En passant, l'autre jour, je l'ai aperçue
gisant dans un bûcher, lamentable
débris d'une époque disparue. Comme
j'en examinais le couvercle moisi, les cercles de
bois rompus et les douves usées, le vieil
ustensile se mit à parler. Il rappela le
temps où l'agriculteur devait utiliser
lui-même le lait qu'on n'employait pas pour
le ménage ou qui ne servait pas à
l'élevage du jeune bétail. De
même qu'aujourd'hui encore, dans notre
village, c'est la maîtresse de maison qui
s'occupe de la fabrication du pain, c'est à
elle que revenait celle du beurre. L'argent qu'elle
en retirait restait à sa libre disposition,
comme celui des oeufs. La baratte était
alors objet d'importance dans la maison du paysan.
Aujourd'hui, lamentable débris, elle
gît au bûcher, en attendant
d'être jetée au feu.
Ce travail a été
enlevé à la femme du paysan par un
spécialiste, le fromager. Le lait est
rassemblé et porté à la
centrale, la laiterie, où une seule et
grande baratte a remplacé les innombrables
petites qu'on utilisait jadis. Au lieu qu'une
centaine de maîtresses de maisons perdent leur
temps
à fabriquer du beurre, ce n'est plus que
l'affaire d'un seul homme, et pendant ce temps les
autres gens peuvent s'occuper utilement à
quelque autre besogne. C'est ce qu'on appelle la
spécialisation du travail, un système
qui semble tout à fait pratique, judicieux
et digne d'admiration. Il permet
d'économiser du matériel et du
temps.
Spécialisation du travail, ou
selon une expression étrangère
« nationalisation du travail »,
c'était un de ces grands mots qui
enthousiasmaient la génération
d'hier. Toute l'activité, l'industrie encore
plus que l'agriculture, s'est
développée dans le sens de la
spécialisation. L'histoire de la baratte
brisée n'est qu'un infime exemple des
bouleversements introduits dans l'activité
générale par ce nouveau
régime.
Nous lui devons certains progrès
réjouissants, mais n'en sommes plus aussi
enthousiastes. Il faut reconnaître qu'il ne
présente pas que des avantages et que c'est
à lui que nous sommes redevables de ce
fléau redoutable qui a nom le
chômage.
Mais ce n'est pas uniquement notre
activité matérielle qui a
été marquée du signe de la
spécialisation, elle a de plus en plus
envahi le domaine spirituel. À la même
époque à peu près où
vous engagiez un fromager pour votre laiterie, vous
avez engagé aussi un maître pour vos
enfants. C'était aussi un progrès,
mais autre chose encore ! Considérer
l'école du point de vue de la
spécialisation du travail n'est plus un
progrès. Les parents qui s'imaginent que
l'éducation des enfants est affaire du corps
enseignant commettent une grave erreur. On entend
dire assez souvent ces mots regrettables :
« Heureusement que tu vas bientôt
aller à l'école, on t'y apprendra
à obéir ! » Comme si
l'école était destinée
à vous apprendre à
obéir !
Le ministère pastoral
lui-même a été de plus en plus
entraîné dans le sens d'une folle
division du travail. On a oublié que ce qui
était déjà
problématique dans l'industrie, à
savoir l'économie de travail et de temps,
signifiait la mort dans la vie de l'esprit. Il ne
faut pas vouloir faire des économies quand
il s'agit de Dieu et du prochain. Au contraire,
à leur service doivent se consacrer le plus
grand nombre possible de mains, de têtes et
de coeurs.
Tous devraient être pasteurs et
non pas seulement un seul. C'était le point
de vue des Réformateurs quand ils
évoquaient le sacerdoce universel. Il y a
quelque temps, on annonçait dans les milieux
campagnards une conférence sur ce
sujet : La femme prêtresse du foyer
paysan. Voilà ce qui devrait être, ce
qui est conforme à l'Évangile. Le
chrétien doit considérer sa maison,
et selon les circonstances, sa parenté, ses
amis et ses voisins, comme son champ
d'activité spirituelle, on serait
tenté de dire comme son champ de
mission.
Mais aujourd'hui les barattes sont
supprimées dans les maisons et
brisées ; on n'en a plus besoin. Les
Bibles aussi sont largement négligées
et couvertes de poussière. Au lieu que tous
fabriquent du beurre, ce n'est plus que la
tâche d'un seul homme, et au lieu que tous
enseignent, exhortent, instruisent et
prêchent, ce n'est plus que le devoir d'un
seul, celui qui est engagé et payé
pour cela. Et de même que vous portez le lait
à la laiterie, ainsi la vie religieuse, la
lecture de la Bible, le chant et la prière
ont disparu des maisons et ont été
centralisés à l'église et
transférés de la vie de chaque jour
au seul dimanche. Et ainsi la chose de l'Eglise, la
chose de Dieu, et donc celle de tous, est devenue
affaire des pasteurs. C'est là la
malédiction dont nous souffrons tous dans
nos Églises nationales.
D'un côté les pasteurs (pour autant
qu'ils le soient vraiment !) accablés
sous le poids de leur tâche ; de l'autre
des paroissiens en chômage, inactifs,
passifs. Et nous souffrons ainsi, dans le domaine
spirituel, de la malédiction de la division
du travail.
À la vérité, il y a
toujours eu dans la communauté
chrétienne des hommes appelés et
chargés de la prédication, qui, comme
pasteurs, exhortaient, enseignaient et consolaient.
Au temps des apôtres déjà il
existait des ministères. On appelait les uns
docteurs, les autres prophètes, ou
apôtres, ou pasteurs, ou
évangélistes ou diacres. Et ainsi
chacun travaillait selon la mesure de la
grâce qui lui avait été
donnée. C'était là, pour ainsi
dire, la division du travail, vivante et bien
réglée par le Saint-Esprit
lui-même. Notre prière est que
l'Église des pasteurs, spécialistes
du travail de Dieu, redevienne celle de tous les
fidèles, une Église vivante, selon la
parole de l'apôtre : Professant la
vérité dans l'amour, que nous
croissions à tous égards en celui qui
est le chef, Christ. C'est de lui que le corps tout
entier, bien coordonné et fortement uni par
toutes les jointures, tire son
développement.
« N'oublie pas la bride
d'arrêt ! »
Combien de fois n'ai-je pas entendu
cette recommandation, quand j'étais jeune,
au moment d'atteler les chevaux. Il me semble
l'entendre encore. La bride d'arrêt : on
appelle ainsi la courroie qui retient le jeune et
trop fringant cheval de main et l'oblige à
modérer quelque peu son allure
impétueuse.
Je voudrais comparer à la bride
d'arrêt l'étrange parole que le
Maître a adressée à ses
disciples : « Ne donnez pas aux
chiens ce qui est saint et ne jetez pas vos perles
devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent
aux pieds et que, se retournant, ils ne vous
déchirent ».
Cette parole s'adresse à une
communauté vivante. Elle l'est
peut-être à tel point qu'elle risque
de faire trop de bien. Elle est animée d'un
zèle ardent pour le salut des âmes et
provoque ainsi dommage et désordre
malgré toutes ses bonnes intentions. C'est
une communauté qui se sait si saintement
responsable de l'âme de
ses frères qu'elle dépasse le but, se
précipite sur eux et les bouscule dans sa
rage de conversion. Une telle communauté a
besoin d'une bride d'arrêt. C'est à
elle que le Maître dit : « Ne
donnez pas aux chiens ce qui est saint et ne jetez
pas vos perles devant les
pourceaux ».
Cette parole nous couvre de honte, car
nous rougissons de devoir reconnaître qu'elle
ne saurait nous être adressée. Nous
n'avons malheureusement pas besoin d'une bride
d'arrêt. Nous ne souffrons pas du trop, mais
du trop peu, non d'un zèle excessif, mais
d'indifférence, non d'ardeur, mais de
lamentable tiédeur.
Ce zèle ardent se trouve chez
certains membres de petites communautés,
rarement ailleurs. Et c'est à ces gens que
s'adresse tout d'abord l'avertissement du
Maître. Mais ceux qui sont peut-être
beaucoup trop modérés, trop prudents
et trop circonspects n'ont pas le droit de se
réjouir hypocritement. Le chaud et le froid
sont certainement plus conformes à
l'Évangile que la tiédeur. Un jeune
pur-sang, qui s'emporte parfois, qui rue hors des
traits et doit se laisser mettre la bride
d'arrêt, est toujours plus agréable
à voir qu'un cheval qu'il faut pousser par
derrière et tirer par devant, rien que pour
le faire avancer d'un pas.
L'Armée du Salut, qui se
hâte par les chemins avec ses cuivres afin de
sauver des âmes, est plus fidèle au
service du Christ, malgré certaines fausses
notes accidentelles, que la communauté qui
ne chante ni ne joue faux, dont les formes sont des
plus correctes, mais qui manque de vie. Chez
celle-ci il n'y a aucune lumière qui
éclaire, aucune flamme qui brûle. Ce
n'est que de la braise mourant sous la
cendre.
« Ne donnez pas aux chiens ce
qui est saint et ne jetez pas
vos perles devant les pourceaux. » Ceci
n'est naturellement qu'une parabole. Jésus
n'appelle pas des créatures humaines chiens
ou pourceaux. Elles sont à ses yeux des
images du Créateur, quoiqu'il sache bien
qu'elles sont des images déchues, des images
de Dieu qui ont roulé dans la boue.
De même que la langue populaire,
dans sa rudesse, déclare de quelqu'un qu'il
s'entend en musique, en sport ou en agriculture
autant qu'une vache en noix de muscade,
Jésus dit, et qui sait, en employant
peut-être une expression du langage populaire
de ses contemporains, qu'il est des êtres
étrangers et inaccessibles à
l'Évangile. Momentanément tout au
moins, le sens de tout ce qui est divin leur fait
aussi complètement défaut qu'à
un chien la compréhension d'un morceau
d'orgue, ou à un porc le prix d'une perle
qu'il remue avec son groin. Dans de telles
conditions, dit Jésus, il faut être
discret en matière religieuse afin de ne pas
provoquer inutilement la contradiction.
Et il fixe ainsi une limite à
notre travail d'évangélisation et de
mission. Une parole biblique n'est pas toujours
bonne si elle n'est citée que parce qu'elle
est biblique. Employée mal à propos,
elle peut même entraîner des
conséquences fâcheuses. Une
prédication, tout à fait
évangélique, n'est pas toujours et en
chaque circonstance selon l'esprit du Maître.
Il ne souhaite certainement pas que, pour
l'embellissement de chaque fête de sport ou
de tir, il y ait un culte en plein air. Il est des
occasions et des entreprises qui ont si peu affaire
avec Dieu, qui sont même si contraires
à sa volonté, qu'on
préfère ne pas prononcer son nom par
simple sentiment de pudeur.
C'est une question de conscience,
conformément à la parole :
« Soyez prudents comme les serpents et purs
comme les
colombes », de savoir si en un lieu
déterminé, en une certaine occasion,
ou même envers telle personne on ose semer un
grain de froment. C'est peut-être possible et
nécessaire dans une certaine circonstance et
absolument impossible une autre fois.
Le pasteur ne peut pas lire un chapitre
de la Bible chaque fois qu'il fait une visite.
Peut-être à cause de la conversation
qu'on vient d'avoir. Même s'il va voir un
malade, il ne peut pas toujours lui faire une
simple lecture et prononcer une prière. Ou
bien, en sortant, on laisse la porte entr'ouverte,
ou bien on prête l'oreille dans la
pièce voisine : on se demande avec
curiosité ce que le pasteur peut bien dire
au malade. Le pasteur se rend compte de cette
indiscrétion, qui lui ferme la bouche, le
malade l'a observée aussi et sait gré
à son visiteur de ce qu'il a gardé le
silence.
Les paroles de la Bible sont choses
délicates. Le Maître les appelle des
perles. On ne porte pas des perles dans sa poche de
gilet, pour les en sortir à tout instant. On
les serre dans un écrin, qu'on n'ouvre pas
à tout venant.
Prends grand soin des perles qui te sont
confiées. Tu découvres
peut-être chez quelqu'un de tes proches qu'il
se détourne de tout ce qui est religieux, ou
même qu'il y est opposé. Il est rare
que de tels sentiments durent toute une vie. Mais
alors sois particulièrement économe
et prudent dans l'emploi de tes perles. Accepte ce
sacrifice et laisse plutôt ton écrin
fermé un certain temps. Un zèle
intempestif a déjà causé bien
des dommages. Il est possible que plus tard des
enfants se dressent contre la foi de leurs parents,
la foulent aux pieds et soient remplis de haine
à son égard, et que les parents
soient en quelque mesure responsables de cet état
d'âme. Ainsi se vérifierait
l'avertissement : « Afin qu'ils ne
les foulent pas aux pieds, ne se jettent sur vous
et vous dévorent ».
Ne t'imagine pas que ton enfant, ton
mari, ta femme, ton ami, ton voisin, ton compagnon
de travail, ton élève, ton
concitoyen, ton chef ou ton subordonné
doivent se convertir au moment et de la
façon que tu t'es mis en tête. Tu as
le devoir d'évangéliser et de faire
oeuvre missionnaire. Mais c'est un autre que toi
qui agit. Et il n'est pas pressé. Il laisse
parfois s'écouler un temps
étonnamment long. Celui-ci a
rencontré le Seigneur à cinq ans, cet
autre à quatorze et tel autre à
soixante-sept ans seulement. C'est lui qui agit. Et
jusqu'à ce qu'il agisse, il nous appartient
d'attendre avec patience, d'aimer, de croire et
d'espérer. Il y a un temps pour toute chose.
Après des nuits de pluie, à peine
aurez-vous fait une centaine de pas sur la route
que vous y découvrirez déjà
les traces sanglantes du trafic automobile. Cette
tache rouge est tout ce qui reste d'une petite
grenouille. Voici une coquille d'escargot
écrasé, ou un lombric broyé
qui s'efforce de se détacher de sa
moitié amputée.
Ces vies ainsi anéanties sur la
route vous font une étrange impression. On
peut se dire longtemps : Que m'importe une
grenouille morte ? Le regard s'en
détourne promptement et on s'en
écarte avec soin. Mais de telles rencontres
n'en font pas moins vibrer en vous, tout au fond de
votre être, une corde qu'un doigt invisible a
touchée.
D'où vient donc qu'un être
perdant son sang sur la route, ne serait-ce qu'un
pauvre ver, parvienne à nous
impressionner ? Est-ce sensiblerie, faiblesse
de nerfs ? C'est possible, mais il y a autre
chose encore. Au moment où nous avons
aperçu ce sang, une étincelle
mystérieuse a jailli qui nous a
touchés au plus profond de nous-mêmes.
Et il est né, entre la créature
souffrant là, sur la route, et le passant
qui s'apitoie, un mystérieux sentiment de
relation et presque de parenté. Ce n'est pas
autre chose que le rappel que tous, y compris le
plus misérable vermisseau, nous sommes issus
du même Créateur et unis dans une
commune destinée. Mon enfant pourrait
être écrasé sur la route et la
tache rouge sur l'asphalte pourrait être
celle de mon propre sang.
Cette étincelle
mystérieuse, qui provoque une émotion
dans un coeur d'homme à la vue d'un ver
ensanglanté gisant sur la route, agit
naturellement bien plus souvent et d'une
manière bien plus sensible en
présence d'une créature humaine. Un
visage tourmenté, ou le cri de douleur
s'échappant avec peine d'une poitrine
d'homme, peut agir sur nous de telle sorte
qu'instantanément la plus intime communion
d'expériences et de souffrances naisse entre
personnes tout à fait
étrangères. Celui qui a
été couché un jour dans une
salle d'hôpital se souvient du lien unique et
intime qui peut s'établir entre voisins de
lits, simplement parce qu'ils sont deux êtres
humains qui doivent souffrir ensemble et tenir
ferme.
Un exemple frappant de cette
communauté d'expériences se trouve
dans Hermann et Dorothée, de Goethe. Une
bonne vieille hôtesse apprend que parmi des
pauvres gens, chassés de leurs foyers et qui
passent sur la route, se trouve une femme qui vient
de mettre au monde un enfant et qui manque de tout.
Aussitôt l'hôtesse reconnaît une
soeur en cette pauvre femme, dont elle entend le
nom pour la première fois, et elle
prépare pour elle tout ce qui lui est
nécessaire. Elle le fait avec un tel soin
qu'on ne peut se libérer de l'impression que la
vieille
hôtesse revit réellement les heures
pénibles qu'elle a dû traverser
elle-même un jour comme femme et jeune
mère.
L'histoire de la Passion du Sauveur
provoque aussi une réaction pareille. Le
Christ est là, debout, l'homme de douleur,
tourné en dérision sous son manteau
de pourpre et portant le sceptre de roseau. La
couronne d'épines ensanglante son front. Et
tandis qu'une foule sauvage et fanatique
réclame son sang, un sentiment naturel
d'humanité s'éveille dans un coeur.
Un des assistants reconnaît en Jésus
l'homme, le prochain, le frère dans la
souffrance. Celui qui, seul au milieu de ce peuple
déchaîné, commence à
éprouver des sentiments humains est un
païen, le procurateur Ponce Pilate.
Qu'importe à Pilate ce qui se
passe ici. Il est fonctionnaire d'une
autorité étrangère ; dans
son for intérieur, ces juifs et leurs
pratiques religieuses ne l'intéressent pas.
Que Jésus vive ou qu'il meure, c'est leur
affaire, Pilate ne le hait ni ne l'aime : il
témoigne d'une parfaite indifférence
à son égard.
Cependant, et j'estime que c'est un
très grand miracle, ce païen ne
parvient pas à garder en face de son
prisonnier une attitude de neutralité
absolue. À sa grande surprise et à
celle de tous les assistants, il se sent tout
à coup attiré vers cet homme de
douleur, en manteau de pourpre, et il a vraiment
pitié de Jésus. L'étincelle a
jailli et a pénétré dans le
tréfonds de son être. Lui, le Romain,
le Romain de haute naissance, reconnaît en un
Juif et en un juif du commun peuple, un être
humain, un être valant autant que lui et
auquel il est lié.
Et Pilate ne cache pas sa pitié.
Il fait appel à l'humanité de la foule
c'est là le sens des mémorables
paroles Ecce homo
(1) !
Voyez
quel homme ! Il veut rappeler à la
foule qu'elle se compose d'êtres humains, que
Jésus est aussi un être humain et que
le sang qu'elle réclame est celui du
prochain. Mais l'étincelle qui a jailli
entre la victime et son juge s'est éteinte
et n'a pas pénétré plus
loin.
Ecce homo ! En cette parole du
païen Pilate apparaît, comme une
fusée dans la nuit, le lien qui nous
rattache à Jésus. Toute sa vie a
été une vie d'humilité. Il est
si simplement humain que jusqu'à sa
trentième année rien ne le
différencie de son entourage. Et dans la
suite il nous apparaît revêtu d'une
authentique et noble humanité. À
cause de ce lien qui l'unit à nous, il aime
à s'appeler le Fils de l'homme.
Tous les sentiments élevés
que nous éprouvons envers un ami qui nous
est cher, un maître respecté, un
médecin dévoué, ou ceux sans
pareils qui sont la source du bonheur que nous
ressentons entre frères et soeurs,
pères et mères, toute cette
plénitude d'humanité si bienfaisante,
ils l'ont goûtée ceux qui eurent le
privilège de rencontrer
Jésus.
Mais son humanité n'a pas
été complète parce qu'il est
né comme un enfant des hommes et a
vécu comme tel parmi nous. Il est
entré dans notre vie de souffrance et de
mort. La croix, la mort et la mise au tombeau sont
les suprêmes degrés de son
humanité.
Sur la croix, il y a l'homme, la
créature humaine déchirée par
les épines et les ronces de la vie
terrestre. Si nous voulons savoir ce qu'est un
homme, c'est là que nous l'apprendrons.
L'impitoyable, brutale et
désespérante manifestation de ce
qu'est l'homme, la croix nous la découvre.
Ecce homo.
Dieu ! Voilà le secret qui flotte
autour de la croix. Dieu nous parle par la mort de
ce crucifié. C'est par sa volonté que
ce sang a coulé, que ces mains et ces pieds
ont été percés. Dieu veut
faire savoir ainsi à tous les hommes qui sur
cette terre saignent, souffrent et meurent, et qui
acquittent ainsi une part de la peine de leurs
péchés, il veut leur dire à
tous qu'il les aime. Et voici en quoi consiste
l'amour de Dieu, c'est que celui qui meurt ici sur
la croix - on voudrait pouvoir le dire à
chacun, tout doucement, dans l'oreille - c'est son
Fils.
Cela est incompréhensible
à notre entendement. Mais il peut arriver
que le secret de la croix te soit
révélé par la croix
même.
Quand un enfant des hommes n'ose plus
regarder Dieu en face et baisse les yeux devant
lui, confus et troublé ; ou quand un
destin incompréhensible a ravi à un
enfant des hommes le regard vers Dieu, c'est alors
précisément que la croix peut
commencer à parler, comme Dieu parla un jour
du sein du buisson.
Je connais des
désespérés,
c'est-à-dire des hommes des lèvres
desquels s'échappe la question
brûlante : Où est Dieu ? Y
a-t-il un Dieu après tout ce que nous avons
souffert et devons souffrir à nouveau ?
Et où est l'amour de ce Dieu ?
Disputeur, questionneur,
désespéré, viens et
vois ! Le sang a coulé ici et il a
coulé afin que chacun de ceux qui saignent
sache une fois pour toutes que rien, mais rien,
aucune faute, aucune souffrance, aucune mort, ne
nous sépareront plus jamais de l'amour de
Dieu en Jésus-Christ, son Fils, notre
Seigneur.
On raconte qu'il existe un torrent dont l'eau
verse l'oubli et une montagne aussi qui vous
procure le même bienfait. Pourquoi les
légendes et les contes de presque tous les
peuples font-ils espérer un don si
merveilleux ? Ils trahissent cette ardente
aspiration que nous connaissons tous :
Oublier ! Ah ! pouvoir oublier !
Heureux celui qui oublie ! Passez
l'éponge ! Effacez ! Toutes ces
expressions témoignent de ce désir
secret.
Nous sommes au dernier soir de l'an.
L'auberge de l'Ours tout entière est
illuminée : la salle à boire,
celle de derrière, la cave et la salle de
bal. On entend le bruit des verres. L'aubergiste
met des tonneaux en perce, on entend retentir les
coups de son marteau et lui-même est couvert
de sueur. C'est un homme intelligent, qui n'ignore
pas les besoins de l'âme humaine. Il sait
qu'aujourd'hui ils veulent oublier, ces hommes au
dos voûté et aux mains durcies par le
travail. Il sait qu'après une année
de crise et de tracas comme celle qui finit, il
faut boire pour oublier. Le joueur d'accordéon est
installé sur l'estrade. Ses doigts
effleurent les boutons nacrés de son
instrument, il a fermé les yeux, regarde en
lui-même et cherche le ton. Il cherche et
réfléchit. Et le voilà qui
caresse le soufflet de son instrument, comme s'il
voulait lui dire : « Aujourd'hui
c'est sérieux, mon vieux !
L'été catastrophique et l'hiver de
crise, la grange vide et le prix du lait qui a
baissé, la bourse plate et l'estomac creux,
le coeur vide aussi... tout cela doit être
oublié ».
Nous sommes au dernier soir de
l'année. On entend sonner les cloches de
Sylvestre. Les fenêtres de l'église,
là-haut sur la colline, projettent une
faible lueur dans la vallée. Des femmes et
des vieillards, ici et là un homme,
chaudement emmitouflés, gravissent les
escaliers qui mènent au temple. Ils portent
le poids de l'année qui s'en va,
voilà pourquoi leur démarche est si
lasse. Ils aimeraient aussi pouvoir oublier,
là-haut. Oublier les sombres jours de pluie,
les nuits d'insomnies remplies de soucis ;
oublier l'inquiétude qui vous accompagne au
champ et l'irritation qui vous suit à la
maison. Si on pouvait oublier, ce soir, le dernier
de l'année !
Le pasteur parle du poids du
passé qui pèse si fort, ce soir, sur
tant d'auditeurs. Par-dessus les bancs maigrement
remplis, sa voix interroge : N'est-il aucun
oubli possible ? Et voici que du fond de
l'église, comme un écho douloureux,
une autre voix répète:
Aucun oubli ?
L'année qui s'en va a durci bien
des mains, creusé bien des rides et fait
blanchir bien des chevelures. Ces traces du
passé, rien ne peut les faire
disparaître. Ton âme en a aussi sa
part. Des souvenirs y sont ensevelis, souvent
d'injustices
Commises ou subies, qu'aucune puissance humaine
n'effacera jamais. Des fautes dont tu t'es rendu
coupable sont inscrites dans ton âme et elles
demeurent là, devant tes yeux, chaque fois
que tu regardes en arrière. Elles brillent
comme des lettres de feu, d'un feu dévorant
que nulle eau ne peut éteindre. Tu as beau
te dire : Passer l'éponge ! Une
autre main a écrit : Ne pas
effacer ! Comme le faisait jadis le
maître lorsqu'il voulait qu'un dessin ou un
calcul demeurât un certain temps sur la
planche noire.
Ainsi s'exprimait le pasteur, et ses
auditeurs, douloureusement déçus, le
regardaient. Il n'y a donc pas d'oubli, nous devons
donc porter à nouveau notre fardeau dans
l'année qui vient ? Et tu en places
d'autres sur nos épaules, au lieu de nous en
décharger en face de la route
escarpée que nous allons avoir à
gravir ?
Mais maintenant le prédicateur
poursuit son discours et se met à parler
d'un homme qui a eu faim et froid, qui un jour a
fait naufrage, qui a été battu de
verges, emprisonné ; qui a
été un persécuteur du Christ,
ne respirant que menaces et carnage, et qui, devenu
vieux, après une carrière remplie de
tourments, le corps et l'âme couverts
d'innombrables cicatrices, s'écrient
maintenant : « Oubliant ce qui est
derrière moi, je cours vers ce qui est
devant moi ! »
Ah ! si l'on pouvait
connaître le secret de ce Paul qui est
capable d'oublier ! Qui a donné au
vieillard couvert de blessures et de cicatrices de
pouvoir ce qui nous est impossible, de pouvoir ce
qu'aussi haut que remontent nos souvenirs les
peuples n'ont jamais pu :
Oublier ?
Paul le sait, il existe une montagne de
l'oubli. Non pas celle de Vénus, cette
montagne de la jouissance avide à laquelle nos
ancêtres païens ont cru
(2). Paul
connaît une montagne sur laquelle trois croix
sont dressées.
Et Paul sait qu'il existe aussi un
fleuve de l'oubli. Mais ce n'est pas le
Léthé qu'ont imaginé les Grecs
païens. Paul connaît le fleuve de la
miséricorde divine qui descend de la
montagne aux trois croix dans les vallées et
les abîmes de notre existence
humaine.
Il ne l'a pas toujours connu. Il fut un
temps où lui aussi a été
tourmenté par le sentiment de ses fautes,
où il a traîné pendant des
années le fardeau de son passé,
où lui non plus ne pouvait oublier ses
mauvaises, et encore moins ses bonnes actions. Mais
alors quelque chose de grand, d'inexprimable est
entré dans sa vie. Ce fut comme une mort et
une résurrection.
Il sait depuis lors qu'il y a un oubli
pour nous, les hommes, un oubli qui n'est pas de ce
monde, mais dont la source est ailleurs. Un oubli
qui ne vient pas de nous, mais qui nous est
accordé. Et Paul sait qui et qui seul peut
nous accorder d'oublier !
Au fond, l'aubergiste de l'Ours le sait
aussi. Mais il met des tonneaux en perce et
transpire abondamment. Il sait combien, le soir de
Sylvestre, cherchent l'oubli ailleurs que là
où ils le trouveraient.
Nous sommes au dernier soir de
l'année, et nous songeons à l'avenir
qui nous attend. Si nous pouvions le
connaître ! Nous aurons à
supporter des peines et nous en causerons aussi.
L'avenir ne sera pas meilleur que ne l'a
été le passé. Nous sommes
à sa porte, comme quelqu'un devant celle
d'une chambre où s'est passé un drame
secret, et qui ne se hasarde pas à entrer et à
regarder, de peur de ne pouvoir supporter ce
spectacle.
Mais Celui qui, connaissant notre
passé, rend possible l'impossible oubli,
peut aussi à l'avenir accomplir
l'impossible. il est le même, hier,
aujourd'hui et éternellement. Il nous a
délivrés de la détresse de
l'année qui s'achève et du souci de
celle qui s'approche. Si nous ignorons tout de
l'avenir, nous savons que la montagne aux trois
croix et le fleuve de la vie demeurent là,
devant nous.
Nous sommes au dernier soir de
l'année. Les yeux fixés sur
l'Éternel qui vit encore, nous franchissons
le seuil, reconnaissants et pleins de confiance, en
redisant : Mon âme, bénis
l'Éternel, et que tout ce qui est en moi
bénisse son saint nom ! Mon âme,
bénis l'Éternel et oublie le
passé ! Mais n'oublie pas tout le bien
que Dieu t'a fait !
La vie est un champ rempli de mystère. Tu
ne peux jamais savoir s'il ne s'y trouve pas un
trésor caché, qu'il s'agit de
découvrir. Tu sais que ce champ a une
limite, quelque part tout près d'ici, ou au
contraire là-bas, un peu plus loin. Mais tu
ignores où se trouve la borne, elle nous est
cachée, jusqu'au moment où nous la
heurtons et où le soc de la charrue s'y
brise.
Ce champ t'est accordé par
l'Éternel non pour que tu le laisses en
friche et abandonné, mais pour que tu le
cultives. Ta vie doit être un labourage et
tes années doivent ressembler à des
sillons. Trace donc tes sillons les uns
après les autres ! Les plus
âgés des lecteurs de ces lignes en ont
déjà tracé septante ou
quatre-vingts. Ils se disent que le champ devient
toujours plus étroit et que la borne ne doit
plus être bien
éloignée.
C'est aujourd'hui le jour de l'an. Tu as
de nouveau terminé un sillon. Avant de
retourner la charrue pour en
recommencer un autre, laisse un instant souffler
l'attelage et jette un regard derrière
toi.
Les pensées qui traversent alors
notre esprit sont bien diverses ! Celui-ci
songe à l'année écoulée
comme à un sillon qui a été
tracé bien droit. Cet autre a
découvert le trésor caché dans
son champ et a pu s'en emparer avec l'aide de Dieu.
Et lorsqu'il regarde en arrière, sur ce
dernier sillon, il le voit comme illuminé
d'une clarté divine et ses yeux brillent,
animés d'une gratitude émue. Un
troisième contemple l'oeuvre accomplie comme
une blessure récemment ouverte et toute
brûlante encore. 0 Dieu, combien
variées sont tes voies ! Accorde
à chacun ce dont il a besoin au terme de
l'année ! Accorde à celui qui se
livre à la joie de ne point oublier de
rendre grâce et à celui dont la
blessure est mortelle d'apprendre à te louer
encore !
Mais voici que nous avons longtemps
réfléchi et regardé en
arrière. Les longs arrêts ne valent
rien quand on laboure. Avancer lentement, mais avec
constance, est préférable. La charrue
ne doit pas se rouiller dans le sillon. Nous allons
donc la retourner et nous commençons un
sillon nouveau. Il y a quelques milliers
d'années déjà, une voix s'est
fait entendre :
« Défrichez-vous un champ nouveau
et ne semez pas parmi les
épines ». Que voulait-elle
dire ? Voici, à ce qu'il me
semble :
Lorsque j'apprenais à conduire la
charrue, il m'est arrivé plus d'une fois,
dans mon inquiétude, d'oublier de retourner
le soc. Ma terreur était grande alors en
voyant la charrue rentrer dans l'ancien sillon et
j'avais beau tirer sur les rênes et crier
hüscht, c'était en vain ! Il en
est plus d'un à qui cela arrive au Nouvel
an. La charrue tend avec une force diabolique à
rentrer dans l'ancien
sillon, si tu oublies de retourner le soc, et ainsi
c'est une marche à vide, les mêmes
courbes se renouvellent. S'il y en avait dans
l'ancien sillon, tu les retrouveras dans le nouveau
exactement pareilles. S'il s'y trouvait une grosse
pierre que ta charrue a heurtée, tu vas
retrouver le même écueil et tu
endommageras de nouveau ta charrue. Et c'est ainsi
que depuis ta confirmation ou ton mariage, tu suis
le même sillon d'erreurs et de sottises et
oublies une fois de plus de retourner le soc de ta
charrue.
Mais de passer et repasser sans cesse au
même endroit a fini par le rendre aussi dur
qu'un vestibule bien astiqué. À la
longue il est presque impossible d'en sortir et de
recommencer ailleurs. Et c'est ainsi qu'on
rencontre des gens qui, toute l'année,
ressassent les mêmes pensées et s'en
tiennent toujours à leurs habitudes
surannées. Leur coeur et leur cerveau se
sont racornis, une croûte les a recouverts et
le battement de leur pauvre âme devient sourd
et faible comme celui du pic des mineurs dans les
entrailles de la terre.
Et ainsi le champ de la vie n'est pas
labouré. La terre fertile que t'a
donnée le Créateur demeure en friche,
ton âme reste inculte et sans
bénédiction. Par contre l'ivraie
prospère et étouffe tout, parce
qu'elle se propage d'elle-même. Elle
l'emporte toujours plus aux lieux où nulle
charrue ne passe. Les touffes se transforment en
buissons contre lesquels la charrue' finit par
être impuissante. Pour remettre cette terre
en état, il faudra l'attaquer à la
pioche. C'est pourquoi veille à ce qu'aucune
passion coupable ne demeure en toi et à ce
qu'aucune habitude mauvaise ne s'y transforme en
plante vivace. Fais passer la charrue.
« Défrichez-vous un champ nouveau
et ne semez pas parmi les
épines ! »
Sinon il pourrait arriver qu'un autre,
plus puissant, doive venir avec son tracteur
irrésistible pour ouvrir le champ
abandonné. Le tracteur de Dieu fait mal. Des
peuples entiers peuvent en éprouver
l'action. C'est pourquoi il vous faut
défricher un champ nouveau, sinon Dieu
pourrait intervenir plus fortement encore et
creuser des canaux, ainsi que vous le faites dans
vos vignes trop humides, en retournant la terre de
telle sorte que celle qui était dessous
remonte à la surface et que celle de dessus
prenne sa place.
Je sais bien que retourner le soc de la
charrue n'est pas si simple et que c'est plus vite
dit que fait. Il n'y suffit pas d'un tour de main
comme pour labourer. À vrai dire, nous
préférerions rester dans l'ancien
sillon, un certain temps du moins. Il est
agréable de marcher par des chemins unis,
plus dur de labourer une terre nouvelle. Prends
garde au jour de l'an que ta charrue ne
dévie pas et cherche à rentrer dans
l'ancien sillon. Demande à Dieu de te donner
la force de tracer un sillon nouveau.
Je connais une petite église,
tout entourée d'arbres. Elle est
ornée, au-dessus de ses deux portes, des
armoiries de deux communes agricoles : une
charrue. Pousse cette charrue, qui est celle du
prophète et qui défriche un champ
nouveau. Et enfonce-la toujours plus profond ;
chaque année un tour de vis de plus. Tu sais
aussi combien il importe d'avoir un solide attelage
pour labourer. Des chevaux trop faibles sont un
gros désavantage. Attelles-en de forts pour
labourer le champ de ta vie. Que ta foi
chrétienne inébranlable soit ton
cheval de main, pieux et fidèle. Que ton
espérance chrétienne soit ton autre
cheval, plein de feu et
d'allant. Foi et espérance, la charrue
qu'entraîne cet attelage-là
défriche un champ nouveau.
J'ai reçu, à Noël, un
tableau du peintre Eugène Burnand. C'est un
tableau absolument rustique. Il représente
un paysage ensoleillé du Jorat - au premier
plan un paysan derrière sa charrue et,
devant l'attelage qu'il conduit en marchant
à ses côtés, un jeune
garçon. je ne puis dire ce que ce tableau
est pour moi. Toutes les fois que je le contemple,
je sens monter en mon coeur une vieille nostalgie,
celle de la terre. Et une autre encore : je
reconnais toujours plus nettement que ce tableau
est un tableau religieux : il éveille
en moi la nostalgie d'un sillon comme Dieu les
aime.
Ceci encore. Tu sais combien il importe
que chaque sillon soit bien commencé, que la
charrue morde franchement dès le
début, pour que le champ ne soit pas
recouvert de simples éraflures. Dieu aime
les sillons qui commencent tranquillement et qui
vont droit et profond.
Souviens-toi que jamais tu ne pourras,
par tes seules forces, tracer un sillon qui soit
agréable à Dieu. Commence donc ton
travail et poursuis-le avec Lui. J'ai connu une
vieille maîtresse de maison qui disait,
chaque fois que je partais avec les chevaux :
« Hue ! à la garde de
Dieu ! » Elle le disait toujours,
qu'il se soit agi du char du marché, de
celui que nous prenions pour aller à
l'herbe, d'un char de fumier, ou encore quand nous
partions chercher du bois à la montagne. Je
ne la comprenais pas très bien alors, je
l'ai mieux comprise au cours des
années.
La charrue est en place. Les chevaux
sont prêts. N'oublie pas de tourner le soc.
Et maintenant : Hue ! à la garde
de Dieu !
Je sais un berger auquel un troupeau avait
été confié. Les bêtes
portaient toutes une cloche au cou, selon la
coutume de l'endroit. La plus belle vache en avait
une qui était une vraie merveille de l'art
du fondeur. On y voyait gravés une date, le
nom du propriétaire et une sentence de haute
sagesse. Le maître du troupeau tenait
à cette cloche plus qu'à toute autre,
c'était le cadeau d'un ami.
Mais il arriva un jour que le berger fut
trop paresseux pour courir après ses vaches
et faire gentiment son devoir. Il remplit ses
poches de pierres et de mottes de terre qu'il
jetait de loin aux bêtes
désobéissantes, pour
s'épargner peine et travail. Et ce
soir-là, la plus belle cloche de la plus
belle vache était fêlée. Elle
sonnait comme des débris de verre qu'on
aurait frottés les uns contre les autres et
perdit pour toujours son timbre argentin. Le
maître du troupeau tança
sévèrement le berger paresseux, trop
nonchalant pour courir après son troupeau.
Environ dix ans après cette
humiliante expérience de ma jeunesse, par la
grâce de Dieu un autre troupeau me fut
confié, ainsi que d'autres cloches. Dimanche
après dimanche, leur sonnerie descendant du
clocher trapu d'une église de campagne
m'invitait à monter en chaire. Et souvent,
tandis que les cloches répétaient
leur appel, je me disais : Ne sois pas
paresseux ! Suis-les, plein d'amour et de
patience ! Ne jette pas des pierres de
loin ! Sinon la cloche qui t'est
confiée se fêlera et perdra pour
toujours son timbre argentin !
Et c'est ainsi que je commençai
à courir après les membres de mon
troupeau à travers champs et bois, dans la
maison et dans la cour, à la cave et
à l'écurie, à la cuisine et au
poulailler. je les suivis sur tous leurs chemins,
en ouvrant tout grands mes yeux et mes oreilles. Et
il arriva qu'un de ces coeurs fermés
s'ouvrit un peu à moi et à chaque
fois que cela se répétait
c'était pour moi un nouveau sujet de
surprise et de reconnaissance. De ces rencontres
est né ce livre. Voici comment.
Plus j'apprenais à
connaître ces hommes et ces femmes
écrasés de travail, plus pressante
s'imposait à moi, toutes les fois que
j'avais à m'adresser à eux, la
question : Comment dois-je leur parler ?
Ce que j'avais à leur dire me paraissait
clair, sans équivoque et au-dessus de toute
discussion. C'était la bonne nouvelle du
royaume du Christ crucifié et
ressuscité. Voilà ce que j'avais
à annoncer et rien d'autre. Mais comment
leur parler de l'ineffable secret ? Comment
proclamer ce qui est éternel dans le temps
qui fuit ? Que de luttes en moi à ce
propos ! Et de jour en jour je reconnus plus
clairement que je ne pouvais leur apporter mon
message qu'en m'approchant tout près d'eux, du
plus pauvre et du
plus
fatigué ; qu'en les suivant et les
recherchant, sans me lasser, tout le long de la
semaine. Sinon c'était jeter des pierres de
loin et la cloche fêlée perdrait
toujours plus son timbre argentin. Ah ! quelle
étonnante patience nous témoigne
toujours à nouveau ce peuple de travailleurs
que nous sermonnons, à la ville et à
la campagne ! Et combien, combien de pierres
jetées de loin il nous a déjà
pardonnées !
Tous les soirs, vers neuf heures, une
cloche sonne sur la ville de Schaffhouse. Elle est
fêlée, sa voix est comme une plainte.
Souvent, et alors une vive crainte traverse mon
esprit, il me semble que ce n'est pas la cloche du
Munot de Schaffhouse qui est fêlée,
mais que notre sonnerie du dimanche matin à
neuf heures ressemble plus à une plainte
qu'à un joyeux appel.
Il n'y a qu'un remède pour les
cloches fêlées : les
refondre ! On peut raccommoder la vaisselle,
mais non les cloches. Elles ne retrouveront un son
pur qu'à la condition d'être
refondues.
Que les cloches de nos églises
d'occident soient refondues afin qu'elles
retrouvent leur son. Et que le royaume de Dieu
s'établisse sur la terre, ce royaume
où il n'y aura plus de charrue qui laboure,
ni de cloches qui sonnent.
Nouveaux cieux et nouvelle terre
après lesquels nous soupirons.
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