Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ON VA FAIRE DU PAIN

Ex. 20: 12 ; Col. 3: 20, 21.

Le père et son garçon ont achevé leur travail à l'étable, la mère et sa fille sont occupées à la cuisine. Elles préparent ce qu'il faut pour cuire du pain le lendemain. Et l'on éprouve du respect en songeant qu'ici on va faire du pain.

La maîtresse de maison répond aimablement aux questions que je lui pose. Qu'y a-t-il dans cette assiette ? Du levain. Comment le prépare-t-on ? C'est bien simple : on met toujours de côté une assiette qu'on remplit de pâte qui se changera en levain. Mais comme la prochaine journée où l'on refera du pain est éloignée, ce levain est remis à une voisine, qui l'emploiera à son tour, sans oublier de remplir l'assiette de pâte qui produira un nouveau levain. Mon interlocutrice me dit ignorer comment on s'y prend ailleurs, mais elle continue à suivre les enseignements de sa grand-mère et s'en est toujours bien trouvée.

Ainsi, sans interruption, un nouveau levain naît toujours de l'ancien. Pensée qui me surprit étrangement, je vis là comme une parabole. Involontairement mon regard alla de la mère à la fille, de celle-ci à sa mère, pour se reporter sur l'assiette du levain. Parfaitement ! C'est de cela qu'il s'agit ici ! Rapports entre vieux et jeunes !

Dans la nature ne voit-on pas les jeunes plantes naître des anciennes et n'en est-il pas de même chez les hommes ? La sagesse du Créateur a voulu que chaque génération provienne de celle qui la précède, sans interruption, de même que pour le levain. C'est ainsi que le Créateur a uni jeunes et vieux les uns aux autres par un lien mystérieux et invisible. Il a placé dans les mains des anciens une extrémité du lien, en leur donnant pour instruction d'entraîner la jeunesse en avant. L'autre extrémité enveloppe, pour ainsi dire, les jeunes, avec ce mot d'ordre : Laissez-vous entraîner ! Élever !

Mais ce lien mystérieux n'est pas demeuré intact toujours et partout. Il y a eu des frottements entre vieux et jeunes. Les difficultés entre maîtres et élèves ne sont pas une invention du XXe Siècle, comme on pourrait être tenté de le croire quand on entend un vieil oncle ou une tante âgée se plaindre de la jeunesse.

On parle de jeunesse corrompue depuis aussi longtemps que des péchés des pères. Souvenez-vous des premiers parents dont il est question dans la Bible et de ce que leur ont fait voir leurs garçons ! Souvenez-vous de Noé et de ses fils, de Loth et de ses filles, de Jacob et de ses douze, d'Héli et de ses mauvais sujets, de David et d'Absalon ! Et qui se risquera à décider si la faute des pères est plus grande que celle des fils ?

Ce rappel d'un passé regrettable n'a rien de bien réconfortant, car nous ne pouvons nous défendre de l'impression, d'année en année plus pénible, que jamais le lien entre pères et fils n'a été aussi affaibli qu'aujourd'hui. Il a toujours existé des égoïstes, mais le capitalisme moderne est chose nouvelle ; il n'a jamais manqué de batailleurs, mais on n'avait jamais assisté à des guerres mondiales comme celles de nos jours. La détresse de la jeunesse contemporaine, comme celle de ses pères, me paraît aussi bien plus grave que celle des âges disparus. Et elle revêt un caractère international sans bornes.

Je ne m'en étais jamais rendu compte aussi nettement qu'en entendant récemment un missionnaire rentrant d'Afrique. Les traditions qui, partout, se transmettaient de père en fils et en petits-fils, les expériences et la sagesse anciennes, les traditions orales de la famille ou de la tribu, tout le torrent vital sur lequel reposait l'Afrique, tout cela a été anéanti d'un coup par l'invasion de l'Europe. Le vieux chef n'a plus d'autorité, l'agent du gouvernement étranger a pris sa place. Le père de famille, qui en était l'éducateur, est écarté. On établit des maîtres spéciaux qui creusent en très peu de temps un abîme entre pères et fils. Il arrive que le père vive dans la brousse et que son garçon soit engagé à la côte dans une entreprise européenne moderne. Dans ce cas, il y a entre vieux et jeunes une distance de vingt ou trente siècles. Le fils s'estime infiniment supérieur à son père. Il croit avoir le droit d'instruire son père au lieu de se laisser instruire par lui. La volonté du Créateur est renversée, l'eau coule de bas en haut.

Cette rupture entre hier et aujourd'hui, entre vieillards et jeunes gens, si manifeste en cette partie du monde, se retrouve partout. C'est pourquoi, aujourd'hui, il n'est pas question seulement d'une jeune Afrique, mais aussi d'une jeune Inde, d'une jeune Allemagne, de jeunes Turcs, de jeunes Réformés, de jeunes Libéraux et de jeunes Paysans.

Ne nous y trompons pas ! Les mêmes puissances qui sont à l'oeuvre en Afrique et y accomplissent la rupture entre les générations, sont aussi depuis longtemps à l'oeuvre chez nous. Un père de famille des plus sensés s'est plaint à moi, un jour, d'avoir été plus d'une fois bien embarrassé en face des travaux scolaires de ses quatre garçons. Dernièrement, il avait dû déclarer à son garçon, élève de cinquième, qu'il ne comprenait rien à la nouvelle méthode. De son temps, on calculait et l'on écrivait autrement à l'école. Ainsi un élève de cinquième déjà se rend compte qu'il connaît des choses que son père ignore. Combien de Jeunes Fromagers, de jeunes Paysans, de jeunes Ouvriers, élèves d'une école spéciale, ne s'entendent-ils pas dire une fois par jour au moins, et souvent sur un ton bien prétentieux, que ce qu'on raconte à la maison est faux et dépassé depuis longtemps !

C'est la vieillesse naturellement qui souffre la première de cette rupture entre les générations. Mais la jeunesse en souffre aussi. Cette rupture l'éloigne de la terre natale et l'affaiblit. Le Créateur doit bien avoir su pourquoi il a fait croître le froment de manière que les jeunes pousses délicates se développent à l'abri des anciennes, qui sont, elles, solidement enracinées.

Il est impossible qu'à la longue cette opposition à la volonté créatrice aboutisse à des résultats favorables. C'est pourquoi l'appel que nous faisons entendre, au nom de l'Eglise et de la Parole de Dieu, n'est pas : Revenez à la nature, mais : Revenez au Créateur et à sa volonté sainte ! Les enseignements si simples de la création nous sont devenus étrangers. Voilà pourquoi nous devons rappeler à notre génération, ce que beaucoup de païens mêmes n'ignoraient pas, que chacun, hommes et femmes, jeunes gens et vieillards, doit être fidèle à sa destinée.




SAINTS DE GLACE

Mat. 6: 25-34.

Le marché du mercredi a de nouveau été mauvais. Il y a une forte concurrence de légumes étrangers. Les oeufs ne se vendent que 1 fr. 60 et moins encore au marchand. Les porcs gras sont si bon marché que ce n'est plus la peine d'en engraisser. Et le printemps ne tient pas ses promesses, la floraison se fait mal, l'été approche et l'herbe est encore bien rare. Voilà aussi les saints de glace qui tombent sur samedi, dimanche et lundi ; mardi ce sera Sophie, la plus redoutable de toutes. Dieu ait pitié des tendres pousses de la vigne et des haricots qui viennent de lever ! Ce sont là les craintes d'une semaine de paysans.

Je sais qu'en ces nuits de printemps se décide pour mainte famille ce que sera pour elle l'année entière. C'est précisément ces jours-ci que l'agriculteur saura s'il sera en état de payer ses intérêts au Nouvel an. je n'ignore pas la peine que cause le gel d'un champ de pommes de terre. Elle ressemble à la douleur qu'on éprouve au bord d'une tombe. Ces soucis doivent être pris au sérieux comme signes des temps difficiles, qui sont devenus la part de notre cher peuple campagnard.

Pourtant en écoutant ces plaintes, qui sont graves, je ne puis m'empêcher de songer à un saint de glace, tout aussi dangereux que Pancrace, Servais ou Sophie, lequel, selon la vieille croyance populaire, donne le coup de grâce aux jeunes haricots. C'est un saint de glace qui ressemble plus à une sorcière décharnée qu'à un saint, et qui, après un court et joyeux printemps, sème la gelée en tant d'âmes humaines. Son nom est le souci.

Le souci. Il effeuille la jeune espérance, chasse le rire loin des lèvres, empêche la chanson d'éclater, ferme l'âme et la remplit d'amertume.

Le Maître a connu ce saint de glace et son influence néfaste. De là son exhortation - « Ne vous mettez pas en souci pour votre vie... ». Le Créateur nous a appelés à l'existence, il nous a donné un corps et une âme. Il nous a donné deux yeux, plus précieux que les plus riches joyaux du trésor d'une reine. Il nous a pourvus de deux jambes solides, appareil de marche capable de servir soixante-dix ans sans être réparé. Celui qui nous a fait don de trésors valant des millions, peut nous accorder aussi des bagatelles, de la soupe, du pain, du lait, ainsi qu'un vêtement pour couvrir notre nudité. « La vie n'est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement ? »

Regardez les oiseaux du ciel ! Comparés aux hommes, le Créateur les traite en marâtre. Ils ne peuvent ni semer ni moissonner. Ils sont abandonnés, sans protection et sans ressources. Mais regardez les oiseaux du ciel ! Ils n'en baignent pas moins leur plumage au soleil et chantent tout le jour leur chant de louange au Créateur.

Regardez les champs couverts de lis. Des lis sauvages, sans valeur comme fourrage, aussi inutiles que le pied-de-coq. Mais Salomon même, en sa parure royale, n'était pas vêtu comme une de ces fleurs. Ce que le Créateur accorde pourtant pour quelques jours à une plante inutile ! Lui qui pare chaque pissenlit au bord du ruisseau d'une couronne royale, gaspillerait-il tout son amour en faveur des fleurs et n'en garderait-il aucune part pour toi ?

Je connais une veuve qui a réussi à élever avec honneur ses enfants et qui disait un jour à propos de la parole de Jésus sur les oiseaux et les fleurs : « Mon Dieu, si j'avais agi comme ceux-ci, ç'aurait bien réussi ! Je devais faire bien attention, personne ne l'aurait fait pour moi ». Elle estimait Jésus comme un Sauveur très cher, très bon, mais étranger aux conditions pratiques de la vie. Et elle pensait : « Tu ne comprends rien à ces choses ! Je n'en suis pas surprise ! Tu songeais à des sujets bien plus importants ! Tu n'as jamais eu à t'inquiéter du prix des sabots, pas plus que de celui du lait ! »

Mais Jésus connaît la détresse de l'orpheline, qui, la nuit, arrose son oreiller de ses larmes. Il connaît celle du moindre des enfants placés comme petits domestiques, qui a assez à manger mais auquel manque l'amour d'une mère. Il sait aussi la peine de l'ouvrier qui doit s'éreinter au travail, et celle encore de la pauvre femme qui compte les maigres sous rapportés du marché. Lui qui connaît le poids du péché sur notre âme, il ne connaîtrait pas nos besoins matériels ?

Ne vous mettez pas en souci ! Regardez les oiseaux et les fleurs ! Le moindre rimailleur pourrait le dire aussi, et nous lui ririons au nez et lui répondrions :
Cela ne prend pas avec nous ! Va vers ceux qui peuvent s'accorder ce luxe ! Toi ? Que sais-tu des soucis ? Tu ne sais pas même d'où vient le pain !

Mais il ne s'agit pas d'un poète, il s'agit de Jésus. En parlant comme il le fait, il n'entend pas nous inviter à mettre nos mains dans nos poches. Il ne nous conseille pas davantage d'agir comme les oiseaux et les fleurs. Ceux-ci n'ont pas de mains et nous en avons. Il est bien trop sage pour nous pousser à l'oisiveté. Il n'appréciait pas la cigale paresseuse qui chantait tout l'été. Bien au contraire. Nous devons lutter contre les difficultés qui nous assaillent avec tous les moyens que nous offrent le corps et l'esprit que le Créateur nous a accordés dans sa bonté. Mais nous ne devons pas nous abandonner au souci. Et c'est pourquoi Jésus a dit - Regardez les oiseaux et les fleurs !

Il en est des soucis à peu près comme de l'eau-de-vie : celui qui a commencé à boire de cette liqueur ne peut plus y renoncer. Il arrive que de très pauvres gens ne parviennent pas à se libérer de l'esprit d'inquiétude, mais qu'il se trouve dans sa perfection plutôt chez les riches. Le souci grandit avec la fortune. C'est là le mensonge de Mammon : il fait miroiter la sérénité et la paix, alors que les soucis et l'inquiétude ne cessent de s'accroître.

Jésus sait que nous devons porter nos fardeaux, avec des soucis ou sans eux. Il ne peut pas les ôter à qui refuse de s'en séparer, mais les gardera jusqu'à ce qu'ils lui soient enlevés dans un asile d'aliénés ou dans la tombe. Il appartient à celui qui s'imagine qu'il peut disposer de l'avenir, et ajouter un millimètre à sa taille, de se livrer aux soucis, à l'inquiétude, de se rendre la vie encore plus pénible qu'elle ne l'est déjà.

Mais le Maître nous aime et c'est pourquoi il voudrait nous délivrer de tout souci. Il sait que ce n'est pas le travail, mais l'inquiétude qui nous fait vieillir. C'est lui, le saint de glace, qui fait blanchir de bonne heure les cheveux sur les tempes et nous vieillit de corps et d'âme. C'est donc une parole libératrice que le Maître nous fait entendre : Regardez en haut, vers le Créateur, qui nourrit les oiseaux sans protection et revêt les fleurs inutiles ! Ayez confiance et ne vous mettez pas en souci !




UN PROPHÈTE EN TEMPS DE CRISE

Hab. 3:17-19.

« Alors le figuier ne fleurira pas et il n'y aura rien à récolter dans les vignes. Le fruit de l'olivier manquera et les champs ne donneront point de nourriture ; plus de brebis dans la bergerie, plus de boeufs dans les étables ! Néanmoins je veux me réjouir en l'Éternel et tressaillir de joie dans le Dieu qui me délivrera. Le Seigneur, l'Éternel, est ma force. Il rend mes pieds aussi agiles que ceux des biches et il me fait trouver un refuge sur les hauteurs. »

Celui qui parle ainsi est un paysan, ou tout au moins un homme qui connaît bien cet état. Ses pronostics au sujet du temps qu'il va faire dans un proche avenir sont mauvais, si mauvais qu'on peut redouter une misérable récolte et une crise agricole très grave. En visitant son domaine il constate que le figuier ne fleurira pas. Habacuc, c'est le nom de cet homme, espère mieux de la vigne, mais il n'y aura rien à récolter dans les vignes. Il taille alors et fume ses oliviers, mais à quoi bon ? Ils ne donneront pas de fruit. Dans ces conditions, à quoi sert-il de travailler encore ? Le voici qui pousse sa charrue, mais son pas est lourd et son front s'incline pensif : les champs ne donneront pas de nourriture. Partout c'est la même misère. Pour peu que cela continue, le jour va venir où son créancier lui enlèvera sa brebis ou son boeuf. Plus de brebis dans la bergerie, ni de boeufs dans les étables ! Il semble que Dieu lui ait retiré la main salutaire sur laquelle il s'appuyait. Habacuc est découragé et se trouve de ce fait en grand péril.

Mais sa pensée et son regard ne s'arrêtent pas aux champs, au train de campagne et au bétail. Dans la vie de son peuple, il aperçoit aussi des éclairs inquiétants. Là aussi le mauvais temps menace et le baromètre est à tempête. L'avenir lui découvre un temps de détresse, la guerre qui approche. L'ennemi va venir et l'emmènera captif avec tout son peuple. À cette perspective, son corps tremble et ses lèvres s'agitent. Son angoisse éclate : « La carie pénètre dans mes os et mes genoux s'entre, car je dois attendre en silence le jour de la détresse, le jour où l'ennemi montera contre mon peuple pour l'assaillir ».

Ce que ces plaintes douloureuses nous sont redevenues familières à nous autres, hommes modernes ! Même la génération qui nous précède ne comprenait rien à ces paroles des prophètes, et à d'autres semblables. Vous vous souvenez combien, il y a vingt ans, alors que la voie s'ouvrait devant nous ferme et droite, ces vieux récits de tribulation et de guerre nous étaient étrangers ! Nous les tenions alors pour des contes de détraqués.

Et aujourd'hui ? Aujourd'hui nous prêtons l'oreille quand ces hommes parlent. Leur voix nous fait tressaillir comme si elle s'adressait aussi à nous-mêmes. Cet homme dont les genoux s'entrechoquent et dont les lèvres tremblent, il semble que nous le connaissons depuis longtemps. Nous souhaiterions faire encore meilleure connaissance avec lui, nous entretenir avec lui longuement et intimement, lui serrer la main, plonger nos regards dans ses yeux douloureux et l'appeler notre ami.

Ce qui nous le rend si cher, c'est l'étrange expérience qu'il a faite dans sa détresse. L'époque de crise qu'il doit traverser lui fait connaître toutes sortes de choses nouvelles. Il apprend à tourner ses regards en haut, à croire plus fermement, à espérer et à aimer plus ardemment. Un voile lui a été ôté, une lumière a éclaté à ses yeux. Et comme la bouche parle de ce dont le coeur est rempli, écoutez-le : « Néanmoins je veux me réjouir en l'Éternel et tressaillir de joie dans le Dieu qui me délivrera. L'Éternel, le Seigneur, est ma force. Il rend mes pieds aussi agiles que ceux des biches et il me fait trouver un refuge sur les hauteurs ».

Il nous est donné ici de pouvoir jeter un coup d'oeil dans le secret d'un homme écrasé par la vie, relevé par Dieu. Le coeur de cet homme était abattu, le voici maintenant animé d'un courage merveilleux. Cet homme était découragé, dangereusement découragé, et son âme a retrouvé une vaillance nouvelle.

Les paroles de cet homme au nom étrange embrassent ciel et terre, la terre et ses innombrables douleurs, le ciel et sa paix qui surpasse toute intelligence. La voix d'Habacuc nous semble tout d'abord le triste croassement d'une corneille perdue dans le brouillard, mais elle éclate ensuite comme le chant joyeux d'une alouette qui monte et nous entraîne vers les hauteurs où la nuit et le brouillard sont vaincus par les clartés du matin.

Cher ami et voisin, ta vie aussi est un combat permanent avec les rigueurs du temps. Et l'on va répétant que tu ne cesses d'en parler, sans réfléchir de quelle importance le temps est pour toi. Tu dois compter avec la sécheresse ou la pluie qui ne cesse de tomber, avec les gelées d'hiver, les mauvaises récoltes ou les vers blancs. Qu'à tout cela s'ajoutent la dévaluation et les troubles politiques, alors c'en est trop pour toi et ta peine longtemps contenue éclate en une vive plainte, comme jadis chez Habacuc.

Heureux celui qui, malgré toute l'inquiétude qu'une seule année fait peser sur le paysan, ne perd pas la paix intérieure, ce calme intime que Dieu accorde à qui le cherche. La femme qui, en plein été de pluie incessante, me disait : « Notre grand-père, chez nous, ne s'est jamais plaint du temps », m'a, je l'avoue nettement, fait impression. Et mon voisin qui, un jour de chaleur intenable, rappelait que son père disait que le soleil n'avait jamais appauvri personne, comme la femme dont j'ai parlé, connaissait cette sérénité qui, malgré tout, est devenue la part d'Habacuc, parce qu'il avait la foi.

Des paysans qui n'auraient plus de foi fermement enracinée en eux, seraient perdus sans espoir. Sans Dieu, je ne voudrais pas être un homme et encore bien moins un paysan. Car le paysan est obligé, des semailles d'automne à la moisson de l'année suivante, de rencontrer Dieu à chaque heure du jour. Pas moyen de s'esquiver. Tu ne peux rien contre la volonté de Dieu. Tu ne peux semer aucun grain en terre et rentrer aucun épi à la grange, si Dieu ne te le permet pas. Vouloir vivre sans Dieu une vie de paysan avec tous ses imprévus, ses soucis et cette patience qui doit se prolonger parfois des semaines entières, me paraît une entreprise insensée.

Puisse Celui qui seul accorde joie et vaillance au paysan être propice à la paysannerie d'aujourd'hui, Lui, le Dieu qui, il y a des milliers d'années déjà, a accordé à Habacuc, en pleine période de crise et en face du désastre menaçant ses champs et ses étables, de pouvoir s'écrier, le coeur rempli de joie : « Néanmoins je veux me réjouir en l'Éternel, le Dieu qui me délivrera. L'Éternel, le Seigneur, est ma force. Il rend mes pieds aussi agiles que ceux des biches et il me fait trouver un refuge sur les hauteurs ».




AU TEMPS DE LA FENAISON

Es. 40 : 6-8 ; Ps. 103:14-18.

Au crépuscule, dans le lointain, une faucheuse mène grand bruit. Depuis une semaine déjà, chaque soir, je tends l'oreille vers cette musique merveilleuse. Car pour qui sait entendre les voix de la campagne, le chant du coq et le gloussement de la poule, le son du marteau enchaplant la faux, comme le roulement d'un char de fumier ou le bourdonnement de la batteuse deviennent de la musique. Il n'y a pas de programme de théâtre ou de concert citadins qui soient capables de rivaliser avec ces concerts champêtres qui retentissent tout le long du jour.

La lune est déjà haut dans le ciel et on entend encore des chanteurs infatigables là-bas, dans la plaine. D'où vient leur force ? Le matin, au coup de quatre heures, le voisin appelle son domestique. On parle d'une fièvre des foins qui s'empare du paysan dès que les graminées ont fleuri et qui ne le lâche plus avant que le dernier char soit sous toit, une fièvre qui le rend capable de tenir jusqu'à épuisement de ses forces, qui le libère de son besoin de sommeil et ne le laisse ni se reposer ni s'arrêter tant que la tâche n'est pas achevée. Et quand, au crépuscule, la faucheuse fait entendre son chant, il me semble qu'en moi aussi le sang de mes ancêtres se met à chanter. Des pensées d'origine païenne se réveillent en moi. je vois en esprit tomber les andains et ruisseler les gouttes argentées de la rosée. Et il me revient en mémoire ce chant d'un jeune vacher que j'écoutais avec ravissement pendant des semaines, quand je gardais les vaches, mais que plus tard, lors de la guerre mondiale, mon imagination a accompagné d'images terrifiantes :

De grand matin, aux champs,
Avant que les brouillards
Aient fui à l'horizon,
Voici, les épis tombent.
La moissonneuse songe
À son ami là-bas,
De grand matin, aux champs.
 
De grand matin, aux champs,
Les cavaliers s'écroulent.
Un tout jeune hussard,
Dressé sur son cheval,
Combat avec vaillance
Là-bas, de grand matin,
De grand matin, aux champs.
 
De grand matin, aux champs,
La moissonneuse tremble :
L'angoisse la saisit,
La voici toute pâle.
Un jeune cavalier A lâché l'étrier.
Un éclat l'a frappé
De grand matin, aux champs.

Ne perçoit-on pas, dans ces paroles, la tristesse profonde qu'on retrouve dans presque tous les chants de soldats ? N'y entend-on pas le cri de douleur poussé par des milliers de femmes, de mères, de fiancées, dont les hommes ont été fauchés en cette fenaison contre nature et insensée, qui n'a pas duré quinze jours, mais quatre ans !

La faucheuse bourdonne et chante. Les tiges vacillent et tombent. Les marguerites brillaient encore ce matin comme d'aimables étoiles et l'esparcette comme une flamme vivante. Et voici le fer les atteint et « l'herbe sèche, la fleur se fane ».

Il y a 2500 ans, vivait à Jérusalem un homme du nom d'Esaïe. L'appel et l'ordre de Dieu lui sont adressés : Crie ! Et le jeune homme interroge : Que crierai-je ? Et la voix répond : « Tous les mortels sont comme l'herbe, toute leur grâce comme la fleur des champs. L'herbe se dessèche, la fleur se flétrit mais la parole de notre Dieu demeure éternellement »

« Que crierai-je ? » Maintes fois déjà cette question s'est imposée à moi et la réponse était toujours la même : Crie que tous les mortels ne sont que de l'herbe... mais que Dieu demeure. Le monde passe avec ses peines et ses joies, mais la grâce de Dieu subsiste éternellement. Nous, hommes, nous sommes comme les fleurs diverses de la prairie. Celui-ci ressemble à la longue graminée, cet autre à de l'esparcette aux joues roses, à de l'amourette, à la patte d'ours, rêche mais si précieuse, ou même à une délicate petite feuille de trèfle blanc. C'est ainsi que nous croissons et fleurissons et faisons grand cas de nos formes et de nos couleurs, de notre importance et de nos qualités. Et pourtant, que nous soyons rudes ou délicats, dociles ou emportés, grands personnages ou humbles gens, nuisibles ou utiles.... tous nous ne sommes que de l'herbe. Notre existence terrestre est de courte durée, le faucheur c'est la mort. Mais Dieu est le maître de notre vie et il est éternel.

« Tous les mortels sont comme l'herbe, l'herbe sèche, la fleur se fane. » Les païens le savaient aussi. Le peintre Arnold Böcklin l'a reconnu un jour de façon bien émouvante. Il a peint son propre portrait. Il est là, dans la force de l'âge, pinceau et palette en main, en pleine puissance de travail. Et voici la mort qui s'approche derrière lui et qui, par-dessus son épaule, jette un regard sur son oeuvre. Cela ne signifie-t-il pas : Tous les mortels sont comme l'herbe, l'herbe sèche, la fleur se fane ?

J'ai vu un jour, dans le Midi, une mosaïque qu'un vieux païen s'était fait construire devant la porte de sa maison. On y voyait figurer un squelette noir, de grandeur naturelle, au-dessous duquel, en grandes lettres on pouvait lire la sentence grecque : Connais-toi toi-même. Chaque étranger ou ami qui entrait en ces lieux devait voir et lire l'avertissement : Reconnais-toi en cette figure. Tous les mortels sont comme l'herbe, l'herbe sèche, la fleur se fane.
Mais il est une vérité que les païens ignoraient et que le prophète Esaïe connaissait bien : il existe une puissance qui triomphe de la mort : « La Parole de Dieu demeure éternellement ».

Cela semble étrange. Tous les trésors visibles, tangibles, mangeables et buvables sont périssables. Mais il est une Parole dont il nous est dit qu'elle demeure éternellement. Un simple mot, que nous ne pouvons ni voir, ni toucher, qui nous paraît si léger, si insaisissable et qui demeure éternellement !

Et c'est bien ainsi. Et je trouve merveilleux qu'il en soit ainsi. Si nous ne pouvons toucher ni voir cette Parole, il nous est possible de l'entendre et... d'y croire. Mais le fruit de la foi au Dieu d'éternité n'est pas de l'herbe qui sèche : il dure à jamais. Je ne puis vous donner la preuve de cette affirmation, mais je puis rendre témoignage que je crois à l'éternité de la Parole.

Un mot encore. Il est presque plus étrange et incompréhensible. Nous en savons davantage aujourd'hui non seulement que les païens, mais plus qu'Esaïe. Sa consolation suprême et son assurance étaient de croire que la Parole de notre Dieu demeure éternellement. Mais nous, nous savons que la Parole a été faite chair et qu'elle a habité parmi nous. Elle n'est pas restée insaisissable, invisible. Elle est devenue visible, saisissable. Elle a revêtu un corps, elle a été crucifiée, elle est ressuscitée des morts, afin que tous ceux qui croient en elle ne soient pas simplement de l'herbe, mais obtiennent la vie éternelle.




À L'HEURE DE LA TRAITE

Rom. 15: 1.

On était en train de gouverner les vaches. Je jetai un coup d'oeil dans l'écurie, où le jeune paysan avait fini de traire son bétail. Selon l'usage, nous passions d'une vache à l'autre, estimant la valeur de chacune. Il aimait ses bêtes, ce qui se remarquait aisément à la manière dont il en parlait.

À l'entrée de l'étable, se trouvait une petite vache, à l'échine tombante et aux cornes solides. À côté d'elle, deux superbes génisses. Le paysan m'expliqua que la petite vache était leur mère. Quand la vieille comprit qu'on parlait d'elle, elle tourna la tête vers nous, je vis alors avec étonnement qu'à côté de sa crèche il y avait une forte séparation entre... la mère et ses filles. Le paysan, s'apercevant que cette séparation m'intriguait fort, me dit que ces deux grosses et grasses filles avaient toujours mangé la part de leur maigre petite mère. Elles ne le peuvent plus et la vieille est tranquille depuis qu'une cloison a été mise entre elles.

Ainsi se comportent ceux qui sont forts. Dans l'écurie de toutes les fermes règne cette même loi.

Partout dans la nature, nous voyons les forts cherchant à écraser les faibles. Et cela nous rend rêveurs aussi souvent que nous portons nos regards dans le monde qui nous entoure. La vache à l'écurie, le brochet dans l'eau, le renard dans la forêt, l'aigle au sein des airs, tous s'écrient en triomphateurs : Nous qui sommes forts, nous exploitons la fragilité des faibles.

Partout et toujours, en tout lieu où des êtres humains vivent ensemble, on entend retentir ce même cri. La raison, il est vrai, distingue l'homme naturel du reste de la nature. Mais malheur à nous si c'était là l'unique différence ! Car la raison humaine au service des forts est un instrument dangereux. Elle est plus aiguë que la corne de la vache, plus cruelle que la dent du brochet, plus acérée que la serre de l'aigle.

La trace sanglante des forts qui abusent de la fragilité des faibles est visible à travers tous les âges. Elle l'est tout particulièrement aujourd'hui. On ne l'aperçoit pas seulement entre concurrents, entre tenants de partis opposés et entre nations différentes, quiconque a des yeux peut la voir chez des frères. L'ouvrier de fabrique n'est pas toujours le camarade de son collègue, et dans nos paisibles villages campagnards couve souvent sous la cendre le feu de la lutte entre forts et faibles, entre voisins, entre ouvriers et paysans, entre maître et serviteur, entre le père nourricier et son petit domestique. Combien souvent le faible ne doit-il pas courber la tête devant le plus fort !

Le triomphe du fort est si profondément ancré dans notre nature humaine, que même les plus pauvres et les plus faibles, qui auraient pourtant toute raison d'user entre eux de bonté et de solidarité réciproques, recourent encore à la violence, au poing fermé qui frappe celui qui ne peut se soustraire à ses coups. Comme les mendiants peuvent être durs les uns envers les autres ! Quels manques d'égards entre pensionnaires d'un asile de vieillards ! Comme, au rapport des missionnaires, le droit du plus fort s'exerce parmi les plus misérables de l'Orient, les hors-castes !

Chaque trait du tableau que Jésus trace de la foule groupée autour du réservoir de Béthesda est dessiné d'après nature : il y a là des aveugles, des boiteux, des paralytiques, des faibles et des plus faibles. Et voici, du sein de cette misérable foule on entend le cri de détresse de cet homme, malade depuis trente-huit ans - Quand je viens, un autre entre dans l'eau avant moi ! Un autre avant moi ! Un autre est plus fort et plus agile que moi ! Misérables nous le sommes tous, mais lui, le plus misérable des misérables, voici trente-huit ans qu'il arrive trop tard.

Le regard que le Maître nous permet de jeter ici sur la manière d'agir des hommes est l'un des plus émouvants qui se puisse imaginer. Ici aussi on entend répéter : Nous qui sommes forts, nous exploitons la faiblesse des faibles. Voilà l'image du monde où nous vivons et auquel nous participons. C'est le monde de Dieu, mais déchu loin de Lui, ce qu'un aveugle même n'a pas de peine à reconnaître. Dans cette création déchue, le rapport entre forts et faibles est établi de manière telle que le faible est sacrifié au fort. Entre le brochet qui avale avec agilité six petits poissons, et les frères X à B.... qui engloutissent, grâce à leur habileté commerciale, des rues entières de petits commerçants, il n'y a pas de différence essentielle.

Dans ce monde où domine le système du brochet, nous vivons comme des forts victorieux ou comme des faibles qui souffrent. Quand on y pense, ce serait à désespérer... si c'était là l'unique monde que nous connaissions. Mais il en est un autre encore. Ne crains pas, je ne veux pas t'adresser à l'au-delà ! Cet autre monde, avec ses autres lois, a aussi pour théâtre la terre de Dieu où nous vivons. Mais là, la question du fort et du faible se pose différemment. Il y est dit : Nous devons, nous qui sommes forts, supporter les infirmités des faibles.

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