Il y avait un homme riche. Le Maître ne
dit pas où il habitait ni à quelle
époque. Il ne dit pas combien de poses de
terre il possédait, ni combien il comptait
de boeufs dans ses étables, rien non plus du
genre de son exploitation, s'il fabriquait des
produits laitiers ou s'il faisait plutôt le
commerce des céréales, ou encore s'il
s'intéressait à la culture des arbres
fruitiers, ou peut-être à
l'élevage des porcs ou des veaux.
C'était simplement un propriétaire
très à l'aise et qui se
félicitait d'une excellente
année.
Il voit caves, chambres aux provisions
et granges se remplir, l'abondance de biens
augmenter sans cesse. Une richesse si énorme
qu'elle en devient inquiétante. Combien dans
cette situation auraient perdu la tête et
soupiré : Quantité moindre, mais
qualité supérieure et vente plus
favorable auraient bien mieux valu.
Mais notre paysan n'a pas perdu la
tête. Il est un homme de métier bien
trop habile pour se faire du souci. Il
réfléchit, se demande tranquillement
et posément, Que dois-je faire ? On ne
connaissait pas en ce temps-là la
distillation et le cidre doux, sinon notre homme
aurait sans doute eu recours à l'une de ces
méthodes d'utilisation des produits
agricoles.
Il y aurait encore un autre moyen de
tirer parti de récoltes trop abondantes sans
en faire baisser le prix. Vous avez entendu parler
du terrible procédé en usage dans les
pays d'outre-mer, qui nous devancent toujours de
quelques kilomètres sur la voie du
progrès ; vous savez comment les
planteurs de café, de thé et de riz,
ainsi que les producteurs de céréales
de l'Amérique du Nord anéantissent
les dons de Dieu pour que les prix mondiaux ne
s'avilissent pas.
Notre paysan ignorait ces
progrès, sinon il aurait bien pu les
utiliser aussi. Mais voici la pensée
libératrice qui lui traverse l'esprit comme
un éclair. Un souvenir de sa prime jeunesse
lui revient. C'était à la
leçon de religion. Le rabbin leur avait
raconté l'histoire de Joseph en
Égypte. Parmi toutes sortes de
« saintes histoires ».
oubliées depuis longtemps, un souvenir lui
est resté, aussi net que s'il ne datait que
d'hier : Les sept années d'abondance,
les sept années de famine, les greniers et
les magasins de vivres. Quand même !
Quel avantage il y a à faire quelque cas de
la religion, au moins quand on est jeune ! On
ne sait jamais à quoi cela pourra vous
être utile une fois, quand vous serez
vieux !
Et sa résolution est prise. Il va
faire abattre ses vieilles granges. Il en fera
construire de nouvelles et de plus grandes à
leur place. Tu te dis peut-être, cher
lecteur, que tu t'y serais pris encore mieux, tu
aurais laissé les vieilles debout, en en
faisant élever quelques neuves à leur
côté. je ne sais pourquoi il a fait abattre les
siennes.
Il
doit avoir eu ses bonnes raisons, nous n'en doutons
pas. Car jusqu'à maintenant il est une chose
que nous savons de lui, c'est qu'il connaît
son métier à la perfection et ne s'en
laisse conter par personne.
Mais il n'est pas
irréfléchi. Marque du
spécialiste expérimenté et
habile, il réfléchit par trois fois
avant de faire un pas. Son plan lui semble
même trop bien établi. Il veut laisser
passer une nuit encore avant de prendre une
décision définitive.
À vrai dire, il est trop
excité pour aller se coucher
déjà. Son projet l'agite et fait
presque éclater son coeur. Que diront les
voisins s'il fait abattre ses granges ? La
risée sera grande, mais ensuite quel
triomphe ! L'homme le plus fort pourrait en
avoir des palpitations de coeur.
Dans cette atmosphère de
triomphe, il célèbre son culte du
soir, mais sans Bible. Il possède des livres
plus importants, avec de longues colonnes de
chiffres, trois, quatre par page. Voici bien des
années qu'il nourrit son âme de ces
« livres de vie ». Des
centaines, des milliers, des dix milliers de riches
friandises pour son coeur avide de chiffres. Et il
se plonge dans sa lecture en un recueillement
toujours plus profond. Son coeur bondit dans sa
poitrine et il se livre à de joyeux
dialogues avec son âme.
Que demandes-tu de moi ? Ainsi
l'avertit sa pauvre âme. Ne sais-tu pas qu'on
fait mourir les âmes en les nourrissant d'or
et d'argent, de chiffres et de papier ? Il
cherche à la consoler en lui disant avec
douceur : Chère âme, tu as des
biens pour beaucoup d'années, repose-toi,
mange, bois et réjouis-toi.
Étrange ! Il y est parvenu
cent fois déjà, mais cette fois elle
ne veut pas se laisser réduire au silence.
Et voici qu'à nouveau une pieuse
parole des jours anciens, et si lointains, lui
revient à l'esprit. « Pourquoi
t'affliges-tu, mon âme, et es-tu si
agitée en moi ? » Et comment
était-il dit ensuite ?
« Attends-toi à
Dieu. »
Dieu ! Et soudain tout
s'obscurcit
devant ses yeux. Les colonnes de chiffres se
mettent à danser comme des centaines, des
milliers et des dix milliers de méchants
petits diables. Et il entend, avec une
épouvante mortelle, la voix de Dieu :
« Insensé, cette nuit même
ton âme te sera redemandée ; et
ce que tu as préparé, pour qui cela
sera-t-il ? »
Insensé ! Que signifient
l'argent et tous les biens à l'heure
où ton coeur cesse de battre, où ta
respiration s'arrête et où ton
âme doit entrer au chemin qui mène
à l'éternité ?
La dernière gerbe est sous toit ! Et
avec elle une sensation de repos bienfaisant est
entrée dans la ferme.
Aiguiser ma faux pour la dernière
fois, se dit le faucheur en attaquant son dernier
andain et en crachant une fois encore dans sa
main : c'est la dernière fois ! La
dernière ! soupire la moissonneuse
courbée derrière le moissonneur. Et
elle oublie presque que son dos lui fait si mal
puisque le travail va être
achevé.
Comme nous autres garçons
faisions tourner en l'air notre bâton quand
nous avions couché la dernière
javelle sur le lien ! Et comme nous autres
jeunes filles nous fleurissions le dernier
char ! Et quand on le déchargeait,
celui qui était sur le char criait :
Encore une brassée, encore deux, voici la
dernière ! Alors, malgré la
chaleur, la poussière et la soif, du haut
des gerbes entassées jusqu'au toit, une
clameur joyeuse retentissait : La
dernière !
C'est ainsi que nous poussions des cris
d'allégresse, secouant les toiles
d'araignées de nos cheveux, la paille de nos
habits, les
grains
de blé de nos chaussures, et que nous
enlevions, à la fontaine dont l'eau
jaillissait si fraîche, la poussière
qui remplissait nos yeux, notre nez et nos
oreilles. Et nous étions si joyeux, si
joyeux parce que c'était la
dernière.
Mais si ces mots s'adressaient à
toi : Le dernier jour, la dernière
heure, le dernier souffle ? Si cet
été tu avais pour la dernière
fois aiguisé ta faux, fauché ton
dernier andain, lié ta dernière
gerbe, ramené ton dernier char ? Si la
faux échappait pour toujours à tes
mains affaiblies et qu'un autre vienne qui te
fauche, te lie, te saisisse et te couche sur ce
char noir, attelé du petit cheval noir qui,
du commencement à la fin de l'année,
conduit les dernières gerbes ? Un vieux
chant des moissons s'exprime ainsi :
- Il est un moissonneur qui s'appelle la Mort.
- Il tient de Dieu sa force et sa puissance.
- Il aiguise sa faux : comme elle coupe mieux !
- Bientôt il fauchera, nous devrons le subir.
- Prends garde, jolie fleurette.
Et s'il vient vraiment, un soir, ce moissonneur,
tant mieux pour toi si, bien fatigué, tu
peux le regarder en face, joyeux, aussi joyeux que
lors de ta dernière gerbe.
Puisses-tu t'écrier alors :
La dernière ! Non pas comme ce riche
insensé, dont les terres avaient beaucoup
rapporté, mais comme le petit domestique,
là-haut, sur le tas de gerbes, sous le toit
poussiéreux. Puisses-tu passer des
ténèbres à la lumière,
secouer la poussière d'ici-bas de tes
cheveux, de tes vêtements et de ton
âme. Puis, joyeux de ton salut en Christ,
t'écrier pour l'ultime fois : La
dernière !
C'est une de mes vieilles connaissances, qui
habite quelque part dans le canton de Berne, un de
ces hommes qui ont toute une vie de labeur
derrière eux. Et ce labeur a
été couronné de succès.
Mon ami a commencé tout jeune avec rien et
aujourd'hui il possède trois douzaines de
vaches à l'écurie. Un tracteur, cinq
chevaux et une automobile de luxe sont au service
de sa ferme. Dans un petit bâtiment annexe,
cent-vingt porcs poussent à l'heure de leur
repas des cris aigus, et la dernière fois
que je fus là-bas, j'accourus voir la
maîtresse de maison distribuer la
pâtée à septante-cinq poussins,
fraîchement éclos de la couveuse, dans
un poulailler passé au carbolinéum,
sur le modèle des installations
américaines. Quinze essaims d'abeilles
étaient à l'oeuvre au rucher et les
quatre domestiques, qui venaient de dîner,
repartaient pour se rendre chacun à sa
besogne. De toute cette richesse, le
propriétaire pouvait dire qu'elle
était le fruit de son travail, qu'il l'avait
créée de ses mains et de son
intelligence.
J'avais entendu dire, quelque temps
auparavant, de tous côtés, que cela
n'allait plus très bien chez lui et je
cherchais une occasion favorable pour lui rendre
visite. Au premier coup d'oeil, je fus
effrayé de son aspect. Il sortait
précisément de l'écurie aux
chevaux, où il avait donné des ordres
à des ouvriers. Il avait grisonné
depuis un an, son regard avait quelque chose de
douloureux et son front était
assombri.
« Entre ! » Que
de fois déjà il m'avait
adressé cette salutation de bienvenue, mais
jamais d'une voix si lasse qu'aujourd'hui. Nous
entrâmes dans la chambre de ménage,
où il se laissa tomber lourdement au coin du
canapé, comme je ne l'avais jamais vu faire
auparavant. Alors seulement j'osai lui
demander : Comment vas-tu ? et,
franchement, je redoutais sa réponse. Mais,
au lieu de me répondre, le voilà qui
sort son mouchoir, se prend la tête à
deux mains et se met à pleurer.
Je ne sais combien de temps nous
demeurâmes assis là, sans dire un mot,
ni l'un ni l'autre. je ne me risquais pas à
rompre ce lourd silence. Gêné,
j'examinais les parois : il y avait là,
suspendus dans des cadres de chêne, sous
verre, à l'abri des taches de mouche et des
toiles d'araignée, trois ou quatre
diplômes importants et des témoignages
de succès remportés en plus d'une
branche de l'agriculture moderne.
Je me risquai enfin et lui posai la
question : « Qu'y a-t-il donc ?
Qu'as-tu ? Où as-tu
mal ? » Il me répondit :
« je ne le sais pas moi-même, les
médecins ne l'ont pas encore
découvert. Les uns me traitent pour une
maladie de nerfs, les autres croient que je souffre
de l'estomac. je n'ai pas d'appétit,
autrement je n'ai pas mal. Mais maintenant ils me
défendent de travailler
et c'est ce qui m'est insupportable ». En
prononçant ces mots, la voix lui manqua et
le silence régna de nouveau dans la
chambre.
J'essayai de le consoler et lui dis
qu'il avait assez travaillé pendant sa vie
que c'était maintenant au tour de ses fils.
Il était temps qu'ils aient leurs
responsabilités : l'aîné
n'allait-il pas faire prochainement son dernier
cours de répétition ? Lui, le
père, devrait pour quelque temps, leur
remettre l'exploitation du domaine et, comme il ne
pourrait rester à la maison sans travailler
et sans s'agiter, devrait s'en aller et se reposer.
À mon avis, c'était ce qu'il aurait
de mieux à faire.
Mais de la main, il repoussait cette
suggestion. C'était impossible : on
allait commencer la récolte des pommes de
terre et il y avait de magnifiques terrains qu'on
allait ensemencer. S'il n'était pas
là, ce serait du beau travail, il ne peut
l'abandonner à ses fils.
« Comment ?
continuai-je.
Le diplôme de l'École d'agriculture,
avec la note très bien, n'est-il pas
suspendu dans la chambre de ton aîné,
signé par le directeur du
Département ? Travailler sur le domaine
et en surveiller l'exploitation ne lui sera pas
difficile, sinon il aurait donc
dégénéré. »
Mais mon ami, qui avait vécu des dizaines
d'années en portant tous les jours les plus
lourdes charges sur ses épaules,
n'était pas en peine d'une
réponse.
« Les jeunes sont bien
capables de travailler, ils sont intelligents et
ont aussi de bonnes idées. Mais ils ne
savent pas traiter convenablement le personnel. Les
domestiques s'en vont parce que les jeunes ne
savent pas employer avec eux le juste ton. Vois-tu,
je ne peux pas, je ne peux pas m'en aller ! Et
maintenant... je ne dois plus travailler !
Plus travailler ! » C'étaient des
paroles de détresse
et de désespoir qui se pressaient sur les
lèvres de cet homme que j'avais connu
auparavant comme le plus capable et le plus
expérimenté des agriculteurs bien
loin à la ronde, et qui était
là, devant moi, sur ce canapé, comme
un homme brisé.
Il faut l'avoir connu, en effet, quand
il était dans la plénitude de sa
force, lorsqu'il donnait ses ordres aux gens de sa
maison, plus fier qu'un chef d'armée. Il
faut l'avoir vu marchant toujours en tête, se
chargeant toujours du travail le plus dur, aux
endroits les plus difficiles. Et tout lui
réussissait, son domaine était un
domaine modèle, où les
élèves se succédaient comme
dans une école spéciale. Il faut
avoir connu cet homme pour le plaindre comme il le
mérite à l'heure où son
activité doit prendre fin.
Troublé et inquiet,
j'étais assis devant lui, ému en face
de ce petit amas de misère reposant sur le
canapé. Ce qui me peinait surtout ce
n'était pas tant la détresse
corporelle que la détresse morale de celui
que j'entendais se plaindre pour la première
fois de sa vie. De nombreuses questions se posaient
à moi, et des pensées montaient
à mon esprit, pensées dont
j'étais poursuivi depuis des années
à la suite de chacune des visites que je
faisais à mon ami. Où prend-il le
temps, me disais-je, pour songer à l'autre
côté de la vie, qui est bien
réel et a aussi ses droits ? Il n'a
jamais de temps non plus pour sa famille, pour ses
garçons et pour ses filles. Ses
pensées ont toujours été
à ses affaires, jamais ailleurs !
Impossible de jamais diriger la conversation sur
des questions politiques ou sur quelque sujet de la
vie spirituelle ! Est-ce là un trait
caractéristique du paysan ? Non, car je
n'ai trouvé nulle part d'hommes plus ouverts
à la spiritualité et plus sensibles que chez les
paysans. Les entretiens avec des paysans ou des
paysannes à l'esprit ouvert sont des plus
instructifs et des plus agréables, ils
supportent la comparaison avec beaucoup de
conversations dé salon, savantes ou
recherchées. Mon ami semblait se renfermer
d'année en année en des cercles
toujours plus étroits, jusqu'à ne
plus pouvoir sortir enfin du tout petit cercle dont
il était lui-même le centre.
Travailler, travailler, travailler !
C'était le mot unique qu'il entendait
encore, et voici que du canapé il ne sort
qu'un faible murmure : « Et
maintenant je ne dois plus jamais
travailler ! »
Une chose me devint évidente lors
de cette rencontre avec ce vaillant homme :
quelque chose dans cette vie n'est pas en ordre,
non pas quelque chose d'accessoire, mais quelque
chose d'important et de fondamental, quelque chose
qui finalement menace de mettre en question cette
vie entière, y compris le résultat
fabuleux qu'elle a atteint. Il semble que dans
cette vie, comme en tant d'autres, il y ait eu une
erreur de calcul, et à la
vérité telle que le résultat
final en est faussé. Quelle est donc la
seule chose qui ait manqué dans la vie de ce
paysan modèle ? Il possédait de
l'énergie, de l'intelligence aussi, des
connaissances professionnelles en quantité
extraordinaire, et par-dessus une solide
santé. Toutes les conditions d'un bonheur
parfait sont là. Où se trouve la
plaie douloureuse qui s'ouvre quand vient
l'âge et qui ne veut plus se fermer ? Il
me semble que la réponse à cette
question est donnée excellemment par Luc, le
médecin, au dixième chapitre de son
livre, où on lit : « Comme
ils étaient en chemin, il entra dans un
village, et une femme, nommée Marthe, le
reçut dans sa maison. Elle avait une soeur,
appelée Marie qui, se
tenant assise aux pieds du Seigneur,
écoutait sa parole. Or Marthe était
absorbée par divers soins ; elle vint
et dit à Jésus : Seigneur, ne
considères-tu pas que ma soeur me laisse
servir toute seule ? Dis-lui donc de m'aider.
Le Seigneur lui répondit : Marthe,
Marthe, tu te mets en peine et tu t'agites pour
beaucoup de choses ; mais une seule chose est
nécessaire. Et Marie a choisi la bonne part,
qui ne lui sera point
ôtée ».
En lisant ce récit, notre
première impression est celle d'une
injustice dont cette pauvre Marthe serait victime.
Elle nous fait pitié et nous serions
tentés de nous approcher de Jésus
pour la défendre :
« Ignores-tu, Maître, ce qui
arriverait si Marthe était aussi assise
à tes pieds et que personne ne
s'occupât du ménage ? Es-tu si
peu au courant des nécessités de la
vie ? »
Avouons qu'en secret nous sommes tous
partisans de Marthe. Elle nous en impose, car elle
nous apparaît comme l'idéal de la
femme active, et la vaillance a toujours de prime
abord quelque chose de séduisant. Marie, au
contraire, a peine à échapper au
jugement de notre sentiment naturel.
« Elle pourrait pourtant donner un coup
de main à sa soeur, surexcitée et
énervée, ce qui se comprend. Comment
peut-elle la planter là, quand la maison est
remplie d'hôtes
affamés ? » je crois du moins
que si nos jeunes campagnards avaient à
choisir entre les deux soeurs, cent un pour-cent se
décideraient pour Marthe et pères et
mères et tantes à la ronde
approuveraient et diraient : « C'est
bien, pas n'est besoin de lui montrer l'ouvrage,
à celle-là ! »
C'est ainsi que le sentiment naturel a
de tout temps pris Marthe sous sa protection, l'a
glorifiée et en a fait l'idéal de la
perfection ménagère. Marie, par contre, ne serait
qu'une
petite
nonne obscure, pour qui la terre est trop basse et
le soleil trop chaud. Une âme profonde, mais
un petit être sans esprit pratique, incapable
de diriger un ménage. Marthe l'habile
travailleuse, Marie la prêtresse
contemplative.
Tant que nous nous représentons
les deux soeurs de cette façon-là,
nous ne comprendrons jamais pourquoi le
Maître blâme Marthe et loue Marie. Mais
tout change d'aspect quand nous nous donnons la
peine de lire ce qui est vraiment écrit.
Où est-il dit, par exemple, que même
en l'absence de Jésus, Marthe ait
été en général une
habile maîtresse de maison ? Et
où prenons-nous le droit d'affirmer que
même en l'absence de Jésus, Marie ne
soit qu'un bas-bleu ignorant tout de la vie ?
Cela n'est dit nulle part !
Je ne puis croire que Jésus, qui
connaît la vie jusqu'en ses plus infimes
détails, blâme l'habileté et
loue son contraire, qu'il réprimande un
travailleur et vante un paresseux. Qu'est-ce qui
nous empêche d'admettre que Marie est aussi
une vaillante fille ? Qu'elle aussi, qui
présentement est assise aux pieds de
Jésus et écoute sa parole, a des
mains calleuses et un visage brûlé du
soleil ? En fait, les deux soeurs peuvent
être également versées dans la
connaissance des nécessités
matérielles de la vie.
Il y a sans doute une différence
entre elles. Marthe est seulement habile. Je dis
bien seulement. Non pas que l'habileté en
elle-même soit à dédaigner,
bien au contraire ! Mais s'il ne s'allie pas
autre chose encore à notre habileté
humaine, l'essentiel fait défaut. Et cette
autre chose, que Jésus appelle la seule
nécessaire, manque à l'habile Marthe.
Son Alpha et son Oméga s'appellent le
travail. Elle est là, en face de
Jésus, comme une de ces nombreuses
créatures qui grandissent
et qui meurent pour le travail. C'est pour cela que
Marthe est si impatiente et si irritée
envers sa soeur, qui a d'autres besoins encore que
le travail.
Marie peut très bien avoir suivi
aussi longtemps que Marthe les leçons de
l'École ménagère, elle sait
cuire aussi bien que sa soeur, elle est tout aussi
experte en jardinage, en puériculture, en
aviculture, en connaissance des fruits, mais
à tout cela s'ajoute encore une autre chose
qui semble étrangère à Marthe,
la seule chose nécessaire, la seule sans
laquelle toute l'habileté humaine fait
banqueroute : s'asseoir aux pieds de
Jésus.
Autrement dit, à l'ordinaire
Marie travaille certainement aussi du matin
jusqu'au soir. Mais chaque jour, même en
temps de grosse besogne, son âme fait
entendre son appel et elle trouve du temps pour lui
répondre. Pas plus qu'elle n'oublie une
seule fois d'arroser les géraniums sur la
galerie, elle n'oublie de nourrir et de
désaltérer son âme. Elle
travaille aussi six jours ; mais alors vient
le jour qui appartient au Seigneur, et ce jour elle
ne se le laisse pas ravir, elle sait pourquoi.
Même lorsqu'un travail
particulièrement pressant se présente
(et quel travail ne presse pas à la
ferme ?) Marie sait s'asseoir aux pieds du
Maître quand le Maître veut parler.
Elle travaille avec dévouement et
énergie, mais le travail n'est pas tout pour
elle. Dans son for intérieur, il est une
petite place qui appartient à Dieu seul,
où aucune Marthe, quelque excitée
qu'elle soit, n'ose et ne doit la déranger.
Car Marie sait que c'est de là que lui
viennent lumière et force aux heures
difficiles. Marie possède un jour du
Seigneur, Marthe n'en possède pas. Elle est
une vaillante travailleuse, Marie l'est aussi, mais
elle est encore plus que cela.
Elle a choisi la bonne part qui ne doit
pas lui être ôtée. Nous
comprenons maintenant le jugement du Maître,
nous ne le trouvons plus injuste. Marie pourra
être un jour une mère plus sage pour
ses petits enfants, une épouse plus patiente
envers son mari, une maîtresse plus
compréhensive à l'égard de ses
valets et de ses servantes. Et quand viendra le
malheur ou la maladie, la mort ou la vieillesse,
Marie saura se comporter tout autrement que sa
soeur. Alors Marthe, seule, sans secours et sans
force, devra chercher conseil et consolation
auprès de Marie.
Marie a choisi la bonne part.
Jésus ne prétend pas que Marthe doive
à jamais rester Marthe, non, mais elle doit
devenir Marie. Qu'elle ajoute à son
habileté la seule chose qui donne de la
valeur à la vie : s'asseoir aux pieds
de Jésus et écouter sa
parole.
L'appel à l'habileté se
fait entendre aujourd'hui pour toutes les
professions, pour celle du paysan aussi. À
l'école déjà on
répète aux enfants : Apprenez
à calculer ! Celui-là seul qui
est capable réussit dans la vie ! On le
leur répète à la maison, aux
cours complémentaires, dans le journal
professionnel, dans des conférences.
L'habileté, voilà l'instrument
magique qui fait réussir dans la
vie.
Entendu ! L'instruction
professionnelle est indispensable et elle est plus
nécessaire aujourd'hui que jamais au paysan
lui-même. Mais, et il faut qu'on le sache
dans toutes les professions - il est deux sortes
d'habileté, celle de Marthe et celle de
Marie, celle qui manque de la seule chose
nécessaire et celle qui l'a trouvée.
Jésus condamne celle de Marthe parce qu'elle
laisse mourir de faim notre âme. Il approuve
celle de Marie.
On a souvent l'impression en lisant des
rapports d'écoles
spéciales ou les articles des
personnalités dirigeantes, qu'il y est
beaucoup question et de façon
inquiétante d'habileté semblable
à celle de Marthe, de cette habileté
qui aboutit à des diplômes et à
des certificats, à des résultats
précieux en élevage, à des
poulaillers américains et à la
banqueroute de l'âme. L'habileté d'une
Marthe est comme une araignée géante,
qui de plus en plus enveloppe de son filet, sous
prétexte de progrès et de
civilisation, tous les domaines de la vie et qui
nous arrache ainsi, sans que nous nous en doutions,
notre âme hors du corps.
Nous voulons écouter l'appel
à l'habileté, mais en nous souvenant
que toute habileté n'est pas bonne, et qu'il
en est une qui mène à la ruine.
L'habileté, sans contact avec le
Maître, c'est l'erreur de calcul, la grande,
la décisive erreur. Il y manque la seule
chose nécessaire, la feuille centrale de la
plante, le jaune dans l'oeuf, le grain dans
l'épi, la seule chose dont nous ayons
besoin.
C'est un avertissement sérieux
que le récit biblique nous fait entendre. Ne
pas y prendre garde n'entraînera pas
seulement la ruine de la carrière du paysan,
mais celle de notre civilisation tout
entière.
La lumière trouble des lanternes passe
à travers les étroites fenêtres
des caves, où l'on entend le bruit sourd des
tubercules qu'on décharge dans ces sombres
retraites. C'est l'époque où, dans un
sens tout spécial, le paysan devient porteur
de fardeau. Les hommes plient la nuque et le dos
sous la charge de quintaux de pommes de terre.
Leurs jambes tremblent un peu en descendant les
marches trop hautes des escaliers. Le soir venu, la
maîtresse de maison sent aussi qu'elle a
porté tout le jour les corbeilles jusqu'au
sac.
Et pourtant les corbeilles et les sacs
de pommes de terre ne sont pas les plus lourds
fardeaux que nous ayons à porter, nous
autres hommes. J'ai passé, une fois, un mois
dans un hôpital. Le premier jour, je demandai
à mon voisin de lit de quoi il souffrait. Au
lieu de me répondre, il repoussa sa
couverture et me fit voir le tronçon d'une
cuisse. Il me conta plus tard
qu'il était Fribourgeois, de son
métier porteur de sacs dans une fabrique de
chocolat. Les yeux brillants, il me
dépeignit avec quelle aisance il portait ses
deux quintaux alors qu'il avait encore ses deux
bonnes jambes. « Et maintenant il me
faudra marcher à la béquille et je ne
porterai plus jamais de
sacs ! »
Les soupirs étouffés que
j'entendis du lit voisin pendant les longues nuits
de l'hôpital, me disaient en un langage
inoubliable que celui qui était
couché là aurait volontiers
porté toute sa vie les plus lourds
fardeaux.
Il est encore un fardeau plus lourd que
des sacs de pommes de terre, oui, plus lourd que
celui d'un corps malade et fragile. C'est celui
d'une faute pesant sur une conscience. Il peut
devenir si lourd qu'il n'en est plus supportable.
Il n'est pas besoin pour cela qu'il soit le plus
grand de tous les péchés. Il est des
gens à la conscience étonnamment
capable de supporter sans gêne de lourdes
charges, des gens dont la conscience est comme une
balance pour le bétail, sensible seulement
aux poids lourds. Mais il est aussi des gens
à la conscience délicate, semblable
à une balance d'apothicaire, sensible
déjà à un dixième de
gramme.
C'est l'expérience de tous les
enfants de Dieu qu'un jour le poids du
péché leur est devenu insupportable
et les a poussés vers Dieu. Ce fut celle
d'un Augustin, d'un Luther au couvent, d'un saint
Paul et de maint croyant inconnu, dont le nom est
inscrit au livre de Dieu. Celui qui en est
arrivé à perdre sa trop bonne
conscience et qui s'effondre sous le poids de son
péché, comme un écolier sous
le poids d'un sac de pommes de terre trop lourd,
celui-là et celui-là seul va
rencontrer Jésus. Celui-là ne dira
plus qu'il ne comprend pas du tout pourquoi les
pasteurs font tant d'histoire
avec le péché. « Moi, du
moins, je n'en ai point », affirmait
récemment une vieille bonne femme !
Celui qui ressent le péché comme un
fardeau, et un fardeau écrasant,
celui-là est, pour ainsi dire, mûr
pour Jésus, et les mots de grâce,
Sauveur, croix, commencent à briller pour
lui, comme s'éclaire à un contour du
chemin un écriteau, qui était dans
l'ombre et que viennent de frapper les phares d'une
automobile.
Celui-là sait aussi pourquoi le
message de Jésus-Christ s'appelle la Bonne
nouvelle. Ce message du Christ crucifié est
si amical et si joyeux que la parole vous manque
presque quand il faut le transmettre plus loin. De
cette croix, une invitation est venue à nous
tous qui sommes porteurs ou porteuses de fardeau.
Elle dit textuellement : « Venez
à moi, vous tous qui êtes
fatigués et chargés, et je vous
soulagerai ».
Tous ! Tu soupires sous le poids
des sacs de pommes de terre ? Viens ! Tu
soupires sous le poids plus lourd de la maladie et
de la mort ? Viens ! Tu es brisé
sous le poids insupportable du
péché ? Viens, oh !
viens !
Venez tous ! Tous les
chargés. Dites, ne devrions-nous pas faire
entendre, dans les rues et jusque dans les maisons,
cette invitation bienveillante au peuple
d'aujourd'hui chargé de fardeaux ? Ne
devrions-nous pas l'afficher à tous les
poteaux téléphoniques et à
tous les coins de rues ?
« Venez à moi, vous
tous qui êtes fatigués et
chargés, et je vous soulagerai. »
Je vivrais cent ans que je n'oublierais jamais
la vieille Joséphine au foulard gris. Elle a
gravé en moi le souvenir d'une
expérience que je dois à cette
ouvrière catholique. Elle m'a donné
une de ces leçons de catéchisme que
l'on retient presque mot à mot. Une
leçon du catéchisme de la
vie.
Cela se passait vers la fin de
l'automne, aux environs de la rentrée des
écoles d'hiver. Je pouvais bien avoir alors
quatorze ans. Nous épandions du fumier dans
un pré, Joséphine, un jeune
domestique et moi. C'était celui du fond du
tas et il s'y rencontrait de temps en temps une
pierre ou quelque autre corps étranger.
L'été précédent, le
voisin m'avait confié pour la
première fois une faux et j'avais souvent
ressenti douloureusement ce que des pierres dans le
pré peuvent faire sur une faux bien
aiguisée. Mais au lieu de me baisser et de
les ramasser, ou de les enfoncer dans le sol
humide, je me faisais un jeu de jeter les pierres
ainsi rencontrées dans le fossé qui
bornait le pré. Et on ne
pouvait naturellement pas éviter ce faisant
qu'une pierre roulât trop loin ou même
volât dans le pré du voisin.
Un certain temps, la servante garda le
silence et me laissa poursuivre ce jeu peu
intelligent. Mais voilà que dans un nouveau
tas de fumier auquel je m'attaquais
précisément apparut un morceau de
vieux cercle de tonneau, tout rouillé. je le
balançai artistement au bout de ma fourche
et finis par le lancer sur la pièce de terre
du voisin.
Mais cette fois, Joséphine estima
que cela pouvait suffire. Elle arrêta un
instant son travail, en profita pour cracher dans
sa main et me dit d'une voix tremblant d'une sainte
colère : « Dis donc, ce n'est
pas beau ce que tu fais là ! Ce que tu
ne veux pas qu'on te fasse, ne le fais pas non plus
aux autres ! Les protestants ne le savent-ils
pas ? »
Cette observation, surtout les derniers
mots, m'atteignit comme un soufflet. Il me sembla
que je me trouvais à ce moment sur la place
du village, près du hangar de la pompe, au
pilori, devant tout le monde, et je vis comme en un
éclair la méchanceté stupide
de mon action. Oui, je suis convaincu que si le
domestique n'avait pas été là,
riant en m'observant, j'aurais été
promptement reprendre le corps du délit dans
le pré du voisin.
Mais, comme si souvent à cet
âge-là, on est un bête de
garçon et on ne redoute rien plus que la
moquerie des camarades. On peut supporter les
grossièretés, mais pas les moqueries.
C'est ce que le diable sait très bien. Et
c'est pour cela qu'il use largement de la moquerie
pour anéantir nos bonnes intentions.
Ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, ne
le fais pas non plus aux autres !
Ces mots qui me frappèrent un
jour, jaillis de la bouche édentée
d'une vieille ouvrière catholique, peuvent
nous atteindre nous tous, qui que nous soyons,
toutes les fois que nous nous laissons aller
à jeter des pierres dans le champ du voisin.
Nous disons bien de l'animal : Il ressent la
douleur comme toi ! Combien plus devrions-nous
y songer quand il s'agit de notre prochain. Ne le
tourmente pas ! Il ressent la douleur comme
toi ! Ne jette pas de pierres dans son
champ !
Notre Maître à tous,
catholiques ou protestants, maîtres ou
serviteurs, a prononcé un jour une parole
qui ressemble à celle de cette
ouvrière : « Tout ce que vous
voulez, a-t-il dit, que les hommes vous fassent,
faites-le leur de même ».
Parole semblable, mais pourtant
différente ! As-tu bonne oreille ?
Écoute bien, je veux répéter
ces deux paroles encore une fois, l'une
après l'autre. La voix populaire dit :
« Ne fais pas aux autres ce que tu ne
veux pas qu'on te fasse ». Mais le
Maître dit : « Tout ce que
vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le
leur aussi ».
La voix populaire parle du tort que nous
ne devons pas nous causer les uns aux autres. Mais
Jésus songe au bien que nous devons nous
faire les uns aux autres. Il ne suffit pas au
Maître que nous nous laissions mutuellement
tranquilles et ne nous fassions aucun mal. Il exige
davantage et dit : Faites-vous du bien les uns
aux autres. C'est bien que tu ne haïsses pas
ton voisin. Mais le Maître dit : Tu dois
l'aimer.
Laisser les autres tranquilles, vivre
près les uns des autres en grognant et
grondant chacun pour son compte, le Créateur
le réclame des chiens et des chats. À
nous il a confié une tâche plus
grande.
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