Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE SECRET D'UN GRAND AMOUR

Ps. 104.

Le paysan, chez lequel, comme collégien, plus tard encore comme gymnasien, j'ai travaillé pendant bien des étés, a vieilli et a de la peine à cultiver ses trente poses de terrain. Il n'a pas d'enfants. Des parents et des amis l'engagent à vendre son domaine et à prendre une retraite bien méritée.

Que de fois, depuis dix ans déjà, Fritz et Marie n'ont-ils pas promis, de suivre ce conseil. En 1910 et en 11, ils y ont songé sérieusement. Mais après les pluies désastreuses de 1910 est survenue la sécheresse tout aussi déplorable de 1911, et précisément en ces deux années-là, il survint des pertes à l'étable. De telles années sont dures, surtout quand la vieillesse approche et que les feuilles des arbres commencent à se revêtir de leur parure automnale.

Bien des années encore, Fritz et Marie ont continué à cultiver leur bien, mais naturellement sans s'astreindre aux prescriptions d'une « culture intensive ». Leurs forces n'y auraient plus suffi. Et quand un jeune homme, fraîchement sorti de l'école d'agriculture, leur faisait une conférence sur le plus grand rendement qu'ils pourraient tirer de leurs terres, Fritz répondait simplement - « Personne ne peut me faire connaître mon domaine ! » Et Marie l'appuyait : « Il faut tenir compte aussi du plaisir. Si pendant notre vie nous n'avions songé qu'au rendement, nous ne serions pas devenus aussi vieux chez nous ». Et rien ne fut changé à leurs antiques coutumes.

J'entrai à l'université et Fritz et Marie continuaient à travailler comme par le passé. J'arrivais déjà au terme de mes études, c'était pendant les vacances d'automne, et je préparais mes derniers examens, lorsque, en parcourant un journal, mes yeux tombèrent sur l'annonce d'une mise de terrain. En y regardant de plus près, à ma grande stupéfaction, je constatai que c'étaient Fritz et Marie qui, mercredi prochain, dès les deux heures de l'après-midi, faisaient miser leur domaine.

Et voici que ce mercredi arrive. Mon travail d'examen est pressant, mais ce jour-là, impossible de travailler. Quelque chose m'attisait à la salle des ventes, un mystérieux je ne sais quoi. Il me semblait qu'on conduisait au cimetière un de mes contemporains : je ne pouvais manquer au rendez-vous.

Dans un coin reculé de la salle, j'aperçus Fritz et Marie. Ils s'efforçaient de le cacher, mais, pour qui les connaissait, leur chagrin était bien visible. En me saluant, Marie déjà m'avait dit : « Tu vois, il a fallu y arriver ! » Fritz, lui, évitait mon regard. Chaque fois qu'une des pièces de terre trouvait acheteur, les deux époux devenaient plus immobiles. Il n'était indifférent à aucun d'eux de voir à qui passaient prés et champs. Quand l'huissier criait : Pour la troisième... et dernière, Fritz se retournait pour voir le nouveau propriétaire et le regardait comme une mère regarde celui auquel elle confie son enfant.

Il y a quelque chose de particulier dans ce lien qui nous rattache à la terre qui nous a portés et supportés dès nos premiers pas. Quelque chose qui appartient à ce qu'il y a de plus beau et de plus mystérieux dans les diverses joies secrètes de notre vie paysanne.

Le soir après cette mise, je ne pus m'endormir de longtemps. je me creusais la tête pour trouver le secret de cet étrange amour qui peut naître entre l'homme et la terre. Ces champs, qui pourtant ne m'appartenaient pas, ne m'étaient-ils pas chers à moi-même ? Et pourquoi cet amour ? C'est parce que j'avais travaillé là, que chaque pièce de terre avait pour moi tout un passé et toute une histoire.

Il y avait, là-haut sur la montagne, un pré tout entouré de noisetiers, le Pré aux noisettes. Le matin, en y fauchant, que de lièvres qui s'enfuyaient n'avons-nous pas suivis du regard ! Le long des buissons, dans la mousse humide, on cueillait les plus belles fraises. Sur le devant du pré, il y avait trois vieux pommiers, qui ne portaient jamais beaucoup de fruits. Mais à celui du milieu on pouvait trouver des pommes de moisson printanières, aigres-douces ! Il ne fallait pas aiguiser la faux trop mince à cause des grosses touffes de luzerne.

Cette raie, là, au milieu du champ, nous l'avions ouverte, il y a des années, et le soc de la charrue avait été recourbé par une pierre que nous n'avions pas aperçue. Le grand et ardent Fuchs, qui me renversait presque toujours de son large poitrail quand on retournait la charrue, était alors cheval de sous-main. Fritz l'a vendu en ce temps-là au meunier de Langenthal pour quatre-vingt-huit napoléons. Deux ans plus tard, on a récolté, au Pré aux noisettes, de l'avoine si haute et si fournie qu'on n'en a pas vu de pareille, cette année-là, bien loin à la ronde.

L'ouvrier saisonnier welsche, Scholido, comme nous l'appelions, avait encore aidé à la faucher. De ses bras nerveux, il abattait des andains tels que je redoutais toujours un peu d'avoir à les épandre. L'hiver suivant, il est arrivé un avis mortuaire, avec une petite lettre annonçant que Scholido ne reviendrait plus pour les foins et la moisson. Comme il abattait des arbres dans le jura, un sapin l'avait atteint et tué net.

Un autre pré se trouvait plus loin, à la limite de la commune. C'était une longue bande étroite, qui portait l'étrange nom de Dos de chien. Au tiers inférieur, un peu plus large que le haut, il y avait une grande touffe d'aulnes, un excellent signe de reconnaissance pour les faucheurs qui ne connaissaient pas les lieux. Que de fois nous avons recherché l'ombre de cette touffe pour dîner ou faire les quatre heures ! Puis nous nous reposions et causions un instant, couchés sur la mousse fraîche ou entre les étroits sillons. Une fois, les souris nous ont volé toutes nos provisions. Une autre fois, le terrain était si humide que nous y sommes restés pris avec un char de foin et y avons versé. Un jour que nous y fauchions, un avion a passé sur la vallée de l'Aar, le premier que Marie, qui était alors âgée de soixante-dix ans, eût jamais vu. En 1914 nous n'avons pas pu faucher le regain, nos gens étant au service militaire et le pré trop éloigné.

C'est ainsi que, le soir de la mise, tous ces prés repassaient devant moi. Chacun me racontait l'histoire que j'avais vécue avec lui. Elle aurait pu se prolonger encore, mais je finis par m'endormir et sombrai dans le silence de la nuit.

C'est alors que j'ai découvert le secret de l'amour de la terre. Et je me disais : Que de sentiments, de pensées ont dû monter au coeur de Fritz et de Marie pendant les longues et innombrables années où ils ont travaillé sur leur terre ! Quelles longues histoires chacun de ces prés ne pourrait-il pas leur raconter !

Ces histoires, ces souvenirs nous rendent la terre si chère ! Le pré le moins fertile peut finir par devenir pour nous un ami, avec lequel, la vie durant, nous avons partagé joie et fatigue. Marie est morte aujourd'hui, mais Fritz, son cadet, vit encore. Et pour l'heure, il n'est pas séparé de ses champs. Quand le temps et les rhumatismes le lui permettent, il s'en va, le dimanche, à travers la campagne, retrouver les uns après les autres les amis de sa jeunesse. Il les salue comme on salue des camarades et secoue la tête quand il découvre quelque chose qui lui déplaît.

Que le Créateur est bon de nous avoir donné une si belle terre pour nous nourrir et nous porter ! Et comme nous l'oublions trop souvent !




SONNERIES D'AUTOMNE

Jean 10: 1-15.

Voici l'automne. À travers monts et vallées, retentissent les sonnailles des troupeaux. Leurs notes sont claires ou profondes. Les vaches tachetées apparaissent entre les buissons. Là-bas, à l'orée de la forêt, deux petits bergers se balancent sur le tronc flexible d'un jeune hêtre. Un immense cri de joie traverse l'espace et va se perdre bien loin sur le lac. La seule note discordante est le cri de l'épervier, qui trace ses cercles menaçants tout là-haut, au-dessus de la ferme.

Des souvenirs du temps où j'ai gardé les vaches se réveillent en moi, lumineux ou sombres, comme le chant clair ou plus grave des sonnailles. On se réjouissait d'un automne à l'autre de l'arrivée du jour où l'ordre était donné. Demain vous n'irez pas à l'herbe ! Nous courions alors au galetas, où les clochettes des vaches étaient suspendues à une perche. Je connaissais le son particulier de chacune d'elles. On enlevait les toiles d'araignées, on cirait et faisait briller les courroies recouvertes de poussière. On laissait sortir les bêtes pour les accoutumer au grand air et quand leur première ivresse s'était calmée, on nous permettait de leur attacher les sonnailles et alors c'était le départ, un fouet neuf dans la main droite, sous le bras gauche le manteau de pluie et le petit sac garni de pain et de poires. Que de jours j'ai passés, dans ma jeunesse, en plein air, dans l'immensité du pâturage ! je pouvais m'entretenir des demi-heures avec la bête préférée, je caressais les plus confiantes et détournais les plus turbulentes qui, avec ruse, s'approchaient toujours à nouveau du plantage du voisin pour attraper, au premier moment d'inattention du berger, quelques pleines bouchées du bien d'autrui !

Le soir, quand les derniers rayons de soleil tombaient obliquement : sur la campagne et que les premiers petits nuages se formaient à l'horizon, on reprenait le chemin du retour avec les vaches rassasiées, leurs mamelles gonflées de lait. Et je suivais le troupeau en chantant, dans cette douce paix du soir.

Mais il y avait aussi des jours moins gais. Ainsi celui où tout mon troupeau passa sur un nid de guêpes et où les vaches, criblées de piqûres, queues en l'air, se précipitèrent du côté de leur écurie pour s'y mettre à l'abri ! Et cette fois où la plus belle bête, qui devait, deux semaines plus tard, participer au concours de bétail, l'orgueil du propriétaire et qui lui eût rapporté de la gloire, se cassa la corne droite en se battant avec une rivale et ne ramena qu'un moignon ensanglanté. Ce jour-là, je ne me présentai qu'avec crainte et tremblement devant le maître lorsqu'il m'interpella, furieux - Qu'est-ce qui s'est passé ?

Et cette autre fois ! Un léger vent du nord soufflait sur la vallée, l'herbe, qui avait poussé rapidement, était un peu flétrie, et voilà qu'en rentrant à la ferme une génisse météorisée s'abattit sur le chemin et dut être percée sous mes yeux. On éprouve des joies insoupçonnées, mais aussi des terreurs mortelles avec ce bétail qui vous est confié pour le faire pâturer en automne. Si le petit berger d'un petit troupeau de bêtes ressent autant de joie et de peine, que doit encore plus ressentir et souffrir le grand Berger, qui a toute l'année la garde d'un autre troupeau, celui qui compte des millions de créatures humaines !

Mais ce troupeau du Berger éternel est du moins composé d'êtres raisonnables, qui savent ce qu'ils font ! Ils ne frappent pas à coups de corne jusqu'à ce que le sang coule ; ils laissent du moins le plantage du voisin en paix ; ils ne se remplissent pas l'estomac jusqu'à ne plus pouvoir se tenir debout !

Il devrait assurément en être ainsi. Mais la réalité est bien différente. Dans la dernière guerre, le troupeau de Dieu s'est battu à coups de corne jusqu'à ce que plus de dix millions d'hommes aient été couchés, morts, sur le sol. Le champ du voisin est souvent en danger et, comme une génisse météorisée, plus d'un homme sort de l'auberge pour rentrer chez lui, tard dans la nuit, en titubant, et s'écroule sur la route.

Les terreurs et les angoisses mortelles du Berger éternel, au sujet de ce troupeau qui lui appartient, sont indicibles. Il n'est pas un mercenaire ; l'angoisse et la misère du troupeau sont les siennes. Et enfin il donne sa vie pour son troupeau.




LE BERGER

Luc 15: 3-7.

D'entre les cent brebis l'une s'est enfuie et ne revient pas. C'est un accident qui arrive aux bergers. Naturellement le nôtre ne peut pas laisser tout le troupeau à lui-même, en plein désert, pour courir après cette unique brebis égarée. Un plus grand dommage pourrait survenir en son absence. Qu'en aurait-il de plus ? C'est pourquoi il laisse courir celle qui s'est enfuie et reste auprès de son troupeau. C'est ainsi que raisonne et agit le bon sens.

Mais le berger dont parle notre Maître raisonne et agit tout autrement. Non pas à la manière ordinaire des bergers. Dès qu'il s'est aperçu qu'une brebis s'est égarée, il ne pense plus qu'à elle. Il faut sauver celle qui est en danger ! C'est comme une obsession, dont il ne parvient pas à s'affranchir. Il laisse les quatre-vingt-dix-neuf pour courir à la recherche d'une seule brebis. Vraiment étrange ! Aucun paysan ne voudrait confier son troupeau à la garde d'un pareil berger. La conduite du nôtre est pour le moins imprudente. Tel est le verdict de la raison.

Ce qui nous est dit ensuite de ce berger est encore plus étrange. Un berger normal qui perd une de ses têtes de bétail, s'irrite un peu contre la stupide bête qui a été si étourdie et qui lui cause un dommage réel. Mais la possession de tout le reste du troupeau finit par le consoler de cette perte. Par contre, du berger qui cherche la brebis égarée jusqu'à ce qu'il l'ait retrouvée, il nous est dit qu'elle lui a causé plus de joie que tout le reste du troupeau. Ce qui fera secouer la tête à un homme qui sait calculer.

Le secret de cet étrange berger consiste en ce qu'il n'apprécie pas ses brebis d'après leur valeur économique, pas même d'après le prix qu'elles vaudraient actuellement sur le marché au bétail. La brebis qui s'est enfuie serait très probablement celle qui vaudrait le moins, la moindre de toutes. S'il s'agissait de sa valeur marchande, il pourrait se consoler aisément de sa perte. Les quatre-vingt-dix-neuf autres lui rapporteraient réellement quatre-vingt-dix-neuf fois plus. Mais ce berger ne compte pas du tout ainsi. Pour lui, la brebis égarée est précisément la plus chère parce qu'elle est la plus misérable de toutes. Ce qui décide ici n'est pas la raison, mais l'amour.

Cette parabole nous révèle deux mondes.
Il y a le monde qu'intéresse la valeur vénale, qui compte par franc, mesure au mètre et pèse au quintal. C'est notre monde, dont il est terriblement vrai qu'il est régi par l'argent, les chiffres. Dans ce monde de l'argent et des chiffres, la brebis vaut selon ce qu'elle rapporte. Mais, et ceci nous fait honte et nous trouble, il n'y a pas que les brebis et autre bétail qui soient appréciés d'après leur utilité, les hommes le sont aussi... L'homme est considéré comme le bétail au marché. On l'évalue selon sa force et sa capacité.
Si, dans ce monde, l'homme n'est plus robuste et solide, il ne compte plus.

Dans le monde de Dieu qui nous est ouvert par Jésus-Christ, chaque homme, parce qu'il est un homme, possède une valeur qui dépasse tous nos instruments de mesure, nos poids et nos colonnes de chiffres. Le Maître dit : Quand vous placeriez la terre entière avec toutes ses richesses sur le plateau d'une balance et l'âme d'un seul homme sur l'autre plateau, cette seule âme humaine l'emporterait toujours ; même s'il s'agissait de l'âme d'un vagabond, ou d'un enfant encore incapable de tout travail, d'un vieillard sans force ou d'un malade épuisé. Et si c'étaient les âmes d'hommes sans importance au point de vue de l'économie nationale, qui lui seraient même opposées et nuisibles. Pour le Christ, l'homme n'est pas une bête, mais la créature du Père et son enfant.

Un homme perdu n'est pas, dans la bouche de Jésus, comme une pièce perdue, que l'on peut aisément remplacer par une pièce de rechange, après quoi on passe à l'ordre du jour, mais un frère perdu, une soeur, un enfant de notre commun Père céleste.

Parce que notre Maître sait ce que signifie être perdu, sa parole est le message du salut et son action celle du Sauveur. De là sa sainte recherche, son infatigable poursuite de ce qui est perdu. On le rencontre par tous les chemins où se trouvent des perdus. De même que les pompiers et les incendies, les secours médicaux et les accidents, les médecins et les lits de malades s'appellent réciproquement, ainsi les Perdus et Jésus s'appellent réciproquement.

Ce n'est pas sans raison que la première image que l'on ait de Jésus (elle date de la fin du deuxième siècle et a été découverte dans les catacombes de Calixte, à Rome) le représente sous les traits du Bon Berger, qui porte la brebis perdue sur ses épaules. La première communauté chrétienne a cru, d'une foi irrésistible, à Christ le Sauveur. Ces hommes et ces femmes, à qui fut adressé le message de celui qui a été crucifié, qui est ressuscité et qui reviendra, se savent retrouvés et sauvés. De là leur joie radieuse, leur gratitude sans bornes. De là aussi la force qui les a rendus capables de lui rester fidèles jusqu'à la mort.




AM HAARÈS

Mat. 9: 35, 36.

Sans doute, aux yeux du Maître tous les hommes sont égaux. En face de sa splendeur, nous sommes tous sans éclat. Il s'adresse au jeune homme riche avec le même amour qu'il témoigne en nous entretenant du pauvre Lazare. Il ne repousse aucune classe de la société. La preuve en est que, toujours à nouveau, surtout au début de son ministère, il tente de s'approcher des chefs religieux de son peuple. Mais il sait aussi que les responsabilités individuelles sont différentes. Il sera davantage demandé à celui qui a davantage reçu. Et voilà la raison de sa sainte indignation envers les chefs et de ses plaintes à la vue de Am Haarès, ce qui signifie le peuple des campagnes, et que nous traduirons plus exactement par prolétariat paysan et industriel.

« En voyant les foules, il fut ému de compassion pour elles, parce quelles étaient épuisées et dispersées comme des brebis qui n'ont pas de bergers. »

En voyant les foules... Jésus a vu les foules. Il les connaît pour les avoir vues de près. Assis devant une table à écrire, bien loin du monde, on peut écrire toute sorte de choses belles ou laides au sujet des foules. On peut les idéaliser et les diviniser dans l'espoir qu'elles payeront en monnaie du même genre. Mais rien ne convient moins aux foules qu'une telle apparence de sainteté. Jésus connaît les foules. Il n'est pas ami du peuple en ce sens qu'il ne voit pas ses déficits et le flatte. Il n'a pas besoin de cela, car il ne redoute pas les électeurs malveillants.
Mais, quoique Jésus connaisse les défauts d'en bas aussi bien que ceux d'en haut, il accuse les chefs et pleure sur la foule qu'il sait ne pas valoir mieux que ceux-ci. Cette foule ignore tout des questions économiques et politiques. Elle est mal dirigée, elle est aveuglée, on la trompe. Voilà pourquoi Jésus est ému de compassion envers elle.

Au sein des foules qu'il rencontre sur son chemin à travers les villages et les campagnes, il se trouve des gens d'une hardiesse effrontée, aux prétentions sans bornes et qui ignorent la moindre reconnaissance. Ils aimeraient faire de Jésus un chef de rebelles contre les prêtres de Jérusalem et contre Rome, parce qu'eux-mêmes sont remplis de haine et de révolte.

Jésus le sait, et malgré cela, en voyant les foules, il fut ému de compassion envers elles.

Jésus sait qu'il est des peines dont on est responsable soi-même, qu'on peut avoir peur du travail et qu'on peut s'accorder des vêtements, un train de vie, un appartement, des plaisirs au-dessus de ses ressources. Il sait des choses encore plus fâcheuses. Il n'ignore rien et cependant il est ému de compassion envers eux.

Et Jésus sait enfin que ce peuple manque généralement de piété. Les fonctionnaires du temple sont plus pieux que lui. Parmi ces foules, on connaît des blasphémateurs et des impies, animés d'une haine ardente contre l'Eglise, ses ministres et contre Dieu. Et malgré cela, peut-être précisément pour cela, il est ému de compassion envers eux.

Il ne se berce pas d'espoirs trompeurs, il n'espère rien des hommes, ni des foules sur lesquelles il avait au début fondé quelque espoir. Il sait pourquoi. Il a confiance en son Père céleste et en nul autre. Oui, il sait que cette foule se déclarera contre lui dès que des promesses plus avantageuses lui seront faites. Elle criera : Crucifie-le ! Elle criera une fois encore et plus fort : Crucifie-le ! Elle le répétera avec des hurlements furieux et exigera qu'on lui obéisse : Crucifie-le ! Jésus le sait et quand même : « En voyant les foules, il fut ému de compassion pour elles, parce qu'elles étaient épuisées et dispersées comme des brebis qui n'ont pas de bergers ».

Oh ! nous autres moralistes qui sommes si vite prêts à donner connaissance à la foule du recueil de ses péchés. Et c'est chose si aisée, il ne faut pas longtemps pour découvrir les péchés de la foule, tout se découvre chez elle. Les parois des appartements sont si minces dans les casernes locatives et les pauvres masures, et elles ont des oreilles. Oh ! nous autres moralistes qui savons si bien dire aux foules ce qu'elles ne sont pas et ce qu'elles devraient être, avons-nous dans notre sécurité un soupçon de ce que signifient épuisées et dispersées ?




LA SOURIS

Mat. 6: 19-21.

On était à la mi-août, au premier beau jour de la moisson, après dix jours de pluie. je suis installé sur un banc, dans la cour, d'où la vue s'étend au loin sur le lac. Mes livres d'étude me tiennent compagnie.
Une bonne heure s'écoule. Tout à coup, voici qu'au bourdonnement des abeilles et au murmure de l'automne qui approche, se mêle un autre bruit, étrange. Au premier abord, je n'y prête guère attention, mais il devient toujours plus fort et finit par détourner mes yeux de mon livre. Ce bruit vient du sol, de tout près. C'est un léger forage, un rongement souterrain, qui se répète toutes les cinq minutes.

Brusquement, une grosse touffe de dent-de-lion s'ébranle dans le pré, devant moi. Sa racine doit être rongée par-dessous. Les longues feuilles se meuvent toujours plus fort, les voici qui vacillent et elles tombent. Là-dessus le bruit cesse et je reprends ma lecture. Mais au bout d'un instant les feuilles s'agitent de nouveau et j'assiste à un étrange spectacle : en un clin d'oeil, les feuilles de dent-de-lion disparaissent l'une après l'autre. On en aperçoit encore l'extrémité, puis plus rien.

Quand les cloches de midi sonnèrent dans les villages d'alentour, la touffe entière avait disparu. Et je ressentais une impression mystérieuse, comme si j'avais été témoin de quelque chose de très grand. Ce n'était pourtant qu'une souris qui remplissait son garde-manger en vue de l'hiver et qui profitait du temps favorable de la moisson pour mettre son bien sous toit.

Vers le soir de ce même jour, de nombreux chars, remplis de gerbes, se dirigeaient vers les fermes voisines. Ils étaient conduits par des hommes faisant exactement ce que la souris avait fait le matin. Eux aussi employaient cette belle journée de moisson pour faire des provisions.

Voilà ce qui nous unit à toutes les créatures et nous place sur le même rang. Voilà comment nous nous apparentons à chaque abeille du rucher et à chaque souris cachée sous terre : elles amassent et nous amassons aussi. Nous amassons du fourrage pour le bétail, des fruits et des légumes pour la cuisine et, si possible, nous mettons de côté quelques sous pour nos vieux jours, pour un autre hiver qui fera tomber la neige sur nos épaules.

Amasser ainsi en vue de l'hiver et des jours mauvais nous est naturel, c'est, pour ainsi dire, un élément de notre nature. Le Créateur n'interdit pas plus à la souris de faire des provisions pour la mauvaise saison qu'il ne défend à un père de famille de miser son moule de bois pour que ses enfants aient une chambre bien chaude en hiver, et de mettre de côté quelques francs pour ne pas tomber à la charge de la commune quand la vieillesse sonnera.

Il arrive que la légèreté, l'insouciance, l'esprit de dissipation et l'horreur du travail se donnent large carrière et qu'on doive rappeler qu'amasser n'est pas seulement le droit de la créature, mais son devoir. Il est des cas où il faut redire comme un avertissement : Paresseux, va vers la fourmi, ou vers l'abeille, ou vers la souris, et laisse-toi instruire par elles.

Mais voici qu'un jour quelqu'un est venu, qui a dit : « N'amassez pas ! » Cette parole nous semble étrange. Au jugement de Jésus, il est donc une façon d'amasser qui est interdite. C'est à elle qu'il pense en disant : « N'amassez pas des trésors. »

Quels sont aux yeux du Maître ces trésors ? Quelles limites nos provisions d'hiver et notre épargne en vue des vieux jours ne doivent-elles pas dépasser pour que Jésus ne les appelle pas des trésors ?

Le Maître n'a pas établi de limites ni de lois. Il laisse à la conscience de chacun de décider. Mais il s'agit de savoir de quelle manière un chacun use de cette latitude, en conscience ou sans conscience. L'homme consciencieux amassera modestement et demeurera toujours vigilant, en se disant : Seigneur, pourvu que je n'amasse pas plus qu'il ne m'appartient. Plus, au contraire, un homme sera prétentieux, insatiable, sans conscience, hardi et avide, plus il mésusera de la glorieuse liberté des enfants de Dieu ; plus il aura et plus avidement il songera qu'il n'a pas encore assez pour l'hiver et pour ses vieux jours.

Il en est de la façon d'amasser comme d'un certain paysan qui possédait un cerisier chargé de fruits. Arrive une troupe de petits citadins qui regardent cet arbre avec des yeux avides. Dans sa bonté, le paysan se dit : Que ces garçons se rassasient de cerises, je m'en apercevrai à peine tant les branches de l'arbre en sont chargées. Et il leur permet de se rassasier. Il ne leur dit pas : Prenez chacun deux kilos de mes cerises. Non, il les invite amicalement : Venez et mangez jusqu'à ce que vous en ayez assez.

Les modestes parmi ces garçons profitent de la permission en s'attaquant aux branches faciles à atteindre du sol et se rassasient là. Les plus effrontés, par contre, abusent de la permission de leur bienfaiteur et grimpent au sommet de l'arbre, qu'ils dépouillent de ses plus beaux fruits. Bien plus, dans leur avidité, ils arrachent de petites branches, qui auraient produit du fruit l'année suivante, et abîment l'arbre d'une manière scandaleuse.

Il en est ainsi de notre façon d'amasser. Le Créateur veut que nous puissions vivre. Il met sa création à notre disposition comme un arbre de vie merveilleux. Il ne dit pas : Prenez-en chacun deux kilos, mais bien plutôt : Rassasiez-vous. Et tu peux user de cette permission comme ces garçons qui ont grimpé au sommet de l'arbre, l'ont abîmé et ont jeté les noyaux sur la tête de ceux qui étaient en bas. Ou au contraire, comme ceux d'entre eux qui étaient restés sous l'arbre.

« Ne vous amassez pas des trésors sur la terre. » Qui cela concerne-t-il ? C'est une parole dangereuse, parce que nous nous imaginons qu'elle s'adresse à autrui. Chacun, même le plus riche propriétaire du village, découvrira encore quelqu'un de plus riche que lui, à qui cette parole est destinée. C'est ainsi que nous jouons au ballon avec elle : nous la considérons comme un mot à faire passer plus loin. Et nous nous comportons à son égard comme le garçonnet mal élevé qui se hâte d'offrir le plat trop chaud à son voisin, afin qu'il s'y brûle les doigts.

« Ne vous amassez pas des trésors sur la terre. » Vous ! Jésus regarde ses disciples et s'adresse à eux. Et ils ne s'y trompent pas un instant. Pierre ne se dit pas : Voilà qui est pour Judas, et André ; qu'il est heureux qu'il ait tout abandonné, sinon cette parole l'accuserait maintenant. Matthieu ne pense pas : Dommage que mon ancien chef de bureau ne soit plus là, il en pourrait prendre pour son rhume ! Non, mais ils savent bien que c'est à eux que le Maître s'adresse.

Étrange ! Pourtant les disciples ne sont pas riches, ils ne sont pas de ceux qui cueillent leurs cerises au sommet de l'arbre. Si Jésus songe à ses disciples, songerait-il en définitive aussi à nous, à moi et à toi ?

Le Sauveur veut-il nous rappeler à tous que nous appartenons à un autre monde que la souris ?

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