Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L'INSENSÉ AVISÉ

Luc 12:13-21.

Il y avait un homme riche. Le Maître ne dit pas où il habitait ni à quelle époque. Il ne dit pas combien de poses de terre il possédait, ni combien il comptait de boeufs dans ses étables, rien non plus du genre de son exploitation, s'il fabriquait des produits laitiers ou s'il faisait plutôt le commerce des céréales, ou encore s'il s'intéressait à la culture des arbres fruitiers, ou peut-être à l'élevage des porcs ou des veaux. C'était simplement un propriétaire très à l'aise et qui se félicitait d'une excellente année.

Il voit caves, chambres aux provisions et granges se remplir, l'abondance de biens augmenter sans cesse. Une richesse si énorme qu'elle en devient inquiétante. Combien dans cette situation auraient perdu la tête et soupiré : Quantité moindre, mais qualité supérieure et vente plus favorable auraient bien mieux valu.

Mais notre paysan n'a pas perdu la tête. Il est un homme de métier bien trop habile pour se faire du souci. Il réfléchit, se demande tranquillement et posément, Que dois-je faire ? On ne connaissait pas en ce temps-là la distillation et le cidre doux, sinon notre homme aurait sans doute eu recours à l'une de ces méthodes d'utilisation des produits agricoles.

Il y aurait encore un autre moyen de tirer parti de récoltes trop abondantes sans en faire baisser le prix. Vous avez entendu parler du terrible procédé en usage dans les pays d'outre-mer, qui nous devancent toujours de quelques kilomètres sur la voie du progrès ; vous savez comment les planteurs de café, de thé et de riz, ainsi que les producteurs de céréales de l'Amérique du Nord anéantissent les dons de Dieu pour que les prix mondiaux ne s'avilissent pas.

Notre paysan ignorait ces progrès, sinon il aurait bien pu les utiliser aussi. Mais voici la pensée libératrice qui lui traverse l'esprit comme un éclair. Un souvenir de sa prime jeunesse lui revient. C'était à la leçon de religion. Le rabbin leur avait raconté l'histoire de Joseph en Égypte. Parmi toutes sortes de « saintes histoires ». oubliées depuis longtemps, un souvenir lui est resté, aussi net que s'il ne datait que d'hier : Les sept années d'abondance, les sept années de famine, les greniers et les magasins de vivres. Quand même ! Quel avantage il y a à faire quelque cas de la religion, au moins quand on est jeune ! On ne sait jamais à quoi cela pourra vous être utile une fois, quand vous serez vieux !

Et sa résolution est prise. Il va faire abattre ses vieilles granges. Il en fera construire de nouvelles et de plus grandes à leur place. Tu te dis peut-être, cher lecteur, que tu t'y serais pris encore mieux, tu aurais laissé les vieilles debout, en en faisant élever quelques neuves à leur côté. je ne sais pourquoi il a fait abattre les siennes. Il doit avoir eu ses bonnes raisons, nous n'en doutons pas. Car jusqu'à maintenant il est une chose que nous savons de lui, c'est qu'il connaît son métier à la perfection et ne s'en laisse conter par personne.

Mais il n'est pas irréfléchi. Marque du spécialiste expérimenté et habile, il réfléchit par trois fois avant de faire un pas. Son plan lui semble même trop bien établi. Il veut laisser passer une nuit encore avant de prendre une décision définitive.

À vrai dire, il est trop excité pour aller se coucher déjà. Son projet l'agite et fait presque éclater son coeur. Que diront les voisins s'il fait abattre ses granges ? La risée sera grande, mais ensuite quel triomphe ! L'homme le plus fort pourrait en avoir des palpitations de coeur.

Dans cette atmosphère de triomphe, il célèbre son culte du soir, mais sans Bible. Il possède des livres plus importants, avec de longues colonnes de chiffres, trois, quatre par page. Voici bien des années qu'il nourrit son âme de ces « livres de vie ». Des centaines, des milliers, des dix milliers de riches friandises pour son coeur avide de chiffres. Et il se plonge dans sa lecture en un recueillement toujours plus profond. Son coeur bondit dans sa poitrine et il se livre à de joyeux dialogues avec son âme.

Que demandes-tu de moi ? Ainsi l'avertit sa pauvre âme. Ne sais-tu pas qu'on fait mourir les âmes en les nourrissant d'or et d'argent, de chiffres et de papier ? Il cherche à la consoler en lui disant avec douceur : Chère âme, tu as des biens pour beaucoup d'années, repose-toi, mange, bois et réjouis-toi.

Étrange ! Il y est parvenu cent fois déjà, mais cette fois elle ne veut pas se laisser réduire au silence.

Et voici qu'à nouveau une pieuse parole des jours anciens, et si lointains, lui revient à l'esprit. « Pourquoi t'affliges-tu, mon âme, et es-tu si agitée en moi ? » Et comment était-il dit ensuite ? « Attends-toi à Dieu. »

Dieu ! Et soudain tout s'obscurcit devant ses yeux. Les colonnes de chiffres se mettent à danser comme des centaines, des milliers et des dix milliers de méchants petits diables. Et il entend, avec une épouvante mortelle, la voix de Dieu : « Insensé, cette nuit même ton âme te sera redemandée ; et ce que tu as préparé, pour qui cela sera-t-il ? »

Insensé ! Que signifient l'argent et tous les biens à l'heure où ton coeur cesse de battre, où ta respiration s'arrête et où ton âme doit entrer au chemin qui mène à l'éternité ?




LA DERNIÈRE

Ps. 90:12.

La dernière gerbe est sous toit ! Et avec elle une sensation de repos bienfaisant est entrée dans la ferme.

Aiguiser ma faux pour la dernière fois, se dit le faucheur en attaquant son dernier andain et en crachant une fois encore dans sa main : c'est la dernière fois ! La dernière ! soupire la moissonneuse courbée derrière le moissonneur. Et elle oublie presque que son dos lui fait si mal puisque le travail va être achevé.

Comme nous autres garçons faisions tourner en l'air notre bâton quand nous avions couché la dernière javelle sur le lien ! Et comme nous autres jeunes filles nous fleurissions le dernier char ! Et quand on le déchargeait, celui qui était sur le char criait : Encore une brassée, encore deux, voici la dernière ! Alors, malgré la chaleur, la poussière et la soif, du haut des gerbes entassées jusqu'au toit, une clameur joyeuse retentissait : La dernière !

C'est ainsi que nous poussions des cris d'allégresse, secouant les toiles d'araignées de nos cheveux, la paille de nos habits, les grains de blé de nos chaussures, et que nous enlevions, à la fontaine dont l'eau jaillissait si fraîche, la poussière qui remplissait nos yeux, notre nez et nos oreilles. Et nous étions si joyeux, si joyeux parce que c'était la dernière.

Mais si ces mots s'adressaient à toi : Le dernier jour, la dernière heure, le dernier souffle ? Si cet été tu avais pour la dernière fois aiguisé ta faux, fauché ton dernier andain, lié ta dernière gerbe, ramené ton dernier char ? Si la faux échappait pour toujours à tes mains affaiblies et qu'un autre vienne qui te fauche, te lie, te saisisse et te couche sur ce char noir, attelé du petit cheval noir qui, du commencement à la fin de l'année, conduit les dernières gerbes ? Un vieux chant des moissons s'exprime ainsi :

Il est un moissonneur qui s'appelle la Mort.
Il tient de Dieu sa force et sa puissance.
Il aiguise sa faux : comme elle coupe mieux !
Bientôt il fauchera, nous devrons le subir.
Prends garde, jolie fleurette.

Et s'il vient vraiment, un soir, ce moissonneur, tant mieux pour toi si, bien fatigué, tu peux le regarder en face, joyeux, aussi joyeux que lors de ta dernière gerbe.

Puisses-tu t'écrier alors : La dernière ! Non pas comme ce riche insensé, dont les terres avaient beaucoup rapporté, mais comme le petit domestique, là-haut, sur le tas de gerbes, sous le toit poussiéreux. Puisses-tu passer des ténèbres à la lumière, secouer la poussière d'ici-bas de tes cheveux, de tes vêtements et de ton âme. Puis, joyeux de ton salut en Christ, t'écrier pour l'ultime fois : La dernière !




LE PAYSAN MODÈLE

Luc 10: 38-42.

C'est une de mes vieilles connaissances, qui habite quelque part dans le canton de Berne, un de ces hommes qui ont toute une vie de labeur derrière eux. Et ce labeur a été couronné de succès. Mon ami a commencé tout jeune avec rien et aujourd'hui il possède trois douzaines de vaches à l'écurie. Un tracteur, cinq chevaux et une automobile de luxe sont au service de sa ferme. Dans un petit bâtiment annexe, cent-vingt porcs poussent à l'heure de leur repas des cris aigus, et la dernière fois que je fus là-bas, j'accourus voir la maîtresse de maison distribuer la pâtée à septante-cinq poussins, fraîchement éclos de la couveuse, dans un poulailler passé au carbolinéum, sur le modèle des installations américaines. Quinze essaims d'abeilles étaient à l'oeuvre au rucher et les quatre domestiques, qui venaient de dîner, repartaient pour se rendre chacun à sa besogne. De toute cette richesse, le propriétaire pouvait dire qu'elle était le fruit de son travail, qu'il l'avait créée de ses mains et de son intelligence.

J'avais entendu dire, quelque temps auparavant, de tous côtés, que cela n'allait plus très bien chez lui et je cherchais une occasion favorable pour lui rendre visite. Au premier coup d'oeil, je fus effrayé de son aspect. Il sortait précisément de l'écurie aux chevaux, où il avait donné des ordres à des ouvriers. Il avait grisonné depuis un an, son regard avait quelque chose de douloureux et son front était assombri.

« Entre ! » Que de fois déjà il m'avait adressé cette salutation de bienvenue, mais jamais d'une voix si lasse qu'aujourd'hui. Nous entrâmes dans la chambre de ménage, où il se laissa tomber lourdement au coin du canapé, comme je ne l'avais jamais vu faire auparavant. Alors seulement j'osai lui demander : Comment vas-tu ? et, franchement, je redoutais sa réponse. Mais, au lieu de me répondre, le voilà qui sort son mouchoir, se prend la tête à deux mains et se met à pleurer.

Je ne sais combien de temps nous demeurâmes assis là, sans dire un mot, ni l'un ni l'autre. je ne me risquais pas à rompre ce lourd silence. Gêné, j'examinais les parois : il y avait là, suspendus dans des cadres de chêne, sous verre, à l'abri des taches de mouche et des toiles d'araignée, trois ou quatre diplômes importants et des témoignages de succès remportés en plus d'une branche de l'agriculture moderne.

Je me risquai enfin et lui posai la question : « Qu'y a-t-il donc ? Qu'as-tu ? Où as-tu mal ? » Il me répondit : « je ne le sais pas moi-même, les médecins ne l'ont pas encore découvert. Les uns me traitent pour une maladie de nerfs, les autres croient que je souffre de l'estomac. je n'ai pas d'appétit, autrement je n'ai pas mal. Mais maintenant ils me défendent de travailler et c'est ce qui m'est insupportable ». En prononçant ces mots, la voix lui manqua et le silence régna de nouveau dans la chambre.

J'essayai de le consoler et lui dis qu'il avait assez travaillé pendant sa vie que c'était maintenant au tour de ses fils. Il était temps qu'ils aient leurs responsabilités : l'aîné n'allait-il pas faire prochainement son dernier cours de répétition ? Lui, le père, devrait pour quelque temps, leur remettre l'exploitation du domaine et, comme il ne pourrait rester à la maison sans travailler et sans s'agiter, devrait s'en aller et se reposer. À mon avis, c'était ce qu'il aurait de mieux à faire.

Mais de la main, il repoussait cette suggestion. C'était impossible : on allait commencer la récolte des pommes de terre et il y avait de magnifiques terrains qu'on allait ensemencer. S'il n'était pas là, ce serait du beau travail, il ne peut l'abandonner à ses fils.

« Comment ? continuai-je. Le diplôme de l'École d'agriculture, avec la note très bien, n'est-il pas suspendu dans la chambre de ton aîné, signé par le directeur du Département ? Travailler sur le domaine et en surveiller l'exploitation ne lui sera pas difficile, sinon il aurait donc dégénéré. » Mais mon ami, qui avait vécu des dizaines d'années en portant tous les jours les plus lourdes charges sur ses épaules, n'était pas en peine d'une réponse.

« Les jeunes sont bien capables de travailler, ils sont intelligents et ont aussi de bonnes idées. Mais ils ne savent pas traiter convenablement le personnel. Les domestiques s'en vont parce que les jeunes ne savent pas employer avec eux le juste ton. Vois-tu, je ne peux pas, je ne peux pas m'en aller ! Et maintenant... je ne dois plus travailler ! Plus travailler ! » C'étaient des paroles de détresse et de désespoir qui se pressaient sur les lèvres de cet homme que j'avais connu auparavant comme le plus capable et le plus expérimenté des agriculteurs bien loin à la ronde, et qui était là, devant moi, sur ce canapé, comme un homme brisé.

Il faut l'avoir connu, en effet, quand il était dans la plénitude de sa force, lorsqu'il donnait ses ordres aux gens de sa maison, plus fier qu'un chef d'armée. Il faut l'avoir vu marchant toujours en tête, se chargeant toujours du travail le plus dur, aux endroits les plus difficiles. Et tout lui réussissait, son domaine était un domaine modèle, où les élèves se succédaient comme dans une école spéciale. Il faut avoir connu cet homme pour le plaindre comme il le mérite à l'heure où son activité doit prendre fin.

Troublé et inquiet, j'étais assis devant lui, ému en face de ce petit amas de misère reposant sur le canapé. Ce qui me peinait surtout ce n'était pas tant la détresse corporelle que la détresse morale de celui que j'entendais se plaindre pour la première fois de sa vie. De nombreuses questions se posaient à moi, et des pensées montaient à mon esprit, pensées dont j'étais poursuivi depuis des années à la suite de chacune des visites que je faisais à mon ami. Où prend-il le temps, me disais-je, pour songer à l'autre côté de la vie, qui est bien réel et a aussi ses droits ? Il n'a jamais de temps non plus pour sa famille, pour ses garçons et pour ses filles. Ses pensées ont toujours été à ses affaires, jamais ailleurs ! Impossible de jamais diriger la conversation sur des questions politiques ou sur quelque sujet de la vie spirituelle ! Est-ce là un trait caractéristique du paysan ? Non, car je n'ai trouvé nulle part d'hommes plus ouverts à la spiritualité et plus sensibles que chez les paysans. Les entretiens avec des paysans ou des paysannes à l'esprit ouvert sont des plus instructifs et des plus agréables, ils supportent la comparaison avec beaucoup de conversations dé salon, savantes ou recherchées. Mon ami semblait se renfermer d'année en année en des cercles toujours plus étroits, jusqu'à ne plus pouvoir sortir enfin du tout petit cercle dont il était lui-même le centre. Travailler, travailler, travailler ! C'était le mot unique qu'il entendait encore, et voici que du canapé il ne sort qu'un faible murmure : « Et maintenant je ne dois plus jamais travailler ! »

Une chose me devint évidente lors de cette rencontre avec ce vaillant homme : quelque chose dans cette vie n'est pas en ordre, non pas quelque chose d'accessoire, mais quelque chose d'important et de fondamental, quelque chose qui finalement menace de mettre en question cette vie entière, y compris le résultat fabuleux qu'elle a atteint. Il semble que dans cette vie, comme en tant d'autres, il y ait eu une erreur de calcul, et à la vérité telle que le résultat final en est faussé. Quelle est donc la seule chose qui ait manqué dans la vie de ce paysan modèle ? Il possédait de l'énergie, de l'intelligence aussi, des connaissances professionnelles en quantité extraordinaire, et par-dessus une solide santé. Toutes les conditions d'un bonheur parfait sont là. Où se trouve la plaie douloureuse qui s'ouvre quand vient l'âge et qui ne veut plus se fermer ? Il me semble que la réponse à cette question est donnée excellemment par Luc, le médecin, au dixième chapitre de son livre, où on lit : « Comme ils étaient en chemin, il entra dans un village, et une femme, nommée Marthe, le reçut dans sa maison. Elle avait une soeur, appelée Marie qui, se tenant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Or Marthe était absorbée par divers soins ; elle vint et dit à Jésus : Seigneur, ne considères-tu pas que ma soeur me laisse servir toute seule ? Dis-lui donc de m'aider. Le Seigneur lui répondit : Marthe, Marthe, tu te mets en peine et tu t'agites pour beaucoup de choses ; mais une seule chose est nécessaire. Et Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera point ôtée ».

En lisant ce récit, notre première impression est celle d'une injustice dont cette pauvre Marthe serait victime. Elle nous fait pitié et nous serions tentés de nous approcher de Jésus pour la défendre : « Ignores-tu, Maître, ce qui arriverait si Marthe était aussi assise à tes pieds et que personne ne s'occupât du ménage ? Es-tu si peu au courant des nécessités de la vie ? »

Avouons qu'en secret nous sommes tous partisans de Marthe. Elle nous en impose, car elle nous apparaît comme l'idéal de la femme active, et la vaillance a toujours de prime abord quelque chose de séduisant. Marie, au contraire, a peine à échapper au jugement de notre sentiment naturel. « Elle pourrait pourtant donner un coup de main à sa soeur, surexcitée et énervée, ce qui se comprend. Comment peut-elle la planter là, quand la maison est remplie d'hôtes affamés ? » je crois du moins que si nos jeunes campagnards avaient à choisir entre les deux soeurs, cent un pour-cent se décideraient pour Marthe et pères et mères et tantes à la ronde approuveraient et diraient : « C'est bien, pas n'est besoin de lui montrer l'ouvrage, à celle-là ! »

C'est ainsi que le sentiment naturel a de tout temps pris Marthe sous sa protection, l'a glorifiée et en a fait l'idéal de la perfection ménagère. Marie, par contre, ne serait qu'une petite nonne obscure, pour qui la terre est trop basse et le soleil trop chaud. Une âme profonde, mais un petit être sans esprit pratique, incapable de diriger un ménage. Marthe l'habile travailleuse, Marie la prêtresse contemplative.

Tant que nous nous représentons les deux soeurs de cette façon-là, nous ne comprendrons jamais pourquoi le Maître blâme Marthe et loue Marie. Mais tout change d'aspect quand nous nous donnons la peine de lire ce qui est vraiment écrit. Où est-il dit, par exemple, que même en l'absence de Jésus, Marthe ait été en général une habile maîtresse de maison ? Et où prenons-nous le droit d'affirmer que même en l'absence de Jésus, Marie ne soit qu'un bas-bleu ignorant tout de la vie ? Cela n'est dit nulle part !

Je ne puis croire que Jésus, qui connaît la vie jusqu'en ses plus infimes détails, blâme l'habileté et loue son contraire, qu'il réprimande un travailleur et vante un paresseux. Qu'est-ce qui nous empêche d'admettre que Marie est aussi une vaillante fille ? Qu'elle aussi, qui présentement est assise aux pieds de Jésus et écoute sa parole, a des mains calleuses et un visage brûlé du soleil ? En fait, les deux soeurs peuvent être également versées dans la connaissance des nécessités matérielles de la vie.

Il y a sans doute une différence entre elles. Marthe est seulement habile. Je dis bien seulement. Non pas que l'habileté en elle-même soit à dédaigner, bien au contraire ! Mais s'il ne s'allie pas autre chose encore à notre habileté humaine, l'essentiel fait défaut. Et cette autre chose, que Jésus appelle la seule nécessaire, manque à l'habile Marthe. Son Alpha et son Oméga s'appellent le travail. Elle est là, en face de Jésus, comme une de ces nombreuses créatures qui grandissent et qui meurent pour le travail. C'est pour cela que Marthe est si impatiente et si irritée envers sa soeur, qui a d'autres besoins encore que le travail.

Marie peut très bien avoir suivi aussi longtemps que Marthe les leçons de l'École ménagère, elle sait cuire aussi bien que sa soeur, elle est tout aussi experte en jardinage, en puériculture, en aviculture, en connaissance des fruits, mais à tout cela s'ajoute encore une autre chose qui semble étrangère à Marthe, la seule chose nécessaire, la seule sans laquelle toute l'habileté humaine fait banqueroute : s'asseoir aux pieds de Jésus.

Autrement dit, à l'ordinaire Marie travaille certainement aussi du matin jusqu'au soir. Mais chaque jour, même en temps de grosse besogne, son âme fait entendre son appel et elle trouve du temps pour lui répondre. Pas plus qu'elle n'oublie une seule fois d'arroser les géraniums sur la galerie, elle n'oublie de nourrir et de désaltérer son âme. Elle travaille aussi six jours ; mais alors vient le jour qui appartient au Seigneur, et ce jour elle ne se le laisse pas ravir, elle sait pourquoi. Même lorsqu'un travail particulièrement pressant se présente (et quel travail ne presse pas à la ferme ?) Marie sait s'asseoir aux pieds du Maître quand le Maître veut parler. Elle travaille avec dévouement et énergie, mais le travail n'est pas tout pour elle. Dans son for intérieur, il est une petite place qui appartient à Dieu seul, où aucune Marthe, quelque excitée qu'elle soit, n'ose et ne doit la déranger. Car Marie sait que c'est de là que lui viennent lumière et force aux heures difficiles. Marie possède un jour du Seigneur, Marthe n'en possède pas. Elle est une vaillante travailleuse, Marie l'est aussi, mais elle est encore plus que cela.

Elle a choisi la bonne part qui ne doit pas lui être ôtée. Nous comprenons maintenant le jugement du Maître, nous ne le trouvons plus injuste. Marie pourra être un jour une mère plus sage pour ses petits enfants, une épouse plus patiente envers son mari, une maîtresse plus compréhensive à l'égard de ses valets et de ses servantes. Et quand viendra le malheur ou la maladie, la mort ou la vieillesse, Marie saura se comporter tout autrement que sa soeur. Alors Marthe, seule, sans secours et sans force, devra chercher conseil et consolation auprès de Marie.

Marie a choisi la bonne part. Jésus ne prétend pas que Marthe doive à jamais rester Marthe, non, mais elle doit devenir Marie. Qu'elle ajoute à son habileté la seule chose qui donne de la valeur à la vie : s'asseoir aux pieds de Jésus et écouter sa parole.

L'appel à l'habileté se fait entendre aujourd'hui pour toutes les professions, pour celle du paysan aussi. À l'école déjà on répète aux enfants : Apprenez à calculer ! Celui-là seul qui est capable réussit dans la vie ! On le leur répète à la maison, aux cours complémentaires, dans le journal professionnel, dans des conférences. L'habileté, voilà l'instrument magique qui fait réussir dans la vie.

Entendu ! L'instruction professionnelle est indispensable et elle est plus nécessaire aujourd'hui que jamais au paysan lui-même. Mais, et il faut qu'on le sache dans toutes les professions - il est deux sortes d'habileté, celle de Marthe et celle de Marie, celle qui manque de la seule chose nécessaire et celle qui l'a trouvée. Jésus condamne celle de Marthe parce qu'elle laisse mourir de faim notre âme. Il approuve celle de Marie.

On a souvent l'impression en lisant des rapports d'écoles spéciales ou les articles des personnalités dirigeantes, qu'il y est beaucoup question et de façon inquiétante d'habileté semblable à celle de Marthe, de cette habileté qui aboutit à des diplômes et à des certificats, à des résultats précieux en élevage, à des poulaillers américains et à la banqueroute de l'âme. L'habileté d'une Marthe est comme une araignée géante, qui de plus en plus enveloppe de son filet, sous prétexte de progrès et de civilisation, tous les domaines de la vie et qui nous arrache ainsi, sans que nous nous en doutions, notre âme hors du corps.

Nous voulons écouter l'appel à l'habileté, mais en nous souvenant que toute habileté n'est pas bonne, et qu'il en est une qui mène à la ruine. L'habileté, sans contact avec le Maître, c'est l'erreur de calcul, la grande, la décisive erreur. Il y manque la seule chose nécessaire, la feuille centrale de la plante, le jaune dans l'oeuf, le grain dans l'épi, la seule chose dont nous ayons besoin.

C'est un avertissement sérieux que le récit biblique nous fait entendre. Ne pas y prendre garde n'entraînera pas seulement la ruine de la carrière du paysan, mais celle de notre civilisation tout entière.




À PROPOS DE LA RÉCOLTE DES POMMES DE TERRE

Mat. 11: 28.

La lumière trouble des lanternes passe à travers les étroites fenêtres des caves, où l'on entend le bruit sourd des tubercules qu'on décharge dans ces sombres retraites. C'est l'époque où, dans un sens tout spécial, le paysan devient porteur de fardeau. Les hommes plient la nuque et le dos sous la charge de quintaux de pommes de terre. Leurs jambes tremblent un peu en descendant les marches trop hautes des escaliers. Le soir venu, la maîtresse de maison sent aussi qu'elle a porté tout le jour les corbeilles jusqu'au sac.

Et pourtant les corbeilles et les sacs de pommes de terre ne sont pas les plus lourds fardeaux que nous ayons à porter, nous autres hommes. J'ai passé, une fois, un mois dans un hôpital. Le premier jour, je demandai à mon voisin de lit de quoi il souffrait. Au lieu de me répondre, il repoussa sa couverture et me fit voir le tronçon d'une cuisse. Il me conta plus tard qu'il était Fribourgeois, de son métier porteur de sacs dans une fabrique de chocolat. Les yeux brillants, il me dépeignit avec quelle aisance il portait ses deux quintaux alors qu'il avait encore ses deux bonnes jambes. « Et maintenant il me faudra marcher à la béquille et je ne porterai plus jamais de sacs ! »

Les soupirs étouffés que j'entendis du lit voisin pendant les longues nuits de l'hôpital, me disaient en un langage inoubliable que celui qui était couché là aurait volontiers porté toute sa vie les plus lourds fardeaux.

Il est encore un fardeau plus lourd que des sacs de pommes de terre, oui, plus lourd que celui d'un corps malade et fragile. C'est celui d'une faute pesant sur une conscience. Il peut devenir si lourd qu'il n'en est plus supportable. Il n'est pas besoin pour cela qu'il soit le plus grand de tous les péchés. Il est des gens à la conscience étonnamment capable de supporter sans gêne de lourdes charges, des gens dont la conscience est comme une balance pour le bétail, sensible seulement aux poids lourds. Mais il est aussi des gens à la conscience délicate, semblable à une balance d'apothicaire, sensible déjà à un dixième de gramme.

C'est l'expérience de tous les enfants de Dieu qu'un jour le poids du péché leur est devenu insupportable et les a poussés vers Dieu. Ce fut celle d'un Augustin, d'un Luther au couvent, d'un saint Paul et de maint croyant inconnu, dont le nom est inscrit au livre de Dieu. Celui qui en est arrivé à perdre sa trop bonne conscience et qui s'effondre sous le poids de son péché, comme un écolier sous le poids d'un sac de pommes de terre trop lourd, celui-là et celui-là seul va rencontrer Jésus. Celui-là ne dira plus qu'il ne comprend pas du tout pourquoi les pasteurs font tant d'histoire avec le péché. « Moi, du moins, je n'en ai point », affirmait récemment une vieille bonne femme ! Celui qui ressent le péché comme un fardeau, et un fardeau écrasant, celui-là est, pour ainsi dire, mûr pour Jésus, et les mots de grâce, Sauveur, croix, commencent à briller pour lui, comme s'éclaire à un contour du chemin un écriteau, qui était dans l'ombre et que viennent de frapper les phares d'une automobile.

Celui-là sait aussi pourquoi le message de Jésus-Christ s'appelle la Bonne nouvelle. Ce message du Christ crucifié est si amical et si joyeux que la parole vous manque presque quand il faut le transmettre plus loin. De cette croix, une invitation est venue à nous tous qui sommes porteurs ou porteuses de fardeau. Elle dit textuellement : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai ».

Tous ! Tu soupires sous le poids des sacs de pommes de terre ? Viens ! Tu soupires sous le poids plus lourd de la maladie et de la mort ? Viens ! Tu es brisé sous le poids insupportable du péché ? Viens, oh ! viens !

Venez tous ! Tous les chargés. Dites, ne devrions-nous pas faire entendre, dans les rues et jusque dans les maisons, cette invitation bienveillante au peuple d'aujourd'hui chargé de fardeaux ? Ne devrions-nous pas l'afficher à tous les poteaux téléphoniques et à tous les coins de rues ?

« Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai. »




EN ÉPANDANT LE FUMIER

Mat. 7:12.

Je vivrais cent ans que je n'oublierais jamais la vieille Joséphine au foulard gris. Elle a gravé en moi le souvenir d'une expérience que je dois à cette ouvrière catholique. Elle m'a donné une de ces leçons de catéchisme que l'on retient presque mot à mot. Une leçon du catéchisme de la vie.

Cela se passait vers la fin de l'automne, aux environs de la rentrée des écoles d'hiver. Je pouvais bien avoir alors quatorze ans. Nous épandions du fumier dans un pré, Joséphine, un jeune domestique et moi. C'était celui du fond du tas et il s'y rencontrait de temps en temps une pierre ou quelque autre corps étranger. L'été précédent, le voisin m'avait confié pour la première fois une faux et j'avais souvent ressenti douloureusement ce que des pierres dans le pré peuvent faire sur une faux bien aiguisée. Mais au lieu de me baisser et de les ramasser, ou de les enfoncer dans le sol humide, je me faisais un jeu de jeter les pierres ainsi rencontrées dans le fossé qui bornait le pré. Et on ne pouvait naturellement pas éviter ce faisant qu'une pierre roulât trop loin ou même volât dans le pré du voisin.

Un certain temps, la servante garda le silence et me laissa poursuivre ce jeu peu intelligent. Mais voilà que dans un nouveau tas de fumier auquel je m'attaquais précisément apparut un morceau de vieux cercle de tonneau, tout rouillé. je le balançai artistement au bout de ma fourche et finis par le lancer sur la pièce de terre du voisin.

Mais cette fois, Joséphine estima que cela pouvait suffire. Elle arrêta un instant son travail, en profita pour cracher dans sa main et me dit d'une voix tremblant d'une sainte colère : « Dis donc, ce n'est pas beau ce que tu fais là ! Ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, ne le fais pas non plus aux autres ! Les protestants ne le savent-ils pas ? »

Cette observation, surtout les derniers mots, m'atteignit comme un soufflet. Il me sembla que je me trouvais à ce moment sur la place du village, près du hangar de la pompe, au pilori, devant tout le monde, et je vis comme en un éclair la méchanceté stupide de mon action. Oui, je suis convaincu que si le domestique n'avait pas été là, riant en m'observant, j'aurais été promptement reprendre le corps du délit dans le pré du voisin.

Mais, comme si souvent à cet âge-là, on est un bête de garçon et on ne redoute rien plus que la moquerie des camarades. On peut supporter les grossièretés, mais pas les moqueries. C'est ce que le diable sait très bien. Et c'est pour cela qu'il use largement de la moquerie pour anéantir nos bonnes intentions.

Ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, ne le fais pas non plus aux autres !

Ces mots qui me frappèrent un jour, jaillis de la bouche édentée d'une vieille ouvrière catholique, peuvent nous atteindre nous tous, qui que nous soyons, toutes les fois que nous nous laissons aller à jeter des pierres dans le champ du voisin. Nous disons bien de l'animal : Il ressent la douleur comme toi ! Combien plus devrions-nous y songer quand il s'agit de notre prochain. Ne le tourmente pas ! Il ressent la douleur comme toi ! Ne jette pas de pierres dans son champ !

Notre Maître à tous, catholiques ou protestants, maîtres ou serviteurs, a prononcé un jour une parole qui ressemble à celle de cette ouvrière : « Tout ce que vous voulez, a-t-il dit, que les hommes vous fassent, faites-le leur de même ».

Parole semblable, mais pourtant différente ! As-tu bonne oreille ? Écoute bien, je veux répéter ces deux paroles encore une fois, l'une après l'autre. La voix populaire dit : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu'on te fasse ». Mais le Maître dit : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi ».

La voix populaire parle du tort que nous ne devons pas nous causer les uns aux autres. Mais Jésus songe au bien que nous devons nous faire les uns aux autres. Il ne suffit pas au Maître que nous nous laissions mutuellement tranquilles et ne nous fassions aucun mal. Il exige davantage et dit : Faites-vous du bien les uns aux autres. C'est bien que tu ne haïsses pas ton voisin. Mais le Maître dit : Tu dois l'aimer.

Laisser les autres tranquilles, vivre près les uns des autres en grognant et grondant chacun pour son compte, le Créateur le réclame des chiens et des chats. À nous il a confié une tâche plus grande.

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