumulés. Voilà ce qui a arrondi les collines, creusé les vallées, et préparé la terre à devenir les vertes prairies d'aujourd'hui. Cette lente transformation a eu en elle-même peu de charme ; c'était le travail quotidien et obligé s'accomplissant sur toute la surface du globe, la nature procédant dès les temps les plus reculés à son oeuvre de contraction, et voici maintenant le résultat de ce travail souterrain, le paysage avec son gracieux sourire.

Or, ce qui est vrai de notre terre est vrai aussi de tout homme et de toute femme habitant sur notre sol. Notre père, notre mère, nos ancêtres ont fait beaucoup pour nous léguer ces qualités essentielles, mais ce qui les rive en quelque sorte à notre existence, en fait une partie intégrante de notre être et leur donne leur plein développement, c'est notre application journalière, la discipline à laquelle nous soumettons nos habitudes, en un mot, le joug de notre travail quotidien. C'est parce que nous sommes obligés de nous rendre, jour après jour, par la pluie ou le beau temps, que nous ayons mal aux dents ou à la tête, à un endroit désigné pour y remplir notre tâche ; c'est parce qu'il faut nous atteler à ce travail pendant huit ou dix heures consécutives, longtemps après le moment où il nous aurait été si doux de pouvoir nous reposer ; c'est parce que la leçon de notre élève doit être apprise à neuf heures et récitée sans un accroc, parce que les comptes du grand livre doivent se balancer à un centime près, parce que les marchandises doivent correspondre avec l'inventaire, parce qu'il faut conserver sa bonne humeur vis-à-vis des enfants, des pratiques, des voisins, non pas une fois, mais soixante-dix-sept fois sept fois, parce que notre péché mignon doit être surveillé aujourd'hui, demain et le jour d'après, en un mot, c'est parce que, quelle que soit la nature de notre travail, nous sommes forcés d'en suivre l'ornière, de soutenir notre attention, de vivre au milieu du bruit incessant et du va et vient qui est la conséquence de notre métier, que nous arrivons à acquérir ces bases de la vie morale, dont je viens de parler - l'attention, la promptitude d'action, l'habileté, la fermeté, la patience, le renoncement à ses aises et le reste.

Y a-t-il une seule de ces qualités dont je puisse me dispenser et qui puisse passer pour un article de luxe ? Aucune. Puis-je les acquérir autrement que par le moyen de ces jougs qui pèsent sur moi ? Non, c'est la seule manière d'y arriver. Y en a-t-il une seule dont je ne puisse entrer en possession en me soumettant à cette contrainte ? Non, aucune. Par conséquent au dessus des livres, de l'étude, de tous les avantages de ce qu'on est convenu d'appeler mon éducation, il y a un autre maître d'école bien supérieur à tous les autres, ce sont les nécessités quotidiennes de la vie courante.

Ma tâche journalière, quelle qu'elle soit, voilà ce qui fait mon éducation au vrai sens du mot. Toute autre culture de l'esprit n'est à côté de celle-là qu'un article de fantaisie. Quelle folie dès lors de m'en plaindre et de considérer ce travail quotidien comme un insupportable joug !

Un autre point important à noter, c'est que plus notre idéal est élevé, plus nous avons besoin de ces habitudes viriles et de ce caractère fortement trempé. Le balayeur des rues peut plus facilement se laisser aller à la fainéantise qu'un bon cordonnier ; faire de bonnes chaussures exige moins de force de volonté et d'énergie que de soigner un malade ou de faire des lois.

Voici un ouvrier qui passe des journées à fabriquer des têtes d'épingle ou à fendre des becs de plume, et voilà un écrivain occupé à faire passer à chaque instant des idées neuves et originales de son cerveau sur le papier qu'il a devant lui : lequel de ces deux travaux exige le plus d'empire sur soi-même, de méthode, d'habileté, de force de concentration ?

Vous qui soupirez après les livres, du loisir, de l'aisance, mettez-vous bien dans l'esprit que le bon usage des livres, ces outils de l'intelligence, exige un plus grand effort d'attention que l'emploi des outils proprement dits.

Pour bien utiliser des vacances, il faut plus de force de volonté que pour régler son temps pendant les journées de travail. Il faut plus de science, d'honnêteté, de justice pour administrer une fortune que pour supporter les désagréments salutaires d'une existence étroite, où l'on a tout juste de quoi vivre.

Vous imaginez-vous par hasard que les hommes célèbres échappent à ces contraintes du travail ? Les qualités générales de leur tempérament, le capital intellectuel qu'ils apportent avec eux en naissant, jouent sans doute un rôle important dans leur destinée, mais nous comprenons souvent bien mal le vrai caractère de leur génie. Écoutons ce qu'ils nous disent à cet égard.

« Le génie, c'est la patience, » a déclaré Isaac Newton.

« La patience est le grand secret d'un premier ministre, » affirme Pitt, premier ministre de l'Angleterre.

Qui a fait cet aveu significatif, à savoir que son imagination lui avait été moins utile au point de vue du succès que l'habitude d'une attention journalière, patiente, active, s'appliquant aux plus petits détails d'ennuis sans cesse renaissants ? C'est Charles Dickens.

Qui a écrit Ces Mots : Le secret des millionnaires, c'est l'honnêteté vulgaire ? C'est Vanderbilt ; et il ajoute que pour acquérir ce million il faut s'imposer les trois règles suivantes :

1° Ne jamais se servir de ce qui ne nous appartient pas ;
2° ne jamais acheter ce que nous ne pouvons payer ;
3° ne jamais vendre ce que nous n'avons pas acquis.

Comme tout cela est simple et pratique ! Comme il est aisé à ce compte-là de devenir un grand homme ! De l'ordre, de l'activité, de la patience, de l'honnêteté, ce que nous faisons, quand nous plaçons nos économies à la caisse d'épargne, lorsque nous remplissons bien nos devoirs d'écoliers, administrons notre ferme avec économie, tenons notre ménage avec soin et propreté. Il y a de bien grandes différences entre les hommes, mais elles proviennent moins de certains dons naturels dispensés aux uns et refusés à d'autres, que de la manière dont on sait utiliser ces forces vives et les mettre en activité. Ce qui importe ce n'est pas de savoir de quelle somme de talent je dispose, mais quel usage je ferai de celui qui est en ma possession ; ce n'est pas le degré de savoir auquel je suis parvenu, mais le parti que je tirerai de ce que je sais.

Pour être en état de remplir leur grande tâche, les adultes ont besoin d'une mesure plus grande des mêmes habitudes qui sont nécessaires aux enfants pour accomplir leurs petits devoirs. Goethe, Spencer, Agassiz, se sont trouvés pour l'exécution de leur oeuvre dans les mêmes conditions que vous et moi : l'application, le travail intense, la discipline de l'esprit. Si nous demandons à ces grands hommes leur secret, ils répondront tous qu'ils n'en avaient pas d'autre.

Et puisque c'est dans cette voie-là que nous trouvons les assises de notre véritable moi, puisque nous en avons d'autant plus besoin que nos visées sont plus hautes, ne concluerons-nous pas de ce qui précède, que le joug du travail quotidien est pour nous une véritable bénédiction.


II

Mais ici il y a lieu de faire une remarque importante. Parmi ceux qui sont soumis à cette discipline, il s'en trouve qui après avoir renoncé après coup à ce qu'ils appelaient leurs rêves de jeunesse, ont fini par être sinon satisfaits du moins résignés à faire le travail auquel ils se voient condamnés.

Oui la tâche est là devant nous, derrière nous ; elle nous étreint de tous les côtés à la fois, nous ne pouvons arranger les choses autrement ; nous l'avons acceptée. Mais alors même qu'il en est ainsi, il y a un rêve auquel nous n'avons point renoncé, c'est le succès dans ce travail qui nous enchaîne. Si nous ne pouvons atteindre au succès dans les choses qui sont de notre goût, nous pouvons du moins y prétendre dans celles qui ne sont pas pour nous plaire. Et qui sait si la réussite ne nous les fera peut-être pas aimer un jour ?

Or, ce genre de succès s'acquiert lui aussi à l'école du travail quotidien. En quoi consiste en effet ce labeur ? À faire une chose, à la poursuivre alors même qu'elle a cessé depuis longtemps de nous agréer, et c'est cette chose-là qui met en exercice les facultés que je possède, en fait jaillir les forces nécessaires à l'action et transforme ces énergies en succès.

« Je fais une chose » disait saint Paul en parlant de son ministère et de son apostolat.

Cette longue chaîne d'habitudes, l'attention, la méthode, la patience, la possession de soi-même, tout cela peut se résumer en un seul mot : la concentration de sa pensée et de sa volonté sur un objet donné.

On peut diviser l'humanité en deux catégories : ceux qui poursuivent « une chose » et ceux qui ne le font point, ceux dont la vie a un but et ceux qui n'en ont pas ; et il se trouve que tout le succès et la plus grande part de bonheur échoit à la première de ces deux classes d'hommes. L'existence d'un but est pour notre vie ce que l'épine dorsale est pour notre corps : si nous n'en avons point, notre vie n'a pas de consistance ; nous appartenons ici-bas à une espèce inférieure, celle des invertébrés.

La grande question qui se pose dans l'esprit de tout jeune homme est celle-ci : « Que serai-je ? » Son avenir lui parait obscur jusqu'au moment où il voit le chemin s'ouvrir devant lui. Quand à la jeune fille (je parle surtout de celle dont les parents sont riches), sa condition, si nous envisageons le but à donner à son existence, est véritablement tragique. Les convenances sociales, l'absence d'idéal élevé et d'éducation véritable la condamnent trop souvent à une vie de frivolité ; depuis l'âge de douze ans elle mène une misérable existence, et à trente ans commence à s'en apercevoir. Alors que les jeunes gens avec lesquels elles jouaient pendant leur enfance ont trouvé des emplois, se sont créés des intérieurs, ont gagné de l'argent, acquis de la force de caractère et éprouvent le sentiment de bien-être que procure une existence qui a atteint son but, que de jeunes filles qui ne savent pas ce qu'elles sont, et dont la vie n'a aucune signification quelconque sur la terre ? Qu'elles viennent à disparaître, ce monde n'y perdra rien ; il n'y a pas une niche qui soit vide. pas une force qui reste sans emploi, seules ces vies sont sans utilité, sans raison d'être ici-bas.

Commençons donc par nous demander ce que notre vie signifie ? Qui suis-je ? Quel est le but que je poursuis ? Quel rang m'est assigné dans l'échelle des forces qui agissent dans le monde. On voit près des champs de bataille des rangées de croix abritant les corps de soldats inconnus qui ont rempli leur tâche et dont la vie a eu un sens, puisqu'on dit en parlant d'eux : Ils sont morts à la guerre. Mais il n'en est pas ainsi de ces hommes et de ces femmes dont la vie est sans but ; on connaît leur apparence extérieure, leur visage correspond à tel ou tel nom, mais leur être caché et intérieur est insaisissable et l'on pourrait y graver cet épigraphe : Ci-gît une âme inconnue.

Ainsi, nous devons le reconnaître, le joug du travail quotidien, ardu, opiniâtre n'est pas seulement, comme nous l'avons dit plus haut, notre éducateur, mais quelque chose de plus encore : l'ange dispensateur de nos succès. Oui, c'est dans la protection de ce bon ange que se trouve le secret de tous les succès qui viennent réjouir ici-bas nos coeurs.

Voyez les chefs de métier, les hommes sur le travail desquels on peut compter, les patrons qui ont commencé par être de petits employés et ont fini par devenir de grands entrepreneurs, ils ont peiné en n'ayant qu'un seul et unique but devant les yeux.

Voyez encore les savants : aujourd'hui plus que jamais, s'ils veulent travailler à faire progresser la science, à acquérir du renom, ils doivent se vouer à une branche donnée, devenir des spécialistes. Tel est le secret de tous les grands inventeurs. « Je fais une chose. »

C'est aussi le cas pour les Réformateurs. Nous nous les représentons volontiers comme des hommes austères, ne regardant que d'un seul côté, ne voyant qu'une seule chose, ne la perdant jamais de vue ; c'est ainsi qu'ils sont arrivés à remuer les masses, à secouer le peuple endormi. Celui qui ne sait pas se remuer est bien à plaindre; tout homme bien avisé doit s'imposer à lui-même une règle, s'astreindre à une tâche, lorsque par le fait qu'il a eu des parents riches ou par suite de tout autre circonstance, il n'a pas eu le stimulant que donnent les nécessités quotidiennes de l'existence, J'ai connu un de ces oisifs qui, né avec une fortune princière, avait reçu la meilleure éducation, avait fait un heureux mariage et voyait grandir ses enfants autour de lui ; il possédait toute la somme de joie que la santé, l'argent, le loisir, le goût le plus raffiné puissent donner à un homme.

Une de ses connaissances, travailleur infatigable, vint un jour passer auprès de lui, dans sa maison de campagne, environnée d'un parc magnifique, un des rares moments de loisir dont il pouvait disposer. Ce fut pour celui des deux qui avait bien gagné ce repos une journée délicieuse dont il jouit de toute la force de son être ; avant de partir il dit à son hôte : « En vous voyant aujourd'hui j'ai fait cette réflexion que si jamais j'ai rencontré un homme possédant l'objet de tous ses désirs, ce doit être vous ; n'êtes-vous pas parfaitement heureux ?

Heureux ! répondit le riche propriétaire, hélas, non; j'ai commis une grave erreur, quand j'étais jeune ; j'en récolte aujourd'hui les fruits amers ! Je me suis lancé dans l'existence sans avoir un but devant moi, une ambition au coeur. Je me suis dit : J'ai en ma possession toutes les choses pour lesquelles je vois les autres se donner tant de peine ; à quoi bon me jeter avec eux dans la mêlée. Je ne connaissais pas alors la malédiction qui repose sur ceux qui n'ont jamais connu la lutte et l'effort. J'aurais dû créer pour moi-même une entreprise quelconque qui m'obligeât à travailler et à poursuivre un but déterminé. En faisant cela j'aurais pu être heureux !
L'autre reprit : Venez passer un mois dans mon usine. Je vous donnerai de la besogne plus qu'à tous mes associés. Venez voir ce qui a été fait là-bas pour le bien-être des ouvriers et de leurs familles ; vous m'aiderez. Et la réponse fut :

Il est trop tard, la force d'agir, je ne l'ai plus à cette heure ; les habitudes sont devenues des chaînes. Vous, vous pouvez travailler et faire du bien autour de vous, mais quant à moi, je ne trouve rien dans toutes ces années de ma vie dépensées en pure perte dont je puisse me souvenir, je ne dis pas avec fierté, mais même avec satisfaction. J'ai gaspillé mon existence ! » Et cette vie perdue, il ne pouvait pas la recommencer.


III

Tout cela est bien austère direz-vous ! Mais heureusement il me reste quelque chose de plus agréable à vous dire encore. Si les contraintes de la vie journalière sont indispensables pour faire notre éducation, nous procurer le succès, elles nous fournissent aussi l'occasion de devenir des artistes et n'y a-t-il pas dans cette seule pensée quelque chose de réconfortant ?

Des artistes, ai-je dit, et non des artisans, car ces deux mots désignent des choses très différentes ; l'artiste est celui qui s'efforce de perfectionner son oeuvre, tandis que l'artisan ne cherche qu'à en venir à bout. L'artiste, lui aussi sans doute, désire l'achever, mais en l'envisageant comme une tâche que Dieu lui a donnée à remplir.

Ce n'est pas l'étendue de l'oeuvre que nous poursuivons, mais la manière dont nous l'accomplissons qui nous confère le brevet d'artiste. Je me désole en voyant la distance qui sépare pour moi l'idéal de la réalité, mais il y a une chose que je puis faire, c'est d'idéaliser cette réalité. De quelle manière ? En essayant de m'acquitter des devoirs de ma tâche aussi parfaitement que possible. Si je ne suis qu'une goutte de pluie dans une averse, je serai du moins une goutte parfaite ; si je ne suis qu'une feuille sur une plante, je ferai en sorte d'être une feuille parfaite. Cette « chose que je fais, » au lieu de me plaindre de son peu de valeur, je la rendrai belle en lui faisant produire tout ce dont elle est capable.

Interrogeons sur ce point un grand artiste, Michel-Ange : « Il n'y a rien, a-t-il dit, qui ait pour effet de rendre l'âme plus pure, plus religieuse, que l'effort qu'elle fait pour produire un chef-d'oeuvre, car Dieu est parfait, et quiconque tend à la perfection se propose une chose divine. » La vraie peinture est un reflet de la perfection qui est en Dieu, un trait du crayon avec lequel il dessine. Une belle mélodie est un élan de l'âme vers l'harmonie parfaite. Tous les maîtres de l'art, en peinture ou en musique, si on les interrogeait, seraient d'accord sur ce point avec Michel-Ange ; or ce qui est vrai dans de grandes proportions, quand il s'agit des hommes célèbres, l'est aussi pour tous les objets que nous poursuivons dans quelque sphère que ce soit. S'il est vrai que la grande peinture soit un reflet des perfections divines, on peut le dire tout aussi bien de l'art de fabriquer des chaussures, d'un savetier que d'un peintre de génie. Je demandais un jour à un savetier, combien de temps il lui faudrait pour devenir un bon cordonnier. Six ans, répondit-il, et encore il me faudrait pour cela voyager au loin. Ce savetier avait un tempérament d'artiste.

Je racontais l'anecdote à un de mes amis qui posa à son savetier la même question : « Combien de temps faut-il pour devenir un bon cordonnier, et la réponse fut : « la vie entière. » C'était un artiste aussi que ce grand fabricant de marteaux qui se vantait d'en avoir fabriqué pendant trente-huit ans. « S'il en est ainsi, lui dit quelqu'un, vous devez à l'heure qu'il est être en état d'en faire un bien conditionné., » « Non, répondit l'industriel, je n'ai jamais fait un bon marteau, je fais le meilleur qui se puisse trouver dans la contrée. » C'était un artiste aussi et un éducateur d'artistes que ce grand constructeur de chemins de fer placé à la tête d'une armée de sept mille ouvriers, à qui on demandait un jour quel était le secret de l'extraordinaire extension de cette branche d'industrie : « Je n'ai, dit-il, aucun secret particulier, je me suis toujours efforcé de fabriquer des rails supérieurs à ceux de ma dernière fourniture, C'est là tout mon secret, et je ne crains pas qu'on me le vole. » C'était un artiste que ce relieur parisien à qui on demandait combien de temps il lui faudrait pour relier une édition de Corneille d'un très grand prix et qui s'écria ; « 0 Monsieur, il faut me le laisser au moins pendant une année, un pareil livre mérite tous mes soins. »

On peut voir dans une des galeries du musée du Louvre une toile de Murillo représentant l'intérieur d'une cuisine de couvent ; les personnages qui y sont peints ne sont pas des hommes en costume de l'époque mais de beaux anges aux brillantes ailes. L'un d'entre eux met une bouillotte sur le feu ; un autre soulève un sceau d'eau avec une grâce toute divine, un troisième décroche des assiettes pour les poser sur la table, et si je m'en souviens, il y a un petit chérubin qui court ici et là pour prêter son aide. J'ignore à quelle légende monastique ce tableau fait allusion, mais ce qui est certain, c'est que l'activité, l'empressement joyeux et le soin extrême que ces personnages apportent à leur travail vous font oublier si complètement ces objets vulgaires qui s'appellent un fourneau et des assiettes, que l'on ne songe plus qu'à ces figures d'anges et que les travaux de la cuisine nous apparaissent comme ce qu'il y a au monde de plus naturel et de plus beau - à condition, cela va sans dire, qu'ils soient confiés à des mains d'anges.

C'est cette empreinte angélique et divine qui transfigure les actes les plus ordinaires de la vie. Celui qui vise à la perfection, alors même qu'il s'agit d'une bagatelle, s'efforce de donner à cette bagatelle un cachet de sainteté. Quiconque fait cet effort a autour de son front une lumineuse auréole, et elle se pose aussi bien sur la tête des paysans que sur celle des rois. Cette aspiration continuelle vers la perfection n'est-elle pas une manière de mettre la religion en pratique ? Si nous invoquons le nom de Dieu, Dieu n'agit-il pas au dedans de nous ? Et dès lors il n'est pas nécessaire d'être quelque chose de grand et d'apparent pour jouir de cette présence divine. Le plus petit étang qui se trouve sur le bord de la route reçoit son eau du ciel ; les reflets du soleil et les étoiles peuvent s'y mirer aussi bien que dans l'océan immense. Et de même l'homme, la femme de la condition la plus modeste peuvent vivre magnifiquement et royalement. C'est là une glorieuse vérité que vous et moi qui n'avons pas ici-bas de haute sphère d'influence extérieure, nous avons besoin d'entendre répéter sans cesse. Sans mon modeste travail bien exécuté il manquerait quelque chose à l'harmonie universelle. Et quoi donc ? Sera-t-il vrai qu'en songeant à la petitesse de notre tâche nous restions les mains inertes et le coeur découragé ? Est-ce trop peu à nos yeux que d'en faire une oeuvre parfaite ? Pourriez-vous, si vous étiez le maître, confier aux mains d'un tel homme un plus grand trésor ? Il n'y a personne, pour si humble que soit sa position ici-bas, qui ne puisse faire de sa vie quelque chose de grand par de hautes aspirations - il n'y a pas un enfant impotent qui ne puisse de son lit se rendre utile dans le monde d'une manière ou d'une autre. Une des vérités élémentaires de l'Évangile, c'est que le royaume des cieux est tout près de nous, à la place même que nous occupons. Il est aussi près de nous que notre travail, car la porte du ciel se trouve dans l'effort que nous faisons pour l'accomplir d'une manière parfaite.

Mais revenons à notre point de départ. Est-ce que cette recherche de la perfection dans les petites choses de la vie aura vraiment pour effet de cultiver notre esprit ? Essayez de considérer de près les différentes phases de cette opération intérieure ? N'avez-vous jamais rencontré sur votre route des hommes et des femmes d'humble apparence lisant peu, ne sachant pas grand'chose et n'en exerçant pas moins, par la distinction de leur personne, une véritable fascination ? Observez-les attentivement et vous découvrirez bientôt que ce sont des gens qui ont mis tant d'intelligence, d'honnêteté, d'efforts consciencieux dans leur travail de chaque jour, qu'il s'agisse de chambres à balayer, de planches à raboter ou de cloisons à peindre, qui ont fait pénétrer leur idéal avec tant de persévérance et d'amour dans cette tâche si ordinaire, que ces qualités ont fini par s'infiltrer non seulement dans l'oeuvre qu'ils font, mais aussi dans tout leur être, et c'est ce qui explique que sous une écorce rugueuse on trouve des fibres si délicates. Bien qu'ils n'aient pas reçu d'éducation, ils ont le talent de découvrir au premier coup-d'oeil ce qui est faux et artificiel ; sans avoir fréquenté les salons, ils ont des manières polies et gracieuses ; sans avoir jamais pris de leçons de chant ils chantent gentiment et juste ; sans avoir étudié les questions d'art, ils recherchent la beauté et l'élégance dans les choses qui sont de leur ressort et sont des artistes dans la spécialité qu'ils cultivent. Et ce sont des gens de bonne compagnie, tout simplement parce que n'ayant pu réaliser leur idéal rêvé, ils ont su idéaliser les réalités de leur vie et dégager des profondeurs de leur être la vraie culture de l'esprit.

Lisez les béatitudes de l'Évangile. Chacune d'elle implique une chose qu'il n'est pas aisé d'être ou de faire. Est-ce chose facile que d'être débonnaire, d'avoir le coeur pur, d'être affamé et altéré de justice ? Non certes ! Ainsi en est-il de la nouvelle béatitude, que je propose aujourd'hui à mes lecteurs, car la difficulté qu'il y a à s'y conformer fait qu'elle s'harmonise bien avec les autres : béni soit le joug du travail quotidien, seul secret de toute culture véritable !


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