J'ai été admis à aider
à la batteuse chez M. le juge. En ce
temps-là je n'étais pas d'un bien
grand secours. Debout au haut de la machine,
à côté de l'engreneur, je
ramassais les liens qu'il rejetait et les serrais
en petits paquets de vingt-cinq pièces.
Moitié jeu et moitié travail.
Excellent apprentissage pour des enfants
d'agriculteur.
Après deux jours de travail, vers
le soir, la machine arrêta son vacarme. On
appela pour la paye. C'était là pour
moi un mot nouveau et mystérieux. Mais pas
pour moi seulement, car lorsque tout le personnel,
secouant la poussière et respirant à
pleins poumons l'air frais, se réunit devant
le pont de grange, ces hommes me parurent tous
étrangement changés. Même le
machiniste, qui d'ordinaire restait silencieux,
prononça quelques paroles en riant, ce qui
fit briller ses dents blanches dans son visage
noirci.
Levant fièrement la tête,
je suivis toute la troupe dans la chambre, car je
savais faire partie, moi aussi, de l'équipe des
hommes de
la batteuse. Du vin, du pain et du fromage nous
attendaient et bientôt la salle retentit de
la joyeuse conversation des hommes. Ils semblaient
vouloir se rattraper du long silence que la
poussière et le bruit leur avaient
imposé.
Le maître était assis au
haut de la table, sa bourse grise, bien
gonflée, ouverte devant lui. L'un
après l'autre, les ouvriers furent
appelés par leur nom et chacun reçut
son salaire en écus et en francs bien
sonnants. D'abord le machiniste, puis l'engreneur,
ensuite le lieur. Es-tu d'accord ? demandait
le maître à chacun à son tour,
et chacun d'acquiescer. Quand la paye
commença, le silence se fit aussi grand dans
cette chambre que dans une église, on se
serait cru à une cérémonie
religieuse.
Tout à la fin, alors que la
bourse était devenue bien plate, ce fut mon
tour : je reçus une pièce de
cinquante centimes toute neuve. Ma fierté
était grande quand je rentrai en toute
hâte à la maison, proclamant que
j'avais eu la paye.
Ce souvenir lointain remonta à ma
mémoire la semaine dernière, comme je
lisais la parabole des ouvriers dans la vigne,
tandis que le bruit sourd d'une batteuse
retentissait dans mon voisinage et
pénétrait par la fenêtre dans
mon cabinet de travail. Il me semblait revoir le
vieux maître en blouse bleue, les ouvriers
graves et solennels empochant leur salaire et le
garçonnet serrant fort entre ses doigts
sales la pièce neuve, pour ne pas la perdre
en rentrant à la maison.
Jour de paye ! Salaire !
Ç'avait été alors la
première fois que j'éprouvai le
charme de ces mots et cela profondément en
mon coeur d'enfant. J'ai dès lors, et
d'année en année plus clairement,
constaté combien le monde
au sein duquel je vivais était soumis
à la puissance magique de ces mots.
La batteuse ronronne en vue d'un
salaire. Mais elle n'est pas la seule. Les machines
de la fabrique aux cent fenêtres de notre
village font comme elle. Les roues des chars de
campagnards qui passent le mardi matin devant notre
maison roulent pour un salaire, l'auto du docteur
qui s'arrête devant chez nous en fait autant.
Quand les cent quatre-vingt-dix-neuf ouvriers de la
fabrique se sont groupés devant ses portes
et ont établi des postes de grève, on
a dit que c'était pour une question de
salaire. Et quand l'Auguste du cirque Knie faisait
ses tours, nous arrachant des larmes tant il nous
faisait rire, il criait avant que les jeunes filles
passent avec leurs tirelires à travers les
rangs des spectateurs : « Mesdames,
Messieurs, l'ouvrier est digne de son
salaire ». Ainsi le salaire m'apparut de
plus en plus comme étant le vrai moteur du
monde autour de moi.
Ce n'est que beaucoup plus tard que je
me rendis compte que les paroles entendues pour la
première fois au cirque Knie étaient
des paroles de notre Maître, et que lui aussi
parle de salaire et même fréquemment.
Dans la parabole des dix talents, chacun
reçoit son salaire. Il déclare, une
fois, bienheureux les persécutés et
les opprimés, car, dit-il, leur
récompense est grande dans le ciel. Au jeune
homme riche, il donne ce conseil : Vends tout
ce que tu as et suis-moi, et tu auras un
trésor dans les cieux. Le Maître ne
parle jamais d'un renoncement, d'un sacrifice, d'un
travail ou d'un service gratuit et sans salaire.
Tout l'enseignement biblique aboutit
à un jour de paye, où tous les
comptes seront révisés. C'est le
règlement de comptes des siècles, le
jugement dernier. Alors le
Maître du monde bouclera le compte et payera
chacun comme il le voudra,
Le fait que Jésus, comme le monde
des affaires, parle de salaire et de jour de paye,
a exposé les hommes pieux de tous les temps
à un gros danger. Nous commençons si
aisément à établir en face de
Dieu le compte de nos bonnes oeuvres, un livre de
comptes par doit et avoir. Nous lui exposons la
valeur de notre actif auprès de lui et nous
nous prévalons de chaque nouveau service que
nous lui rendons. Ce qui est un sujet de grande
joie pour le diable.
Le Maître nous a mis en garde
d'une manière tout à fait
merveilleuse contre l'obéissance que nous
lui témoignerons pour en obtenir une
récompense. Pierre lui demanda un jour
- : « Nous avons tout quitté
et nous t'avons suivi, qu'avons-nous donc à
attendre ? » Jésus lui
répondit : « Quiconque aura
quitté maisons, ou frères ou soeurs,
ou père, ou mère, ou femme ou
enfants, ou champs, recevra cent fois plus et
héritera la vie
éternelle ».
Mais ce n'est pas toute la
réponse de Jésus. Au questionneur, il
raconte encore l'histoire que voici :
Un vigneron a besoin d'ouvriers pour sa
vigne. Il se rend sur la place du marché et
engage des travailleurs pour une journée.
Celle-ci commence à six heures du matin et
se termine à six heures du soir, le salaire
journalier valant environ un franc de notre argent
actuel. À neuf heures, il loue d'autres
ouvriers encore, ainsi qu'à midi, à
trois heures et une dernière fois à
cinq heures, soit une heure avant la fin de la
journée.
À six heures c'est la paye.
Arrêtons ici le récit et voyons
comment les ouvriers devront être
payés. Pour une journée
entière un franc, pour trois quarts de journée
septante-cinq
centimes, pour une demi-journée cinquante
centimes, pour un quart de journée
vingt-cinq centimes et on arrondira à dix
centimes pour une heure de travail. Si le
maître de la vigne avait compté et
payé selon cette norme, l'affaire
était régulière et personne
n'aurait réclamé. À chaque
ouvrier son salaire.
Mais Jésus poursuit son
récit tout autrement. Ceux qui n'ont
travaillé qu'une heure sont appelés
les premiers, ce qui remplit déjà les
autres de stupéfaction. Qu'est-ce que cela
veut dire ? Leur stupéfaction
s'accroît en voyant que pour cette seule et
unique heure ces ouvriers reçoivent un
franc, le salaire de toute une journée. Et
les voilà qui se livrent à un rapide
calcul ! Comment ? Est-ce possible ?
Mais non ! Si une heure est payée un
franc, cela va faire trois francs pour trois
heures, six pour six heures et douze pour douze
heures ! Quelle splendide idée que
celle de ce maître !
Mais le maître remet aussi un
franc à celui qui a travaillé trois
heures, une demi-journée, trois quarts de
journée, la journée entière.
Ces derniers seuls ont reçu leur salaire
normal, tous les autres ont reçu plus qu'il
ne leur était dû. Et pas un cri de
joie, pas un mot de reconnaissance. Au contraire,
ces hommes murmurent, la jalousie est tombée
sur eux comme la fièvre jaune et ils ne
cachent pas au maître leur
mécontentement.
Celui-ci prend à l'écart
celui qui récrimine le plus. « Mon
ami, lui dit-il, je ne te fais aucun tort. N'as-tu
pas convenu avec moi que tu recevrais un
franc ? Prends ce qui est à toi et
va-t'en. Vois-tu d'un oeil jaloux que je sois
bon ? Ainsi les derniers seront les premiers
et les premiers seront les
derniers. »
Ce jour de paye, qui nous est
décrit ici, est unique en
son genre et étranger à notre
manière de voir. Si le paysan à la
blouse bleue que j'ai évoqué tout
à l'heure, m'avait payé le même
salaire qu'au machiniste, à l'engreneur et
au lieur, quel beau tapage se serait
élevé dans la chambre ! On
l'aurait peut-être conduit à l'asile
d'aliénés pour avoir perdu l'esprit.
Et pourtant il n'aurait fait que ce qu'a fait le
Maître dans la parabole des ouvriers dans la
vigne.
Les lois du royaume de Dieu sont
absolument différentes des nôtres,
nous parlons de salaire dans un tout autre esprit
que Jésus. Il ne calcule pas d'après
notre table de multiplication et il a d'autres
tarifs que nous. Nous pouvons refaire ses calculs,
nous ne pourrons jamais lui prouver qu'il nous fait
tort. Mais nous ne pouvons pas lui apprendre
à calculer et nous nous exposerions à
des désillusions en tentant de compter et de
spéculer avec lui. Il accorde son salaire
comme il l'entend et comme il le veut, et non pas
comme nous l'entendons.
Ce qui nous frappe tout d'abord dans
cette parabole c'est l'infinie bonté du
Seigneur. Une bonté qui dépasse de
nouveau nos pensées. Les uns
reçoivent ce qu'ils ont gagné.
Personne ne reçoit trop peu, la plupart
reçoivent bien plus qu'ils ne
méritent, trois fois, six fois et même
neuf fois plus. Dieu fait descendre sa
bénédiction même sur celui qui,
d'après notre pauvre jugement, ne le
mérite pas. Il est le Dieu qui fait luire
son soleil sur les justes et sur les injustes et
qui envoie la pluie sur les bons et sur les
méchants. Voilà la bonté
incompréhensible de Dieu.
L'automne a disparu. Vous avez
ensemencé le dernier champ de seigle et mis
en cave les dernières carottes. L'automne
est le jour de paye du paysan. N'avons-nous pas,
d'automne en automne, l'impression que le
Créateur bénit la terre plus que nous
ne le méritons et nous a accordé
trois fois, six fois, neuf fois plus que nous ne
serions en droit d'attendre ?
Jour de paye de l'agriculteur. Ne
jalouse pas ton frère parce que ses greniers
et ses caves sont aussi remplis. Il n'y a que la
bonté de Dieu qui compte. La jalousie est le
plus coupable de tous les péchés.
Elle fait le poing à Dieu parce que sa
bonté dépasse toute
intelligence.
Automne, jour de paye. Que Dieu garde
ton oeil du regard jaloux.
Dans une Bible de famille du XVIIe
siècle, on lit, à l'intérieur
de la couverture, cette notice : Cette Bible
m'appartient, à moi Benoît Schwab,
à Siselen, et elle m'est chère, sinon
je ne l'aurais pas emportée la
première hors de la maison, le jour du grand
incendie.
Voilà un paysan du Seeland, un
paysan du temps jadis, qui emporte hors de sa
maison en flammes, comme le premier, le plus
précieux de tous ses trésors, la
Bible. Avant l'arche aux séchons, avant le
bas de laine, avant de détacher la vache et
la chèvre à l'écurie, il met
sa Bible en sécurité.
Aujourd'hui, un homme aux cheveux plus
blancs que la neige, âgé de
quatre-vingt-un ans, s'est plaint à moi que
sa vue a bien baissé ces derniers temps. Il
y a un an, il pouvait lire encore sans lunettes,
aujourd'hui il n'y a plus de verres assez puissants
pour lui. La vie est ennuyeuse, surtout quand on
est vieux et qu'on ne peut plus lire le journal.
Cet homme a un pied dans la tombe et il se plaint
surtout de ne plus pouvoir lire le journal.
Le type de l'homme du XXe siècle
n'est pas le paysan qui lors de l'incendie a
emporté tout d'abord la Bible hors de la
maison, mais le vieillard qui se plaint de ne plus
pouvoir lire le journal. Je n'accuse pas, je
déclare seulement que le journal
préféré a pris la place de la
Bible.
Sans doute, il existe aujourd'hui
quantité de journaux religieux, de
calendriers, qui sont encore lus où on ne
lit plus la Bible. Un rayon dans la nuit. Mais
gardons-nous de croire qu'ainsi tout soit en ordre.
Une feuille religieuse, même excellente,
n'est pas la Bible. Partout où la lecture
des feuilles religieuses n'accompagne pas celle de
la Bible, mais la remplace, on s'accoutume, pour
employer une image, à des fruits
stérilisés, qui ont perdu leurs
vitamines, leur jus et leur force, et on ne
connaît plus du tout le goût bien
différent du fruit fraîchement cueilli
sur l'arbre. Celui qui pendant toute une vie se
nourrit exclusivement de journaux religieux ne doit
pas s'étonner s'il perd finalement tout
à fait le goût de la Bible. Et l'on
comprend fort bien qu'un homme très
sérieux se plaigne, et il s'en excuse, de
devoir avouer nettement qu'il n'éprouve
aucun plaisir à la lecture de la Bible.
C'est pour lui un devoir sacré, bien plus un
devoir pénible, mais pas un besoin de son
coeur. Ces versets et les pensées qu'ils
expriment lui sont trop étrangers; avec la
meilleure volonté du monde il n'y comprend
rien.
Que ces voix soient devenues
étrangères à notre oreille
d'hommes modernes est chose toute naturelle. Ce
serait un miracle qu'il en fût autrement. Il
n'en va pas de même avec le journal. Nous le
lisons volontiers et sans peine, c'est une lecture
qui nous plaît et nous intéresse. Elle
ne nous coûte aucun effort, nous attendons avec
impatience
que la
journée soit finie pour que nous puissions
prendre notre journal et nous plonger dans sa
lecture. Qu'est-ce donc en définitive qui
nous rend la Bible si étrangère et
qui, d'autre part, nous attire au journal ?
Peut-être trouverons-nous une explication en
essayant une bonne fois de nous rendre compte de ce
qu'est le journal et de ce qu'est la Bible.
Le journal est une affaire. Les
abonnés sont les clients de cette affaire,
les acheteurs. L'éditeur du journal est un
homme d'affaires et un homme d'affaires à la
hauteur sait que les clients ont toujours raison.
C'est-à-dire qu'on ne contrarie pas un
client. C'est pourquoi il va de soi que le journal
dise ce qui plaît à la majorité
de ses lecteurs, ce qui leur donne raison, ce qui
leur est agréable, ce qui les soutient et
les fortifie dans leurs pensées, leurs
sentiments et leurs volontés. Malheur au
rédacteur qui dit ce que ses lecteurs
n'aiment pas à entendre et dont le chiffre
d'abonnés diminue ! Malheur au
rédacteur en opposition avec sa
clientèle et dont les lecteurs saisissent
leur crayon bleu et écrivent
refusé ! Il perdra rapidement sa place
quoique ses intentions aient toujours
été droites. Le parfait
rédacteur doit ressembler à un
râteau qui retient et efface, avant de le
servir aux lecteurs, tout ce qui pourrait les
irriter. Et c'est là une des raisons qui
expliquent que le journal, le journal
préféré, nous en impose
autant. Les ciseaux du rédacteur l'ont
taillé à notre mesure, si bien qu'il
nous va comme un habit que nous mettons avec
plaisir.
Il y a encore une autre raison. Le
journal est la scène de ce monde, la revue
qui nous fait connaître ce qui s'y passe. Il
parle de l'homme et de ses actions. L'homme est le
centre de toute cette littérature journalistique.
Notre monde
est
la planète autour de laquelle gravite tout
journal. C'est là le vrai secret de son
succès actuel. Une humanité
orientée vers ce monde ne peut qu'aimer et
désirer le journal. Je n'accuse pas, je
constate seulement. À toi de
réfléchir !
Il en va tout autrement de la Bible.
Elle parle clair et net, elle ne ferme pas les yeux
pour ne pas voir. Elle n'a pas égard
à l'honorable confrérie des lecteurs
et à celle des clients payants. Elle va
jusqu'à souffrir qu'une
génération la refuse.
Elle parle et rend témoignage de
Dieu et de ses actions. Elle le place sur le
trône et au centre. Elle ne fait pas cas de
l'homme tel qu'il est. Elle est un feu qui
brûle, un marteau qui frappe, une
épée qui transperce.
Il est vrai qu'elle est aussi
lumière, consolation, force, pain et baume.
Mais seulement pour celui qui a passé par le
feu, qui a été sous le marteau et a
ouvert son coeur à l'épée
sainte. Elle n'est un baume que pour celui qui
saigne, du pain que pour l'affamé, force et
consolation que pour l'affligé qui
confesse : « Il n'y a pas de force
en nous, nous ne savons ce que nous devons faire,
nos yeux se tournent vers toi ».
Mais nous voulons rester tels que nous
sommes. Nous ne voulons pas changer. Nous demandons
de n'être pas frappés,
brûlés ou transpercés. Nous ne
voulons être troublés ni dans nos
pensées ni dans nos actions. C'est pour cela
que la Bible nous offusque, que notre
génération la refuse et qu'elle est
recouverte de poussière.
Ne soyons pas injustes. Il existe des
journaux où l'on perçoit quelque son
émanant de la Bible. Mais ils sont peu
nombreux et ont de la peine à vivre
aujourd'hui. Ils ont peu de lecteurs et
d'acheteurs, ils doivent compter
d'année en année, tellement que le
souffle leur manque. je n'accuse pas, je constate
seulement. À toi de
réfléchir !
C'est ainsi que nous vivons, nous,
hommes du XXe siècle, notre journal
préféré à la main, nous
vivons, nous vieillissons et nous mourons. Ici et
là, nous en voyons qui laissent glisser le
journal sur leurs genoux et qui regardent au loin,
pleins d'inquiétude. Et voici que leur
âme éprouve comme une crainte et que
dans leurs yeux angoissés nous lisons une
question : « Notre journal nous
aurait-il peut-être mal
conseillés ? Y a-t-il donc quelque
chose qui cloche chez nous ? Quel
mystérieux roulement de tonnerre tout
là-bas ! Allons-nous finalement
au-devant d'un Niagara, notre journal
préféré à la
main ? »
Les Réformateurs avaient-ils donc
raison en déclarant, il y a quatre
siècles : « Il faut laisser
la Parole debout » ? La Parole qui
donne à Dieu seul la gloire et
déclare heureux qui se soumet à elle
dans la foi ? je n'accuse pas.
Réfléchissez vous-mêmes !
Quel immense espoir deviendrait possible
C'est avec un soupir de soulagement que
d'année en année la paysanne voit
tomber du ciel la première neige. Dieu soit
béni ! s'écrie-t-elle, une fois
de plus les gros travaux sont achevés !
Pendant l'été, elle n'a appartenu
qu'à moitié à son
ménage. À cette époque, la
paysanne, et surtout la femme d'un petit paysan,
est une servante qui aide aux travaux du dehors, et
qui est épouse et mère à la
maison. Cette femme, je la tiens pour la plus
à plaindre de toutes les créatures de
Dieu en ce bas monde.
Dernièrement l'une d'elles,
âgée déjà, me racontait
pourquoi sa fille aînée s'appelait
Lydie. Elle donnait une signification toute
spéciale à ce nom. Alors qu'elle
portait cette enfant dans son sein, elle avait
dû apprendre ce que c'était que de
souffrir. Chaque matin elle avait des
nausées et devait, tout de même,
poursuivre double besogne, au champ et à la
maison. jusqu'au huitième mois, elle avait
dû porter la nourriture aux porcs et s'il n'y
avait pas eu par hasard alors un
temps d'arrêt dans l'engraissement et
l'élevage de ces animaux, elle aurait
été obligée de continuer cette
besogne jusqu'au tout dernier jour.
Une fois, en une heure de
détresse, parce qu'elle souffrait tellement,
elle décida que si l'enfant qu'elle
attendait était une fille, elle
s'appellerait Lydie (1).
Cette Lydie est aujourd'hui
mariée, comme sa mère l'a
été jadis, à un petit paysan
qui habite au bas du village. Et elle fait
richement honneur à son nom, au sens que sa
mère lui a donné autrefois.
Nous sommes un samedi soir, tard. La
mère de Lydie, toute grisonnante et
voûtée, descend le chemin du
village ; chacun sait où elle se rend.
Elle va ainsi chaque jour chez Lydie. C'est demain
dimanche et elle se réjouit de ce que sa
« fille de douleur » viendra
prendre le café chez elle. Mais la
journée d'aujourd'hui a été
particulièrement pénible. Il n'y a
pas encore de lumière dans la maison de son
gendre, mais oui bien à la grange. Pauvre
Lydie ! Du haut du tas de foin, elle
répond d'une voix fatiguée à
sa mère : « Il faut encore
décharger ce char, un autre encore et un
troisième, mais plus petit, grâce
à Dieu ! »
La mère entre dans la maison et
allume une lampe. Les enfants dorment, mais la
vaisselle du déjeuner, du dîner et du
souper est là sur la table de la cuisine,
attendant d'être lavée. Et voici les
bouteilles et les verres des quatre heures, qui
attendent aussi la venue de Lydie. Ah ah ! Une
flamme compréhensive éclaire le
visage de la vieille mère : elle
connaît cela, elle l'a aussi vécu un
jour. La voici qui s'attaque à la vaisselle
et de vieux souvenirs remontent à sa
mémoire.
Enfin, vers les dix heures, Lydie
arrive, ses cheveux baignés de sueur,
couverte de foin et de poussière. Elle se
laisse tomber, fatiguée, sur une chaise.
Mais elle se relève aussitôt :
Non, elle ne doit pas, elle ne doit pas
céder à la fatigue. Son Jean veut
aller demain au tir de section. Il est bon, son
Jean, et n'a pas une vie de seigneur. On peut bien
lui accorder un plaisir après une pareille
semaine. Mais il n'a pas de chemise
repassée, elle y a pensé toute la
semaine, sans trouver un moment favorable. Et nous
voici au samedi, il faut que cela se fasse !
Si seulement le charbon du fer à repasser
brûlait déjà !
Voilà ce qu'est la femme d'un
petit paysan, servante et domestique-homme,
épouse et mère, laveuse et
repasseuse, elle est tout. Si Lydie voulait dire la
Douloureuse, au sens que sa mère avait
imaginé, toutes ces femmes devraient
s'appeler Lydie.
L'été amène ainsi
un travail après l'autre. Des
vacances ? Il n'en est pas au royaume de
Lydie. Combien souvent tard, le samedi soir,
j'entends le bruit des portes qui se ferment !
Chacun de ces heurts résonne à mes
oreilles comme un coup de verges sur le dos du
Sauveur. Et je comprends que les bancs de
l'église ne soient pas occupés le
dimanche matin. Ce serait un miracle qu'il en
fût autrement si tu songes à ce qu'est
le samedi soir pour Lydie.
L'époque la plus dure pour nos
femmes de petits paysans me paraît toujours
être l'automne. Il introduit tant de terre
dans les maisons ! De la terre aux roues des
chars, aux souliers, aux habits. Et n'est-elle pas
la seule laveuse ?
Les récoltes sont
entassées sous l'avant-toit, il faut les
rentrer pour pouvoir les vendre. jusqu'à ce
que le gel et les tourmentes de neige y aient mis
un holà définitif, je vois Lydie,
tablier retroussé, dehors sous les pommiers, ou
les mains
bleuies de froid dans son champ de carottes ou de
raves.
Et quand Lydie est parvenue à un
certain âge, voilà les rhumatismes,
comme chez sa mère et sa grand-mère.
Pendant une ou deux dizaines d'années,
chaque pas lui causera une douleur cruelle. Cette
femme de petit paysan, je crois qu'aucune autre
créature de Dieu ne te témoignera
autant de reconnaissance pour une simple parole de
sympathie et d'humanité que tu lui
adresseras.
Mais voici venir l'hiver. Dieu en soit
remercié et loué ! Maintenant
Lydie peut s'en donner à coeur joie
d'être mère. Une montagne de petits
bas et de chemises, de chaussettes, de tabliers et
de petits vêtements, s'amoncelle devant elle
sur la table de famille. C'est aussi une moisson
d'été, et maintenant Lydie est
couturière. Les trous et les
déchirures sont innombrables et de taille.
La peine eût été moins grande
si on y avait porté remède plus
tôt. C'est ce qu'on leur a enseigné
jadis à l'école d'ouvrages. Mais elle
ne savait pas alors, et il en est en
général bien peu qui savent qu'il y a
des femmes de petits paysans qui n'ont pas de temps
et qui devraient en avoir pour tout.
Voici une culotte de garçonnet
déchirée au genou et derrière,
à vous désespérer. Mais les
ciseaux y pénètrent joyeusement,
c'est maintenant l'hiver, la neige tourbillonne si
doucement devant la fenêtre et Lydie a du
temps. Du temps pour raccommoder, pour aller
à l'église et vivre en
créature humaine.
Une petite feuille qui lui est
tombée récemment sous les yeux lui a
appris qu'elle n'avait rien à faire, que le
paysan passait l'hiver sur son poêle et avait
bon temps ! Oui, Lydie a bon temps maintenant.
Et son bon temps c'est qu'elle
ose maintenant travailler comme une femme le peut
sans risquer sa santé.
Comme elle est joyeuse et reconnaissante
envers la destinée qui a créé
l'hiver ! Les flocons tombent et recouvrent
jardins et plantations, qui peuvent se reposer. En
regardant par sa fenêtre les plates-bandes
sous leur manteau blanc, elle éprouve la
sensation de l'enfant dont la mère recouvre,
le soir, avec soin et douceur le petit lit. Ses
mains courent infatigables, mais elle peut rester
assise et se reposer, se reposer, se
reposer.
Mais voici le retour du printemps - il
se passe alors quelque chose d'étrange dans
le coeur de Lydie. À peine le merle s'est-il
remis à chanter sur le noyer du voisin que
tu ne la reconnais presque plus. Elle court de-ci
de-là, les joues rouges, fredonnant un air
comme une fiancée ; elle ne changerait
pas son sort contre celui de la plus riche de ses
soeurs. À peine le soleil a-t-il
libéré de leur manteau de neige les
premières plates-bandes de son jardin,
qu'elle sort en hâte munie de sa bêche
et de son râteau. Elle s'empresse comme si
elle avait des ailes aux pieds et prépare
des nids pour ses pois. Et elle est si joyeuse et
si contente que nulle part au monde vous ne
rencontrerez créature humaine plus heureuse
qu'elle. On se dit en la voyant : Il faut
qu'il y ait quand même quelque chose d'unique
dans ce métier de paysan, quelque chose de
mystérieux et d'infiniment
héroïque.
Quelque fatiguée,
écrasée de travail que Lydie ait
été en automne, quand elle s'est
assise à sa table de raccommodages, les
premiers beaux jours de printemps l'attirent
irrésistiblement au dehors. C'est là
le miracle du miséricordieux
Créateur, qui a appris au merle à
supporter le froid en hiver et à chanter au
printemps.
Le sel n'est pas article de luxe, mais bien de
première nécessité. Que ce
soit sous forme de beau sel de table blanc, ou sous
d'autres aspects que nous autres laïques ne
connaissons pas, nous avons besoin de sel comme
d'air, de lumière et d'eau.
Dès les plus anciens temps, c'est
l'État qui fournit le sel au pays. Il en est
fait mention dans d'anciens traités de
commerce. Selon une convention entre la France et
la Suisse, la France était autorisée
à lever des mercenaires en Suisse et
assurait en retour des livraisons
régulières de sel à notre
pays.
Le sel peut même provoquer des
désaccords dans la vie des peuples. On n'a
pas oublié le dernier conflit, dû au
sel, qui avait dressé l'Inde contre ses
maîtres anglais. Du temps des baillis, il est
arrivé que l'autorité
supérieure qui fixait le prix du sel, en
abusait pour opprimer ses sujets. Le coup
était particulièrement sensible aux
paysans qui, surtout en hiver, avaient besoin de
sel à la cuisine aussi bien qu'à l'étable. On sait
aussi
combien, pendant les guerres des Huguenots, la
privation du sel a parfois grandement
gêné nos frères en la foi de
France.
La salière, le plus petit des
ustensiles sur la table du dîner ! Elle
disparaît complètement derrière
la grosse soupière et est invisible sous le
rebord du plat de légumes. Nous constatons
pourtant combien le sel peut influencer d'une
manière sensible l'histoire des
peuples.
On ne parle pas du sel dans la vie de
chaque jour, il ne figure pas sur les cartes de
menus. Il se trouve simplement caché et
anonyme en chaque mets. Et malheur quand il fait
défaut ! Il a déjà
coûté sa place à plus d'un
cuisinier.
Là-haut, sur les collines
galiléennes, le Maître dit à
ses disciples : « Vous êtes le
sel de la terre ».
Seulement le sel ! Sur la table
du
monde, vous n'êtes pas un rôti de veau,
pas même du potage, vous n'êtes que du
sel. Dans le ménage des nations, le
Maître n'aurait vraiment pas pu attribuer aux
siens une place plus petite. S'il leur avait au
moins dit : Vous êtes le sucre qui
adoucit l'amertume de la vie ! quelques
gourmands auraient alors fait claquer leur langue.
Mais non ! Vous êtes le sel, qui est
là, obscur, anonyme, dont on ne parle
pas.
« Vous êtes le sel de la
terre. » Pas davantage, mais pas moins
non plus ! Petite troupe cachée dans
les montagnes de la Galilée, pêcheurs
et péagers, vous êtes les
administrateurs du sel sur la terre. C'est vous qui
possédez le sel de la terre. Il est vrai
qu'il ne vous appartient pas et que vous n'en
êtes que les dépositaires. Un autre
vous l'avez fourni, mais maintenant vous le
possédez et vous en êtes responsables.
Vous portez en vous la vie et la mort des nations.
Non seulement parce que l'homme
a besoin d'une certaine quantité de sel,
mais encore pour un tout autre motif :
Où le sel ne parvient pas, le monde se
décompose avec toute sa
magnificence.
Novembre, décembre, bientôt
le moment sera là où mes voisins
feront boucherie. Ils savent pourquoi ils salent
leur porc avant de le suspendre dans la
cheminée. Ils savent qu'il faut peu de chose
pour qu'au printemps le jambon sente. Le sel
empêche la putréfaction, sans le sel
toute chair devient la proie des vers.
« Vous êtes le sel de la
terre. » C'est la mission infiniment
importante des disciples. Ils doivent
répandre le sel dans la chair du monde,
empêcher la terre de devenir la proie des
vers et de la perdition.
Et aujourd'hui le sel fait
défaut, celui de la Galilée, dont le
Maître parle sur la montagne. Il y a assez de
viande, de belle viande. Mais le sel manque et le
ver s'approche. Il s'attaque à tout,
à la jeunesse, à la vieillesse aussi.
Il ronge les grands et les petits parce que le sel
fait défaut...
Hélas ! voilà
pourquoi les relations entre maris et femmes,
jeunes et vieux, maîtres et serviteurs,
citoyens et autorités, nos relations
sociales sont si tendues. Le sel de la
Galilée fait défaut, qui tue le ver
et empêche la putréfaction.
Trouverait-on un boucher ou un paysan
qui oublierait de saler la chair de la bête
qu'il a abattue ? Qui observerait toutes les
règles de l'abattage sauf celle-ci, la plus
importante de toutes ? Et qui, un jour, au
lieu du parfum aimé de la choucroute et des
côtelettes, respirerait l'odeur de la viande
gâtée ? Et qui se rendrait compte
alors avec effroi de son oubli : Grand
Dieu ! nous avons soigné la viande et
oublié de la saler !
Non ! Dans tout le pays on ne
trouverait ni paysan ni boucher aussi
insensé. Mais je connais tout un peuple qui
l'est. Tu le connais aussi.
Depuis des dizaines d'années nous
nous préoccupons de nous organiser selon les
prescriptions de la soi-disant hygiène,
selon la science des spécialistes des dents,
des pieds, des mains, de la peau, des cheveux et du
corps. Nos oreilles sont remplies de
l'évangile des apôtres du
vêtement, du logement et de l'alimentation.
Les prophètes du corps ont raison tant que
la chrétienté, par une fausse
spiritualité, dénature le
véritable évangile du Sauveur du
corps et de l'âme. Ils ont raison pour autant
qu'ils nous font souvenir de la sainteté du
corps.
Et pourtant... longtemps nous n'avons
rien voulu voir. Mais lentement nous devons finir
par nous convaincre que, en dépit de tous
ces soins des dents, des pieds, des mains, des
cheveux, de la peau et du corps, une mauvaise odeur
se répand dans la demeure confortable,
quelque part derrière la tapisserie fleurie.
Il ne sera bientôt plus besoin d'un nez
particulièrement délicat pour s'en
apercevoir. Un jour la lumière
éclatera sur la plus grande folie qu'un
peuple aura commise à son détriment.
Nous avons pris soin de la chair et oublié
le sel, le sel de la terre ! La corruption a
envahi la maison. Son odeur pénètre
partout et fait de la vie, de la vie moderne aussi,
un indescriptible tourment.
O toi, chair du XXe siècle,
à la belle peau brunie au soleil !
Aucun fard, aucune crème ne parviendra
à tuer le ver qui est caché en toi.
Et contre la corruption plus profonde encore, il
n'est qu'un seul remède : le sel de la
terre. Le sel de la Galilée, qui
empêche la corruption et fait mourir le ver.
Comme citoyens actifs, nous sommes souvent
appelés à prendre part à des
votations. Nous élisons nous-mêmes nos
autorités communales et
déléguons nos représentants
aux conseils. Ce qui montre que, Dieu soit
béni, nous habitons encore un pays qui n'est
pas soumis comme ailleurs à un régime
d'autorité, où il faut obéir
en esclaves. Et cette liberté politique qui
est la nôtre, constitue un privilège
qui, comme tous les biens de ce monde, engage notre
responsabilité. La liberté de choix
peut être funeste aux hommes d'une
maturité insuffisante. L'enfant
irréfléchi ne cueille pas les
fraises, trop modestes ; il tend ses menottes
vers la belladone tentatrice et brillante, mais qui
donne la mort.
Nous ne sommes pas électeurs
seulement à l'occasion de votations
politiques, le bulletin de vote à la main,
c'est-à-dire aux jours fixés
officiellement, où nous allons aux urnes le
chapeau bien brossé, les souliers astiqués et le
cigare à la bouche. Nous le sommes, en un
sens plus grave, chaque jour et à chaque
heure. Il y a des votations officielles et d'autres
que nous pourrions appeler domestiques. Si les
hommes, chez nous du moins, prennent part aux
premières, c'est aux femmes qu'il appartient
de présider aux autres.
Chaque jour, la femme doit prendre des
décisions d'importance vitale. Jour
après jour, elle décide des repas de
toute une famille. Celle-ci choisira un menu
attrayant, qui flatte le palais. Cette autre, dont
le mari souffre depuis trente ans d'une maladie
d'estomac, s'efforcera de lui préparer un
plat qui lui soit agréable. Une
troisième se préoccupe moins de
l'apparence ; la valeur du contenu lui importe
plus que sa saveur ; elle ne choisit pas de
l'extra-fin, mais ses enfants ont de belles joues
rouges.
Le garçon a besoin d'un pantalon.
Le père propose une solide milaine, mais la
mère n'est pas d'accord : Rien de
ça ! je ne veux pas de milaine, je ne
veux pas avoir honte quand j'irai avec lui à
Berne ! Et on choisit un joli drap, selon la
volonté de la maîtresse de maison.
Elle choisit les rubans de cheveux de ses filles et
leur genre de coiffure. Elle choisit la
prière des repas et celle du soir pour ses
petiots. Elle choisit, elle choisit pour ses
enfants et chaque fois elle prépare ainsi un
tout petit peu le goût et le futur
caractère de ceux qui grandissent à
ses côtés. La manière dont la
mère choisit décidera des sentiments
d'après lesquels le fils votera, quand il
aura vingt ans. C'est pourquoi nous faisons appel
aux mères : Élevez-nous des
électeurs ! Choisissez à la
maison de manière qu'un jour vos
garçons sachent choisir !
Il y a sans doute des parents qui ne
choisissent pas du tout. On
rencontre des pères qui sont fiers de leur
droit de vote officiel, qui ont forte voix et qui,
à la maison, devant leurs enfants, emploient
des expressions que les oreilles de ceux-ci ne
devraient pas entendre. Des parents laissent leurs
enfants choisir depuis leur plus petite enfance, de
sorte qu'on ne sait presque plus qui ordonne et qui
obéit. Ce n'est nulle part plus
évident qu'à table. Quand les enfants
décident : je veux de ceci, mais pas de
cela ! on sait alors qui est le
maître.
Dans la règle, les enfants ne
commencent à choisir en pleine
indépendance qu'après avoir atteint
une certaine maturité. Il s'agira d'abord du
choix de leur vocation, les parents conseillent et
le jeune homme choisit. Et le garçon pour
lequel, il y a des années, la mère a
préféré le drap fin à
la milaine, méprisera aujourd'hui le
métier paternel et souvent son père
lui-même, Il ne sera jamais un joyeux paysan
il tendra ses mains vers quelque chose de
« supérieur », à
ce qu'il croit du moins. Il en sera de même
quand le garçon devra prendre une autre
décision encore, la plus importante de
toutes, je veux dire quand il
« s'engagera pour l'année
éternelle », selon votre jolie
expression pour désigner le choix de la
compagne du voyage de la vie. Là aussi les
parents n'ont plus aujourd'hui que voix
consultative. Tant mieux pour eux si assez
tôt ils ont appris à leurs enfants
à bien choisir.
Cet apprentissage doit se faire à
la maison. Une mère qui élève
pour le pays un fils qui sait choisir, fait oeuvre
plus utile que celle, toujours hésitante,
à laquelle ses garçons ne ressemblent
que trop. Et quand il s'agit d'une demi-douzaine de
garçons qui savent choisir, leur mère
a accompli une oeuvre qui dépasse d'une
demi-douzaine de fois celle d'un quelconque
rond-de-cuir officiel.
Nous n'ignorons pas que de nombreuses
femmes ne possèdent pas de foyer et qu'elles
n'ont pas d'électeurs à
élever. La justice exige que le droit de
vote politique soit accordé à ces
soeurs prétéritées. Mais elles
peuvent bien voir que cela ne suffirait pas. Les
vraies décisions ne proviennent pas des
urnes. Le bulletin de vote n'est pas l'idéal
le plus grand, il n'est qu'une infime et fugitive
partie de l'ensemble des réalités de
la vie. Les femmes obtiendront peu de chose si le
droit de vote en matière politique leur est
accordé.
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