Le père et son garçon ont
achevé leur travail à
l'étable, la mère et sa fille sont
occupées à la cuisine. Elles
préparent ce qu'il faut pour cuire du pain
le lendemain. Et l'on éprouve du respect en
songeant qu'ici on va faire du pain.
La maîtresse de maison
répond aimablement aux questions que je lui
pose. Qu'y a-t-il dans cette assiette ? Du
levain. Comment le prépare-t-on ? C'est
bien simple : on met toujours de
côté une assiette qu'on remplit de
pâte qui se changera en levain. Mais comme la
prochaine journée où l'on refera du
pain est éloignée, ce levain est
remis à une voisine, qui l'emploiera
à son tour, sans oublier de remplir
l'assiette de pâte qui produira un nouveau
levain. Mon interlocutrice me dit ignorer comment
on s'y prend ailleurs, mais elle continue à
suivre les enseignements de sa grand-mère et
s'en est toujours bien trouvée.
Ainsi, sans interruption, un nouveau
levain naît toujours de l'ancien.
Pensée qui me surprit étrangement, je
vis là comme une parabole. Involontairement mon
regard alla de la mère
à la fille, de celle-ci à sa
mère, pour se reporter sur l'assiette du
levain. Parfaitement ! C'est de cela qu'il
s'agit ici ! Rapports entre vieux et
jeunes !
Dans la nature ne voit-on pas les jeunes
plantes naître des anciennes et n'en est-il
pas de même chez les hommes ? La sagesse
du Créateur a voulu que chaque
génération provienne de celle qui la
précède, sans interruption, de
même que pour le levain. C'est ainsi que le
Créateur a uni jeunes et vieux les uns aux
autres par un lien mystérieux et invisible.
Il a placé dans les mains des anciens une
extrémité du lien, en leur donnant
pour instruction d'entraîner la jeunesse en
avant. L'autre extrémité enveloppe,
pour ainsi dire, les jeunes, avec ce mot
d'ordre : Laissez-vous entraîner !
Élever !
Mais ce lien mystérieux n'est pas
demeuré intact toujours et partout. Il y a
eu des frottements entre vieux et jeunes. Les
difficultés entre maîtres et
élèves ne sont pas une invention du
XXe Siècle, comme on pourrait être
tenté de le croire quand on entend un vieil
oncle ou une tante âgée se plaindre de
la jeunesse.
On parle de jeunesse corrompue depuis
aussi longtemps que des péchés des
pères. Souvenez-vous des premiers parents
dont il est question dans la Bible et de ce que
leur ont fait voir leurs garçons !
Souvenez-vous de Noé et de ses fils, de Loth
et de ses filles, de Jacob et de ses douze,
d'Héli et de ses mauvais sujets, de David et
d'Absalon ! Et qui se risquera à
décider si la faute des pères est
plus grande que celle des fils ?
Ce rappel d'un passé regrettable
n'a rien de bien réconfortant, car nous ne
pouvons nous défendre de l'impression,
d'année en année plus pénible,
que jamais le lien entre pères et fils n'a
été aussi affaibli qu'aujourd'hui. Il
a toujours existé des égoïstes,
mais le capitalisme moderne est
chose nouvelle ; il n'a jamais manqué
de batailleurs, mais on n'avait jamais
assisté à des guerres mondiales comme
celles de nos jours. La détresse de la
jeunesse contemporaine, comme celle de ses
pères, me paraît aussi bien plus grave
que celle des âges disparus. Et elle
revêt un caractère international sans
bornes.
Je ne m'en étais jamais rendu
compte aussi nettement qu'en entendant
récemment un missionnaire rentrant
d'Afrique. Les traditions qui, partout, se
transmettaient de père en fils et en
petits-fils, les expériences et la sagesse
anciennes, les traditions orales de la famille ou
de la tribu, tout le torrent vital sur lequel
reposait l'Afrique, tout cela a été
anéanti d'un coup par l'invasion de
l'Europe. Le vieux chef n'a plus d'autorité,
l'agent du gouvernement étranger a pris sa
place. Le père de famille, qui en
était l'éducateur, est
écarté. On établit des
maîtres spéciaux qui creusent en
très peu de temps un abîme entre
pères et fils. Il arrive que le père
vive dans la brousse et que son garçon soit
engagé à la côte dans une
entreprise européenne moderne. Dans ce cas,
il y a entre vieux et jeunes une distance de vingt
ou trente siècles. Le fils s'estime
infiniment supérieur à son
père. Il croit avoir le droit d'instruire
son père au lieu de se laisser instruire par
lui. La volonté du Créateur est
renversée, l'eau coule de bas en
haut.
Cette rupture entre hier et aujourd'hui,
entre vieillards et jeunes gens, si manifeste en
cette partie du monde, se retrouve partout. C'est
pourquoi, aujourd'hui, il n'est pas question
seulement d'une jeune Afrique, mais aussi d'une
jeune Inde, d'une jeune Allemagne, de jeunes Turcs,
de jeunes Réformés, de jeunes
Libéraux et de jeunes Paysans.
Ne nous y trompons pas ! Les
mêmes puissances qui sont
à l'oeuvre en Afrique et y accomplissent la
rupture entre les générations, sont
aussi depuis longtemps à l'oeuvre chez nous.
Un père de famille des plus sensés
s'est plaint à moi, un jour, d'avoir
été plus d'une fois bien
embarrassé en face des travaux scolaires de
ses quatre garçons. Dernièrement, il
avait dû déclarer à son
garçon, élève de
cinquième, qu'il ne comprenait rien à
la nouvelle méthode. De son temps, on
calculait et l'on écrivait autrement
à l'école. Ainsi un
élève de cinquième
déjà se rend compte qu'il
connaît des choses que son père
ignore. Combien de Jeunes Fromagers, de jeunes
Paysans, de jeunes Ouvriers, élèves
d'une école spéciale, ne
s'entendent-ils pas dire une fois par jour au
moins, et souvent sur un ton bien
prétentieux, que ce qu'on raconte à
la maison est faux et dépassé depuis
longtemps !
C'est la vieillesse naturellement qui
souffre la première de cette rupture entre
les générations. Mais la jeunesse en
souffre aussi. Cette rupture l'éloigne de la
terre natale et l'affaiblit. Le Créateur
doit bien avoir su pourquoi il a fait croître
le froment de manière que les jeunes pousses
délicates se développent à
l'abri des anciennes, qui sont, elles, solidement
enracinées.
Il est impossible qu'à la longue
cette opposition à la volonté
créatrice aboutisse à des
résultats favorables. C'est pourquoi l'appel
que nous faisons entendre, au nom de l'Eglise et de
la Parole de Dieu, n'est pas : Revenez
à la nature, mais : Revenez au
Créateur et à sa volonté
sainte ! Les enseignements si simples de la
création nous sont devenus étrangers.
Voilà pourquoi nous devons rappeler à
notre génération, ce que beaucoup de
païens mêmes n'ignoraient pas, que
chacun, hommes et femmes, jeunes gens et
vieillards, doit être fidèle à
sa destinée.
Le marché du mercredi a de nouveau
été mauvais. Il y a une forte
concurrence de légumes étrangers. Les
oeufs ne se vendent que 1 fr. 60 et moins encore au
marchand. Les porcs gras sont si bon marché
que ce n'est plus la peine d'en engraisser. Et le
printemps ne tient pas ses promesses, la floraison
se fait mal, l'été approche et
l'herbe est encore bien rare. Voilà aussi
les saints de glace qui tombent sur samedi,
dimanche et lundi ; mardi ce sera Sophie, la
plus redoutable de toutes. Dieu ait pitié
des tendres pousses de la vigne et des haricots qui
viennent de lever ! Ce sont là les
craintes d'une semaine de paysans.
Je sais qu'en ces nuits de printemps se
décide pour mainte famille ce que sera pour
elle l'année entière. C'est
précisément ces jours-ci que
l'agriculteur saura s'il sera en état de
payer ses intérêts au Nouvel an. je
n'ignore pas la peine que cause le gel d'un champ
de pommes de terre. Elle ressemble à la
douleur qu'on éprouve au bord d'une tombe.
Ces soucis doivent être pris au sérieux comme
signes des temps difficiles, qui sont devenus la
part de notre cher peuple campagnard.
Pourtant en écoutant ces
plaintes, qui sont graves, je ne puis
m'empêcher de songer à un saint de
glace, tout aussi dangereux que Pancrace, Servais
ou Sophie, lequel, selon la vieille croyance
populaire, donne le coup de grâce aux jeunes
haricots. C'est un saint de glace qui ressemble
plus à une sorcière
décharnée qu'à un saint, et
qui, après un court et joyeux printemps,
sème la gelée en tant d'âmes
humaines. Son nom est le souci.
Le souci. Il effeuille la jeune
espérance, chasse le rire loin des
lèvres, empêche la chanson
d'éclater, ferme l'âme et la remplit
d'amertume.
Le Maître a connu ce saint de
glace et son influence néfaste. De là
son exhortation - « Ne vous mettez pas en
souci pour votre vie... ». Le
Créateur nous a appelés à
l'existence, il nous a donné un corps et une
âme. Il nous a donné deux yeux, plus
précieux que les plus riches joyaux du
trésor d'une reine. Il nous a pourvus de
deux jambes solides, appareil de marche capable de
servir soixante-dix ans sans être
réparé. Celui qui nous a fait don de
trésors valant des millions, peut nous
accorder aussi des bagatelles, de la soupe, du
pain, du lait, ainsi qu'un vêtement pour
couvrir notre nudité. « La vie
n'est-elle pas plus que la nourriture et le corps
plus que le
vêtement ? »
Regardez les oiseaux du ciel !
Comparés aux hommes, le Créateur les
traite en marâtre. Ils ne peuvent ni semer ni
moissonner. Ils sont abandonnés, sans
protection et sans ressources. Mais regardez les
oiseaux du ciel ! Ils n'en baignent pas moins
leur plumage au soleil et chantent tout le jour
leur chant de louange au Créateur.
Regardez les champs couverts de lis. Des
lis sauvages, sans valeur comme fourrage, aussi
inutiles que le pied-de-coq. Mais Salomon
même, en sa parure royale, n'était pas
vêtu comme une de ces fleurs. Ce que le
Créateur accorde pourtant pour quelques
jours à une plante inutile ! Lui qui
pare chaque pissenlit au bord du ruisseau d'une
couronne royale, gaspillerait-il tout son amour en
faveur des fleurs et n'en garderait-il aucune part
pour toi ?
Je connais une veuve qui a réussi
à élever avec honneur ses enfants et
qui disait un jour à propos de la parole de
Jésus sur les oiseaux et les fleurs :
« Mon Dieu, si j'avais agi comme ceux-ci,
ç'aurait bien réussi ! Je devais
faire bien attention, personne ne l'aurait fait
pour moi ». Elle estimait Jésus
comme un Sauveur très cher, très bon,
mais étranger aux conditions pratiques de la
vie. Et elle pensait : « Tu ne
comprends rien à ces choses ! Je n'en
suis pas surprise ! Tu songeais à des
sujets bien plus importants ! Tu n'as jamais
eu à t'inquiéter du prix des sabots,
pas plus que de celui du
lait ! »
Mais Jésus connaît la
détresse de l'orpheline, qui, la nuit,
arrose son oreiller de ses larmes. Il connaît
celle du moindre des enfants placés comme
petits domestiques, qui a assez à manger
mais auquel manque l'amour d'une mère. Il
sait aussi la peine de l'ouvrier qui doit
s'éreinter au travail, et celle encore de la
pauvre femme qui compte les maigres sous
rapportés du marché. Lui qui
connaît le poids du péché sur
notre âme, il ne connaîtrait pas nos
besoins matériels ?
Ne vous mettez pas en souci !
Regardez les oiseaux et les fleurs ! Le
moindre rimailleur pourrait le dire aussi, et nous
lui ririons au nez et lui répondrions :
Cela ne prend pas avec nous ! Va
vers ceux qui peuvent s'accorder ce luxe !
Toi ? Que sais-tu des soucis ? Tu ne sais
pas même d'où vient le
pain !
Mais il ne s'agit pas d'un poète,
il s'agit de Jésus. En parlant comme il le
fait, il n'entend pas nous inviter à mettre
nos mains dans nos poches. Il ne nous conseille pas
davantage d'agir comme les oiseaux et les fleurs.
Ceux-ci n'ont pas de mains et nous en avons. Il est
bien trop sage pour nous pousser à
l'oisiveté. Il n'appréciait pas la
cigale paresseuse qui chantait tout
l'été. Bien au contraire. Nous devons
lutter contre les difficultés qui nous
assaillent avec tous les moyens que nous offrent le
corps et l'esprit que le Créateur nous a
accordés dans sa bonté. Mais nous ne
devons pas nous abandonner au souci. Et c'est
pourquoi Jésus a dit - Regardez les oiseaux
et les fleurs !
Il en est des soucis à peu
près comme de l'eau-de-vie : celui qui
a commencé à boire de cette liqueur
ne peut plus y renoncer. Il arrive que de
très pauvres gens ne parviennent pas
à se libérer de l'esprit
d'inquiétude, mais qu'il se trouve dans sa
perfection plutôt chez les riches. Le souci
grandit avec la fortune. C'est là le
mensonge de Mammon : il fait miroiter la
sérénité et la paix, alors que
les soucis et l'inquiétude ne cessent de
s'accroître.
Jésus sait que nous devons porter
nos fardeaux, avec des soucis ou sans eux. Il ne
peut pas les ôter à qui refuse de s'en
séparer, mais les gardera jusqu'à ce
qu'ils lui soient enlevés dans un asile
d'aliénés ou dans la tombe. Il
appartient à celui qui s'imagine qu'il peut
disposer de l'avenir, et ajouter un
millimètre à sa taille, de se livrer
aux soucis, à l'inquiétude, de se
rendre la vie encore plus pénible qu'elle ne
l'est déjà.
Mais le Maître nous aime et c'est
pourquoi il voudrait nous
délivrer de tout souci. Il sait que ce n'est
pas le travail, mais l'inquiétude qui nous
fait vieillir. C'est lui, le saint de glace, qui
fait blanchir de bonne heure les cheveux sur les
tempes et nous vieillit de corps et d'âme.
C'est donc une parole libératrice que le
Maître nous fait entendre : Regardez en haut,
vers le Créateur, qui nourrit les oiseaux
sans protection et revêt les fleurs inutiles
! Ayez confiance et ne vous mettez pas en souci !
« Alors le figuier ne fleurira pas et
il n'y aura rien à récolter dans les
vignes. Le fruit de l'olivier manquera et les
champs ne donneront point de nourriture ; plus
de brebis dans la bergerie, plus de boeufs dans les
étables ! Néanmoins je veux me
réjouir en l'Éternel et tressaillir
de joie dans le Dieu qui me délivrera. Le
Seigneur, l'Éternel, est ma force. Il rend
mes pieds aussi agiles que ceux des biches et il me
fait trouver un refuge sur les
hauteurs. »
Celui qui parle ainsi est un paysan, ou
tout au moins un homme qui connaît bien cet
état. Ses pronostics au sujet du temps qu'il
va faire dans un proche avenir sont mauvais, si
mauvais qu'on peut redouter une misérable
récolte et une crise agricole très
grave. En visitant son domaine il constate que le
figuier ne fleurira pas. Habacuc, c'est le nom de
cet homme, espère mieux de la vigne, mais il
n'y aura rien à récolter dans les
vignes. Il taille alors et fume ses oliviers, mais
à quoi bon ? Ils ne donneront pas de
fruit. Dans ces conditions, à quoi sert-il
de travailler encore ? Le voici qui pousse sa
charrue, mais son pas est lourd et son front
s'incline
pensif : les
champs ne donneront pas de nourriture. Partout
c'est la même misère. Pour peu que
cela continue, le jour va venir où son
créancier lui enlèvera sa brebis ou
son boeuf. Plus de brebis dans la bergerie, ni de
boeufs dans les étables ! Il semble que
Dieu lui ait retiré la main salutaire sur
laquelle il s'appuyait. Habacuc est
découragé et se trouve de ce fait en
grand péril.
Mais sa pensée et son regard ne
s'arrêtent pas aux champs, au train de
campagne et au bétail. Dans la vie de son
peuple, il aperçoit aussi des éclairs
inquiétants. Là aussi le mauvais
temps menace et le baromètre est à
tempête. L'avenir lui découvre un
temps de détresse, la guerre qui approche.
L'ennemi va venir et l'emmènera captif avec
tout son peuple. À cette perspective, son
corps tremble et ses lèvres s'agitent. Son
angoisse éclate : « La carie
pénètre dans mes os et mes genoux
s'entre, car je dois attendre en silence le jour de
la détresse, le jour où l'ennemi
montera contre mon peuple pour
l'assaillir ».
Ce que ces plaintes douloureuses nous
sont redevenues familières à nous
autres, hommes modernes ! Même la
génération qui nous
précède ne comprenait rien à
ces paroles des prophètes, et à
d'autres semblables. Vous vous souvenez combien, il
y a vingt ans, alors que la voie s'ouvrait devant
nous ferme et droite, ces vieux récits de
tribulation et de guerre nous étaient
étrangers ! Nous les tenions alors pour
des contes de détraqués.
Et aujourd'hui ? Aujourd'hui nous
prêtons l'oreille quand ces hommes parlent.
Leur voix nous fait tressaillir comme si elle
s'adressait aussi à nous-mêmes. Cet
homme dont les genoux s'entrechoquent et dont les
lèvres tremblent, il semble que nous le
connaissons depuis longtemps.
Nous souhaiterions faire encore meilleure
connaissance avec lui, nous entretenir avec lui
longuement et intimement, lui serrer la main,
plonger nos regards dans ses yeux douloureux et
l'appeler notre ami.
Ce qui nous le rend si cher, c'est
l'étrange expérience qu'il a faite
dans sa détresse. L'époque de crise
qu'il doit traverser lui fait connaître
toutes sortes de choses nouvelles. Il apprend
à tourner ses regards en haut, à
croire plus fermement, à espérer et
à aimer plus ardemment. Un voile lui a
été ôté, une
lumière a éclaté à ses
yeux. Et comme la bouche parle de ce dont le coeur
est rempli, écoutez-le :
« Néanmoins je veux me
réjouir en l'Éternel et tressaillir
de joie dans le Dieu qui me délivrera.
L'Éternel, le Seigneur, est ma force. Il
rend mes pieds aussi agiles que ceux des biches et
il me fait trouver un refuge sur les
hauteurs ».
Il nous est donné ici de pouvoir
jeter un coup d'oeil dans le secret d'un homme
écrasé par la vie, relevé par
Dieu. Le coeur de cet homme était abattu, le
voici maintenant animé d'un courage
merveilleux. Cet homme était
découragé, dangereusement
découragé, et son âme a
retrouvé une vaillance nouvelle.
Les paroles de cet homme au nom
étrange embrassent ciel et terre, la terre
et ses innombrables douleurs, le ciel et sa paix
qui surpasse toute intelligence. La voix d'Habacuc
nous semble tout d'abord le triste croassement
d'une corneille perdue dans le brouillard, mais
elle éclate ensuite comme le chant joyeux
d'une alouette qui monte et nous entraîne
vers les hauteurs où la nuit et le
brouillard sont vaincus par les clartés du
matin.
Cher ami et voisin, ta vie aussi est un
combat permanent avec les
rigueurs du temps. Et l'on va
répétant que tu ne cesses d'en
parler, sans réfléchir de quelle
importance le temps est pour toi. Tu dois compter
avec la sécheresse ou la pluie qui ne cesse
de tomber, avec les gelées d'hiver, les
mauvaises récoltes ou les vers blancs.
Qu'à tout cela s'ajoutent la
dévaluation et les troubles politiques,
alors c'en est trop pour toi et ta peine longtemps
contenue éclate en une vive plainte, comme
jadis chez Habacuc.
Heureux celui qui, malgré toute
l'inquiétude qu'une seule année fait
peser sur le paysan, ne perd pas la paix
intérieure, ce calme intime que Dieu accorde
à qui le cherche. La femme qui, en plein
été de pluie incessante, me
disait : « Notre grand-père,
chez nous, ne s'est jamais plaint du
temps », m'a, je l'avoue nettement, fait
impression. Et mon voisin qui, un jour de chaleur
intenable, rappelait que son père disait que
le soleil n'avait jamais appauvri personne, comme
la femme dont j'ai parlé, connaissait cette
sérénité qui, malgré
tout, est devenue la part d'Habacuc, parce qu'il
avait la foi.
Des paysans qui n'auraient plus de foi
fermement enracinée en eux, seraient perdus
sans espoir. Sans Dieu, je ne voudrais pas
être un homme et encore bien moins un paysan.
Car le paysan est obligé, des semailles
d'automne à la moisson de l'année
suivante, de rencontrer Dieu à chaque heure
du jour. Pas moyen de s'esquiver. Tu ne peux rien
contre la volonté de Dieu. Tu ne peux semer
aucun grain en terre et rentrer aucun épi
à la grange, si Dieu ne te le permet pas.
Vouloir vivre sans Dieu une vie de paysan avec tous
ses imprévus, ses soucis et cette patience
qui doit se prolonger parfois des semaines
entières, me paraît une entreprise
insensée.
Puisse Celui qui seul accorde joie et
vaillance au paysan être propice à la
paysannerie d'aujourd'hui, Lui, le Dieu qui, il y a
des milliers d'années déjà, a
accordé à Habacuc, en pleine
période de crise et en face du
désastre menaçant ses champs et ses
étables, de pouvoir s'écrier, le
coeur rempli de joie :
« Néanmoins je veux me
réjouir en l'Éternel, le Dieu qui me
délivrera. L'Éternel, le Seigneur,
est ma force. Il rend mes pieds aussi agiles que
ceux des biches et il me fait trouver un refuge sur
les hauteurs ».
Au crépuscule, dans le lointain, une
faucheuse mène grand bruit. Depuis une
semaine déjà, chaque soir, je tends
l'oreille vers cette musique merveilleuse. Car pour
qui sait entendre les voix de la campagne, le chant
du coq et le gloussement de la poule, le son du
marteau enchaplant la faux, comme le roulement d'un
char de fumier ou le bourdonnement de la batteuse
deviennent de la musique. Il n'y a pas de programme
de théâtre ou de concert citadins qui
soient capables de rivaliser avec ces concerts
champêtres qui retentissent tout le long du
jour.
La lune est déjà haut dans
le ciel et on entend encore des chanteurs
infatigables là-bas, dans la plaine.
D'où vient leur force ? Le matin, au
coup de quatre heures, le voisin appelle son
domestique. On parle d'une fièvre des foins
qui s'empare du paysan dès que les
graminées ont fleuri et qui ne le
lâche plus avant que le dernier char soit
sous toit, une fièvre qui le rend capable de
tenir jusqu'à épuisement de ses
forces, qui le libère de son besoin de
sommeil et ne le laisse ni se reposer ni s'arrêter
tant
que la tâche n'est pas achevée. Et
quand, au crépuscule, la faucheuse fait
entendre son chant, il me semble qu'en moi aussi le
sang de mes ancêtres se met à chanter.
Des pensées d'origine païenne se
réveillent en moi. je vois en esprit tomber
les andains et ruisseler les gouttes
argentées de la rosée. Et il me
revient en mémoire ce chant d'un jeune
vacher que j'écoutais avec ravissement
pendant des semaines, quand je gardais les vaches,
mais que plus tard, lors de la guerre mondiale, mon
imagination a accompagné d'images
terrifiantes :
- De grand matin, aux champs,
- Avant que les brouillards
- Aient fui à l'horizon,
- Voici, les épis tombent.
- La moissonneuse songe
- À son ami là-bas,
- De grand matin, aux champs.
- De grand matin, aux champs,
- Les cavaliers s'écroulent.
- Un tout jeune hussard,
- Dressé sur son cheval,
- Combat avec vaillance
- Là-bas, de grand matin,
- De grand matin, aux champs.
- De grand matin, aux champs,
- La moissonneuse tremble :
- L'angoisse la saisit,
- La voici toute pâle.
- Un jeune cavalier A lâché l'étrier.
- Un éclat l'a frappé
- De grand matin, aux champs.
Ne perçoit-on pas, dans ces paroles, la
tristesse profonde qu'on retrouve dans presque tous
les chants de soldats ? N'y entend-on pas le
cri de douleur poussé par des milliers de
femmes, de mères, de fiancées, dont
les hommes ont été fauchés en
cette fenaison contre nature et insensée,
qui n'a pas duré quinze jours, mais quatre
ans !
La faucheuse bourdonne et chante. Les
tiges vacillent et tombent. Les marguerites
brillaient encore ce matin comme d'aimables
étoiles et l'esparcette comme une flamme
vivante. Et voici le fer les atteint et
« l'herbe sèche, la fleur se
fane ».
Il y a 2500 ans, vivait à
Jérusalem un homme du nom d'Esaïe.
L'appel et l'ordre de Dieu lui sont
adressés : Crie ! Et le jeune
homme interroge : Que crierai-je ? Et la
voix répond : « Tous les
mortels sont comme l'herbe, toute leur grâce
comme la fleur des champs. L'herbe se
dessèche, la fleur se flétrit mais la
parole de notre Dieu demeure
éternellement »
« Que
crierai-je ? » Maintes fois
déjà cette question s'est
imposée à moi et la réponse
était toujours la même : Crie que
tous les mortels ne sont que de l'herbe... mais que
Dieu demeure. Le monde passe avec ses peines et ses
joies, mais la grâce de Dieu subsiste
éternellement. Nous, hommes, nous sommes
comme les fleurs diverses de la prairie. Celui-ci
ressemble à la longue graminée, cet
autre à de l'esparcette aux joues roses,
à de l'amourette, à la patte d'ours,
rêche mais si précieuse, ou même
à une délicate petite feuille de
trèfle blanc. C'est ainsi que nous croissons
et fleurissons et faisons grand cas de nos formes
et de nos couleurs, de notre importance et de nos
qualités. Et pourtant, que nous soyons rudes
ou délicats, dociles ou emportés,
grands personnages ou humbles
gens, nuisibles ou utiles.... tous nous ne sommes
que de l'herbe. Notre existence terrestre est de
courte durée, le faucheur c'est la mort.
Mais Dieu est le maître de notre vie et il
est éternel.
« Tous les mortels sont comme
l'herbe, l'herbe sèche, la fleur se
fane. » Les païens le savaient
aussi. Le peintre Arnold Böcklin l'a reconnu
un jour de façon bien émouvante. Il a
peint son propre portrait. Il est là, dans
la force de l'âge, pinceau et palette en
main, en pleine puissance de travail. Et voici la
mort qui s'approche derrière lui et qui,
par-dessus son épaule, jette un regard sur
son oeuvre. Cela ne signifie-t-il pas : Tous
les mortels sont comme l'herbe, l'herbe
sèche, la fleur se fane ?
J'ai vu un jour, dans le Midi, une
mosaïque qu'un vieux païen s'était
fait construire devant la porte de sa maison. On y
voyait figurer un squelette noir, de grandeur
naturelle, au-dessous duquel, en grandes lettres on
pouvait lire la sentence grecque : Connais-toi
toi-même. Chaque étranger ou ami qui
entrait en ces lieux devait voir et lire
l'avertissement : Reconnais-toi en cette
figure. Tous les mortels sont comme l'herbe,
l'herbe sèche, la fleur se fane.
Mais il est une vérité que
les païens ignoraient et que le
prophète Esaïe connaissait bien :
il existe une puissance qui triomphe de la
mort : « La Parole de Dieu demeure
éternellement ».
Cela semble étrange. Tous les
trésors visibles, tangibles, mangeables et
buvables sont périssables. Mais il est une
Parole dont il nous est dit qu'elle demeure
éternellement. Un simple mot, que nous ne
pouvons ni voir, ni toucher, qui nous paraît
si léger, si insaisissable et qui demeure
éternellement !
Et c'est bien ainsi. Et je trouve
merveilleux qu'il en soit ainsi.
Si nous ne pouvons toucher ni voir cette Parole, il
nous est possible de l'entendre et... d'y croire.
Mais le fruit de la foi au Dieu
d'éternité n'est pas de l'herbe qui
sèche : il dure à jamais. Je ne
puis vous donner la preuve de cette affirmation,
mais je puis rendre témoignage que je crois
à l'éternité de la
Parole.
Un mot encore. Il est presque plus
étrange et incompréhensible. Nous en
savons davantage aujourd'hui non seulement que les
païens, mais plus qu'Esaïe. Sa
consolation suprême et son assurance
étaient de croire que la Parole de notre
Dieu demeure éternellement. Mais nous, nous
savons que la Parole a été faite
chair et qu'elle a habité parmi nous. Elle
n'est pas restée insaisissable, invisible.
Elle est devenue visible, saisissable. Elle a
revêtu un corps, elle a été
crucifiée, elle est ressuscitée des
morts, afin que tous ceux qui croient en elle ne
soient pas simplement de l'herbe, mais obtiennent
la vie éternelle.
On était en train de gouverner les
vaches. Je jetai un coup d'oeil dans
l'écurie, où le jeune paysan avait
fini de traire son bétail. Selon l'usage,
nous passions d'une vache à l'autre,
estimant la valeur de chacune. Il aimait ses
bêtes, ce qui se remarquait aisément
à la manière dont il en
parlait.
À l'entrée de
l'étable, se trouvait une petite vache,
à l'échine tombante et aux cornes
solides. À côté d'elle, deux
superbes génisses. Le paysan m'expliqua que
la petite vache était leur mère.
Quand la vieille comprit qu'on parlait d'elle, elle
tourna la tête vers nous, je vis alors avec
étonnement qu'à côté de
sa crèche il y avait une forte
séparation entre... la mère et ses
filles. Le paysan, s'apercevant que cette
séparation m'intriguait fort, me dit que ces
deux grosses et grasses filles avaient toujours
mangé la part de leur maigre petite
mère. Elles ne le peuvent plus et la vieille
est tranquille depuis qu'une cloison a
été mise entre elles.
Ainsi se comportent ceux qui sont forts.
Dans l'écurie de toutes les fermes
règne cette même loi.
Partout dans la nature, nous voyons les
forts cherchant à écraser les
faibles. Et cela nous rend rêveurs aussi
souvent que nous portons nos regards dans le monde
qui nous entoure. La vache à
l'écurie, le brochet dans l'eau, le renard
dans la forêt, l'aigle au sein des airs, tous
s'écrient en triomphateurs : Nous qui
sommes forts, nous exploitons la fragilité
des faibles.
Partout et toujours, en tout lieu
où des êtres humains vivent ensemble,
on entend retentir ce même cri. La raison, il
est vrai, distingue l'homme naturel du reste de la
nature. Mais malheur à nous si
c'était là l'unique
différence ! Car la raison humaine au
service des forts est un instrument dangereux. Elle
est plus aiguë que la corne de la vache, plus
cruelle que la dent du brochet, plus
acérée que la serre de
l'aigle.
La trace sanglante des forts qui abusent
de la fragilité des faibles est visible
à travers tous les âges. Elle l'est
tout particulièrement aujourd'hui. On ne
l'aperçoit pas seulement entre concurrents,
entre tenants de partis opposés et entre
nations différentes, quiconque a des yeux
peut la voir chez des frères. L'ouvrier de
fabrique n'est pas toujours le camarade de son
collègue, et dans nos paisibles villages
campagnards couve souvent sous la cendre le feu de
la lutte entre forts et faibles, entre voisins,
entre ouvriers et paysans, entre maître et
serviteur, entre le père nourricier et son
petit domestique. Combien souvent le faible ne
doit-il pas courber la tête devant le plus
fort !
Le triomphe du fort est si
profondément ancré dans notre nature
humaine, que même les plus pauvres et les
plus faibles, qui auraient pourtant toute raison
d'user entre eux de bonté et de
solidarité réciproques, recourent
encore à la violence, au poing fermé qui frappe
celui qui
ne peut se soustraire à ses coups. Comme les
mendiants peuvent être durs les uns envers
les autres ! Quels manques d'égards
entre pensionnaires d'un asile de vieillards !
Comme, au rapport des missionnaires, le droit du
plus fort s'exerce parmi les plus misérables
de l'Orient, les hors-castes !
Chaque trait du tableau que Jésus
trace de la foule groupée autour du
réservoir de Béthesda est
dessiné d'après nature : il y a
là des aveugles, des boiteux, des
paralytiques, des faibles et des plus faibles. Et
voici, du sein de cette misérable foule on
entend le cri de détresse de cet homme,
malade depuis trente-huit ans - Quand je viens, un
autre entre dans l'eau avant moi ! Un autre
avant moi ! Un autre est plus fort et plus
agile que moi ! Misérables nous le
sommes tous, mais lui, le plus misérable des
misérables, voici trente-huit ans qu'il
arrive trop tard.
Le regard que le Maître nous
permet de jeter ici sur la manière d'agir
des hommes est l'un des plus émouvants qui
se puisse imaginer. Ici aussi on entend
répéter : Nous qui sommes forts,
nous exploitons la faiblesse des faibles.
Voilà l'image du monde où nous vivons
et auquel nous participons. C'est le monde de Dieu,
mais déchu loin de Lui, ce qu'un aveugle
même n'a pas de peine à
reconnaître. Dans cette création
déchue, le rapport entre forts et faibles
est établi de manière telle que le
faible est sacrifié au fort. Entre le
brochet qui avale avec agilité six petits
poissons, et les frères X à B.... qui
engloutissent, grâce à leur
habileté commerciale, des rues
entières de petits commerçants, il
n'y a pas de différence essentielle.
Dans ce monde où domine le
système du brochet, nous vivons comme des
forts victorieux ou comme des
faibles qui souffrent. Quand on y pense, ce serait
à désespérer... si
c'était là l'unique monde que nous
connaissions. Mais il en est un autre encore. Ne
crains pas, je ne veux pas t'adresser à
l'au-delà ! Cet autre monde, avec ses
autres lois, a aussi pour théâtre la
terre de Dieu où nous vivons. Mais
là, la question du fort et du faible se pose
différemment. Il y est dit : Nous
devons, nous qui sommes forts, supporter les
infirmités des faibles.
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