Chaque année, dès le premier
printemps déjà, la bonne
ménagère, en pensée d'abord,
puis armée de sa pioche et de son
râteau, commence à s'occuper de son
jardin. Si, au cours de l'hiver, il a
été assez abandonné, il attire
de nouveau l'attention sur lui. Et dans les jours
et les semaines qui vont venir, plus d'un regard
furtif glissera par-dessus les haies des jardins
des voisines, non pas pour admirer les perce-neige
et les crocus, le poirier du Japon et les
narcisses, mais par pure curiosité.
« Elle a vraiment déjà des
haricots et ses pois commencent déjà
à grimper ». Et c'est une nouvelle
compétition entre les jardins et les
maîtresses de maison. Chacune tient à
honneur que son jardin ne soit pas moins beau que
celui de sa voisine.
Il est un autre jardin qui, à
cette même époque, s'impose à
notre attention. Il a sa place dans l'histoire de
la Passion de notre Maître et son nom est
Gethsémané.
Quelqu'un, dans ce jardin, lutte avec la
mort, alors que ses trois compagnons luttent contre
le sommeil. Ce combat de Jésus ressemble
à celui que tout homme soutient contre la
mort, mais il en diffère cependant. C'est
qu'ici la mort s'attaque à celui qui lui a
arraché plus d'une victime et qui a dit de
lui-même : Je suis la vie. C'est
pourquoi la lutte qui se déroule en
Gethsémané est incomparablement plus
horrible qu'une simple lutte humaine, et notre
regard dans ce jardin n'est réellement qu'un
regard par-dessus la haie. Nous assistons à
un combat, mais nous ne pouvons que pressentir sa
signification la plus profonde.
Dans son angoisse mortelle, Jésus
crie à son Père. Sa prière
n'est pas calme, mais pressante, presque violente.
« Il arriva qu'étant en agonie, il
priait plus instamment. » L'angoisse et
le trouble le poussèrent à assaillir
son Père céleste. Comme un homme qui
tente de renverser un obstacle, par trois fois et
trois fois encore, sans y parvenir, Jésus
invoque son Père : Père, s'il
est possible ? ... Père, n'est-il pas
possible ?... Père, s'il est
possible ? ...
Et la réponse est : Non. Et
le Seigneur s'incline devant ce non. L'angoisse
disparaît. Il ne tremble et ne se tourmente
plus.
Il serait certes bien osé de
comparer nos angoisses et nos détresses
à l'angoisse de Jésus à
Gethsémané. Elle est haute la haie
qui nous sépare de lui. Et pourtant
j'aimerais dire que, en quelque mesure, nous autres
hommes pouvons aussi passer par des temps et des
heures qui nous rapprochent de
Gethsémané. Chaque lourde peine qui
nous atteint peut devenir pour nous comme un
Gethsémané humain qui nous force
à lutter avec Dieu par la prière,
à crier à Lui pleins d'angoisse et à
accepter enfin sa réponse, qu'elle soit un
oui ou un non.
L'apôtre Paul parle d'un semblable
Gethsémané humain. Il souffre d'un
mal qui le torture. Il l'appelle une écharde
dans sa chair. Ce mal, il ne l'a pas accepté
sans combat. Il souhaiterait en être
délivré. Par trois fois, il a
supplié Dieu de lui accorder la
santé. Il n'a de cesse qu'il reçoive
une réponse d'en haut. Elle vient et c'est
non ! « Ma grâce te suffit,
car ma puissance s'accomplit dans la
faiblesse. » Dès lors
l'apôtre se soumet et cette soumission est
bénie.
Une certaine piété
affirmait qu'il était impie de lutter contre
la pauvreté, la maladie et la crainte de la
mort. Nous devrions accepter toute épreuve
sans résistance, comme voulue de Dieu. Cette
piété-là ne connaît pas
de Gethsémané. Elle est à ce
qu'il semble plus pieuse que celle de Jésus,
supérieure à celle de Paul. À
Gethsémané, Jésus demande la
vie et Paul a demandé la
santé.
Nous osons demander à Dieu de
bien vouloir nous épargner la mort, ou celle
d'un des chers membres de notre famille, de nous
pardonner une faute, de nous délivrer de
notre maladie de poitrine, de nos douleurs
d'estomac ou de reins. Et cela pas une fois
seulement. Dieu sait combien nous tenons à
la vie et à la santé.
Oui, il ne nous est pas seulement permis
de lutter contre les peines de tous les jours,
c'est notre devoir de chrétiens. On
rencontre souvent des malades auxquels on se
sentirait pressé de crier : Non !
Ne te soumets pas ! Défends-toi !
Lutte contre les progrès du mal ! Tu
l'as laissé devenir maître absolu de
ton corps et, ce qui est plus dangereux, de ton
âme. Tu as laissé l'esprit de la
maladie dominer toute ta vie spirituelle. Tu as
ouvert et livré jusqu'au dernier repli de ton âme à
la
maladie et tu lui as soumis toute ta maison et tous
les tiens. Ta maladie, tu l'as laissée
devenir trop puissante, trop importante, trop
tyrannique. Et ce n'est jamais la volonté de
Dieu.
Mais ce qui importe dans cette lutte
contre la maladie et la mort, c'est qu'on y entende
ces mots - Père, que ta volonté
s'accomplisse et non la mienne, non pas ce que je
veux, mais ce que tu veux. La prière du
Maître, là-bas, de l'autre
côté de la haie de
Gethsémané, est, si l'on ose dire, la
prière modèle pour ceux qui souffrent
et pour les leurs. Elle nous découvre
l'étroit chemin tracé entre la
soumission inerte et la révolte. Tu oses, tu
dois te dresser contre toute détresse
terrestre, mais jamais sans un regard pardessus la
haie, jamais autrement que dans l'esprit de
Gethsémané.
Le paysan d'aujourd'hui n'a pas à
lutter seulement pour la santé de membres de
sa famille atteints par la maladie, mais chaque
jour pour assainir des conditions
défavorables, Il n'est pas de famille, de
communauté, de société,
d'association, de ferme, de vigne, de champ de
pommes de terre, d'écurie, où il ne
s'agisse de lutter contre toutes sortes de maux.
Quand il a fallu, dernièrement, tuer la
vache du voisin, j'ai vu souvent de la
lumière dans l'étable à minuit
encore, et pendant de longues nuits d'angoisse j'ai
entendu la porte de l'écurie s'ouvrir et se
refermer. Lutte d'une semaine entière pour
la santé et pour la vie.
Puisse ce combat économique,
cette lutte pour l'existence auxquels la
paysannerie est astreinte, comme ce fut le cas il y
a cinquante ans pour les ouvriers de fabrique,
être supportés dans l'esprit de
Gethsémané, dans l'esprit d'une
persévérance ferme, qui ne se laisse
pas décourager à la première
déception, mais qui
recommence jusqu'à trois fois, dans l'esprit
d'une humble soumission à la volonté
puissante de Dieu lorsqu'elle nous conduit par
d'autres chemins que nous ne le pensions.
Voici devant nous la couronne des
travaux de l'été, une couronne
où les épines ne manquent pas. Les
travailleurs arroseront de leur sueur les champs et
les jardins. Si le Tentateur s'approchait, jette un
regard par-dessus la haie d'un certain jardin.
Là aussi il en est un qui lutte et
mène une dure bataille. Il a
éprouvé tout autrement que nous ce
qu'est une sueur amère. N'est-il pas
écrit à son sujet :
« Sa sueur devint comme de grosses
gouttes de sang qui tombaient à
terre ? » Et les épines de sa
couronne sont bien différentes des
nôtres.
Elle fut jadis une fille de paysan à son
aise et était de ces femmes dont on murmure
sur leur passage, avec un regard qui en dît
long : Elle a connu des jours meilleurs. Comme
le petit cheval que son maître avait vendu
ralentissait son allure chaque fois qu'il passait
devant la maison de son ancien propriétaire,
il lui arrivait aussi de s'arrêter, en allant
en journée, quand elle passait près
d'un des champs qu'elle avait autrefois
apportés en dot à son mari. Elle
essuyait ses yeux du coin de son tablier et disait
à sa petite-fille : « Tu
vois, le Pré de l'alouette nous a appartenu
un jour ! » Ou bien :
« Quel magnifique blé dans le
Champ du chêne ! Il serait encore
à nous, si le père... ». Et
elle n'achevait jamais sa phrase devant sa
petite-fille.
Ce père avait aussi
été jadis un brave homme, travailleur
et économe, et il aurait pu laisser un bon
souvenir à sa femme, à ses enfants et
à ses petits-enfants. Mais il avait
dissipé leur bien. Par son ivrognerie, il
leur avait arraché la chemise du corps et toute
nourriture de la
bouche.
Pour boire, s'il l'eût pu, il les aurait
privés de la lumière du soleil et
dépouillés de toute joie. Il leur
aurait arraché même leur
âme.
Il avait une fois vendu une
génisse au prix de septante-cinq
écus, enveloppé cet argent dans son
mouchoir et serré celui-ci dans la poche de
sa vieille blouse bleue. Au retour, il entra dans
la dernière auberge qui se trouvait sur son
chemin. Bientôt il y eut grand bruit dans la
salle à boire. À la tombée du
jour, on y entendit un accordéon qui
accompagnait de joyeuses chansons, et le lendemain
matin, quand la paysanne entra à
l'écurie, elle trouva son mari étendu
à la place qu'avait
précédemment occupée la
génisse. Il n'avait plus que trois ou quatre
écus dans sa blouse et la Saint-Martin
allait être là dans huit
jours...
Cette femme est morte à
l'âge de septante-neuf ans, il y a quelques
années, comme les cloches sonnaient pour le
culte du Vendredi saint. Sa vie et sa mort ont
été pour moi un inoubliable sermon de
Pâques. Quand j'étais enfant, que de
fois j'ai souhaité rencontrer le
Ressuscité et ses deux disciples sur le
chemin d'Emmaüs ! Je n'aurais jamais
songé alors que je verrais un jour la
victoire du Christ briller sur le visage
ridé d'une femme qui avait subi de dures
épreuves.
Cette vie qui s'éteignait
à Vendredi saint n'a cependant pas
été qu'une longue souffrance. Les
épreuves de cette femme ont creusé de
profonds sillons dans le chemin de sa vie. Mais
elle connaissait Celui qui est plus puissant que
toutes les sombres puissances à l'oeuvre
ici-bas. Elle savait quelle victoire le
Maître a remportée au matin de
Pâques et cette victoire s'est
manifestée clairement dans sa vie à
elle.
Il y a une détresse qui nous
apprend à blasphémer. Oui, chaque
épreuve tente de nous séparer
toujours à nouveau de Dieu et de nos
semblables. Mais cette femme n'a pas
désappris la prière. Pendant ses
dernières années, elle a beaucoup
prié, souvent à haute voix, sans
qu'elle s'en rendît compte. C'est un miracle
aux yeux de Dieu qu'une créature prie, les
yeux inondés de larmes, avec un coeur qui
saigne, un estomac malade, et que son esprit, son
âme qui soupire sache retrouver le sentier
qui mène à Dieu. C'est là un
fruit du triomphe de notre Seigneur à
Pâques.
Il y a dans ce monde des chardons et des
épines qui font mourir le froment. Mais le
plus inextricable buisson d'épines n'a pu
étouffer l'âme de cette femme. Son
âme a survécu. Quand on entrait chez
elle le dimanche, on la trouvait, cette femme de
septante-neuf ans, plongée dans sa lecture.
Elle, que sa surdité séparait presque
complètement du dehors, vivait d'une vie
intérieure. Elle aimait surtout les
écrits religieux. Le combat pour
l'existence, que je ne puis me représenter
nulle part plus effroyable que dans la vie de cette
femme, n'est pas parvenu à étouffer
la faim et la soif de son âme. C'est un
miracle aux yeux de Dieu, le miracle de
Pâques.
Il est des gens, j'en ai connu et vous
aussi, dont la vie fut atroce. Elle les a meurtris
de corps et d'âme. Et ils ont fini par mourir
comme une créature quelconque périt
en enfer ou dans la profondeur des bois. Mais cette
femme qui, aux côtés de son mari, a eu
une dure existence, est morte en enfant de Dieu.
Elle s'est endormie en soupirant - Seigneur, aie
pitié de moi ! C'est un miracle
à nos yeux, la victoire de
Pâques.
Comme le soleil brille sur un champ de
blé ravagé par la
grêle, ainsi la victoire du Ressuscité
éclate dans cette vie humaine.
Elle aurait pu prendre la fuite, mais
elle ne s'est pas enfuie, elle a tenu ferme
jusqu'à la fin.
Elle aurait pu désespérer,
mais elle n'a pas
désespéré.
Elle aurait pu se laisser tomber
à terre, mais elle est restée
debout.
Écoutez ce que dit saint
Paul : « Car nous qui vivons, nous
sommes sans cesse livrés à la mort
à cause de Jésus, afin que la vie de
Jésus soit aussi manifestée dans
notre chair mortelle ».
Je l'ai rencontré là-bas, en
France, dans une de mes visites aux fromagers et
paysans émigrés.
Une ferme au milieu des forêts.
Les enfants de la maison, que je connais pour les
avoir vus déjà, sont partis au lever
du soleil pour faire la longue route qui
mène à l'école, l'école
française laïque. Ils ont de six
à neuf ans.
Cet émigré, qui appartient
au petit nombre de ceux qui ont réussi dans
leur entreprise, a accompli depuis une année
un travail incroyable. Avec deux domestiques
tchécoslovaques il a empierré un
terrain long de 600 mètres pour y
établir un chemin conduisant chez lui,
arraché des haies et nettoyé des
champs qui étaient recouverts de pierres.
Ses prairies, d'un vert splendide, montent jusque
vers la forêt. Les traces de l'engrais qui
les a arrosées, pour la première fois
peut-être depuis la création du monde,
sont visibles. Cet homme est de ces vaillants qui
changent les déserts en lieux habitables, de
ces pionniers qui soumettent la terre que Dieu a
formée
à l'esprit humain, selon la volonté
du Créateur. C'est ainsi que les moines
irlandais ont arraché jadis, dans notre
patrie, des champs et des prés à la
forêt vierge et semé le bon grain en
terre païenne et dans des coeurs de
païens.
Comme ce vaillant homme m'accompagnait
encore un bout de chemin, je lui dis que ce devait
être vraiment un merveilleux sentiment de
savoir que ce terrain d'ici à la forêt
et jusqu'au marais là-bas, tout ce domaine,
avec cette maison aux tuiles rouges au centre de la
propriété, lui appartenait, à
lui et à ses enfants.
- Oui, oui, me répondit-il, sans
doute... Mais... et une ombre passa sur son
énergique visage, si seulement il
était chez nous !
Et de la main il fit un geste, que je
compris sans peine, du côté des
montagnes bleues, qui se dressaient là-bas,
à l'horizon.
Au bout d'un instant, il
reprit :
- Savez-vous, c'est à cause des
enfants.
Puis il garda le silence. Il se
détourna, ce qui ne m'empêcha pas de
voir qu'il essuyait ses yeux avec sa main. Dans la
suite de notre entretien, j'appris à l'aimer
et à l'apprécier toujours
plus.
- Les enfants, poursuivit-il,
grandissent sans instruction biblique et cela n'est
pas bien. C'est aussi ce qui me tourmente toujours
à nouveau. On est si abandonné !
On ne peut atteindre le pasteur le plus
rapproché sans automobile. Je compte bien
envoyer mes petiots les uns après les autres
pour un an en Suisse, chez une de mes soeurs, afin
qu'ils puissent suivre un cours d'instruction
religieuse. Mais qu'est-ce qu'une année,
surtout pour des enfants qui n'ont pas
d'école du dimanche, de catéchisme et
auxquels on ne parle pas de religion en
classe ?
Là-dessus, il m'exposa un plan
tout en m'adressant une prière. Il avait
souvent pensé que c'était son devoir,
à lui, de donner aux enfants les
indispensables connaissances religieuses
élémentaires. Il l'avait tenté
déjà, mais c'était difficile
pour quelqu'un qui n'y était pas
préparé. Il lui semblait que la
tâche serait plus aisée s'il disposait
d'images pour illustrer les récits. Ne
pourrais-je pas lui procurer de ces récits,
en langue française, et avec des images bien
faites ? Il en supporterait volontiers les
frais. Et ce disant il tirait un billet de 50
francs de son portefeuille.
Respect à chaque père, au
pays comme à l'étranger, qui,
à côté du domaine qu'il cultive
avec intelligence, n'oublie pas de cultiver aussi
les autres champs à lui confiés par
le même Créateur, et qui sont le coeur
de ses enfants. Respect au père qui
sème en eux cette semence dont il est dit
que quelques grains lèveront et porteront du
fruit, les uns trente, d'autres soixante,
quelques-uns jusqu'à cent pour un.
Tu connais l'instant où, après
vingt et un jours d'incubation, l'oeuf
éclate dans le nid de la couveuse, la
coquille tombe et le petit poussin s'efforce de
venir au jour. Ébloui par la lumière
de ce monde, dans son vêtement de plumes tout
neuf, il fait quelques mouvements maladroits et
bientôt on le voit se précipiter
à la recherche de sa nourriture.
Au moment où les poussins
rejettent leur coquille et conquièrent la
liberté, il se passe quelque chose encore,
quelque chose de particulièrement
émouvant. Un appel s'élève
près d'eux, faible d'abord, toujours plus
fort : l'appel de la mère.
Elle a fidèlement couvé
ses oeufs, les a réchauffés et
protégés par un instinct maternel
mystérieux. Et aussi longtemps que les
poussins ont été enfermés dans
l'oeuf, ils ont dû se contenter bon
gré mal gré de cette protection. Mais
maintenant la coquille est tombée, ils sont
libres. Et c'est pourquoi la mère les
appelle. Venez ! crie-t-elle. Venez ici, venez
là ! Elle les appelle ainsi pendant des
semaines, d'une aube à l'autre.
Quand le danger apparaît, il n'y a
pas seulement de la sollicitude, mais de la crainte
dans cet appel de la mère. Que ne
pourrait-il pas arriver à ces petits
maintenant qu'ils sont libérés de la
coquille, qu'ils se tiennent sur leurs propres
pattes, qu'ils vont et viennent et peuvent
tomber !
Chaque printemps, quand les poussins
éclosent et que la poule les appelle, une
jeune troupe humaine s'échappe aussi de la
coquille protectrice. Et elle est là, en
habits neufs, éblouie par la lumière
de ce monde. Elle se livre à quelques sauts
maladroits et part à la recherche de sa
subsistance.
À ce moment retentit aussi ce
mystérieux appel où l'on sent
trembler la crainte et l'inquiétude. Ce sont
les parents chrétiens, les moniteurs de
l'école du dimanche, les pasteurs qui les
appellent, ceux qui sont maintenant
libérés de la coquille, qui vont et
viennent à leur gré et... qui peuvent
tomber.
Venez, n'allez pas là ! Tel
est leur appel. Venez, n'allez pas là !
C'est ainsi que la vieille mère, l'Eglise,
l'année durant, s'adresse avant tout
à la jeune génération. Et sa
voix tremble, car elle ne sait que trop bien que
d'autres voix sont plus fortes. La
société, le club, la fanfare, le
parti, la patrie appellent.
Et l'ennemi tourne autour de ces jeunes,
habile et rusé, comme un recruteur de la
légion étrangère. Il offre de
l'argent de poche, il attire et entraîne loin
de Dieu, dans ces régiments d'où
plusieurs ne reviennent plus à la maison, ou
bien alors perdus pour le temps et pour
l'éternité.
Nous serions tous impuissants en face de
ce recruteur si, mais précisément
si ! s'il n'en était un autre, venu
d'ailleurs et qui tout autrement nous fait entendre
son appel. L'appel de Dieu ! Ne l'entends-tu pas ?
Ne l'as-tu
encore
jamais entendu ? Il s'adresse à nous,
aujourd'hui, d'une voix particulièrement
pressante, car nous sommes une
génération qui a fait éclater
la coquille, a couru à la recherche de sa
subsistance et s'est dressée sur ses propres
pieds. Voilà pourquoi retentit l'appel de
l'éternité, l'appel vibrant d'une
inquiétude pleine d'angoisse.
Si, au printemps, tu entends la poule
appeler ses poussins au bord du ruisseau ou
derrière la haie du jardin, souviens-toi de
la parole qui fut adressée un jour à
une génération méchante et qui
pourrait être adressée à toi,
à moi, à notre
génération :
« Jérusalem, Jérusalem, qui
tues les prophètes et qui lapides ceux qui
te sont envoyés, combien de fois j'ai voulu
rassembler tes enfants comme une poule rassemble
ses poussins sous ses ailes, et vous ne l'avez pas
voulu ! »
Une seule chose importe : que tu admettes
que ta vocation, comme celle de tes semblables, est
voulue de Dieu, le Créateur. Nous lisons
à la première page de la Bible -
« Au commencement la terre était
déserte et vide, il n'y avait ni
lumière, ni végétaux, ni
animaux, ni créatures
humaines »... ni vocations. Alors Dieu
fit entendre sa voix et on vit apparaître les
végétaux, les animaux et les hommes.
À chacun furent imposés son
caractère, sa vocation, aux gouttes de pluie
que j'entends tomber, aux géraniums qui
fleurissent devant ma fenêtre, au chat en
train de se frotter contre ma jambe, comme à
moi-même, assis ici et qui
écris.
La mission de la goutte de pluie est de
tomber, celle de la fleur de fleurir. La
tâche du chat est de faire la chasse aux
souris et celle de l'homme de travailler. Telle est
la volonté du Créateur. Quand une
goutte de pluie préfère être un
rayon de soleil et qu'un homme s'imagine être
né pour une plus noble tâche que de
travailler à la sueur de son front, ils
transgressent la volonté du Créateur.
Sans doute toutes les fleurs ne
fleurissent pas de la même manière,
mais toutes doivent fleurir. Telle goutte de pluie
ressemble à une brillante goutte de
rosée, telle autre tombe en grosse
averse ; l'une fait fructifier le champ du
juste, l'autre amène la
bénédiction sur le pré de
l'impie, mais toutes doivent tomber. Les chats ne
chassent pas tous au même endroit. Le chat du
pasteur chasse dans la cave de la cure, celui du
paysan dans celle de son maître et le chat du
château dans sa cuisine aristocratique, mais
l'un comme l'autre, tous doivent faire la chasse
aux souris. C'est là leur vocation. Tous les
hommes n'ont pas le même champ de
travail : l'un est occupé à sa
table à écrire, un autre à
l'entreprise du Grimsel ; celui-ci travaille
de sa tête et de ses mains, cet autre de sa
tête et de ses jambes et cet autre encore de
ses mains, de ses jambes et de sa tête. La
plus grande diversité règne en ce
domaine, mais chacun de nous doit travailler, c'est
pour cela que nous avons été
créés.
Il est indifférent à la
volonté créatrice que tu travailles
ici ou là et à quel genre de travail
tu es voué. Ce qui seul importe à
Dieu c'est que tu accomplisses une tâche dans
ce monde. Dieu ne fait aucune différence
entre travailleurs, pas plus qu'entre chats
pastoraux, campagnards ou aristocratiques. À
ses yeux, ce ne sont que des chats destinés
à faire la chasse aux souris. Et nous ne
sommes que des hommes qui devons travailler, et
vaillamment, de toute notre force, afin que la
terre, ainsi qu'elle y est destinée, soit
cultivée et soumise aux hommes.
Toutes les autres questions, à
quoi, où et quand je travaille, ne sont, de
ce point de vue-là, que d'importance
secondaire. Peu importe donc quelle est ta
vocation. Il ne te sera pas demandé en
premier lieu, au dernier
jugement, si tu as été vacher ou
ministre des affaires étrangères,
mais si tu as été obéissant
envers Dieu. Tout ce que Dieu exige de toi c'est
ton obéissance.
C'est elle qui te distingue des autres
créatures. La goutte de pluie est faite pour
tomber, mais nous autres hommes pouvons faire autre
chose que de travailler et d'obéir à
Dieu. Nous pouvons nous révolter contre la
volonté de Dieu, lui obéir ou lui
désobéir. La façon dont cette
obéissance ou cette
désobéissance se manifestent
dépend des circonstances. (Voir les deux
exemples à la fin de cette
méditation !) Ce qui seul importe c'est
que tu sois soumis à la volonté de
Dieu dans le choix de ta vocation, dans ton
apprentissage et son plein exercice, et même
si tu es appelé à en changer.
On peut considérer la vocation
non plus du point de vue du Créateur, mais
de celui de la créature, et se placer loin
de Dieu, qui réclame notre
obéissance, pour écouter la
créature avec toutes ses tendances, ses
penchants et ses désirs. La créature
devient la mesure de toutes choses et au lieu de
l'obéissance voici qu'apparaît
l'agrément personnel. On fait la distinction
entre vocations nobles ou vulgaires, propres ou
salissantes, rentables ou non rentables,
idéales ou matérielles ; les
unes procurent, dit-on, de merveilleuses
satisfactions, alors que d'autres seraient
affreusement décevantes. Maintenant se
manifeste le mécontentement, peut-être
très fondé, de celui qui,
malgré ses dons éminents, n'a pu
entrer dans la carrière
désirée. Ailleurs, voici
l'élève de l'école des
beaux-arts, ou le médecin, ou le
missionnaire, qui vous entretient de sa vocation,
la plus noble de toutes, de ce ton arrogant et
blessant qui vous fait honte et chagrin de n'avoir pu
devenir ni artiste, ni
médecin, ni missionnaire, parce que Dieu a
aussi besoin d'hommes qui amènent le fumier
nécessaire aux pommes de terre de l'artiste.
En d'autres termes, voici de vulgaires chats
paysans, des chats distingués, de pieux
chats ecclésiastiques, alors qu'aux yeux du
Créateur il n'y a que des chats qui,
obéissant à sa volonté,
chassent simplement et parfaitement les souris,
n'importe où.
Obéissance ou agrément
personnel, c'est entre ces deux pôles que
nous sommes placés pour apprécier
notre vocation. Qu'il s'agisse de ma vocation ou de
la tienne, de celle d'une diaconesse ou de celle
d'une ouvrière, le devoir est de renoncer
à notre agrément personnel,
même pieux, pour obéir à Dieu,
de nous laisser libérer de notre moi... pour
servir Dieu et notre prochain.
Le jeune fils de mon voisin mène,
ces jours-ci, un rude combat entre
l'obéissance et l'agrément personnel.
Il a dix-sept ans, est robuste, intelligent, c'est
un garçon richement doué. Dès
sa sortie de l'école, il exprimait le voeu
de devenir vétérinaire. Son petit
frère pourrait plus tard cultiver le domaine
paternel. Et voici que le père meurt
après trois jours de maladie. La mère
reste seule avec cinq enfants. Il est
l'aîné, mais ne veut pas travailler
à la campagne, il veut devenir
vétérinaire. En d'autres termes, il
veut laisser en plan sa mère et ses petits
frères pour satisfaire son ardent
désir. J'ignore ce qu'il va faire. Il doit
prendre une décision. Sera-ce
obéissance ou agrément
personnel ?
Un de mes amis est ingénieur et
excelle en son art. Il y a quelques années,
nous nous rencontrions souvent à Zurich. Il
travaillait dans une entreprise de
réputation mondiale et j'étais
étudiant en théologie. Il
était malheureux dans sa vocation, parce que
sa spiritualité et son
idéalisme ne pouvaient s'y
développer, et il me disait trois fois
heureux d'avoir choisi la vocation la plus
idéale de toutes, comme il me le
répétait alors.
Dernièrement nous nous sommes
revus en tram. Je lui demandai timidement,
craignant de raviver une plaie, s'il était
aujourd'hui plus satisfait de sa vocation. Et il me
répondit d'une voix parfaitement
calme : Le tramelot qui me conduit est
peut-être terriblement mécontent de
son métier. Pourtant il me conduit et
très bien, quand même. Et j'accepte
son sacrifice et cent sacrifices pareils chaque
jour. Ne devrais-je pas, moi aussi, offrir mon
sacrifice pour l'édification purement
matérielle de notre
civilisation ?
C'était là une tout autre
note que quelques années auparavant. Mon ami
a pris sa décision. Il y a neuf ans, il
était sous le signe de l'agrément
personnel, aujourd'hui il s'est placé sous
celui de l'obéissance.
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