Le paysan, chez lequel, comme collégien,
plus tard encore comme gymnasien, j'ai
travaillé pendant bien des
étés, a vieilli et a de la peine
à cultiver ses trente poses de terrain. Il
n'a pas d'enfants. Des parents et des amis
l'engagent à vendre son domaine et à
prendre une retraite bien
méritée.
Que de fois, depuis dix ans
déjà, Fritz et Marie n'ont-ils pas
promis, de suivre ce conseil. En 1910 et en 11, ils
y ont songé sérieusement. Mais
après les pluies désastreuses de 1910
est survenue la sécheresse tout aussi
déplorable de 1911, et
précisément en ces deux
années-là, il survint des pertes
à l'étable. De telles années
sont dures, surtout quand la vieillesse approche et
que les feuilles des arbres commencent à se
revêtir de leur parure automnale.
Bien des années encore, Fritz et
Marie ont continué à cultiver leur
bien, mais naturellement sans s'astreindre aux
prescriptions d'une « culture
intensive ». Leurs forces n'y auraient
plus suffi. Et quand un jeune homme, fraîchement
sorti
de l'école d'agriculture, leur faisait une
conférence sur le plus grand rendement
qu'ils pourraient tirer de leurs terres, Fritz
répondait simplement - « Personne
ne peut me faire connaître mon
domaine ! » Et Marie
l'appuyait : « Il faut tenir compte
aussi du plaisir. Si pendant notre vie nous
n'avions songé qu'au rendement, nous ne
serions pas devenus aussi vieux chez
nous ». Et rien ne fut changé
à leurs antiques coutumes.
J'entrai à l'université et
Fritz et Marie continuaient à travailler
comme par le passé. J'arrivais
déjà au terme de mes études,
c'était pendant les vacances d'automne, et
je préparais mes derniers examens, lorsque,
en parcourant un journal, mes yeux tombèrent
sur l'annonce d'une mise de terrain. En y regardant
de plus près, à ma grande
stupéfaction, je constatai que
c'étaient Fritz et Marie qui, mercredi
prochain, dès les deux heures de
l'après-midi, faisaient miser leur
domaine.
Et voici que ce mercredi arrive. Mon
travail d'examen est pressant, mais ce
jour-là, impossible de travailler. Quelque
chose m'attisait à la salle des ventes, un
mystérieux je ne sais quoi. Il me semblait
qu'on conduisait au cimetière un de mes
contemporains : je ne pouvais manquer au
rendez-vous.
Dans un coin reculé de la salle,
j'aperçus Fritz et Marie. Ils
s'efforçaient de le cacher, mais, pour qui
les connaissait, leur chagrin était bien
visible. En me saluant, Marie déjà
m'avait dit : « Tu vois, il a fallu
y arriver ! » Fritz, lui,
évitait mon regard. Chaque fois qu'une des
pièces de terre trouvait acheteur, les deux
époux devenaient plus immobiles. Il
n'était indifférent à aucun
d'eux de voir à qui passaient prés et
champs. Quand l'huissier criait : Pour la
troisième... et
dernière, Fritz se retournait pour voir le
nouveau propriétaire et le regardait comme
une mère regarde celui auquel elle confie
son enfant.
Il y a quelque chose de particulier dans
ce lien qui nous rattache à la terre qui
nous a portés et supportés dès
nos premiers pas. Quelque chose qui appartient
à ce qu'il y a de plus beau et de plus
mystérieux dans les diverses joies
secrètes de notre vie paysanne.
Le soir après cette mise, je ne
pus m'endormir de longtemps. je me creusais la
tête pour trouver le secret de cet
étrange amour qui peut naître entre
l'homme et la terre. Ces champs, qui pourtant ne
m'appartenaient pas, ne m'étaient-ils pas
chers à moi-même ? Et pourquoi
cet amour ? C'est parce que j'avais
travaillé là, que chaque pièce
de terre avait pour moi tout un passé et
toute une histoire.
Il y avait, là-haut sur la
montagne, un pré tout entouré de
noisetiers, le Pré aux noisettes. Le matin,
en y fauchant, que de lièvres qui
s'enfuyaient n'avons-nous pas suivis du
regard ! Le long des buissons, dans la mousse
humide, on cueillait les plus belles fraises. Sur
le devant du pré, il y avait trois vieux
pommiers, qui ne portaient jamais beaucoup de
fruits. Mais à celui du milieu on pouvait
trouver des pommes de moisson printanières,
aigres-douces ! Il ne fallait pas aiguiser la
faux trop mince à cause des grosses touffes
de luzerne.
Cette raie, là, au milieu du
champ, nous l'avions ouverte, il y a des
années, et le soc de la charrue avait
été recourbé par une pierre
que nous n'avions pas aperçue. Le grand et
ardent Fuchs, qui me renversait presque toujours de
son large poitrail quand on retournait la charrue,
était alors cheval de sous-main. Fritz l'a
vendu en ce temps-là au meunier de Langenthal pour
quatre-vingt-huit napoléons. Deux ans plus
tard, on a récolté, au Pré aux
noisettes, de l'avoine si haute et si fournie qu'on
n'en a pas vu de pareille, cette
année-là, bien loin à la
ronde.
L'ouvrier saisonnier welsche, Scholido,
comme nous l'appelions, avait encore aidé
à la faucher. De ses bras nerveux, il
abattait des andains tels que je redoutais toujours
un peu d'avoir à les épandre. L'hiver
suivant, il est arrivé un avis mortuaire,
avec une petite lettre annonçant que
Scholido ne reviendrait plus pour les foins et la
moisson. Comme il abattait des arbres dans le jura,
un sapin l'avait atteint et tué net.
Un autre pré se trouvait plus
loin, à la limite de la commune.
C'était une longue bande étroite, qui
portait l'étrange nom de Dos de chien. Au
tiers inférieur, un peu plus large que le
haut, il y avait une grande touffe d'aulnes, un
excellent signe de reconnaissance pour les
faucheurs qui ne connaissaient pas les lieux. Que
de fois nous avons recherché l'ombre de
cette touffe pour dîner ou faire les quatre
heures ! Puis nous nous reposions et causions
un instant, couchés sur la mousse
fraîche ou entre les étroits sillons.
Une fois, les souris nous ont volé toutes
nos provisions. Une autre fois, le terrain
était si humide que nous y sommes
restés pris avec un char de foin et y avons
versé. Un jour que nous y fauchions, un
avion a passé sur la vallée de l'Aar,
le premier que Marie, qui était alors
âgée de soixante-dix ans, eût
jamais vu. En 1914 nous n'avons pas pu faucher le
regain, nos gens étant au service militaire
et le pré trop
éloigné.
C'est ainsi que, le soir de la mise,
tous ces prés repassaient devant moi. Chacun
me racontait l'histoire que
j'avais vécue avec lui. Elle aurait pu se
prolonger encore, mais je finis par m'endormir et
sombrai dans le silence de la nuit.
C'est alors que j'ai découvert le
secret de l'amour de la terre. Et je me
disais : Que de sentiments, de pensées
ont dû monter au coeur de Fritz et de Marie
pendant les longues et innombrables années
où ils ont travaillé sur leur
terre ! Quelles longues histoires chacun de
ces prés ne pourrait-il pas leur
raconter !
Ces histoires, ces souvenirs nous
rendent la terre si chère ! Le
pré le moins fertile peut finir par devenir
pour nous un ami, avec lequel, la vie durant, nous
avons partagé joie et fatigue. Marie est
morte aujourd'hui, mais Fritz, son cadet, vit
encore. Et pour l'heure, il n'est pas
séparé de ses champs. Quand le temps
et les rhumatismes le lui permettent, il s'en va,
le dimanche, à travers la campagne,
retrouver les uns après les autres les amis
de sa jeunesse. Il les salue comme on salue des
camarades et secoue la tête quand il
découvre quelque chose qui lui
déplaît.
Que le Créateur est bon de nous
avoir donné une si belle terre pour nous
nourrir et nous porter ! Et comme nous
l'oublions trop souvent !
Voici l'automne. À travers monts et
vallées, retentissent les sonnailles des
troupeaux. Leurs notes sont claires ou profondes.
Les vaches tachetées apparaissent entre les
buissons. Là-bas, à l'orée de
la forêt, deux petits bergers se balancent
sur le tronc flexible d'un jeune hêtre. Un
immense cri de joie traverse l'espace et va se
perdre bien loin sur le lac. La seule note
discordante est le cri de l'épervier, qui
trace ses cercles menaçants tout
là-haut, au-dessus de la ferme.
Des souvenirs du temps où j'ai
gardé les vaches se réveillent en
moi, lumineux ou sombres, comme le chant clair ou
plus grave des sonnailles. On se réjouissait
d'un automne à l'autre de l'arrivée
du jour où l'ordre était
donné. Demain vous n'irez pas à
l'herbe ! Nous courions alors au galetas,
où les clochettes des vaches étaient
suspendues à une perche. Je connaissais le
son particulier de chacune d'elles. On enlevait les
toiles d'araignées, on cirait et faisait
briller les courroies
recouvertes de poussière. On laissait sortir
les bêtes pour les accoutumer au grand air et
quand leur première ivresse s'était
calmée, on nous permettait de leur attacher
les sonnailles et alors c'était le
départ, un fouet neuf dans la main droite,
sous le bras gauche le manteau de pluie et le petit
sac garni de pain et de poires. Que de jours j'ai
passés, dans ma jeunesse, en plein air, dans
l'immensité du pâturage ! je
pouvais m'entretenir des demi-heures avec la
bête préférée, je
caressais les plus confiantes et détournais
les plus turbulentes qui, avec ruse, s'approchaient
toujours à nouveau du plantage du voisin
pour attraper, au premier moment d'inattention du
berger, quelques pleines bouchées du bien
d'autrui !
Le soir, quand les derniers rayons de
soleil tombaient obliquement : sur la campagne
et que les premiers petits nuages se formaient
à l'horizon, on reprenait le chemin du
retour avec les vaches rassasiées, leurs
mamelles gonflées de lait. Et je suivais le
troupeau en chantant, dans cette douce paix du
soir.
Mais il y avait aussi des jours moins
gais. Ainsi celui où tout mon troupeau passa
sur un nid de guêpes et où les vaches,
criblées de piqûres, queues en l'air,
se précipitèrent du côté
de leur écurie pour s'y mettre à
l'abri ! Et cette fois où la plus belle
bête, qui devait, deux semaines plus tard,
participer au concours de bétail, l'orgueil
du propriétaire et qui lui eût
rapporté de la gloire, se cassa la corne
droite en se battant avec une rivale et ne ramena
qu'un moignon ensanglanté. Ce
jour-là, je ne me présentai qu'avec
crainte et tremblement devant le maître
lorsqu'il m'interpella, furieux - Qu'est-ce qui
s'est passé ?
Et cette autre fois ! Un
léger vent du nord soufflait sur la vallée,
l'herbe,
qui avait poussé rapidement, était un
peu flétrie, et voilà qu'en rentrant
à la ferme une génisse
météorisée s'abattit sur le
chemin et dut être percée sous mes
yeux. On éprouve des joies
insoupçonnées, mais aussi des
terreurs mortelles avec ce bétail qui vous
est confié pour le faire pâturer en
automne. Si le petit berger d'un petit troupeau de
bêtes ressent autant de joie et de peine, que
doit encore plus ressentir et souffrir le grand
Berger, qui a toute l'année la garde d'un
autre troupeau, celui qui compte des millions de
créatures humaines !
Mais ce troupeau du Berger
éternel est du moins composé
d'êtres raisonnables, qui savent ce qu'ils
font ! Ils ne frappent pas à coups de
corne jusqu'à ce que le sang coule ;
ils laissent du moins le plantage du voisin en
paix ; ils ne se remplissent pas l'estomac
jusqu'à ne plus pouvoir se tenir
debout !
Il devrait assurément en
être ainsi. Mais la réalité est
bien différente. Dans la dernière
guerre, le troupeau de Dieu s'est battu à
coups de corne jusqu'à ce que plus de dix
millions d'hommes aient été
couchés, morts, sur le sol. Le champ du
voisin est souvent en danger et, comme une
génisse météorisée,
plus d'un homme sort de l'auberge pour rentrer chez
lui, tard dans la nuit, en titubant, et
s'écroule sur la route.
Les terreurs et les angoisses mortelles
du Berger éternel, au sujet de ce troupeau
qui lui appartient, sont indicibles. Il n'est pas
un mercenaire ; l'angoisse et la misère
du troupeau sont les siennes. Et enfin il donne sa
vie pour son troupeau.
D'entre les cent brebis l'une s'est enfuie et ne
revient pas. C'est un accident qui arrive aux
bergers. Naturellement le nôtre ne peut pas
laisser tout le troupeau à lui-même,
en plein désert, pour courir après
cette unique brebis égarée. Un plus
grand dommage pourrait survenir en son absence.
Qu'en aurait-il de plus ? C'est pourquoi il
laisse courir celle qui s'est enfuie et reste
auprès de son troupeau. C'est ainsi que
raisonne et agit le bon sens.
Mais le berger dont parle notre
Maître raisonne et agit tout autrement. Non
pas à la manière ordinaire des
bergers. Dès qu'il s'est aperçu
qu'une brebis s'est égarée, il ne
pense plus qu'à elle. Il faut sauver celle
qui est en danger ! C'est comme une obsession,
dont il ne parvient pas à s'affranchir. Il
laisse les quatre-vingt-dix-neuf pour courir
à la recherche d'une seule brebis. Vraiment
étrange ! Aucun paysan ne voudrait
confier son troupeau à la garde d'un pareil
berger. La conduite du nôtre est pour le
moins imprudente. Tel est le verdict de la raison.
Ce qui nous est dit ensuite de ce berger
est encore plus étrange. Un berger normal
qui perd une de ses têtes de bétail,
s'irrite un peu contre la stupide bête qui a
été si étourdie et qui lui
cause un dommage réel. Mais la possession de
tout le reste du troupeau finit par le consoler de
cette perte. Par contre, du berger qui cherche la
brebis égarée jusqu'à ce qu'il
l'ait retrouvée, il nous est dit qu'elle lui
a causé plus de joie que tout le reste du
troupeau. Ce qui fera secouer la tête
à un homme qui sait calculer.
Le secret de cet étrange berger
consiste en ce qu'il n'apprécie pas ses
brebis d'après leur valeur
économique, pas même d'après le
prix qu'elles vaudraient actuellement sur le
marché au bétail. La brebis qui s'est
enfuie serait très probablement celle qui
vaudrait le moins, la moindre de toutes. S'il
s'agissait de sa valeur marchande, il pourrait se
consoler aisément de sa perte. Les
quatre-vingt-dix-neuf autres lui rapporteraient
réellement quatre-vingt-dix-neuf fois plus.
Mais ce berger ne compte pas du tout ainsi. Pour
lui, la brebis égarée est
précisément la plus chère
parce qu'elle est la plus misérable de
toutes. Ce qui décide ici n'est pas la
raison, mais l'amour.
Cette parabole nous révèle
deux mondes.
Il y a le monde qu'intéresse la
valeur vénale, qui compte par franc, mesure
au mètre et pèse au quintal. C'est
notre monde, dont il est terriblement vrai qu'il
est régi par l'argent, les chiffres. Dans ce
monde de l'argent et des chiffres, la brebis vaut
selon ce qu'elle rapporte. Mais, et ceci nous fait
honte et nous trouble, il n'y a pas que les brebis
et autre bétail qui soient
appréciés d'après leur
utilité, les hommes le sont aussi... L'homme
est considéré comme le bétail
au marché. On l'évalue selon sa force
et sa capacité.
Si, dans ce monde, l'homme n'est plus
robuste et solide, il ne compte plus.
Dans le monde de Dieu qui nous est
ouvert par Jésus-Christ, chaque homme, parce
qu'il est un homme, possède une valeur qui
dépasse tous nos instruments de mesure, nos
poids et nos colonnes de chiffres. Le Maître
dit : Quand vous placeriez la terre
entière avec toutes ses richesses sur le
plateau d'une balance et l'âme d'un seul
homme sur l'autre plateau, cette seule âme
humaine l'emporterait toujours ; même
s'il s'agissait de l'âme d'un vagabond, ou
d'un enfant encore incapable de tout travail, d'un
vieillard sans force ou d'un malade
épuisé. Et si c'étaient les
âmes d'hommes sans importance au point de vue
de l'économie nationale, qui lui seraient
même opposées et nuisibles. Pour le
Christ, l'homme n'est pas une bête, mais la
créature du Père et son
enfant.
Un homme perdu n'est pas, dans la bouche
de Jésus, comme une pièce perdue, que
l'on peut aisément remplacer par une
pièce de rechange, après quoi on
passe à l'ordre du jour, mais un
frère perdu, une soeur, un enfant de notre
commun Père céleste.
Parce que notre Maître sait ce que
signifie être perdu, sa parole est le message
du salut et son action celle du Sauveur. De
là sa sainte recherche, son infatigable
poursuite de ce qui est perdu. On le rencontre par
tous les chemins où se trouvent des perdus.
De même que les pompiers et les incendies,
les secours médicaux et les accidents, les
médecins et les lits de malades s'appellent
réciproquement, ainsi les Perdus et
Jésus s'appellent
réciproquement.
Ce n'est pas sans raison que la
première image que l'on ait de Jésus
(elle date de la fin du deuxième
siècle et a été
découverte dans les catacombes de Calixte,
à Rome) le
représente sous les traits du Bon Berger,
qui porte la brebis perdue sur ses épaules.
La première communauté
chrétienne a cru, d'une foi
irrésistible, à Christ le Sauveur.
Ces hommes et ces femmes, à qui fut
adressé le message de celui qui a
été crucifié, qui est
ressuscité et qui reviendra, se savent
retrouvés et sauvés. De là
leur joie radieuse, leur gratitude sans bornes. De
là aussi la force qui les a rendus capables
de lui rester fidèles jusqu'à la
mort.
Sans doute, aux yeux du Maître tous les
hommes sont égaux. En face de sa splendeur,
nous sommes tous sans éclat. Il s'adresse au
jeune homme riche avec le même amour qu'il
témoigne en nous entretenant du pauvre
Lazare. Il ne repousse aucune classe de la
société. La preuve en est que,
toujours à nouveau, surtout au début
de son ministère, il tente de s'approcher
des chefs religieux de son peuple. Mais il sait
aussi que les responsabilités individuelles
sont différentes. Il sera davantage
demandé à celui qui a davantage
reçu. Et voilà la raison de sa sainte
indignation envers les chefs et de ses plaintes
à la vue de Am Haarès, ce qui
signifie le peuple des campagnes, et que nous
traduirons plus exactement par prolétariat
paysan et industriel.
« En voyant les foules, il fut
ému de compassion pour elles, parce quelles
étaient épuisées et
dispersées comme des brebis qui n'ont pas de
bergers. »
En voyant les foules... Jésus a
vu les foules. Il les connaît pour les avoir
vues de près. Assis devant une table
à écrire, bien loin du monde, on peut
écrire toute sorte de choses belles ou
laides au sujet des foules. On peut les
idéaliser et les diviniser dans l'espoir
qu'elles payeront en monnaie du même genre.
Mais rien ne convient moins aux foules qu'une telle
apparence de sainteté. Jésus
connaît les foules. Il n'est pas ami du
peuple en ce sens qu'il ne voit pas ses
déficits et le flatte. Il n'a pas besoin de
cela, car il ne redoute pas les électeurs
malveillants.
Mais, quoique Jésus connaisse les
défauts d'en bas aussi bien que ceux d'en
haut, il accuse les chefs et pleure sur la foule
qu'il sait ne pas valoir mieux que ceux-ci. Cette
foule ignore tout des questions économiques
et politiques. Elle est mal dirigée, elle
est aveuglée, on la trompe. Voilà
pourquoi Jésus est ému de compassion
envers elle.
Au sein des foules qu'il rencontre sur
son chemin à travers les villages et les
campagnes, il se trouve des gens d'une hardiesse
effrontée, aux prétentions sans
bornes et qui ignorent la moindre reconnaissance.
Ils aimeraient faire de Jésus un chef de
rebelles contre les prêtres de
Jérusalem et contre Rome, parce
qu'eux-mêmes sont remplis de haine et de
révolte.
Jésus le sait, et malgré
cela, en voyant les foules, il fut ému de
compassion envers elles.
Jésus sait qu'il est des peines
dont on est responsable soi-même, qu'on peut
avoir peur du travail et qu'on peut s'accorder des
vêtements, un train de vie, un appartement,
des plaisirs au-dessus de ses ressources. Il sait
des choses encore plus fâcheuses. Il n'ignore
rien et cependant il est ému de compassion
envers eux.
Et Jésus sait enfin que ce peuple
manque généralement de
piété. Les fonctionnaires du temple
sont plus pieux que lui. Parmi ces foules, on
connaît des blasphémateurs et des
impies, animés d'une haine ardente contre
l'Eglise, ses ministres et contre Dieu. Et
malgré cela, peut-être
précisément pour cela, il est
ému de compassion envers eux.
Il ne se berce pas d'espoirs trompeurs,
il n'espère rien des hommes, ni des foules
sur lesquelles il avait au début
fondé quelque espoir. Il sait pourquoi. Il a
confiance en son Père céleste et en
nul autre. Oui, il sait que cette foule se
déclarera contre lui dès que des
promesses plus avantageuses lui seront faites. Elle
criera : Crucifie-le ! Elle criera une
fois encore et plus fort : Crucifie-le !
Elle le répétera avec des hurlements
furieux et exigera qu'on lui obéisse :
Crucifie-le ! Jésus le sait et quand
même : « En voyant les foules,
il fut ému de compassion pour elles, parce
qu'elles étaient épuisées et
dispersées comme des brebis qui n'ont pas de
bergers ».
Oh ! nous autres moralistes qui
sommes si vite prêts à donner
connaissance à la foule du recueil de ses
péchés. Et c'est chose si
aisée, il ne faut pas longtemps pour
découvrir les péchés de la
foule, tout se découvre chez elle. Les
parois des appartements sont si minces dans les
casernes locatives et les pauvres masures, et elles
ont des oreilles. Oh ! nous autres moralistes
qui savons si bien dire aux foules ce qu'elles ne
sont pas et ce qu'elles devraient être,
avons-nous dans notre sécurité un
soupçon de ce que signifient
épuisées et dispersées ?
On était à la mi-août, au
premier beau jour de la moisson, après dix
jours de pluie. je suis installé sur un
banc, dans la cour, d'où la vue
s'étend au loin sur le lac. Mes livres
d'étude me tiennent compagnie.
Une bonne heure s'écoule. Tout
à coup, voici qu'au bourdonnement des
abeilles et au murmure de l'automne qui approche,
se mêle un autre bruit, étrange. Au
premier abord, je n'y prête guère
attention, mais il devient toujours plus fort et
finit par détourner mes yeux de mon livre.
Ce bruit vient du sol, de tout près. C'est
un léger forage, un rongement souterrain,
qui se répète toutes les cinq
minutes.
Brusquement, une grosse touffe de
dent-de-lion s'ébranle dans le pré,
devant moi. Sa racine doit être rongée
par-dessous. Les longues feuilles se meuvent
toujours plus fort, les voici qui vacillent et
elles tombent. Là-dessus le bruit cesse et
je reprends ma lecture. Mais au bout d'un instant
les feuilles s'agitent de nouveau et j'assiste
à un étrange spectacle : en un
clin d'oeil, les feuilles de dent-de-lion
disparaissent l'une après
l'autre. On en aperçoit encore
l'extrémité, puis plus rien.
Quand les cloches de midi
sonnèrent dans les villages d'alentour, la
touffe entière avait disparu. Et je
ressentais une impression mystérieuse, comme
si j'avais été témoin de
quelque chose de très grand. Ce
n'était pourtant qu'une souris qui
remplissait son garde-manger en vue de l'hiver et
qui profitait du temps favorable de la moisson pour
mettre son bien sous toit.
Vers le soir de ce même jour, de
nombreux chars, remplis de gerbes, se dirigeaient
vers les fermes voisines. Ils étaient
conduits par des hommes faisant exactement ce que
la souris avait fait le matin. Eux aussi
employaient cette belle journée de moisson
pour faire des provisions.
Voilà ce qui nous unit à
toutes les créatures et nous place sur le
même rang. Voilà comment nous nous
apparentons à chaque abeille du rucher et
à chaque souris cachée sous
terre : elles amassent et nous amassons aussi.
Nous amassons du fourrage pour le bétail,
des fruits et des légumes pour la cuisine
et, si possible, nous mettons de côté
quelques sous pour nos vieux jours, pour un autre
hiver qui fera tomber la neige sur nos
épaules.
Amasser ainsi en vue de l'hiver et des
jours mauvais nous est naturel, c'est, pour ainsi
dire, un élément de notre nature. Le
Créateur n'interdit pas plus à la
souris de faire des provisions pour la mauvaise
saison qu'il ne défend à un
père de famille de miser son moule de bois
pour que ses enfants aient une chambre bien chaude
en hiver, et de mettre de côté
quelques francs pour ne pas tomber à la
charge de la commune quand la vieillesse sonnera.
Il arrive que la
légèreté, l'insouciance,
l'esprit de dissipation et l'horreur du travail se
donnent large carrière et qu'on doive
rappeler qu'amasser n'est pas seulement le droit de
la créature, mais son devoir. Il est des cas
où il faut redire comme un
avertissement : Paresseux, va vers la fourmi,
ou vers l'abeille, ou vers la souris, et laisse-toi
instruire par elles.
Mais voici qu'un jour quelqu'un est
venu, qui a dit : « N'amassez
pas ! » Cette parole nous semble
étrange. Au jugement de Jésus, il est
donc une façon d'amasser qui est interdite.
C'est à elle qu'il pense en disant :
« N'amassez pas des
trésors. »
Quels sont aux yeux du Maître ces
trésors ? Quelles limites nos
provisions d'hiver et notre épargne en vue
des vieux jours ne doivent-elles pas
dépasser pour que Jésus ne les
appelle pas des trésors ?
Le Maître n'a pas établi de
limites ni de lois. Il laisse à la
conscience de chacun de décider. Mais il
s'agit de savoir de quelle manière un chacun
use de cette latitude, en conscience ou sans
conscience. L'homme consciencieux amassera
modestement et demeurera toujours vigilant, en se
disant : Seigneur, pourvu que je n'amasse pas
plus qu'il ne m'appartient. Plus, au contraire, un
homme sera prétentieux, insatiable, sans
conscience, hardi et avide, plus il mésusera
de la glorieuse liberté des enfants de
Dieu ; plus il aura et plus avidement il
songera qu'il n'a pas encore assez pour l'hiver et
pour ses vieux jours.
Il en est de la façon d'amasser
comme d'un certain paysan qui possédait un
cerisier chargé de fruits. Arrive une troupe
de petits citadins qui regardent cet arbre avec des
yeux avides. Dans sa bonté, le paysan se
dit : Que ces garçons se rassasient de
cerises, je m'en apercevrai à peine tant les
branches de l'arbre en sont
chargées. Et il leur permet de se rassasier.
Il ne leur dit pas : Prenez chacun deux kilos
de mes cerises. Non, il les invite
amicalement : Venez et mangez jusqu'à
ce que vous en ayez assez.
Les modestes parmi ces garçons
profitent de la permission en s'attaquant aux
branches faciles à atteindre du sol et se
rassasient là. Les plus effrontés,
par contre, abusent de la permission de leur
bienfaiteur et grimpent au sommet de l'arbre,
qu'ils dépouillent de ses plus beaux fruits.
Bien plus, dans leur avidité, ils arrachent
de petites branches, qui auraient produit du fruit
l'année suivante, et abîment l'arbre
d'une manière scandaleuse.
Il en est ainsi de notre façon
d'amasser. Le Créateur veut que nous
puissions vivre. Il met sa création à
notre disposition comme un arbre de vie
merveilleux. Il ne dit pas : Prenez-en chacun
deux kilos, mais bien plutôt :
Rassasiez-vous. Et tu peux user de cette permission
comme ces garçons qui ont grimpé au
sommet de l'arbre, l'ont abîmé et ont
jeté les noyaux sur la tête de ceux
qui étaient en bas. Ou au contraire, comme
ceux d'entre eux qui étaient restés
sous l'arbre.
« Ne vous amassez pas des
trésors sur la terre. » Qui cela
concerne-t-il ? C'est une parole dangereuse,
parce que nous nous imaginons qu'elle s'adresse
à autrui. Chacun, même le plus riche
propriétaire du village, découvrira
encore quelqu'un de plus riche que lui, à
qui cette parole est destinée. C'est ainsi
que nous jouons au ballon avec elle : nous la
considérons comme un mot à faire
passer plus loin. Et nous nous comportons à
son égard comme le garçonnet mal
élevé qui se hâte d'offrir le
plat trop chaud à son voisin, afin qu'il s'y
brûle les doigts.
« Ne vous amassez pas des
trésors sur la terre. »
Vous ! Jésus regarde ses disciples et
s'adresse à eux. Et ils ne s'y trompent pas
un instant. Pierre ne se dit pas :
Voilà qui est pour Judas, et
André ; qu'il est heureux qu'il ait
tout abandonné, sinon cette parole
l'accuserait maintenant. Matthieu ne pense
pas : Dommage que mon ancien chef de bureau ne
soit plus là, il en pourrait prendre pour
son rhume ! Non, mais ils savent bien que
c'est à eux que le Maître
s'adresse.
Étrange ! Pourtant les
disciples ne sont pas riches, ils ne sont pas de
ceux qui cueillent leurs cerises au sommet de
l'arbre. Si Jésus songe à ses
disciples, songerait-il en définitive aussi
à nous, à moi et à
toi ?
Le Sauveur veut-il nous rappeler
à tous que nous appartenons à un
autre monde que la souris ?
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