Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA BARATTE BRISÉE

I Cor. 12.

En passant, l'autre jour, je l'ai aperçue gisant dans un bûcher, lamentable débris d'une époque disparue. Comme j'en examinais le couvercle moisi, les cercles de bois rompus et les douves usées, le vieil ustensile se mit à parler. Il rappela le temps où l'agriculteur devait utiliser lui-même le lait qu'on n'employait pas pour le ménage ou qui ne servait pas à l'élevage du jeune bétail. De même qu'aujourd'hui encore, dans notre village, c'est la maîtresse de maison qui s'occupe de la fabrication du pain, c'est à elle que revenait celle du beurre. L'argent qu'elle en retirait restait à sa libre disposition, comme celui des oeufs. La baratte était alors objet d'importance dans la maison du paysan. Aujourd'hui, lamentable débris, elle gît au bûcher, en attendant d'être jetée au feu.

Ce travail a été enlevé à la femme du paysan par un spécialiste, le fromager. Le lait est rassemblé et porté à la centrale, la laiterie, où une seule et grande baratte a remplacé les innombrables petites qu'on utilisait jadis. Au lieu qu'une centaine de maîtresses de maisons perdent leur temps à fabriquer du beurre, ce n'est plus que l'affaire d'un seul homme, et pendant ce temps les autres gens peuvent s'occuper utilement à quelque autre besogne. C'est ce qu'on appelle la spécialisation du travail, un système qui semble tout à fait pratique, judicieux et digne d'admiration. Il permet d'économiser du matériel et du temps.

Spécialisation du travail, ou selon une expression étrangère « nationalisation du travail », c'était un de ces grands mots qui enthousiasmaient la génération d'hier. Toute l'activité, l'industrie encore plus que l'agriculture, s'est développée dans le sens de la spécialisation. L'histoire de la baratte brisée n'est qu'un infime exemple des bouleversements introduits dans l'activité générale par ce nouveau régime.

Nous lui devons certains progrès réjouissants, mais n'en sommes plus aussi enthousiastes. Il faut reconnaître qu'il ne présente pas que des avantages et que c'est à lui que nous sommes redevables de ce fléau redoutable qui a nom le chômage.

Mais ce n'est pas uniquement notre activité matérielle qui a été marquée du signe de la spécialisation, elle a de plus en plus envahi le domaine spirituel. À la même époque à peu près où vous engagiez un fromager pour votre laiterie, vous avez engagé aussi un maître pour vos enfants. C'était aussi un progrès, mais autre chose encore ! Considérer l'école du point de vue de la spécialisation du travail n'est plus un progrès. Les parents qui s'imaginent que l'éducation des enfants est affaire du corps enseignant commettent une grave erreur. On entend dire assez souvent ces mots regrettables : « Heureusement que tu vas bientôt aller à l'école, on t'y apprendra à obéir ! » Comme si l'école était destinée à vous apprendre à obéir !

Le ministère pastoral lui-même a été de plus en plus entraîné dans le sens d'une folle division du travail. On a oublié que ce qui était déjà problématique dans l'industrie, à savoir l'économie de travail et de temps, signifiait la mort dans la vie de l'esprit. Il ne faut pas vouloir faire des économies quand il s'agit de Dieu et du prochain. Au contraire, à leur service doivent se consacrer le plus grand nombre possible de mains, de têtes et de coeurs.

Tous devraient être pasteurs et non pas seulement un seul. C'était le point de vue des Réformateurs quand ils évoquaient le sacerdoce universel. Il y a quelque temps, on annonçait dans les milieux campagnards une conférence sur ce sujet : La femme prêtresse du foyer paysan. Voilà ce qui devrait être, ce qui est conforme à l'Évangile. Le chrétien doit considérer sa maison, et selon les circonstances, sa parenté, ses amis et ses voisins, comme son champ d'activité spirituelle, on serait tenté de dire comme son champ de mission.

Mais aujourd'hui les barattes sont supprimées dans les maisons et brisées ; on n'en a plus besoin. Les Bibles aussi sont largement négligées et couvertes de poussière. Au lieu que tous fabriquent du beurre, ce n'est plus que la tâche d'un seul homme, et au lieu que tous enseignent, exhortent, instruisent et prêchent, ce n'est plus que le devoir d'un seul, celui qui est engagé et payé pour cela. Et de même que vous portez le lait à la laiterie, ainsi la vie religieuse, la lecture de la Bible, le chant et la prière ont disparu des maisons et ont été centralisés à l'église et transférés de la vie de chaque jour au seul dimanche. Et ainsi la chose de l'Eglise, la chose de Dieu, et donc celle de tous, est devenue affaire des pasteurs. C'est là la malédiction dont nous souffrons tous dans nos Églises nationales. D'un côté les pasteurs (pour autant qu'ils le soient vraiment !) accablés sous le poids de leur tâche ; de l'autre des paroissiens en chômage, inactifs, passifs. Et nous souffrons ainsi, dans le domaine spirituel, de la malédiction de la division du travail.

À la vérité, il y a toujours eu dans la communauté chrétienne des hommes appelés et chargés de la prédication, qui, comme pasteurs, exhortaient, enseignaient et consolaient. Au temps des apôtres déjà il existait des ministères. On appelait les uns docteurs, les autres prophètes, ou apôtres, ou pasteurs, ou évangélistes ou diacres. Et ainsi chacun travaillait selon la mesure de la grâce qui lui avait été donnée. C'était là, pour ainsi dire, la division du travail, vivante et bien réglée par le Saint-Esprit lui-même. Notre prière est que l'Église des pasteurs, spécialistes du travail de Dieu, redevienne celle de tous les fidèles, une Église vivante, selon la parole de l'apôtre : Professant la vérité dans l'amour, que nous croissions à tous égards en celui qui est le chef, Christ. C'est de lui que le corps tout entier, bien coordonné et fortement uni par toutes les jointures, tire son développement.




LA BRIDE D'ARRÊT

Mat. 7: 6 ; Jacq. 3: 1.

« N'oublie pas la bride d'arrêt ! »
Combien de fois n'ai-je pas entendu cette recommandation, quand j'étais jeune, au moment d'atteler les chevaux. Il me semble l'entendre encore. La bride d'arrêt : on appelle ainsi la courroie qui retient le jeune et trop fringant cheval de main et l'oblige à modérer quelque peu son allure impétueuse.

Je voudrais comparer à la bride d'arrêt l'étrange parole que le Maître a adressée à ses disciples : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds et que, se retournant, ils ne vous déchirent ».

Cette parole s'adresse à une communauté vivante. Elle l'est peut-être à tel point qu'elle risque de faire trop de bien. Elle est animée d'un zèle ardent pour le salut des âmes et provoque ainsi dommage et désordre malgré toutes ses bonnes intentions. C'est une communauté qui se sait si saintement responsable de l'âme de ses frères qu'elle dépasse le but, se précipite sur eux et les bouscule dans sa rage de conversion. Une telle communauté a besoin d'une bride d'arrêt. C'est à elle que le Maître dit : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux ».

Cette parole nous couvre de honte, car nous rougissons de devoir reconnaître qu'elle ne saurait nous être adressée. Nous n'avons malheureusement pas besoin d'une bride d'arrêt. Nous ne souffrons pas du trop, mais du trop peu, non d'un zèle excessif, mais d'indifférence, non d'ardeur, mais de lamentable tiédeur.

Ce zèle ardent se trouve chez certains membres de petites communautés, rarement ailleurs. Et c'est à ces gens que s'adresse tout d'abord l'avertissement du Maître. Mais ceux qui sont peut-être beaucoup trop modérés, trop prudents et trop circonspects n'ont pas le droit de se réjouir hypocritement. Le chaud et le froid sont certainement plus conformes à l'Évangile que la tiédeur. Un jeune pur-sang, qui s'emporte parfois, qui rue hors des traits et doit se laisser mettre la bride d'arrêt, est toujours plus agréable à voir qu'un cheval qu'il faut pousser par derrière et tirer par devant, rien que pour le faire avancer d'un pas.

L'Armée du Salut, qui se hâte par les chemins avec ses cuivres afin de sauver des âmes, est plus fidèle au service du Christ, malgré certaines fausses notes accidentelles, que la communauté qui ne chante ni ne joue faux, dont les formes sont des plus correctes, mais qui manque de vie. Chez celle-ci il n'y a aucune lumière qui éclaire, aucune flamme qui brûle. Ce n'est que de la braise mourant sous la cendre.

« Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux. » Ceci n'est naturellement qu'une parabole. Jésus n'appelle pas des créatures humaines chiens ou pourceaux. Elles sont à ses yeux des images du Créateur, quoiqu'il sache bien qu'elles sont des images déchues, des images de Dieu qui ont roulé dans la boue.

De même que la langue populaire, dans sa rudesse, déclare de quelqu'un qu'il s'entend en musique, en sport ou en agriculture autant qu'une vache en noix de muscade, Jésus dit, et qui sait, en employant peut-être une expression du langage populaire de ses contemporains, qu'il est des êtres étrangers et inaccessibles à l'Évangile. Momentanément tout au moins, le sens de tout ce qui est divin leur fait aussi complètement défaut qu'à un chien la compréhension d'un morceau d'orgue, ou à un porc le prix d'une perle qu'il remue avec son groin. Dans de telles conditions, dit Jésus, il faut être discret en matière religieuse afin de ne pas provoquer inutilement la contradiction.

Et il fixe ainsi une limite à notre travail d'évangélisation et de mission. Une parole biblique n'est pas toujours bonne si elle n'est citée que parce qu'elle est biblique. Employée mal à propos, elle peut même entraîner des conséquences fâcheuses. Une prédication, tout à fait évangélique, n'est pas toujours et en chaque circonstance selon l'esprit du Maître. Il ne souhaite certainement pas que, pour l'embellissement de chaque fête de sport ou de tir, il y ait un culte en plein air. Il est des occasions et des entreprises qui ont si peu affaire avec Dieu, qui sont même si contraires à sa volonté, qu'on préfère ne pas prononcer son nom par simple sentiment de pudeur.

C'est une question de conscience, conformément à la parole : « Soyez prudents comme les serpents et purs comme les colombes », de savoir si en un lieu déterminé, en une certaine occasion, ou même envers telle personne on ose semer un grain de froment. C'est peut-être possible et nécessaire dans une certaine circonstance et absolument impossible une autre fois.

Le pasteur ne peut pas lire un chapitre de la Bible chaque fois qu'il fait une visite. Peut-être à cause de la conversation qu'on vient d'avoir. Même s'il va voir un malade, il ne peut pas toujours lui faire une simple lecture et prononcer une prière. Ou bien, en sortant, on laisse la porte entr'ouverte, ou bien on prête l'oreille dans la pièce voisine : on se demande avec curiosité ce que le pasteur peut bien dire au malade. Le pasteur se rend compte de cette indiscrétion, qui lui ferme la bouche, le malade l'a observée aussi et sait gré à son visiteur de ce qu'il a gardé le silence.

Les paroles de la Bible sont choses délicates. Le Maître les appelle des perles. On ne porte pas des perles dans sa poche de gilet, pour les en sortir à tout instant. On les serre dans un écrin, qu'on n'ouvre pas à tout venant.

Prends grand soin des perles qui te sont confiées. Tu découvres peut-être chez quelqu'un de tes proches qu'il se détourne de tout ce qui est religieux, ou même qu'il y est opposé. Il est rare que de tels sentiments durent toute une vie. Mais alors sois particulièrement économe et prudent dans l'emploi de tes perles. Accepte ce sacrifice et laisse plutôt ton écrin fermé un certain temps. Un zèle intempestif a déjà causé bien des dommages. Il est possible que plus tard des enfants se dressent contre la foi de leurs parents, la foulent aux pieds et soient remplis de haine à son égard, et que les parents soient en quelque mesure responsables de cet état d'âme. Ainsi se vérifierait l'avertissement : « Afin qu'ils ne les foulent pas aux pieds, ne se jettent sur vous et vous dévorent ».

Ne t'imagine pas que ton enfant, ton mari, ta femme, ton ami, ton voisin, ton compagnon de travail, ton élève, ton concitoyen, ton chef ou ton subordonné doivent se convertir au moment et de la façon que tu t'es mis en tête. Tu as le devoir d'évangéliser et de faire oeuvre missionnaire. Mais c'est un autre que toi qui agit. Et il n'est pas pressé. Il laisse parfois s'écouler un temps étonnamment long. Celui-ci a rencontré le Seigneur à cinq ans, cet autre à quatorze et tel autre à soixante-sept ans seulement. C'est lui qui agit. Et jusqu'à ce qu'il agisse, il nous appartient d'attendre avec patience, d'aimer, de croire et d'espérer. Il y a un temps pour toute chose.




LE FILS DE L'HOMME

Jean 1: 14 ; 19: 1-15 ; Marc 15: 39.

Après des nuits de pluie, à peine aurez-vous fait une centaine de pas sur la route que vous y découvrirez déjà les traces sanglantes du trafic automobile. Cette tache rouge est tout ce qui reste d'une petite grenouille. Voici une coquille d'escargot écrasé, ou un lombric broyé qui s'efforce de se détacher de sa moitié amputée.

Ces vies ainsi anéanties sur la route vous font une étrange impression. On peut se dire longtemps : Que m'importe une grenouille morte ? Le regard s'en détourne promptement et on s'en écarte avec soin. Mais de telles rencontres n'en font pas moins vibrer en vous, tout au fond de votre être, une corde qu'un doigt invisible a touchée.

D'où vient donc qu'un être perdant son sang sur la route, ne serait-ce qu'un pauvre ver, parvienne à nous impressionner ? Est-ce sensiblerie, faiblesse de nerfs ? C'est possible, mais il y a autre chose encore. Au moment où nous avons aperçu ce sang, une étincelle mystérieuse a jailli qui nous a touchés au plus profond de nous-mêmes. Et il est né, entre la créature souffrant là, sur la route, et le passant qui s'apitoie, un mystérieux sentiment de relation et presque de parenté. Ce n'est pas autre chose que le rappel que tous, y compris le plus misérable vermisseau, nous sommes issus du même Créateur et unis dans une commune destinée. Mon enfant pourrait être écrasé sur la route et la tache rouge sur l'asphalte pourrait être celle de mon propre sang.

Cette étincelle mystérieuse, qui provoque une émotion dans un coeur d'homme à la vue d'un ver ensanglanté gisant sur la route, agit naturellement bien plus souvent et d'une manière bien plus sensible en présence d'une créature humaine. Un visage tourmenté, ou le cri de douleur s'échappant avec peine d'une poitrine d'homme, peut agir sur nous de telle sorte qu'instantanément la plus intime communion d'expériences et de souffrances naisse entre personnes tout à fait étrangères. Celui qui a été couché un jour dans une salle d'hôpital se souvient du lien unique et intime qui peut s'établir entre voisins de lits, simplement parce qu'ils sont deux êtres humains qui doivent souffrir ensemble et tenir ferme.

Un exemple frappant de cette communauté d'expériences se trouve dans Hermann et Dorothée, de Goethe. Une bonne vieille hôtesse apprend que parmi des pauvres gens, chassés de leurs foyers et qui passent sur la route, se trouve une femme qui vient de mettre au monde un enfant et qui manque de tout. Aussitôt l'hôtesse reconnaît une soeur en cette pauvre femme, dont elle entend le nom pour la première fois, et elle prépare pour elle tout ce qui lui est nécessaire. Elle le fait avec un tel soin qu'on ne peut se libérer de l'impression que la vieille hôtesse revit réellement les heures pénibles qu'elle a dû traverser elle-même un jour comme femme et jeune mère.

L'histoire de la Passion du Sauveur provoque aussi une réaction pareille. Le Christ est là, debout, l'homme de douleur, tourné en dérision sous son manteau de pourpre et portant le sceptre de roseau. La couronne d'épines ensanglante son front. Et tandis qu'une foule sauvage et fanatique réclame son sang, un sentiment naturel d'humanité s'éveille dans un coeur. Un des assistants reconnaît en Jésus l'homme, le prochain, le frère dans la souffrance. Celui qui, seul au milieu de ce peuple déchaîné, commence à éprouver des sentiments humains est un païen, le procurateur Ponce Pilate.

Qu'importe à Pilate ce qui se passe ici. Il est fonctionnaire d'une autorité étrangère ; dans son for intérieur, ces juifs et leurs pratiques religieuses ne l'intéressent pas. Que Jésus vive ou qu'il meure, c'est leur affaire, Pilate ne le hait ni ne l'aime : il témoigne d'une parfaite indifférence à son égard.

Cependant, et j'estime que c'est un très grand miracle, ce païen ne parvient pas à garder en face de son prisonnier une attitude de neutralité absolue. À sa grande surprise et à celle de tous les assistants, il se sent tout à coup attiré vers cet homme de douleur, en manteau de pourpre, et il a vraiment pitié de Jésus. L'étincelle a jailli et a pénétré dans le tréfonds de son être. Lui, le Romain, le Romain de haute naissance, reconnaît en un Juif et en un juif du commun peuple, un être humain, un être valant autant que lui et auquel il est lié.

Et Pilate ne cache pas sa pitié. Il fait appel à l'humanité de la foule c'est là le sens des mémorables paroles Ecce homo (1) ! Voyez quel homme ! Il veut rappeler à la foule qu'elle se compose d'êtres humains, que Jésus est aussi un être humain et que le sang qu'elle réclame est celui du prochain. Mais l'étincelle qui a jailli entre la victime et son juge s'est éteinte et n'a pas pénétré plus loin.

Ecce homo ! En cette parole du païen Pilate apparaît, comme une fusée dans la nuit, le lien qui nous rattache à Jésus. Toute sa vie a été une vie d'humilité. Il est si simplement humain que jusqu'à sa trentième année rien ne le différencie de son entourage. Et dans la suite il nous apparaît revêtu d'une authentique et noble humanité. À cause de ce lien qui l'unit à nous, il aime à s'appeler le Fils de l'homme.

Tous les sentiments élevés que nous éprouvons envers un ami qui nous est cher, un maître respecté, un médecin dévoué, ou ceux sans pareils qui sont la source du bonheur que nous ressentons entre frères et soeurs, pères et mères, toute cette plénitude d'humanité si bienfaisante, ils l'ont goûtée ceux qui eurent le privilège de rencontrer Jésus.

Mais son humanité n'a pas été complète parce qu'il est né comme un enfant des hommes et a vécu comme tel parmi nous. Il est entré dans notre vie de souffrance et de mort. La croix, la mort et la mise au tombeau sont les suprêmes degrés de son humanité.

Sur la croix, il y a l'homme, la créature humaine déchirée par les épines et les ronces de la vie terrestre. Si nous voulons savoir ce qu'est un homme, c'est là que nous l'apprendrons. L'impitoyable, brutale et désespérante manifestation de ce qu'est l'homme, la croix nous la découvre. Ecce homo.


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Dieu ! Voilà le secret qui flotte autour de la croix. Dieu nous parle par la mort de ce crucifié. C'est par sa volonté que ce sang a coulé, que ces mains et ces pieds ont été percés. Dieu veut faire savoir ainsi à tous les hommes qui sur cette terre saignent, souffrent et meurent, et qui acquittent ainsi une part de la peine de leurs péchés, il veut leur dire à tous qu'il les aime. Et voici en quoi consiste l'amour de Dieu, c'est que celui qui meurt ici sur la croix - on voudrait pouvoir le dire à chacun, tout doucement, dans l'oreille - c'est son Fils.
Cela est incompréhensible à notre entendement. Mais il peut arriver que le secret de la croix te soit révélé par la croix même.

Quand un enfant des hommes n'ose plus regarder Dieu en face et baisse les yeux devant lui, confus et troublé ; ou quand un destin incompréhensible a ravi à un enfant des hommes le regard vers Dieu, c'est alors précisément que la croix peut commencer à parler, comme Dieu parla un jour du sein du buisson.

Je connais des désespérés, c'est-à-dire des hommes des lèvres desquels s'échappe la question brûlante : Où est Dieu ? Y a-t-il un Dieu après tout ce que nous avons souffert et devons souffrir à nouveau ? Et où est l'amour de ce Dieu ?

Disputeur, questionneur, désespéré, viens et vois ! Le sang a coulé ici et il a coulé afin que chacun de ceux qui saignent sache une fois pour toutes que rien, mais rien, aucune faute, aucune souffrance, aucune mort, ne nous sépareront plus jamais de l'amour de Dieu en Jésus-Christ, son Fils, notre Seigneur.




AU DERNIER SOIR DE L'AN

Phil. 3:13,14.

On raconte qu'il existe un torrent dont l'eau verse l'oubli et une montagne aussi qui vous procure le même bienfait. Pourquoi les légendes et les contes de presque tous les peuples font-ils espérer un don si merveilleux ? Ils trahissent cette ardente aspiration que nous connaissons tous : Oublier ! Ah ! pouvoir oublier ! Heureux celui qui oublie ! Passez l'éponge ! Effacez ! Toutes ces expressions témoignent de ce désir secret.

Nous sommes au dernier soir de l'an. L'auberge de l'Ours tout entière est illuminée : la salle à boire, celle de derrière, la cave et la salle de bal. On entend le bruit des verres. L'aubergiste met des tonneaux en perce, on entend retentir les coups de son marteau et lui-même est couvert de sueur. C'est un homme intelligent, qui n'ignore pas les besoins de l'âme humaine. Il sait qu'aujourd'hui ils veulent oublier, ces hommes au dos voûté et aux mains durcies par le travail. Il sait qu'après une année de crise et de tracas comme celle qui finit, il faut boire pour oublier. Le joueur d'accordéon est installé sur l'estrade. Ses doigts effleurent les boutons nacrés de son instrument, il a fermé les yeux, regarde en lui-même et cherche le ton. Il cherche et réfléchit. Et le voilà qui caresse le soufflet de son instrument, comme s'il voulait lui dire : « Aujourd'hui c'est sérieux, mon vieux ! L'été catastrophique et l'hiver de crise, la grange vide et le prix du lait qui a baissé, la bourse plate et l'estomac creux, le coeur vide aussi... tout cela doit être oublié ».

Nous sommes au dernier soir de l'année. On entend sonner les cloches de Sylvestre. Les fenêtres de l'église, là-haut sur la colline, projettent une faible lueur dans la vallée. Des femmes et des vieillards, ici et là un homme, chaudement emmitouflés, gravissent les escaliers qui mènent au temple. Ils portent le poids de l'année qui s'en va, voilà pourquoi leur démarche est si lasse. Ils aimeraient aussi pouvoir oublier, là-haut. Oublier les sombres jours de pluie, les nuits d'insomnies remplies de soucis ; oublier l'inquiétude qui vous accompagne au champ et l'irritation qui vous suit à la maison. Si on pouvait oublier, ce soir, le dernier de l'année !

Le pasteur parle du poids du passé qui pèse si fort, ce soir, sur tant d'auditeurs. Par-dessus les bancs maigrement remplis, sa voix interroge : N'est-il aucun oubli possible ? Et voici que du fond de l'église, comme un écho douloureux, une autre voix répète:
Aucun oubli ?

L'année qui s'en va a durci bien des mains, creusé bien des rides et fait blanchir bien des chevelures. Ces traces du passé, rien ne peut les faire disparaître. Ton âme en a aussi sa part. Des souvenirs y sont ensevelis, souvent d'injustices Commises ou subies, qu'aucune puissance humaine n'effacera jamais. Des fautes dont tu t'es rendu coupable sont inscrites dans ton âme et elles demeurent là, devant tes yeux, chaque fois que tu regardes en arrière. Elles brillent comme des lettres de feu, d'un feu dévorant que nulle eau ne peut éteindre. Tu as beau te dire : Passer l'éponge ! Une autre main a écrit : Ne pas effacer ! Comme le faisait jadis le maître lorsqu'il voulait qu'un dessin ou un calcul demeurât un certain temps sur la planche noire.

Ainsi s'exprimait le pasteur, et ses auditeurs, douloureusement déçus, le regardaient. Il n'y a donc pas d'oubli, nous devons donc porter à nouveau notre fardeau dans l'année qui vient ? Et tu en places d'autres sur nos épaules, au lieu de nous en décharger en face de la route escarpée que nous allons avoir à gravir ?

Mais maintenant le prédicateur poursuit son discours et se met à parler d'un homme qui a eu faim et froid, qui un jour a fait naufrage, qui a été battu de verges, emprisonné ; qui a été un persécuteur du Christ, ne respirant que menaces et carnage, et qui, devenu vieux, après une carrière remplie de tourments, le corps et l'âme couverts d'innombrables cicatrices, s'écrient maintenant : « Oubliant ce qui est derrière moi, je cours vers ce qui est devant moi ! »

Ah ! si l'on pouvait connaître le secret de ce Paul qui est capable d'oublier ! Qui a donné au vieillard couvert de blessures et de cicatrices de pouvoir ce qui nous est impossible, de pouvoir ce qu'aussi haut que remontent nos souvenirs les peuples n'ont jamais pu :
Oublier ?

Paul le sait, il existe une montagne de l'oubli. Non pas celle de Vénus, cette montagne de la jouissance avide à laquelle nos ancêtres païens ont cru (2). Paul connaît une montagne sur laquelle trois croix sont dressées.
Et Paul sait qu'il existe aussi un fleuve de l'oubli. Mais ce n'est pas le Léthé qu'ont imaginé les Grecs païens. Paul connaît le fleuve de la miséricorde divine qui descend de la montagne aux trois croix dans les vallées et les abîmes de notre existence humaine.

Il ne l'a pas toujours connu. Il fut un temps où lui aussi a été tourmenté par le sentiment de ses fautes, où il a traîné pendant des années le fardeau de son passé, où lui non plus ne pouvait oublier ses mauvaises, et encore moins ses bonnes actions. Mais alors quelque chose de grand, d'inexprimable est entré dans sa vie. Ce fut comme une mort et une résurrection.

Il sait depuis lors qu'il y a un oubli pour nous, les hommes, un oubli qui n'est pas de ce monde, mais dont la source est ailleurs. Un oubli qui ne vient pas de nous, mais qui nous est accordé. Et Paul sait qui et qui seul peut nous accorder d'oublier !

Au fond, l'aubergiste de l'Ours le sait aussi. Mais il met des tonneaux en perce et transpire abondamment. Il sait combien, le soir de Sylvestre, cherchent l'oubli ailleurs que là où ils le trouveraient.

Nous sommes au dernier soir de l'année, et nous songeons à l'avenir qui nous attend. Si nous pouvions le connaître ! Nous aurons à supporter des peines et nous en causerons aussi. L'avenir ne sera pas meilleur que ne l'a été le passé. Nous sommes à sa porte, comme quelqu'un devant celle d'une chambre où s'est passé un drame secret, et qui ne se hasarde pas à entrer et à regarder, de peur de ne pouvoir supporter ce spectacle.

Mais Celui qui, connaissant notre passé, rend possible l'impossible oubli, peut aussi à l'avenir accomplir l'impossible. il est le même, hier, aujourd'hui et éternellement. Il nous a délivrés de la détresse de l'année qui s'achève et du souci de celle qui s'approche. Si nous ignorons tout de l'avenir, nous savons que la montagne aux trois croix et le fleuve de la vie demeurent là, devant nous.

Nous sommes au dernier soir de l'année. Les yeux fixés sur l'Éternel qui vit encore, nous franchissons le seuil, reconnaissants et pleins de confiance, en redisant : Mon âme, bénis l'Éternel, et que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom ! Mon âme, bénis l'Éternel et oublie le passé ! Mais n'oublie pas tout le bien que Dieu t'a fait !




LA CHARRUE

Jér. 4: 3.

La vie est un champ rempli de mystère. Tu ne peux jamais savoir s'il ne s'y trouve pas un trésor caché, qu'il s'agit de découvrir. Tu sais que ce champ a une limite, quelque part tout près d'ici, ou au contraire là-bas, un peu plus loin. Mais tu ignores où se trouve la borne, elle nous est cachée, jusqu'au moment où nous la heurtons et où le soc de la charrue s'y brise.

Ce champ t'est accordé par l'Éternel non pour que tu le laisses en friche et abandonné, mais pour que tu le cultives. Ta vie doit être un labourage et tes années doivent ressembler à des sillons. Trace donc tes sillons les uns après les autres ! Les plus âgés des lecteurs de ces lignes en ont déjà tracé septante ou quatre-vingts. Ils se disent que le champ devient toujours plus étroit et que la borne ne doit plus être bien éloignée.

C'est aujourd'hui le jour de l'an. Tu as de nouveau terminé un sillon. Avant de retourner la charrue pour en recommencer un autre, laisse un instant souffler l'attelage et jette un regard derrière toi.

Les pensées qui traversent alors notre esprit sont bien diverses ! Celui-ci songe à l'année écoulée comme à un sillon qui a été tracé bien droit. Cet autre a découvert le trésor caché dans son champ et a pu s'en emparer avec l'aide de Dieu. Et lorsqu'il regarde en arrière, sur ce dernier sillon, il le voit comme illuminé d'une clarté divine et ses yeux brillent, animés d'une gratitude émue. Un troisième contemple l'oeuvre accomplie comme une blessure récemment ouverte et toute brûlante encore. 0 Dieu, combien variées sont tes voies ! Accorde à chacun ce dont il a besoin au terme de l'année ! Accorde à celui qui se livre à la joie de ne point oublier de rendre grâce et à celui dont la blessure est mortelle d'apprendre à te louer encore !

Mais voici que nous avons longtemps réfléchi et regardé en arrière. Les longs arrêts ne valent rien quand on laboure. Avancer lentement, mais avec constance, est préférable. La charrue ne doit pas se rouiller dans le sillon. Nous allons donc la retourner et nous commençons un sillon nouveau. Il y a quelques milliers d'années déjà, une voix s'est fait entendre : « Défrichez-vous un champ nouveau et ne semez pas parmi les épines ». Que voulait-elle dire ? Voici, à ce qu'il me semble :
Lorsque j'apprenais à conduire la charrue, il m'est arrivé plus d'une fois, dans mon inquiétude, d'oublier de retourner le soc. Ma terreur était grande alors en voyant la charrue rentrer dans l'ancien sillon et j'avais beau tirer sur les rênes et crier hüscht, c'était en vain ! Il en est plus d'un à qui cela arrive au Nouvel an. La charrue tend avec une force diabolique à rentrer dans l'ancien sillon, si tu oublies de retourner le soc, et ainsi c'est une marche à vide, les mêmes courbes se renouvellent. S'il y en avait dans l'ancien sillon, tu les retrouveras dans le nouveau exactement pareilles. S'il s'y trouvait une grosse pierre que ta charrue a heurtée, tu vas retrouver le même écueil et tu endommageras de nouveau ta charrue. Et c'est ainsi que depuis ta confirmation ou ton mariage, tu suis le même sillon d'erreurs et de sottises et oublies une fois de plus de retourner le soc de ta charrue.

Mais de passer et repasser sans cesse au même endroit a fini par le rendre aussi dur qu'un vestibule bien astiqué. À la longue il est presque impossible d'en sortir et de recommencer ailleurs. Et c'est ainsi qu'on rencontre des gens qui, toute l'année, ressassent les mêmes pensées et s'en tiennent toujours à leurs habitudes surannées. Leur coeur et leur cerveau se sont racornis, une croûte les a recouverts et le battement de leur pauvre âme devient sourd et faible comme celui du pic des mineurs dans les entrailles de la terre.

Et ainsi le champ de la vie n'est pas labouré. La terre fertile que t'a donnée le Créateur demeure en friche, ton âme reste inculte et sans bénédiction. Par contre l'ivraie prospère et étouffe tout, parce qu'elle se propage d'elle-même. Elle l'emporte toujours plus aux lieux où nulle charrue ne passe. Les touffes se transforment en buissons contre lesquels la charrue' finit par être impuissante. Pour remettre cette terre en état, il faudra l'attaquer à la pioche. C'est pourquoi veille à ce qu'aucune passion coupable ne demeure en toi et à ce qu'aucune habitude mauvaise ne s'y transforme en plante vivace. Fais passer la charrue. « Défrichez-vous un champ nouveau et ne semez pas parmi les épines ! »

Sinon il pourrait arriver qu'un autre, plus puissant, doive venir avec son tracteur irrésistible pour ouvrir le champ abandonné. Le tracteur de Dieu fait mal. Des peuples entiers peuvent en éprouver l'action. C'est pourquoi il vous faut défricher un champ nouveau, sinon Dieu pourrait intervenir plus fortement encore et creuser des canaux, ainsi que vous le faites dans vos vignes trop humides, en retournant la terre de telle sorte que celle qui était dessous remonte à la surface et que celle de dessus prenne sa place.

Je sais bien que retourner le soc de la charrue n'est pas si simple et que c'est plus vite dit que fait. Il n'y suffit pas d'un tour de main comme pour labourer. À vrai dire, nous préférerions rester dans l'ancien sillon, un certain temps du moins. Il est agréable de marcher par des chemins unis, plus dur de labourer une terre nouvelle. Prends garde au jour de l'an que ta charrue ne dévie pas et cherche à rentrer dans l'ancien sillon. Demande à Dieu de te donner la force de tracer un sillon nouveau.

Je connais une petite église, tout entourée d'arbres. Elle est ornée, au-dessus de ses deux portes, des armoiries de deux communes agricoles : une charrue. Pousse cette charrue, qui est celle du prophète et qui défriche un champ nouveau. Et enfonce-la toujours plus profond ; chaque année un tour de vis de plus. Tu sais aussi combien il importe d'avoir un solide attelage pour labourer. Des chevaux trop faibles sont un gros désavantage. Attelles-en de forts pour labourer le champ de ta vie. Que ta foi chrétienne inébranlable soit ton cheval de main, pieux et fidèle. Que ton espérance chrétienne soit ton autre cheval, plein de feu et d'allant. Foi et espérance, la charrue qu'entraîne cet attelage-là défriche un champ nouveau.

J'ai reçu, à Noël, un tableau du peintre Eugène Burnand. C'est un tableau absolument rustique. Il représente un paysage ensoleillé du Jorat - au premier plan un paysan derrière sa charrue et, devant l'attelage qu'il conduit en marchant à ses côtés, un jeune garçon. je ne puis dire ce que ce tableau est pour moi. Toutes les fois que je le contemple, je sens monter en mon coeur une vieille nostalgie, celle de la terre. Et une autre encore : je reconnais toujours plus nettement que ce tableau est un tableau religieux : il éveille en moi la nostalgie d'un sillon comme Dieu les aime.

Ceci encore. Tu sais combien il importe que chaque sillon soit bien commencé, que la charrue morde franchement dès le début, pour que le champ ne soit pas recouvert de simples éraflures. Dieu aime les sillons qui commencent tranquillement et qui vont droit et profond.

Souviens-toi que jamais tu ne pourras, par tes seules forces, tracer un sillon qui soit agréable à Dieu. Commence donc ton travail et poursuis-le avec Lui. J'ai connu une vieille maîtresse de maison qui disait, chaque fois que je partais avec les chevaux : « Hue ! à la garde de Dieu ! » Elle le disait toujours, qu'il se soit agi du char du marché, de celui que nous prenions pour aller à l'herbe, d'un char de fumier, ou encore quand nous partions chercher du bois à la montagne. Je ne la comprenais pas très bien alors, je l'ai mieux comprise au cours des années.

La charrue est en place. Les chevaux sont prêts. N'oublie pas de tourner le soc. Et maintenant : Hue ! à la garde de Dieu !




LA CLOCHE FÊLÉE

Apoc. 21. 1-5.

Je sais un berger auquel un troupeau avait été confié. Les bêtes portaient toutes une cloche au cou, selon la coutume de l'endroit. La plus belle vache en avait une qui était une vraie merveille de l'art du fondeur. On y voyait gravés une date, le nom du propriétaire et une sentence de haute sagesse. Le maître du troupeau tenait à cette cloche plus qu'à toute autre, c'était le cadeau d'un ami.

Mais il arriva un jour que le berger fut trop paresseux pour courir après ses vaches et faire gentiment son devoir. Il remplit ses poches de pierres et de mottes de terre qu'il jetait de loin aux bêtes désobéissantes, pour s'épargner peine et travail. Et ce soir-là, la plus belle cloche de la plus belle vache était fêlée. Elle sonnait comme des débris de verre qu'on aurait frottés les uns contre les autres et perdit pour toujours son timbre argentin. Le maître du troupeau tança sévèrement le berger paresseux, trop nonchalant pour courir après son troupeau.

Environ dix ans après cette humiliante expérience de ma jeunesse, par la grâce de Dieu un autre troupeau me fut confié, ainsi que d'autres cloches. Dimanche après dimanche, leur sonnerie descendant du clocher trapu d'une église de campagne m'invitait à monter en chaire. Et souvent, tandis que les cloches répétaient leur appel, je me disais : Ne sois pas paresseux ! Suis-les, plein d'amour et de patience ! Ne jette pas des pierres de loin ! Sinon la cloche qui t'est confiée se fêlera et perdra pour toujours son timbre argentin !

Et c'est ainsi que je commençai à courir après les membres de mon troupeau à travers champs et bois, dans la maison et dans la cour, à la cave et à l'écurie, à la cuisine et au poulailler. je les suivis sur tous leurs chemins, en ouvrant tout grands mes yeux et mes oreilles. Et il arriva qu'un de ces coeurs fermés s'ouvrit un peu à moi et à chaque fois que cela se répétait c'était pour moi un nouveau sujet de surprise et de reconnaissance. De ces rencontres est né ce livre. Voici comment.

Plus j'apprenais à connaître ces hommes et ces femmes écrasés de travail, plus pressante s'imposait à moi, toutes les fois que j'avais à m'adresser à eux, la question : Comment dois-je leur parler ? Ce que j'avais à leur dire me paraissait clair, sans équivoque et au-dessus de toute discussion. C'était la bonne nouvelle du royaume du Christ crucifié et ressuscité. Voilà ce que j'avais à annoncer et rien d'autre. Mais comment leur parler de l'ineffable secret ? Comment proclamer ce qui est éternel dans le temps qui fuit ? Que de luttes en moi à ce propos ! Et de jour en jour je reconnus plus clairement que je ne pouvais leur apporter mon message qu'en m'approchant tout près d'eux, du plus pauvre et du plus fatigué ; qu'en les suivant et les recherchant, sans me lasser, tout le long de la semaine. Sinon c'était jeter des pierres de loin et la cloche fêlée perdrait toujours plus son timbre argentin. Ah ! quelle étonnante patience nous témoigne toujours à nouveau ce peuple de travailleurs que nous sermonnons, à la ville et à la campagne ! Et combien, combien de pierres jetées de loin il nous a déjà pardonnées !

Tous les soirs, vers neuf heures, une cloche sonne sur la ville de Schaffhouse. Elle est fêlée, sa voix est comme une plainte. Souvent, et alors une vive crainte traverse mon esprit, il me semble que ce n'est pas la cloche du Munot de Schaffhouse qui est fêlée, mais que notre sonnerie du dimanche matin à neuf heures ressemble plus à une plainte qu'à un joyeux appel.

Il n'y a qu'un remède pour les cloches fêlées : les refondre ! On peut raccommoder la vaisselle, mais non les cloches. Elles ne retrouveront un son pur qu'à la condition d'être refondues.

Que les cloches de nos églises d'occident soient refondues afin qu'elles retrouvent leur son. Et que le royaume de Dieu s'établisse sur la terre, ce royaume où il n'y aura plus de charrue qui laboure, ni de cloches qui sonnent.

Nouveaux cieux et nouvelle terre après lesquels nous soupirons.


1 C'est l'interprétation de Luther. (Trad.)

2 Venusberg, montagne de la mythologie germanique. (Trad.)
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