Prenez deux hommes au hasard : il y en aura
un sur deux qui se posera en victime du
travail ; prenez deux femmes : il y en
aura une sur deux qui gémira sur son
esclavage. Tantôt on se lamente de ne pas
faire ici-bas ce qui serait conforme à ses
goûts, tantôt on réussit
à trouver même dans ce qui vous
plaît tant de choses sujettes à la
critique que sur la route la plus unie on se sent
secoué et cahoté. L'éducation
de l'esprit s'accomplissant grâce au joug du
travail journalier, tel est le sujet dont je
désire entretenir mes lecteurs. Mais
à cette seule idée plus d'un poussera
les hauts cris.
Quoi, dira-t-on, cette roue de moulin
que je dois tourner sans cesse en
suant à grosses gouttes, ce grincement que
je déteste si fort, cette tension
continuelle des muscles qui m'a toujours paru si
fastidieuse, tout cela aurait pour effet de
cultiver mon esprit ? Tenir une maison ou des
comptes, s'occuper des enfants, leur donner les
premières leçons, peser du sucre et
du sel à un comptoir de magasin, mais quel
rapport peut-il y avoir entre ces choses là
et une éducation de ce genre ? La
culture de l'esprit suppose du loisir, une certaine
élégance dans sa manière de
vivre, des vacances prolongées, un carnet de
poche sur lequel on puisse noter ses pensées
au vol ; le labeur quotidien au contraire
implique des limites étroites d'existence,
une vie terre à terre, des journées
sans une minute de relâche, une fièvre
de chaque instant, des vêtements usés,
des mains noircies, des maux de tête. Il n'y
a pas de culture intellectuelle possible sans
étude et tout ce que la besogne courante
nous permet d'avoir, c'est un journal quotidien,
une revue mensuelle et quelques livres dont on nous
fait cadeau le jour de l'an.
Les choses que nous faisons et celles
que nous savons ne sont pas soeurs jumelles et ne
le seront jamais. Je soupire après des
livres, mais les vêtements à
raccommoder ont besoin de moi ! Les enfants
sont gentils, mais ce serait si bon pourtant
d'avoir deux heures de libre sans leur compagnie.
Mon rêve serait d'aller et
de venir au grand air et je suis cloué toute
la journée à mon tabouret de
travail ; j'aime la nature, et je suis
condamné à vivre au milieu de la
foule, j'aime les livres et il me faut faire des
comptes ; j'ai du goût pour les arts et
je dois corriger des devoirs ; j'aime les
sciences et je suis forcé de mesurer du
ruban ; je suis jeune, j'aime le mouvement et
le travail quotidien me traîne comme une
vieille patache, qui s'accroche à chaque
tour de roue ; ou bien au contraire je ne suis
plus jeune, mes cheveux commencent à
grisonner autour de mon front, j'aimerais rester un
peu tranquille et voilà que mon
métier m'oblige à étendre mes
deux bras fatigués sans que j'aie le temps
de m'asseoir une seconde ; j'ai horreur du
marchandage de la vente au rabais, de la
concurrence acharnée, et donnerais
volontiers le quart de mes projets pour avoir deux
heures de congé chaque jour, ou du moins je
voudrais, travaillant comme je le fais, gagner un
peu plus que le pain de mes enfants.
Je n'ai pas choisi ma vocation ;
j'y suis entré de force par suite d'une
fantaisie personnelle ou d'une obligation de
famille provenant peut-être de l'amour-propre
paternel, d'un mariage conclu trop rapidement ou de
telle autre circonstance fortuite. Oh ! si je
pouvais recommencer ma vie ! Quoi que je
fusse, je ne serais pas ce que je suis aujourd'hui.
N'est-ce pas ainsi que les choses se
passent ? Je sais que ce tableau est exact.
N'est-ce pas ainsi que le mécontentement
fait silencieusement son chemin dans plus d'un
coeur, sans qu'un seul mot trahisse au dehors
l'existence de ce sentiment caché, sinon de
loin en loin, un propos échappé dans
l'intimité entre mari et femme, tel soir
où l'on se sentait particulièrement
fatigué par le travail.
Il y a souvent quelque chose de juste et
de fondé dans ces plaintes. Et pourtant
lorsque tout en murmurant ainsi, nous nous
demandons si ce labeur quotidien qui nous est
imposé ne peut pas avoir pour
résultat de cultiver notre esprit, la vraie
réponse à cette question est
celle-ci : oui, certainement, il a pour effet
de nous procurer les qualités
nécessaires à la véritable
existence, celles qui jouent un rôle
essentiel dans toute vie d'homme digne de ce
nom.
Et quand je parle de la vie, j'entends
par là ce qu'il y a de primordial en nous,
ce qui est à la base de toute beauté
véritable, de toute vraie culture de
l'esprit. Ce que j'ai en vue, c'est, par exemple,
l'attention soutenue, l'esprit inventif, la
promptitude du coup d'oeil, le tour de main et
l'exécution rapide, la
persévérance, le courage en face des
difficultés, la bonne humeur en remplissant
les tâches les plus pénibles, la
possession de soi-même, le renoncement, la
tempérance, Telles sont les qualités essentielles et
nécessaires ; il suffit de prononcer
ces mots pour qu'ils réveillent au dedans de
nous de lointains échos. Dans notre jeune
âge, notre mère avait une
manière à elle de les faire
résonner à nos oreilles, notre
père les faisait vibrer encore plus fort et
le dimanche le pasteur les lançait du haut
de la chaire. Et c'était là aussi ce
que notre premier patron avait en vue, quand il
nous disait : « Vivement, mon
garçon ! Reviens à l'heure,
travaille dur. » Ce sont là les
dispositions que nos mères
s'efforçaient de nous inculquer, lorsque
nous étions tout petits, et que les peuples
ont fait entrer dans leurs maximes. Et c'est
là ce qui prouve qu'elles ont bien ce
caractère essentiel.
Lire, écrire, compter, c'est fort
utile sans doute, mais ces choses fondamentales le
sont bien plus encore, elles valent plus que le
latin, le grec, l'anglais, l'allemand, la musique,
l'histoire, la peinture réunies. Elles sont
ce qui fait notre véritable dignité,
tandis que les autres ne sont que d'une
utilité inférieure ; en un mot,
elles sont indispensables. C'est grâce
à elles que nous devenons capables d'aller
de l'avant, d'agir sans cesse, quelle que soit
notre destinée, dans la pauvreté
comme dans la richesse, à la campagne comme
à la ville, dans une salle de
bibliothèque comme dans un atelier. Ce sont
les vertus qui donnent à notre
personnalité de la solidité et de la
consistance,
Or voici la question qui se
pose :
Comment pouvons-nous les acquérir, nous les
incorporer ?
Les études universitaires nous
confèrent bien des avantages, mais ces
choses-là ne figurent jamais sur leurs
programmes. Tous les livres savants que nous
pourrions lire et par le moyen desquels se fait ce
que nous appelons notre éducation, ne
peuvent rien faire de plus que de nous fournir une
occasion de nous procurer ces choses essentielles.
Nous les acquérons comme les champs et les
vallées ont acquis la grâce et le
charme nous les font admirer.
D'où vient que le contour des
rivières, des prairies, des coteaux, des
lacs, de la mer constituent un beau paysage ?
C'est qu'il y a eu là antérieurement
des pressions successives et de fortes contractions
du sol ; tout cela est le produit du
déplacement des glaciers, de l'action des
flots, du soleil et des tempêtes qui s'est
fait sentir pendant des siècles
accumulés. Voilà ce qui a arrondi les
collines, creusé les vallées, et
préparé la terre à devenir les
vertes prairies d'aujourd'hui. Cette lente
transformation a eu en elle-même peu de
charme ; c'était le travail quotidien
et obligé s'accomplissant sur toute la
surface du globe, la nature procédant
dès les temps les plus reculés
à son oeuvre de contraction, et voici
maintenant le résultat de ce travail
souterrain, le paysage avec son gracieux sourire.
Or, ce qui est vrai de notre terre est
vrai aussi de tout homme et de toute femme habitant
sur notre sol. Notre père, notre
mère, nos ancêtres ont fait beaucoup
pour nous léguer ces qualités
essentielles, mais ce qui les rive en quelque sorte
à notre existence, en fait une partie
intégrante de notre être et leur donne
leur plein développement, c'est notre
application journalière, la discipline
à laquelle nous soumettons nos habitudes, en
un mot, le joug de notre travail quotidien. C'est
parce que nous sommes obligés de nous
rendre, jour après jour, par la pluie ou le
beau temps, que nous ayons mal aux dents ou
à la tête, à un endroit
désigné pour y remplir notre
tâche ; c'est parce qu'il faut nous
atteler à ce travail pendant huit ou dix
heures consécutives, longtemps après
le moment où il nous aurait
été si doux de pouvoir nous
reposer ; c'est parce que la leçon de
notre élève doit être apprise
à neuf heures et récitée sans
un accroc, parce que les comptes du grand livre
doivent se balancer à un centime
près, parce que les marchandises doivent
correspondre avec l'inventaire, parce qu'il faut
conserver sa bonne humeur vis-à-vis des
enfants, des pratiques, des voisins, non pas une
fois, mais soixante-dix-sept fois sept fois, parce
que notre péché mignon doit
être surveillé aujourd'hui, demain et
le jour d'après, en un mot, c'est parce que,
quelle que soit la nature de notre travail, nous
sommes forcés
d'en suivre l'ornière, de soutenir notre
attention, de vivre au milieu du bruit incessant et
du va et vient qui est la conséquence de
notre métier, que nous arrivons à
acquérir ces bases de la vie morale, dont je
viens de parler - l'attention, la promptitude
d'action, l'habileté, la fermeté, la
patience, le renoncement à ses aises et le
reste.
Y a-t-il une seule de ces
qualités dont je puisse me dispenser et qui
puisse passer pour un article de luxe ?
Aucune. Puis-je les acquérir autrement que
par le moyen de ces jougs qui pèsent sur
moi ? Non, c'est la seule manière d'y
arriver. Y en a-t-il une seule dont je ne puisse
entrer en possession en me soumettant à
cette contrainte ? Non, aucune. Par
conséquent au dessus des livres, de
l'étude, de tous les avantages de ce qu'on
est convenu d'appeler mon éducation, il y a
un autre maître d'école bien
supérieur à tous les autres, ce sont
les nécessités quotidiennes de la vie
courante.
Ma tâche journalière,
quelle qu'elle soit, voilà ce qui fait mon
éducation au vrai sens du mot. Toute autre
culture de l'esprit n'est à
côté de celle-là qu'un article
de fantaisie. Quelle folie dès lors de m'en
plaindre et de considérer ce travail
quotidien comme un insupportable joug !
Un autre point important à noter,
c'est que plus notre idéal est
élevé, plus nous avons besoin de ces
habitudes viriles et de ce caractère fortement
trempé. Le balayeur des rues peut plus
facilement se laisser aller à la
fainéantise qu'un bon cordonnier ;
faire de bonnes chaussures exige moins de force de
volonté et d'énergie que de soigner
un malade ou de faire des lois.
Voici un ouvrier qui passe des
journées à fabriquer des têtes
d'épingle ou à fendre des becs de
plume, et voilà un écrivain
occupé à faire passer à chaque
instant des idées neuves et originales de
son cerveau sur le papier qu'il a devant lui :
lequel de ces deux travaux exige le plus d'empire
sur soi-même, de méthode,
d'habileté, de force de concentration ?
Vous qui soupirez après les
livres, du loisir, de l'aisance, mettez-vous bien
dans l'esprit que le bon usage des livres, ces
outils de l'intelligence, exige un plus grand
effort d'attention que l'emploi des outils
proprement dits.
Pour bien utiliser des vacances, il faut
plus de force de volonté que pour
régler son temps pendant les journées
de travail. Il faut plus de science,
d'honnêteté, de justice pour
administrer une fortune que pour supporter les
désagréments salutaires d'une
existence étroite, où l'on a tout
juste de quoi vivre.
Vous imaginez-vous par hasard que les
hommes célèbres échappent
à ces contraintes du travail ? Les
qualités générales de leur
tempérament, le capital intellectuel qu'ils
apportent avec eux en naissant, jouent sans doute
un rôle important dans leur
destinée, mais nous comprenons souvent bien
mal le vrai caractère de leur génie.
Écoutons ce qu'ils nous disent à cet
égard.
« Le génie, c'est la
patience, » a déclaré Isaac
Newton.
« La patience est le grand
secret d'un premier ministre, » affirme
Pitt, premier ministre de l'Angleterre.
Qui a fait cet aveu significatif,
à savoir que son imagination lui avait
été moins utile au point de vue du
succès que l'habitude d'une attention
journalière, patiente, active, s'appliquant
aux plus petits détails d'ennuis sans cesse
renaissants ? C'est Charles Dickens.
Qui a écrit Ces Mots : Le
secret des millionnaires, c'est
l'honnêteté vulgaire ? C'est
Vanderbilt ; et il ajoute que pour
acquérir ce million il faut s'imposer les
trois règles suivantes :
1° Ne jamais se servir de ce qui ne
nous appartient pas ;
2° ne jamais acheter ce que nous ne
pouvons payer ;
3° ne jamais vendre ce que nous
n'avons pas acquis.
Comme tout cela est simple et
pratique ! Comme il est aisé à
ce compte-là de devenir un grand
homme ! De l'ordre, de l'activité, de
la patience, de l'honnêteté, ce que
nous faisons, quand nous plaçons nos
économies à la caisse
d'épargne, lorsque nous remplissons bien nos
devoirs d'écoliers, administrons notre ferme
avec économie, tenons notre ménage
avec soin et propreté. Il y a de bien
grandes différences entre les hommes, mais
elles proviennent moins de certains dons naturels
dispensés aux uns
et refusés à d'autres, que de la
manière dont on sait utiliser ces forces
vives et les mettre en activité. Ce qui
importe ce n'est pas de savoir de quelle somme de
talent je dispose, mais quel usage je ferai de
celui qui est en ma possession ; ce n'est pas
le degré de savoir auquel je suis parvenu,
mais le parti que je tirerai de ce que je sais.
Pour être en état de
remplir leur grande tâche, les adultes ont
besoin d'une mesure plus grande des mêmes
habitudes qui sont nécessaires aux enfants
pour accomplir leurs petits devoirs. Goethe,
Spencer, Agassiz, se sont trouvés pour
l'exécution de leur oeuvre dans les
mêmes conditions que vous et moi :
l'application, le travail intense, la discipline de
l'esprit. Si nous demandons à ces grands
hommes leur secret, ils répondront tous
qu'ils n'en avaient pas d'autre.
Et puisque c'est dans cette
voie-là que nous trouvons les assises de
notre véritable moi, puisque nous en avons
d'autant plus besoin que nos visées sont
plus hautes, ne concluerons-nous pas de ce qui
précède, que le joug du travail
quotidien est pour nous une véritable
bénédiction.
Mais ici il y a lieu de faire une remarque
importante. Parmi ceux qui sont soumis à
cette discipline, il s'en trouve qui après
avoir renoncé après coup à ce
qu'ils appelaient leurs rêves de jeunesse,
ont fini par être sinon satisfaits du moins
résignés à faire le travail
auquel ils se voient condamnés.
Oui la tâche est là devant
nous, derrière nous ; elle nous
étreint de tous les côtés
à la fois, nous ne pouvons arranger les
choses autrement ; nous l'avons
acceptée. Mais alors même qu'il en est
ainsi, il y a un rêve auquel nous n'avons
point renoncé, c'est le succès dans
ce travail qui nous enchaîne. Si nous ne
pouvons atteindre au succès dans les choses
qui sont de notre goût, nous pouvons du moins
y prétendre dans celles qui ne sont pas pour
nous plaire. Et qui sait si la réussite ne
nous les fera peut-être pas aimer un
jour ?
Or, ce genre de succès s'acquiert
lui aussi à l'école du travail
quotidien. En quoi consiste en effet ce
labeur ? À faire une chose, à la
poursuivre alors même qu'elle a cessé
depuis longtemps de nous agréer, et c'est
cette chose-là qui met en exercice les
facultés que je possède, en fait
jaillir les forces nécessaires à
l'action et transforme ces énergies en
succès.
« Je fais une
chose » disait saint Paul en parlant de
son ministère et de son apostolat.
Cette longue chaîne d'habitudes,
l'attention, la méthode, la patience, la
possession de soi-même, tout cela peut se
résumer en un seul mot : la
concentration de sa pensée et de sa
volonté sur un objet donné.
On peut diviser l'humanité en
deux catégories : ceux qui poursuivent
« une chose » et ceux qui ne le
font point, ceux dont la vie a un but et ceux qui
n'en ont pas ; et il se trouve que tout le
succès et la plus grande part de bonheur
échoit à la première de ces
deux classes d'hommes. L'existence d'un but est
pour notre vie ce que l'épine dorsale est
pour notre corps : si nous n'en avons point,
notre vie n'a pas de consistance ; nous
appartenons ici-bas à une espèce
inférieure, celle des
invertébrés.
La grande question qui se pose dans
l'esprit de tout jeune homme est celle-ci :
« Que serai-je ? » Son
avenir lui parait obscur jusqu'au moment où
il voit le chemin s'ouvrir devant lui. Quand
à la jeune fille (je parle surtout de celle
dont les parents sont riches), sa condition, si
nous envisageons le but à donner à
son existence, est véritablement tragique.
Les convenances sociales, l'absence d'idéal
élevé et d'éducation
véritable la condamnent trop souvent
à une vie de frivolité ; depuis
l'âge de douze ans elle mène une
misérable existence, et à trente ans
commence à s'en apercevoir. Alors que les
jeunes
gens avec lesquels elles jouaient pendant leur
enfance ont trouvé des emplois, se sont
créés des intérieurs, ont
gagné de l'argent, acquis de la force de
caractère et éprouvent le sentiment
de bien-être que procure une existence qui a
atteint son but, que de jeunes filles qui ne savent
pas ce qu'elles sont, et dont la vie n'a aucune
signification quelconque sur la terre ?
Qu'elles viennent à disparaître, ce
monde n'y perdra rien ; il n'y a pas une niche
qui soit vide. pas une force qui reste sans emploi,
seules ces vies sont sans utilité, sans
raison d'être ici-bas.
Commençons donc par nous demander
ce que notre vie signifie ? Qui suis-je ?
Quel est le but que je poursuis ? Quel rang
m'est assigné dans l'échelle des
forces qui agissent dans le monde. On voit
près des champs de bataille des
rangées de croix abritant les corps de
soldats inconnus qui ont rempli leur tâche et
dont la vie a eu un sens, puisqu'on dit en parlant
d'eux : Ils sont morts à la guerre.
Mais il n'en est pas ainsi de ces hommes et de ces
femmes dont la vie est sans but ; on
connaît leur apparence extérieure,
leur visage correspond à tel ou tel nom,
mais leur être caché et
intérieur est insaisissable et l'on pourrait
y graver cet épigraphe : Ci-gît
une âme inconnue.
Ainsi, nous devons le reconnaître,
le joug du travail quotidien, ardu, opiniâtre
n'est pas seulement, comme nous
l'avons dit plus haut, notre éducateur, mais
quelque chose de plus encore : l'ange
dispensateur de nos succès. Oui, c'est dans
la protection de ce bon ange que se trouve le
secret de tous les succès qui viennent
réjouir ici-bas nos coeurs.
Voyez les chefs de métier, les
hommes sur le travail desquels on peut compter, les
patrons qui ont commencé par être de
petits employés et ont fini par devenir de
grands entrepreneurs, ils ont peiné en
n'ayant qu'un seul et unique but devant les yeux.
Voyez encore les savants :
aujourd'hui plus que jamais, s'ils veulent
travailler à faire progresser la science,
à acquérir du renom, ils doivent se
vouer à une branche donnée, devenir
des spécialistes. Tel est le secret de tous
les grands inventeurs. « Je fais une
chose. »
C'est aussi le cas pour les
Réformateurs. Nous nous les
représentons volontiers comme des hommes
austères, ne regardant que d'un seul
côté, ne voyant qu'une seule chose, ne
la perdant jamais de vue ; c'est ainsi qu'ils
sont arrivés à remuer les masses,
à secouer le peuple endormi. Celui qui ne
sait pas se remuer est bien à plaindre; tout
homme bien avisé doit s'imposer à
lui-même une règle, s'astreindre
à une tâche, lorsque par le fait qu'il
a eu des parents riches ou par suite de tout autre
circonstance, il n'a pas eu le stimulant que
donnent les nécessités quotidiennes
de l'existence, J'ai connu un de ces oisifs qui, né
avec une fortune
princière, avait reçu la meilleure
éducation, avait fait un heureux mariage et
voyait grandir ses enfants autour de lui ; il
possédait toute la somme de joie que la
santé, l'argent, le loisir, le goût le
plus raffiné puissent donner à un
homme.
Une de ses connaissances, travailleur
infatigable, vint un jour passer auprès de
lui, dans sa maison de campagne, environnée
d'un parc magnifique, un des rares moments de
loisir dont il pouvait disposer. Ce fut pour celui
des deux qui avait bien gagné ce repos une
journée délicieuse dont il jouit de
toute la force de son être ; avant de
partir il dit à son hôte :
« En vous voyant aujourd'hui j'ai fait
cette réflexion que si jamais j'ai
rencontré un homme possédant l'objet
de tous ses désirs, ce doit être
vous ; n'êtes-vous pas parfaitement
heureux ?
Heureux ! répondit le riche
propriétaire, hélas, non; j'ai commis
une grave erreur, quand j'étais jeune ;
j'en récolte aujourd'hui les fruits
amers ! Je me suis lancé dans
l'existence sans avoir un but devant moi, une
ambition au coeur. Je me suis dit : J'ai en ma
possession toutes les choses pour lesquelles je
vois les autres se donner tant de peine ;
à quoi bon me jeter avec eux dans la
mêlée. Je ne connaissais pas alors la
malédiction qui repose sur ceux qui n'ont
jamais connu la lutte et l'effort. J'aurais
dû créer pour moi-même une
entreprise quelconque qui m'obligeât à
travailler et à poursuivre
un but déterminé. En faisant cela
j'aurais pu être heureux !
L'autre reprit : Venez passer un
mois dans mon usine. Je vous donnerai de la besogne
plus qu'à tous mes associés. Venez
voir ce qui a été fait là-bas
pour le bien-être des ouvriers et de leurs
familles ; vous m'aiderez. Et la
réponse fut :
Il est trop tard, la force d'agir, je ne
l'ai plus à cette heure ; les habitudes
sont devenues des chaînes. Vous, vous pouvez
travailler et faire du bien autour de vous, mais
quant à moi, je ne trouve rien dans toutes
ces années de ma vie dépensées
en pure perte dont je puisse me souvenir, je ne dis
pas avec fierté, mais même avec
satisfaction. J'ai gaspillé mon
existence ! » Et cette vie perdue,
il ne pouvait pas la recommencer.
Tout cela est bien austère
direz-vous ! Mais heureusement il me reste
quelque chose de plus agréable à vous
dire encore. Si les contraintes de la vie
journalière sont indispensables pour faire
notre éducation, nous procurer le
succès, elles nous fournissent aussi
l'occasion de devenir des artistes et n'y a-t-il
pas dans cette seule pensée quelque chose de
réconfortant ?
Des artistes, ai-je dit, et non des
artisans, car ces deux mots
désignent des choses très
différentes ; l'artiste est celui qui
s'efforce de perfectionner son oeuvre, tandis que
l'artisan ne cherche qu'à en venir à
bout. L'artiste, lui aussi sans doute,
désire l'achever, mais en l'envisageant
comme une tâche que Dieu lui a donnée
à remplir.
Ce n'est pas l'étendue de
l'oeuvre que nous poursuivons, mais la
manière dont nous l'accomplissons qui nous
confère le brevet d'artiste. Je me
désole en voyant la distance qui
sépare pour moi l'idéal de la
réalité, mais il y a une chose que je
puis faire, c'est d'idéaliser cette
réalité. De quelle
manière ? En essayant de m'acquitter
des devoirs de ma tâche aussi parfaitement
que possible. Si je ne suis qu'une goutte de pluie
dans une averse, je serai du moins une goutte
parfaite ; si je ne suis qu'une feuille sur
une plante, je ferai en sorte d'être une
feuille parfaite. Cette « chose que je
fais, » au lieu de me plaindre de son peu
de valeur, je la rendrai belle en lui faisant
produire tout ce dont elle est capable.
Interrogeons sur ce point un grand
artiste, Michel-Ange : « Il n'y a
rien, a-t-il dit, qui ait pour effet de rendre
l'âme plus pure, plus religieuse, que
l'effort qu'elle fait pour produire un
chef-d'oeuvre, car Dieu est parfait, et quiconque
tend à la perfection se propose une chose
divine. » La vraie peinture est un reflet
de la perfection qui est en Dieu, un trait du
crayon avec lequel il dessine.
Une belle mélodie est un élan de
l'âme vers l'harmonie parfaite. Tous les
maîtres de l'art, en peinture ou en musique,
si on les interrogeait, seraient d'accord sur ce
point avec Michel-Ange ; or ce qui est vrai
dans de grandes proportions, quand il s'agit des
hommes célèbres, l'est aussi pour
tous les objets que nous poursuivons dans quelque
sphère que ce soit. S'il est vrai que la
grande peinture soit un reflet des perfections
divines, on peut le dire tout aussi bien de l'art
de fabriquer des chaussures, d'un savetier que d'un
peintre de génie. Je demandais un jour
à un savetier, combien de temps il lui
faudrait pour devenir un bon cordonnier. Six ans,
répondit-il, et encore il me faudrait pour
cela voyager au loin. Ce savetier avait un
tempérament d'artiste.
Je racontais l'anecdote à un de
mes amis qui posa à son savetier la
même question : « Combien de
temps faut-il pour devenir un bon cordonnier, et la
réponse fut : « la vie
entière. » C'était un
artiste aussi que ce grand fabricant de marteaux
qui se vantait d'en avoir fabriqué pendant
trente-huit ans. « S'il en est ainsi, lui
dit quelqu'un, vous devez à l'heure qu'il
est être en état d'en faire un bien
conditionné., » « Non,
répondit l'industriel, je n'ai jamais fait
un bon marteau, je fais le meilleur qui se puisse
trouver dans la contrée. »
C'était un artiste aussi et un
éducateur d'artistes que ce grand
constructeur de chemins de fer
placé à la tête d'une
armée de sept mille ouvriers, à qui
on demandait un jour quel était le secret de
l'extraordinaire extension de cette branche
d'industrie : « Je n'ai, dit-il,
aucun secret particulier, je me suis toujours
efforcé de fabriquer des rails
supérieurs à ceux de ma
dernière fourniture, C'est là tout
mon secret, et je ne crains pas qu'on me le
vole. » C'était un artiste que ce
relieur parisien à qui on demandait combien
de temps il lui faudrait pour relier une
édition de Corneille d'un très grand
prix et qui s'écria ; « 0
Monsieur, il faut me le laisser au moins pendant
une année, un pareil livre mérite
tous mes soins. »
On peut voir dans une des galeries du
musée du Louvre une toile de Murillo
représentant l'intérieur d'une
cuisine de couvent ; les personnages qui y
sont peints ne sont pas des hommes en costume de
l'époque mais de beaux anges aux brillantes
ailes. L'un d'entre eux met une bouillotte sur le
feu ; un autre soulève un sceau d'eau
avec une grâce toute divine, un
troisième décroche des assiettes pour
les poser sur la table, et si je m'en souviens, il
y a un petit chérubin qui court ici et
là pour prêter son aide. J'ignore
à quelle légende monastique ce
tableau fait allusion, mais ce qui est certain,
c'est que l'activité, l'empressement joyeux
et le soin extrême que ces personnages
apportent à leur travail vous font oublier
si complètement ces objets
vulgaires qui s'appellent un fourneau et des
assiettes, que l'on ne songe plus qu'à ces
figures d'anges et que les travaux de la cuisine
nous apparaissent comme ce qu'il y a au monde de
plus naturel et de plus beau - à condition,
cela va sans dire, qu'ils soient confiés
à des mains d'anges.
C'est cette empreinte angélique
et divine qui transfigure les actes les plus
ordinaires de la vie. Celui qui vise à la
perfection, alors même qu'il s'agit d'une
bagatelle, s'efforce de donner à cette
bagatelle un cachet de sainteté. Quiconque
fait cet effort a autour de son front une lumineuse
auréole, et elle se pose aussi bien sur la
tête des paysans que sur celle des rois.
Cette aspiration continuelle vers la perfection
n'est-elle pas une manière de mettre la
religion en pratique ? Si nous invoquons le
nom de Dieu, Dieu n'agit-il pas au dedans de
nous ? Et dès lors il n'est pas
nécessaire d'être quelque chose de
grand et d'apparent pour jouir de cette
présence divine. Le plus petit étang
qui se trouve sur le bord de la route reçoit
son eau du ciel ; les reflets du soleil et les
étoiles peuvent s'y mirer aussi bien que
dans l'océan immense. Et de même
l'homme, la femme de la condition la plus modeste
peuvent vivre magnifiquement et royalement. C'est
là une glorieuse vérité que
vous et moi qui n'avons pas ici-bas de haute
sphère d'influence extérieure, nous avons
besoin d'entendre répéter sans cesse.
Sans mon modeste travail bien exécuté
il manquerait quelque chose à l'harmonie
universelle. Et quoi donc ? Sera-t-il vrai
qu'en songeant à la petitesse de notre
tâche nous restions les mains inertes et le
coeur découragé ? Est-ce trop
peu à nos yeux que d'en faire une oeuvre
parfaite ? Pourriez-vous, si vous étiez
le maître, confier aux mains d'un tel homme
un plus grand trésor ? Il n'y a
personne, pour si humble que soit sa position
ici-bas, qui ne puisse faire de sa vie quelque
chose de grand par de hautes aspirations - il n'y a
pas un enfant impotent qui ne puisse de son lit se
rendre utile dans le monde d'une manière ou
d'une autre. Une des vérités
élémentaires de l'Évangile,
c'est que le royaume des cieux est tout près
de nous, à la place même que nous
occupons. Il est aussi près de nous que
notre travail, car la porte du ciel se trouve dans
l'effort que nous faisons pour l'accomplir d'une
manière parfaite.
Mais revenons à notre point de
départ. Est-ce que cette recherche de la
perfection dans les petites choses de la vie aura
vraiment pour effet de cultiver notre esprit ?
Essayez de considérer de près les
différentes phases de cette opération
intérieure ? N'avez-vous jamais
rencontré sur votre route des hommes et des
femmes d'humble apparence lisant
peu, ne sachant pas grand'chose et n'en
exerçant pas moins, par la distinction de
leur personne, une véritable
fascination ? Observez-les attentivement et
vous découvrirez bientôt que ce sont
des gens qui ont mis tant d'intelligence,
d'honnêteté, d'efforts consciencieux
dans leur travail de chaque jour, qu'il s'agisse de
chambres à balayer, de planches à
raboter ou de cloisons à peindre, qui ont
fait pénétrer leur idéal avec
tant de persévérance et d'amour dans
cette tâche si ordinaire, que ces
qualités ont fini par s'infiltrer non
seulement dans l'oeuvre qu'ils font, mais aussi
dans tout leur être, et c'est ce qui explique
que sous une écorce rugueuse on trouve des
fibres si délicates. Bien qu'ils n'aient pas
reçu d'éducation, ils ont le talent
de découvrir au premier coup-d'oeil ce qui
est faux et artificiel ; sans avoir
fréquenté les salons, ils ont des
manières polies et gracieuses ; sans
avoir jamais pris de leçons de chant ils
chantent gentiment et juste ; sans avoir
étudié les questions d'art, ils
recherchent la beauté et
l'élégance dans les choses qui sont
de leur ressort et sont des artistes dans la
spécialité qu'ils cultivent. Et ce
sont des gens de bonne compagnie, tout simplement
parce que n'ayant pu réaliser leur
idéal rêvé, ils ont su
idéaliser les réalités de leur
vie et dégager des profondeurs de leur
être la vraie culture de l'esprit.
Lisez les béatitudes de
l'Évangile. Chacune d'elle implique une
chose qu'il n'est pas aisé d'être ou
de faire. Est-ce chose facile que d'être
débonnaire, d'avoir le coeur pur,
d'être affamé et altéré
de justice ? Non certes ! Ainsi en est-il
de la nouvelle béatitude, que je propose
aujourd'hui à mes lecteurs, car la
difficulté qu'il y a à s'y conformer
fait qu'elle s'harmonise bien avec les
autres : béni soit le joug du travail
quotidien, seul secret de toute culture
véritable !
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