On m'a rapporté qu'un petit garçon
de notre village, après la chute de
grêle qui a dernièrement frappé
notre contrée, avait ramassé un
grêlon presque aussi gros qu'une noix,
l'avait bien examiné en secouant la
tête, puis avait tourné ses regards du
côté du ciel et demandé
à son père : Qui est-ce donc
qui, là-haut, peut les serrer si
fort ?
C'est là une question d'enfant,
rempli d'effroi en face du terrible spectacle de
pierres, de pierres dures tombant des nuées.
Et cette vision est pour eux une énigme
troublante.
Cette question d'enfant est moins
stupide qu'elle ne le semble de prime abord. Nous
autres adultes ne nous la sommes-nous pas
posée aussi pendant les jours et les nuits
de douleur que nous venons de passer ? Nous
aussi nous nous sommes trouvés en face de
l'énigme et avons tenté de
résoudre le problème de la
grêle. Troublé moi aussi, j'ai ouvert
mon livre de géologie et y ai trouvé
toutes sortes d'explications scientifiques et de
théories sur la grêle, introduites par ces
mots : une
forme
rare et encore insuffisamment connue des
précipitations.
Je ne doute pas qu'on ne découvre
un jour une théorie irréprochable de
la grêle. Mais il n'en grêlera pas
moins, que nous connaissions un peu plus tôt
ou un peu plus tard l'origine des grêlons. Le
garçonnet terrifié, demandant qui
pouvait bien les serrer si fort, et Monsieur le
professeur de la station
météorologique de Zurich, quand il
grêle, doivent, impuissants tous deux,
laisser passer l'orage. Monsieur le professeur n'y
peut pas plus que le jeune garçon et que
nous tous.
Et voilà ! Pendant ces
rapides et pourtant si affreusement longues minutes
où l'ouragan était
déchaîné et où les
pierres mitraillaient le sol, coupant ici un
bourgeon, écrasant ailleurs le coeur d'une
plante, abattant une pomme encore verte, oh !
alors, tous, grands et petits, pauvres et riches,
impies ou croyants, intelligents ou pas, nous nous
sommes reconnus impuissants vis-à-vis d'une
puissance supérieure.
Mais quand nous nous sommes
trouvés, pour évaluer les dommages
subis, devant des champs et des jardins
dévastés, une nouvelle question nous
a assaillis. Ce n'était pas un produit de
notre cerveau, comme l'autre, non, elle montait des
mystérieuses profondeurs de notre âme.
Elle nous a tout d'abord effrayés, mais ne
nous a laissé aucun répit que nous ne
lui ayons livré passage. Et alors ce cri a
jailli du fond de notre être : Quelle
est cette puissance, plus puissante que nous, entre
les mains de laquelle nous nous sentions alors que
les grêlons faisaient rage ? Est-ce un
esprit malin ? Un tyran aveugle et
cruel ? Ou bien... en définitive
serait-ce Dieu ? Est-ce Dieu qui nous a
bombardés à coups de pierres ?
Qui a brisé nos fenêtres, ravagé nos
champs de froment, abîmé nos arbres et
les ceps de nos vignes pour des
années ? Non, non ! Ce qu'il y a
de plus intime en nous se révoltait à
l'idée d'associer Dieu aux grêlons et
de prononcer son saint nom.
Et notre âme s'écriait
encore : S'il est le Dieu tout-puissant, il
aurait pourtant pu empêcher cela, il aurait
pu diriger les pierres meurtrières sur le
lac ou sur des rochers stériles, où
elles n'auraient causé aucun mal.
Et la question la plus amère
était enfin celle-ci : Pourquoi
précisément sur notre village, qui a
déjà été atteint il y a
deux ans ? Pourquoi pas sur le riche village
voisin ? Et pourquoi une fois de plus sur mon
champ, tandis que celui de mon voisin, à
peine distant de cinquante mètres du mien, a
de nouveau été
épargné ? L'ai-je
mérité plus que lui ? Et
comment, somme toute, l'absolue stupidité de
cet orage de grêle s'accorde-t-elle avec la
toute-science, la miséricorde infinie et
surtout avec la justice de Dieu ?
Je n'ai ni réponse, ni
explications à donner à toutes ces
questions. Mais dans ces terribles minutes, un
souvenir de ma toute première enfance a
surgi en moi et m'est apparu aussi nettement que
s'il datait d'aujourd'hui. C'était pendant
la fenaison. J'ai vu un propriétaire dont
sept chars de beau trèfle, bien sec,
étaient chargés et se trouvaient les
uns dans le pré, les autres sur le chemin et
le reste dans la cour de la ferme. Soudain, avec
une rapidité inexplicable, une pluie
torrentielle s'abattit sur nous. L'homme
était là, devant sa grange. je le
vois encore, ses deux poings menaçant le
ciel, proférant un horrible juron. Jamais un
éclair, ni un coup de tonnerre, ni la
grêle n'ont terrifié mon âme
comme ce juron. Plus tard, cet homme s'est
adonné à la boisson.
La chute de grêle est un malheur.
Le poing dressé contre le ciel en est un
second. Lequel des deux est le plus grand ?
Dieu, qui tient en ses mains la grêle et le
soleil, veuille nous protéger de la
grêle et... du poing dressé contre
Lui.
Qu'il nous préserve de faire d'un
malheur terrestre, que nous ne pouvons
détourner, mais qui est passager, un
deuxième malheur, un malheur éternel.
Schiller raconte qu'un des trois premiers
Confédérés, Werner
Stauffacher, s'était fait construire un jour
une nouvelle et magnifique maison. Un tilleul
était planté devant. Un soir,
Stauffacher était assis sous ce tilleul,
contemplant d'un oeil joyeux et rêveur le
travail de ses mains, heureux d'avoir achevé
son oeuvre, d'en avoir fini avec les fatigues de la
construction et d'avoir si bien
réussi.
Et comme il était là, dans
la paix du soir, voici venir par la route de
Küsnacht le bailli Gessler, à cheval et
suivi de sa garde de corps. Il s'arrête
devant la maison et la regarde d'un oeil sombre,
Stauffacher se lève et le salue comme il se
devait. Gessler le connaissait bien, il lui demande
cependant d'un ton brusque : A qui cette
maison ? Et Stauffacher de lui répondre
habilement : Cette maison, Monsieur le bailli,
appartient à mon seigneur, l'empereur, et
vous et moi la possédons en fief.
Réponse pleine de sens et de
sagesse. Stauffacher était sans doute un
homme libre et vivait comme tel sur son domaine et
sur sa
terre
libres. C'est pourquoi cette maison neuve lui
appartenait et à nul autre. Il l'avait
bâtie, peut-être même avec des
pierres à lui, du bois de sa propre
forêt, avec son intelligence et la force de
ses bras. Il aurait donc été en droit
de répondre : Cette maison, Monsieur le
bailli, m'appartient à moi, Werner
Stauffacher. Mais non, il s'appelle modestement
vassal et dit : Elle ne m'appartient pas, ni
à vous, Monsieur le bailli, elle
n'appartient à aucun de nous, mais à
quelqu'un de plus grand et de plus puissant que
nous deux, elle appartient à
l'empereur.
Nous aussi, chers amis, sommes
réunis ce soir devant une maison neuve. Ce
n'est pas un événement pour la
famille seulement qui l'a fait bâtir, mais
pour toute notre localité, car il n'arrive
pas souvent en dix ans qu'une nouvelle maison
s'élève dans ce village. À la
vue de ce haut pignon, toutes sortes de
pensées et de sentiments s'éveillent
en nous. Avant tout, nos coeurs sont remplis d'une
joyeuse reconnaissance, exempte de toute jalousie,
en cet instant, ici, sous le ciel
étoilé. La joie que nous procure le
travail, la joie du travail accompli par nos mains
n'est-elle pas l'une des plus belles, des plus
vraies, des plus grandes de notre existence
terrestre ? Nous devrions, dans des occasions
comme celle-ci et dans d'autres semblables, lui
accorder une place bien plus large et plus grande
encore.
Nous nous réjouissons tous que
l'un des nôtres, à une époque
difficile, où la volonté de
détruire semble souvent plus forte que celle
de construire, ait eu le courage de bâtir.
C'est là l'antique coutume des
Confédérés : ne pas
perdre la tête aux heures critiques, ne
jamais reculer, découragé, en mettant
les mains dans ses
poches ;
au contraire, se lancer à l'attaque des
difficultés avec décision, mais sans
imprudence.
Cette volonté de construire est
sacrée en tant et pour autant qu'elle nous
est dictée par le Créateur. je l'ai
remarqué une fois de plus aujourd'hui au
rucher : avec quel art l'abeille ne
construit-elle pas son rayon de miel ! Nul
architecte ne saurait tracer ses plans avec plus
d'exactitude ! Pensez encore à
l'hirondelle, hôte de nos demeures !
Elle maçonne son nid à rendre jaloux
un maçon de profession. Et la corneille au
sein des forêts bâtit son nid sans
tenons, sans clous et sans marteau.
L'habileté avec laquelle la souris des
champs creuse sa cave n'est pas moins admirable.
Tous ces creuseurs, maçons et charpentiers
ont été créés par le
même Créateur que nous et, comme
nous-mêmes, ont été
dotés de ce sens mystérieux, celui de
construire. Et voyez ! Sans se lasser, dans
les bonnes comme dans les mauvaises années,
ils construisent leurs demeures de terre, de pierre
et de bois. Nous autres hommes leur serions-nous
inférieurs ?
Nous nous réjouissons de ce
qu'une famille de notre village a de nouveau un
solide abri protecteur. Combien cela n'est-il pas
précieux sur notre planète si
changeante, avec ses grosses chaleurs et ses
froidures, sa pluie et sa neige ! Si en
famille qui s'aime, vous allez bientôt
habiter sous ce toit et que la pluie vienne battre
vos fenêtres neuves, que les vents d'automne
et d'hiver balayent le pays, que vous pensiez alors
Je ne suis jamais mieux
Que quand je suis chez moi !
oh ! alors, soyez reconnaissants du toit
qui vous abrite et prêts en
tout temps à partager cet abri avec le
voyageur qui vient par le chemin et qui, lui, est
sans toit. Et vous, les ouvriers, avez le droit de
vous réjouir avant tout de pouvoir, comme
collaborateurs de Dieu, procurer aux hommes
protection et asile. Y a-t-il oeuvre plus
importante et plus noble que
précisément celle-ci ? Et
serait-ce pur hasard que celui que nous appelons
tous notre Maître ait appartenu à un
corps de métier, et
précisément à celui de
charpentier ?
Assurément cette noblesse de
votre profession oblige, comme toute noblesse.
Faites honneur à votre métier par du
travail solide ! Dans l'île de
Saint-Pierre, au bout de la digue, il y a une
pierre où l'ouvrier qui a travaillé
à cette digue a gravé son nom, il y a
de cela des siècles. Ces vieux maîtres
osaient signer leur oeuvre. Ils ne redoutaient pas
le jugement de dizaines et de centaines
d'années. Comme leurs employeurs, ils
étaient pénétrés de
l'assurance que si Dieu ne bâtit la maison,
celui qui la bâtit travaille en vain. Qui
sait si ce n'est pas cette assurance qui fut le
secret de leur
supériorité ?
Nous voulons nous réjouir aussi
de ce que, jusqu'à ce jour, le travail se
soit poursuivi sans accident. Ce n'est pas toujours
le cas. Un de mes plus impressionnants souvenirs de
jeunesse est celui d'une planche tombée du
troisième étage sur la tête
d'un ouvrier travaillant dans une école. je
sortais précisément par le portail et
accourus voir. Il eut le crâne ouvert et sa
cervelle rejaillit au loin. C'était un
père, soutien de famille. Ainsi nos ouvriers
ne savent jamais, le matin, quand ils quittent la
maison, s'ils y rentreront le soir sur leurs pieds.
Plus d'un déjà a versé son
sang et est resté gisant comme un
héros sur le champ de bataille de la construction
humaine. Ce sont des héros obscurs, dont le
sacrifice n'est pas moins grand que celui, bien
trop vanté, des héros de la
guerre.
Et maintenant un mot encore à la
famille qui, Dieu voulant, va bientôt
être chez elle sous ce toit. Si, à
l'avenir, un soir, après le travail, ou un
dimanche après-midi, vous êtes assis
devant votre nouvelle maison, et qu'un
étranger vous demande en passant à
qui elle appartient, vous répondrez qu'elle
est à vous. Vous en avez le droit sans
conteste. Elle est l'oeuvre de votre volonté
et de votre énergie. Mais n'oubliez jamais
la sage réponse de Werner Stauffacher :
Cette maison appartient à quelqu'un de plus
grand et de plus puissant que nous ; nous ne
la possédons qu'en fief. C'est la maison de
notre souverain seigneur et maître, la maison
de Dieu.
Cette pensée vous oblige à
posséder comme si vous ne possédiez
pas et elle est avant tout un avertissement et un
sacrifice. Et pourtant le sentiment que vous
n'êtes que des pèlerins ici-bas, des
hôtes de passage, seul vous assurera la
vraie, la joyeuse paix sous ce toit.
Celui-là seul qui sait : Cette maison
est à Dieu ! y habite réellement
en sécurité.
Et c'est notre voeu le plus
sincère, plus encore, notre
prière : Que cette maison soit celle de
Dieu ! Qu'il en dispose, qu'elle soit à
son service, qu'elle soit là pour l'honorer.
Qu'il fasse reposer sa main sur elle de jour et de
nuit, qu'il la protège contre l'eau et le
feu. Qu'il soit lui-même le paratonnerre sur
le toit et le gardien du seuil.
Si un jour l'épreuve venait
frapper à votre porte, vous pourrez
l'attendre, consolés, puisque c'est la
maison de Dieu. Et si la discorde ou quelque autre
tyran humain s'approchait et demandait
entrée, allez à sa
rencontre avec ce cri de guerre : C'est la
maison de Dieu !
Et ainsi vous pourrez grisonner et
vieillir ici. Quand l'heure du grand repos
s'approchera, alors que vous serez assis devant la
maison, comme votre vieux père
l'était il y a peu d'années encore,
et que la mort vienne frapper à la
fenêtre, ce vous sera une grande et
suprême consolation d'oser dire :
- Je le savais dès le début,
- Je ne suis ici que fermier.
- Cette maison est à mon Dieu.
Il est insensé et absurde de pouvoir
devenir possesseur de biens que d'autres ont
gagnés. On pourrait écrire maint
récit humoristique sur l'absurdité de
cette institution. Et on n'y a pas manqué.
L'oncle ou la tante à héritage, qu'on
entoure de flatteries et de petits soins, sont
figures bien connues au théâtre. Mais
quand la question d'héritage s'insinue dans
la vie de chaque jour, son action est moins
innocente. Le vieil Isaac en a fait
l'expérience.
Isaac a deux fils aux vastes espoirs et
une femme des plus intelligentes. Il
considère ses biens comme un don de Dieu, en
quoi nous estimons qu'il a parfaitement raison.
Mais voici qu'un jour l'idée de
l'héritage commence à s'agiter dans
la tête des membres de sa famille, et
dès ce moment le diable est
déchaîné autour
d'Isaac.
C'est Jacob, le plus jeune des fils, qui
en est la première victime. L'histoire du
plat de lentilles est bien laide. Jacob a
volé son frère.
La mère, Rebecca, est la seconde
victime de la diabolique
puissance. Elle n'entend pas que son fils
préféré n'hérite que
des biens matériels de son père. Et
l'esprit d'héritage est si violent qu'il
fait de la femme un serpent pour son mari, du
frère un renard pour son
frère.
Et ainsi une troisième victime
est assurée au démon.
Ésaü pleure et laisse échapper
des jurons : Plus on est parent et plus c'est
maudit ! Dès lors, quand il va à
la chasse, armé de son arc et de son
carquois, il songe à sa vengeance. On a peur
de lui. Les jours approchent, se dit-il, où
l'on devra mener deuil sur mon père, et
alors je tuerai mon frère Jacob. C'est ainsi
que la soif de l'argent, qu'accompagnent le
mensonge et la ruse, conduit avec une effroyable
logique au meurtre d'un frère.
Cette famille vivait il y a quelques
mille ans. Qu'on ne vienne plus me dire que la
Bible est un livre démodé. Les
agissements de la famille d'Isaac, en
matière d'héritage, pourraient
occuper aujourd'hui encore la justice de paix.
Jacob, ni Rebecca, ni Ésaü ne sont
morts. Les enfants qui, du vivant de leurs parents,
louchent vers leur héritage, nous sont
connus, et ceux qui se prennent aux cheveux sur la
tombe de leurs parents encore bien plus.
Quiconque vit un an au village n'y
aperçoit que paix et union parfaites. Mais
celui qui y demeure plus longtemps apprend peu
à peu à connaître les
oppositions secrètes, les sourdes
inimitiés familiales et les courants
contraires. Une grande partie des haines de village
remontent à un partage quelconque.
L'histoire peut dater de cinquante ans. On ne
l'oubliera pas, même s'il ne s'agissait que
d'une demi-douzaine de draps ou d'un lopin de terre
à propos duquel on ne parvenait pas à
s'entendre.
Je connais des pères et des
mères qui redoutent de mourir parce qu'ils
ont peur de ce qui arrivera ensuite, non pas au
ciel, mais sur la terre ! Je connais des
familles qui redoutent tout changement, que ce soit
par mariage, naissance ou décès,
parce que la succession en serait menacée.
Il y a plus de familles qu'on ne croit qui
soupirent sous la malédiction et
l'oppression du démon de
l'héritage.
Je sais bien que l'affaire n'est pas si
simple. Bien des pères et mères ne se
risquent pas à songer de leur vivant
à un partage, parce qu'ils ne le pourraient
pas avec la meilleure volonté du monde. Et
ils renvoient jusqu'à ce qu'un matin ils ne
se réveillent plus. Le partage n'est pas
toujours aussi simple qu'on le raconte à
propos d'un chef Boer. Deux jeunes gens, à
qui leur père avait laissé des
terrains considérables, ne parvenaient pas
à se les partager en paix. Ils se rendirent
auprès du magistrat, en le priant d'aplanir
leur différend. Il leur fit donc cette sage
proposition : Que l'un de vous partage le
domaine de la manière qu'il estimera juste
et équitable. L'autre pourra choisir
à son gré la part qu'il voudra. Ainsi
le différend fut réglé, car
celui qui opéra le partage se garda bien
d'en faire des parts inégales.
Mais le partage n'est pas toujours aussi
aisé. On ne peut pas partager la maison
paternelle en six. Un seul doit en assumer la
charge. Et maint petit champ est déjà
si morcelé, ensuite des éternels
partages antérieurs, qu'on ne peut pas le
diviser encore. La prudence pas plus que la justice
humaines ne suffisent alors. Dans la plupart des
cas, il y faut de l'amour et de la bonne entente.
C'est lors d'un héritage que frères
et soeurs apprennent à se connaître
vraiment. On constate alors si les parents,
dès le premier souffle de
leurs enfants, les ont dirigés vers l'amour
ou vers l'égoïsme. Il ne faut pas
s'étonner si celui qui, pendant sa vie, a
entassé des biens par soif de
posséder voit ses enfants disperser
après sa mort ce qu'il a amassé, et
cela dans le même esprit dont il a
été animé.
Notre Maître
miséricordieux, lui aussi, a parlé un
jour d'héritage. Il donne aux siens cet
enseignement : « Quiconque aura
quitté frères ou soeurs, ou
père, ou mère et enfants, ou champs
ou maisons, à cause de mon nom, recevra
beaucoup plus et il héritera la vie
éternelle ». Il n'a pas dit :
Celui qui amasse des maisons ou des champs, mais
celui qui aura quitté, celui-là
héritera. Il en est un qui nous a
délivrés aussi du diabolique esprit
d'héritage. C'est lui, le bon Berger qui a
donné sa vie pour ses brebis.
Pendant toute l'année, j'entends des
maîtres se plaindre de leurs domestiques. Les
plaintes des domestiques à l'adresse de
leurs maîtres ne manquent pas non plus. J'en
suis arrivé de plus en plus à la
conviction que la question des domestiques est un
des plus importants problèmes qui se posent
à vous. Nous voulons l'examiner sous ses
deux faces au nom de la justice et de la
vérité. Car il présente bien
deux côtés différents, celui
des maîtres et celui des serviteurs. Et il
doit y avoir un moyen de résoudre le
problème, de tenter tout au moins de le
rendre moins aigu.
Puisque les plaintes proviennent des
deux parties et qu'ainsi il y a deux plaignants qui
s'accusent réciproquement, nous allons
procéder comme le juge de paix. Nous
donnerons tout d'abord à chacun pleine
liberté d'exposer son cas, tel qu'il lui
apparaît.
Donc la parole est au maître. Une
plainte toujours répétée est
que personne ne veut plus travailler à la
campagne. Il leur répugne de faucher l'herbe
dans la fraîcheur du matin
et de décharger les chars dans la chaleur du
soir. On méprise l'habit de mi-laine et les
pommes de terre bouillies. L'habit de fin drap avec
le pli au pantalon, la journée de huit
heures et la cuisine plus délicate des
cuisiniers des villes attirent les domestiques loin
de la terre. Avant de s'engager, le vacher demande
s'il y a l'eau courante à l'écurie et
le faneur si l'on possède un
monte-charge.
Je sais un charretier qui a
quitté une excellente place pour aller
travailler aux C.F.F. comme ouvrier de la voie.
Chaque dimanche il revient au village, fait une
conférence à ses anciens patrons et,
vers le soir, se vante dans les auberges de jouir
maintenant de son dimanche, de ses soirées
et d'avoir les mains pleines d'argent. Il n'aura
pas besoin, quand il sera vieux, d'être
hospitalisé à l'asile des vieillards,
on prendra soin de lui. Bien fous ceux qui se
laissent écorcher plus longtemps chez
lés paysans.
Les maîtres se plaignent de ce
qu'on ne peut plus avoir confiance quand on engage
un ouvrier. Le mal est grand surtout avec les
faneurs et les ouvriers saisonniers. On entend
dire : je suis allé à Berne,
j'en ai engagé un, lui ai remis 5 francs
d'arrhes, payé à manger et il m'a
fait faux bond. Ou bien : Il a plu pendant
trois semaines, j'ai payé et nourri mon
faneur pendant ce temps et au premier beau jour il
a déguerpi. Récemment, un personnage,
muni d'une valise, monta en tempêtant dans le
train et, jusqu'en ville, entretint les voyageurs
de sa dernière prouesse : le matin,
à cinq heures, il avait brûlé
la politesse à son vieux. Il avait fait
semblant d'aller à l'herbe : le nez que
ferait le patron quand il viendrait avec le char et
ne trouverait personne !
Il n'en va pas mieux de la bonne
volonté et de l'obéissance, surtout chez
les plus jeunes domestiques. Un tout jeune vacher
m'écrivait, une fois, tout crûment,
qu'il avait quitté sa place, sinon il aurait
certainement, un jour, serré le maître
contre le mur : le gaillard n'exigeait-il pas
que tout se fît comme il
l'entendait !
La situation du maître est
particulièrement fâcheuse quand son
domestique est l'habitué d'une des auberges.
On peut se figurer l'inquiétude qu'il
éprouve quand il sait, un dimanche soir,
qu'une vache fraîchement vêlée
est confiée à un vacher qui vient de
sortir de l'auberge, ou quand, un lundi matin, il
voit partir le charretier à moitié
endormi sur la faucheuse. je connais le cas d'un
maître qui a vu la plus belle bête de
son écurie conduite à la boucherie
parce qu'un dimanche soir le vacher, dans une crise
de rage, l'avait frappée à la
tétine. Un autre a joué aux cartes au
cabaret, jusque vers six heures. En sortant le
fumier, il manqua la planche et se cassa le coude
gauche, de sorte qu'il a été
estropié pour le reste de sa vie.
L'assurance paie.
Telle est à peu près la
question des domestiques, considérée
du point de vue des maîtres. je comprends
qu'un jeune homme, fils unique de paysan, ait
hésité à succéder
à son père, surtout à cause
des domestiques.
Voyons maintenant l'autre face de la
médaille ! La parole est au domestique.
Une fille de paysans est aux annonces, elle
épouse un gentil et intelligent domestique.
Comme une traînée de poudre, en un
clin d'oeil, le bruit court et de bouche en bouche
on entend répéter : Rien qu'un
domestique ! La condition des domestiques est
trop peu considérée, à de
rares exceptions près.
Un petit domestique qui aime la lecture
et souhaiterait parfaire son
instruction, se plaint de n'avoir pas de
lumière dans sa chambre. En l'engageant, le
maître avait promis d'y pourvoir, mais il
n'en a plus jamais été
question.
Je sais des maîtres très
intelligents, qui ont de la compréhension
pour tout, sauf pour leur domestique et ses
besoins. Quel esprit mesquin, étroit et sans
coeur apparaît parfois à ce
propos ! J'ai connu des maîtres qui
croyaient très sérieusement que ce
pourrait être nuisible à leur petit
domestique s'ils lui accordaient congé tous
les quinze jours, à huit heures du soir,
pour assister à une soirée de
lecture. J'ai appris à connaître des
maîtres qui estimaient que c'était un
luxe d'accorder, une fois l'an, deux jours de
congé à leur domestique pour lui
permettre de faire un beau tour dans les Alpes, et
encore en s'abstenant de boissons alcooliques. Ils
prétendaient que ce n'était pas pour
les domestiques.
Des maîtres tout à fait
coupables sont ceux qui ne fixent pas le montant du
gage à l'entrée de leur domestique et
ne règlent jamais un compte clair et net
avec lui. Les vieux domestiques, qui ne sont plus
en état de se défendre, en sauraient
long sur ce sujet. J'en ai vu, de ces vieux, verser
des larmes amères en face des injustices
qu'ils devaient subir.
Ah ! la question du
salaire !
J'ai placé une fois une forte fille pour un
salaire mensuel de vingt-cinq francs. Au bout d'un
certain temps, elle se plaignit à moi d'user
tant de souliers et de vêtements, à la
maison et aux champs, qu'elle ne pouvait plus y
suffire. Et jamais de temps pour des raccommodages,
sauf le dimanche. La femme du maître
était une riche paysanne qui pouvait voir
venir la Saint-Martin sans insomnies. je lui
représentai qu'elle ne devait pas oublier que, pour
les
domestiques
aussi, le fil, le cuir, la toile et les attaches
à souliers étaient trop chers
proportionnellement à leur salaire, et que
ces inconvénients, gênants pour plus
d'un maître, l'étaient bien plus
encore pour les domestiques.
Ce fut en vain. « Elle aura le
temps de raccommoder en hiver. » En
parlant ainsi, la bonne femme ne pensait
qu'à elle-même. Elle pouvait agir
ainsi, parce qu'elle possédait des
provisions dans des armoires et dans des coffres.
Mais la jeune fille ne possède pas assez de
linge pour ne raccommoder qu'en hiver. Et quant au
gage, ses propres enfants n'en avaient pas eu un
plus grand à l'étranger, jadis. Cette
femme, qui devait certainement avoir obtenu
à l'école la note un pour le calcul,
commettait une faute d'arithmétique en ne
considérant pas que vingt-cinq francs en
1914 valaient bien plus qu'en 1928 !
Une des peines, moins apparente, mais
d'autant plus profonde, de la profession de
domestique, c'est qu'ils n'ont pas de domicile leur
appartenant. je m'en suis rendu compte un jour,
auprès de l'un d'eux, atteint d'un cancer et
possédant pourtant des économies
assez importantes. Le quatre-vingt-quinze pour cent
des domestiques de campagne renoncent à
avoir une vie de famille à eux. On peut voir
un autogarage près de plus d'une maison de
paysan, mais pas de logement pour un domestique
marié. Le domestique use sa force au service
d'autrui, puis devient âgé et faible,
ou malade et incapable de travailler.
Un maître alité reste le
maître, parce qu'il est époux et
père. Du fond de leur lit de malades, il en
est qui continuent à diriger leur
exploitation. On peut voir aussi des maîtres
alcoolisés supportés pendant des
dizaines d'années par une femme vaillante et
de gentils enfants. Mais un
domestique ne reste un domestique qu'aussi
longtemps qu'il est capable de travailler. N'en
a-t-il plus la force, en devient-il incapable, du
coup il est sans occupation et il n'a pas de
famille pour le soigner et lui venir en aide. Sa
vie n'a plus de sens. Il ne compte plus. Le vide
douloureux du sans-famille s'ouvre devant le
domestique à bout de forces, même au
cas où il posséderait quelques
ressources.
On pourrait, je le sais, citer aussi des
cas où la situation n'est pas si tragique,
grâce à Dieu. Ceux que j'ai
rappelés, pour en avoir été
témoin, sont suffisamment graves et nous
font voir la grande détresse des domestiques
de campagne.
Un chapitre à part est celui des
journaliers et des journalières de la
campagne. On pourrait croire que cette profession
est aujourd'hui près de disparaître.
Le paysan en vient de plus en plus à compter
les heures et les demi-journées comme on les
compte dans l'industrie et le commerce. Voici un
exemple. Un propriétaire demande un matin,
à huit heures et demie, pendant la fenaison,
à un journalier marié, s'il pourrait
venir donner un coup de main. Il a quelques chars
à rentrer et le temps paraît vouloir
se gâter. L'ouvrier accepte, travaille
jusqu'au soir à huit heures et demie et
reçoit le salaire de trois quarts de
journée, le maître lui faisant
observer qu'il était dans son droit, que
pendant la fenaison la journée
commençait à quatre heures et non
à huit heures et demie seulement. Mais le
journalier ne peut s'en tirer dans ces conditions.
Pendant un été pluvieux, il est
malheureux parce que de plus en plus il n'est
engagé que les jours où l'on peut
travailler. S'il n'y a pas d'ouvrage, il peut
rester chez lui. L'exploitation est trop peu rentable
pour qu'il soit
possible
de payer la journée entière à
des ouvriers qui n'ont travaillé que
quelques heures seulement.
Entre temps, le journalier chôme.
Ce chômage campagnard dont personne ne parle,
on peut le constater abondamment, surtout pendant
les étés pluvieux, Il conduit
à la lente disparition des ouvriers
journaliers, ou crée dans chaque village un
grand nombre de pères de famille qui, et
c'est facile à comprendre, deviendront
très accessibles aux théories
révolutionnaires.
L'Écriture sainte nous indique comment il
pourrait être mis fin à la situation
défavorable des domestiques. Elle ne fait
pas de théorie, mais montre, aux
maîtres comme aux serviteurs, comment ils
doivent se conduire, chacun à son poste.
Elle est aussi en cette question spéciale
qui se pose chaque jour, le chemin, la
vérité et la vie. On l'a
appelée une épée à deux
tranchants, parce qu'elle frappe au point central
du différend qui sépare les deux
parties.
La Table (1) des
devoirs de famille
l'indique
clairement. Saint Paul avertit les deux
parties : Serviteurs, soyez soumis en toutes
choses à vos maîtres selon la
chair ! Mais aussitôt, il ajoute et l'on
a à peine le temps de respirer entre les
deux phrases : Vous, maîtres, accordez
à vos serviteurs ce qui est juste et
équitable !
C'est pourquoi on ne peut faire de la
Bible le précis du communisme, ou s'en
réclamer pour le maintien de l'esclavage,
comme l'a fait une caste de maîtres qui
s'estimaient être pieux. Essayons
plutôt de nous représenter, par deux
exemples vivants, tirés de la Bible, ce
qu'est un maître et ce qu'est un
serviteur.
Le capitaine romain dont parle
Jésus est un maître selon le coeur de
Dieu. Son serviteur est malade et le capitaine
demande avec instance que Jésus vienne le
guérir. Il est inquiet au sujet de son
serviteur comme s'il était son fils unique
ou le plus cher de ses frères. Ce
maître ne considère pas son serviteur
comme une machine, qu'on graisse afin qu'elle
fonctionne bien, ou comme un automate, qu'on
nourrit de pièces d'argent pour en obtenir
la contre-partie. Non, mais il accorde à son
serviteur quelque chose qui n'est exigé par
aucun contrat de travail, qui vaut plus que de l'or
et que recherchent en vain à travers le pays
tant d'âmes de serviteurs :
compréhension, sympathie, amour.
Que celui qui parmi vous, maîtres,
désirerait collaborer réellement
à la renaissance d'une bonne
domesticité, imite le capitaine romain et
traite son serviteur comme lui.
Le serviteur malade de ce bon
maître m'émeut comme un triste symbole
de la condition des serviteurs d'aujourd'hui.
Maîtres, vos rapports avec vos domestiques se
gâtent. Allez consulter le médecin
pour le domestique du XXe siècle. Il est
grand temps. Mais allez chez le bon, pas chez le
meige ! (2)
Sinon le mal s'aggravera encore et vous ne
trouverez plus de bons domestiques !
Le pendant du tableau de ce maître
qui prie pour son serviteur se trouve dans l'Ancien
Testament chez un serviteur qui
prie pour son maître. Vous le connaissez
tous, ce domestique selon le coeur de Dieu. Il
s'appelle Eliézer. Abraham, son
maître, lui a donné la plus grande
preuve de confiance qui puisse être
accordée à quelqu'un. Eliézer
est chargé de la tâche de chercher une
épouse pour le fils unique de son
maître. Le coeur vous saigne quand on songe
à tous les maîtres qui, pleins
d'inquiétude, doivent mettre leurs enfants
en garde devant les propos des domestiques.
Voici Eliézer près du
puits, à l'entrée de la ville
étrangère. Ses lèvres
s'agitent et il prie en son coeur :
Éternel, sois favorable à mon
maître Abraham ! Un serviteur priant
pour son maître, idéal éternel
d'un serviteur. Il a les mêmes pensées
et les mêmes sentiments que le maître
dont il mange le pain.
Un serviteur qui prie pour son
maître prend aussi soin de son étable
avec autant de dévouement que si elle
appartenait à lui-même. Il laboure le
champ étranger avec autant de soin que si la
récolte devait être la sienne.
Serviteurs, voulez-vous faire quelque
choses qui en vaille la peine pour vos
maîtres ? Faites ce qu'a fait
Eliézer. Les maîtres du XXe
siècle ont terriblement besoin que quelqu'un
prie pour eux. Ils connaissent les soucis d'argent
et sont menacés d'appauvrissement spirituel.
L'état de maître n'est pas moins
malade que celui de serviteur.
Serviteurs, priez pour le maître
qui souffre ! Il est grand temps. Sinon le mal
s'aggravera encore et il n'y aura plus de bons
maîtres dans le pays.
S'aimer les uns les autres comme
s'aimaient ce maître et ce serviteur. Cet
amour nous indique où se trouve le secours
nécessaire à l'actuelle
détresse des serviteurs.
Mais notre amour humain est insuffisant. Le secours
lui-même, le secours dans toutes les
détresses d'ici-bas, a sa source non pas
dans le coeur aimant de l'homme, mais dans le sein
miséricordieux du Tout-Puissant.
Écoutez cette parole de la Sainte
Écriture qui parle de secours :
« Après cela, je répandrai
mon Esprit sur toute créature : vos
fils et vos filles prophétiseront ; vos
vieillards auront des songes et vos jeunes gens des
visions. Même sur les serviteurs et sur les
servantes je répandrai mon Esprit, en ces
jours-là. »
Primes aux serviteurs, écoles
spéciales, organisations de partis, je ne
veux rien mépriser. Elles rendent un
service, en attendant mieux. Mais porter secours,
un secours réel, et délivrer, cela
n'est possible qu'à un nouvel Esprit, un
Esprit divin chez les pères et mères
de la campagne, chez les fils et filles de paysans,
chez les serviteurs et les servantes
campagnards.
Une Pentecôte sur toute
l'humanité.
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