Habent sua fata libelli. Les livres ont leur
destinée. Celui du pasteur Lüthi, Das
ewige Jahr, m'a été remis un jour par
une diaconesse de Saint-Loup, originaire de la
Suisse allemande, accompagné de ces
mots : Il vous intéressera.
Et il m'a intéressé !
Tellement que je l'ai traduit pour mon plaisir,
gagné par son ton naturel, par ses images
rustiques et son réalisme inattendu. Il a
été traduit déjà en
danois et en hollandais. L'auteur insiste pour que
nous sachions bien que ce sont là des
prédications, qu'il veut nous faire entendre
la parole de Dieu. Et nous l'entendons, comme on
l'entend dans les paraboles du
Maître.
Pour simple que soit son langage, M.
Lüthi vous gagne par sa
sincérité. Il vise droit au but et
vous fait réfléchir. On admire la
manière dont il s'y prend, tous les
trésors qu'il a découverts au
village, au temps de sa jeunesse, avant
d'être devenu pasteur dans une grande
ville.
Et j'ai pensé que d'autres
lecteurs, ignorant la langue de nos
Confédérés de la Suisse
allemande, auraient plaisir et profit à
entendre M. Lüthi. La Concorde a
accepté d'habiller son livre en
français. Le voici sous un titre un peu
différent de son titre allemand. Puisse-t-il
rencontrer bon accueil chez nous.
À la mémoire de mes
parents,
W. L.
Nos ancêtres faisaient
précéder leurs écrits
officiels de ces mots : Au nom de Dieu. Amen.
À l'origine, c'était plus qu'une
formalité, c'était un aveu de
l'impuissance humaine et un témoignage de
foi en la toute-puissance de Dieu.
Ces sentiments sont demeurés dans
l'âme de notre peuple, à la ville et
à la campagne ; ils y sommeillent tout
au moins. La preuve en est que cette antique
formule a passé dans le langage populaire et
que nous l'y rencontrons à chaque
pas.
On commence la nouvelle année
à la garde de Dieu. On accompagne le fils
partant pour l'étranger ou la fille qui se
marie d'un : A la garde de Dieu ! Et le
travail de chaque jour débute souvent avec
un silencieux : À la garde de Dieu
!
Ce livre vous parlera de la faiblesse
humaine et de la puissance de Dieu. Il
évoque nombre de besoins matériels et
rappelle aussi où se trouve l'unique
véritable secours.
Son contenu se rapporte aux quatre
saisons. Certaines méditations traitent de
ce que le paysan appelle une année, une de
ces années qui, avec sa succession de semailles et
moisson,
froid et
chaud, été et hiver, jour et nuit, se
grave dans l'esprit du campagnard de telle
manière que, jusqu'à l'âge le
plus avancé, il la conserve en sa
mémoire avec toutes ses diverses
particularités.
Outre cette année temporelle, il
existe encore une année éternelle.
Celle-ci ne dépend pas du cours des astres,
mais du plan salutaire du Créateur. Les
saisons de cette année-là ne
s'appellent pas printemps, été,
automne et hiver, mais bien Noël, Vendredi
saint, Pâques, Ascension et
Pentecôte.
Ce livre est une tentative de
considérer l'année ordinaire du
campagnard à la lumière de
l'année révélée de
Dieu. Ce qu'on voudrait prêcher ici,
malgré son parfum rustique, ne provient ni
du champ ni de l'homme, mais de la Bible.
D'où le titre principal du livre
:L'année éternelle. Mais cette
année veut, comme le levain se mêle
à la pâte, pénétrer au
sein de la vie de tous les jours. Le lecteur
attentif apercevra bientôt combien
l'année éternelle ne touche pas
seulement à l'année ordinaire, mais
s'y engrène, pour ainsi dire. Ce sont donc
bien des prédications qu'on trouvera
ici.
Elles ne sont pas prononcées du
haut de la chaire, mais inspirées au pasteur
quand il rencontre ses paroissiens à leur
travail, ou le soir, la journée finie. Mais
que ce soit en robe et rabat, ou du haut d'un
échafaudage qu'il s'adresse à sa
paroisse (voir p. 78), il demeure
prédicateur, porteur d'un message dont seule
l'expression peut varier. Oui, jusque dans le
secret de son cabinet, le pasteur s'entretient avec
sa paroisse, Et c'est pourquoi, bien que
n'étant pas des prédications
proprement dites, ces entretiens portent tout de
même le sous-titre quelque peu
inaccoutumé de : Prédications pour la
semaine.
Et maintenant, ces feuillets, jusqu'ici
dispersés, vont sortir de presse et
affronter le grand public. Au moment où
j'envoie cet enfant à l'étranger, je
cherche un mot qui rende ma pensée et mes
sentiments. je n'en trouve pas de plus grand et de
plus profond que précisément ce
soupir d'un peuple qui peine, qui connaît
l'impuissance humaine et croit à la
toute-puissance de Dieu, qui connaît
l'angoisse, mais garde l'espoir :
À la garde de
Dieu !
WALTER LÜTHI.
Tout le long du village, chaque maison est
garnie de fleurs. Sur la galerie et au bord de la
fenêtre, au soupirail de la cave et dans la
moindre fente de la muraille, au coin du jardin
comme sur le fût de la fontaine, partout
où la plus petite place s'y prête,
vous apercevez des fleurs, ce qui m'étonne
toujours à nouveau. Car les fleurs exigent
du temps et des soins. Elles doivent être
soignées, elles aussi, et cela d'une main
attentive, sinon elles dépérissent et
meurent. La femme qui fait au four, lave,
raccommode, repasse et tricote, qui s'occupe des
marchés, trouve encore le temps de cultiver
des fleurs. Elle est surchargée de devoirs
innombrables et pressants et accepte encore un
travail qui n'est pas nécessaire ! Elle
doit s'occuper de tout et pourvoir à tout,
veiller sur les petits pois et sur les haricots, la
salade et les épinards nécessaires au
ménage, soigner aussi ses poulets, ses porcs
et ses petits enfants ! Et elle trouve encore
le moyen de cultiver des fleurs !
Le paysan n'est donc pas cet être
avide de gain que se représentent certains
oisifs, mais il possède un sens inné du beau, de
l'art,
qui sommeille peut-être en lui, mais qui
s'affirme magnifiquement au sein de son labeur
quotidien. Celui qui serait tenté de croire
que l'amour des fleurs n'est qu'une faiblesse du
sexe féminin n'a qu'à regarder les
hommes quand, au printemps, les cerisiers, les
poiriers, les pommiers fleurissent dans leurs
vergers. Le paysan sait bien que ces
bouquets-là exhalent un parfum et ont un
éclat que le plus beau bouquet de jardinier,
ornant le plus magnifique vase de Chine, ne
parviendra jamais à
égaler !
Mais le sens du beau est sobre et
réfléchi chez le paysan. Il ne sera
jamais un adorateur des fleurs, il vit trop
près de la création et est trop
instruit des choses de la nature. Il sait que la
fleur se flétrit et qu'aux brises de mai
succède le mois de juin. Il ne se
désole pas de ce que la fleur passe, c'est
là pour lui chose toute naturelle. Il sait
quel malheur ce serait, pour nous autres humains,
si l'année entière n'était
qu'un mois de mai. La fleur doit se flétrir,
elle n'est pas son propre but. Dans les intentions
du Créateur toute fleur est
passagère. Elle doit remplir une tâche
et puis disparaître tout simplement, faire
place à ce qui doit venir après elle.
Le paysan sait que toute fleur est condamnée
à mourir pour que le fruit vive. Le
Créateur n'a pas destiné son oeuvre
à fleurir seulement, mais à
fructifier. C'est le fruit qui importe et pour le
paysan, l'automne a plus de prix que le plus
merveilleux mois de mai.
Il connaît les secrets de la
volonté créatrice. Et c'est pourquoi
il répond aux intentions du Créateur
en ne cultivant pas son jardin afin de le voir
fleurir au cours de l'année entière.
Que d'autres s'accordent ce luxe, lui veut en tirer
des légumes. Il ne fume, ne nettoie et ne taille
pas ses
arbres fruitiers pour pouvoir se réjouir
quelques jours de leur belle floraison (et il en a
pourtant grande joie !), mais pour pouvoir, en
automne, y appuyer son échelle et en
récolter les fruits. Oui, quelque plaisir
qu'il ait de voir fleurir ses arbres, il aime les
voir défleurir rapidement. Les longues, trop
longues floraisons ne promettent pas de riches
récoltes : longue floraison, petite
récolte.
Celui qui n'a que des
préjugés et ignore la
vérité dira que cette façon
d'interpréter la volonté
créatrice n'est que pur égoïsme
et grossier prosaïsme. Mais le paysan en sait
davantage sur les mystères de la
création de Dieu que maint pauvre homme
moderne, étranger à ces secrets. Et
c'est pourquoi il ne peut s'associer au culte de la
fleur, si en vogue aujourd'hui. Il ne sera pas de
ceux qui surestiment la fleur et lui attribuent une
valeur personnelle. Il n'a pas de goût ni de
temps à perdre à un jeu frivole et
léger.
Ce culte de la fleur me semble
être plus qu'une faiblesse innocente et
passagère de l'humanité actuelle. Il
me paraît avoir un arrière-fond
spirituel sérieux. On dirait que l'homme se
considère lui-même comme une sorte de
fleur, s'aligne sur le plan de la fleur et ne
s'estime pas, lui et ses semblables, comme valant
plus qu'une fleur. N'est-il pas vrai que (et
malheureusement la campagne, elle aussi, est
déjà profondément atteinte) ce
n'est plus l'homme portant du fruit, mais l'homme
brillant comme la fleur, qui est devenu aujourd'hui
l'idéal humain ? L'homme beau et de
joyeuse mine, qui à soixante ans
paraît n'en avoir que vingt. Nous voulons
rester jeunes et beaux, et c'est pour cela que nous
nous mettons du rouge aux joues, que nous teignons
nos cheveux, brunissons notre peau, nous coupons la
barbe, raccourcissons nos tresses
et nous habillons de vêtements aux vives
couleurs. Nous avons méconnu le vrai
rôle de la fleur et notre idéal serait
de rester toujours une fleur.
Nous avons peur du fruit, car il fait
tomber les pétales des fleurs. Voilà
pourquoi notre si brillante
génération se distingue par sa
terreur du fruit. L'avenir fera connaître si
cette crainte mène au salut ou à la
perdition.
Notre Seigneur a toujours puisé le sujet
de ses paraboles dans l'oeuvre du
Créateur.
Derrière le monde visible et
tangible, il a toujours discerné le monde
invisible. Et quand il en entretenait ses
disciples, il utilisait avec prédilection
une comparaison tirée de l'oeuvre du
Créateur.
Le lecteur des évangiles ne peut
s'empêcher de remarquer que le Maître
n'emprunte qu'une seule fois une parabole au
domaine, pourtant si varié et si riche, de
la flore palestinienne. Il nous fait admirer le lis
des champs, vêtu plus somptueusement que
Salomon dans toute sa gloire. À
côté de cette unique parabole
tirée du monde des fleurs, celles provenant
du monde des fruits occupent une grande place. La
plante qui donne le fruit lui sert toujours
à nouveau de comparaison avec l'homme et sa
position dans le royaume de Dieu. Est-ce pur hasard
que le cep, le figuier, le champ de blé
produisent des plantes où la fleur
disparaît presque complètement
derrière le fruit, qui
seul importe ? Comme un paysan, connaissant
les lois de la nature créée de Dieu,
attend de ses arbres qu'ils portent du fruit, le
Maître attend que l'homme nouveau, l'homme
membre du royaume de Dieu, porte les fruits de
l'Esprit. Non pas seulement les fleurs, mais les
fruits de l'Esprit.
Le jugement est prononcé avec une
clarté parfaite sur l'homme dont la vie
consiste uniquement en sentiments, pensées
et paroles. Nous avons entendu la parole du
Baptiste, celle de la hache mise à la racine
de l'arbre qui ne porte pas des fruits dignes de la
repentance. La parabole du figuier stérile,
que son propriétaire voulait faire arracher,
est connue aussi. Nous nous souvenons surtout de ce
figuier, au bord de la route qui conduit à
Jérusalem. Jésus a faim, mais l'arbre
où il croit pouvoir cueillir du fruit n'en
porte point. Et alors la sainte colère
contre une piété qui ne porte que des
fleurs et pas de fruits semble s'enflammer une fois
encore, la dernière, dans le coeur de
Jésus et il maudit le figuier.
Plus tard, le message de l'apôtre
Paul est du même ordre. Il n'a laissé
ignorer à aucune de ses communautés
qu'elle avait été créée
de Dieu, sauvée par Jésus-Christ et
appelée à faire partie du nouveau
royaume, afin de prendre une part active à
la vie de l'Eglise, à la sainte Cène,
à la prière et au chant des psaumes,
comme au soin des pauvres et des faibles, dont il
s'agit de porter en commun les fardeaux. Il expose
en détail aux Galates ce qu'il entend par
fruit : « Les fruits de l'Esprit ce
sont l'amour, la joie, la paix, la patience, la
bienveillance, la fidélité, la
douceur, la maîtrise de soi ». Et
il fait savoir aux Romains qu'il a souvent
projeté d'aller chez eux « afin de
recueillir des fruits, comme chez d'autres
nations ».
Il est très significatif que les
actes et les oeuvres que le Maître
réclame et attend de la communauté
soient appelés des fruits. Qu'est-ce donc
qu'un fruit, sinon un mystère ? Je m'en
suis rendu compte une fois de plus, tout
récemment, en voyant sur une table une coupe
contenant une orange, une pêche et une poire
faites de main d'artiste. Mais quelles
misérables copies des fruits qui sont
nés et ont grandi au sein du mystère,
de ces fruits qu'aucune main d'homme ne peut
créer !
Ce que notre Maître appelle fruit
et qu'il attend de ses disciples est aussi
mystérieux que les fruits de la terre.
Aucune action humaine, même pas un bienfait
que nous accordons, n'est un fruit au sens
où Jésus entend ce mot. Ce que nous
produisons, fabriquons, selon notre pouvoir et
notre raison, ce que nous accomplissons par notre
intelligence et notre volonté, tout cela
ressemble, dans le cas le plus favorable, à
ces fruits artificiels que j'ai vus dans la coupe.
Des fruits qui ne sont pas des fruits, mais des
oeuvres d'art humaines.
Mais voici qu'une question se pose
à nous - s'il en est ainsi, le Maître
ne nous demande-t-il pas l'impossible ?
Comment peut-il exiger de nous des fruits, des
fruits authentiques, puisque le Créateur
seul est capable d'en produire ?
En fait, si cette exigence du Sauveur
était tout ce que nous savons de lui, ce
serait une exigence cruelle. Mais nous savons, et
c'est pour nous un sujet de joie, que longtemps
avant d'exiger quelque chose de ceux qui ne
possèdent rien, il leur a lui-même
accordé ses bienfaits.
Dans le chant de la landsgemeinde d'Appenzell éclate encore le sentiment des rapports qui unissent la créature au Créateur. Je sais qu'on peut le chanter avec des coeurs de néo-païens. Nous n'ignorons pas que l'esprit moderne est étranger à ce que l'Écriture sainte nous révèle en Jésus-Christ. Mais cela nous empêcherait-il de chanter cet hymne dans l'esprit de la révélation biblique ? De le chanter comme des hommes qui connaissent la parabole du cep et des sarments, où notre Sauveur nous dit : « Celui qui demeure en moi porte beaucoup de fruits, car hors de moi vous ne pouvez rien faire ? » Nous élevons nos yeux vers le Créateur de toutes choses, tel qu'il se révèle à nous en Jésus-Christ le Sauveur, quand nous chantons :
Nous mettons ici le doigt sur un point
douloureux. Toutes les voix ne s'accordent pas
aujourd'hui pour redire : Nous sommes l'oeuvre
de tes mains. Nous sommes forts de notre propre
force. Nous ressemblons au sarment qui a eu la
folie de s'imaginer qu'il pouvait se libérer
du cep et porter du fruit sans souche-mère
et sans racines. Ce n'est pas sans raison que le
Maître, dans sa parabole, nous avertit par
sept fois que nous devons demeurer en lui. Mais
nous nous sommes détachés et avons
dédaigné l'avertissement sept fois
répété. Nous avons
détruit les cellules et les artères
nourricières qui nous unissaient à
Dieu et c'est pourquoi la puissance d'en haut ne
peut plus, en mille canaux, arroser l'univers. Les
canaux, et surtout le fleuve qui a nom
Jésus-Christ, sont comblés.
Voilà pourquoi nous sommes atteints de
dépérissement et que tant de branches
de notre économie nationale sont
malades.
L'Eglise, elle aussi, est atteinte et
semble être devenue stérile parce
qu'elle a laissé combler les mille canaux et
se dessécher le seul grand courant de la
vie. Elle aussi, et elle peut-être la toute
première, a oublié que toute vie
découle de lui et que sans lui nous ne
pouvons rien faire ; que tout ce que nous
faisons sans lui, nous imaginant que c'est quelque
chose, n'est rien, moins que rien !
Le résultat de ce
développement nous apparaît
aujourd'hui en son effroyable nudité. On
voit où aboutissent l'arrêt des mille
canaux et la séparation du sarment d'avec
son cep. Les plans de quatre ou cinq ans sont les
grandioses tentatives des hommes de créer
des fruits sans cep, des fruits artificiels.
L'idéal de ces plans, pour autant que nous
puissions les comprendre. serait de créer un
homme dans un laboratoire de
chimie. Le néo-païen chanterait notre
chant en ces termes :
- De moi découle toute vie
- Qui traverse en mille canaux
- Tous les mondes,
- Répétant d'une seule voix :
- Nous, sommes l'oeuvre de nos mains.
Cette tentative est la ruine d'une
Église. Elle est vieille, faible et
stérile, cette Église. Cette vieille
mère est reléguée dans un coin
par ses assaillants et nous regarde, le visage
couvert de rides ensanglantées. Mais nous
savons que la grâce de Dieu peut
déposer dans le sein d'une Sara ou d'une
Elisabeth chargées d'années une vie
nouvelle, inouïe et bien réelle. Nous
croyons que Dieu bénira le sein
stérile de l'Eglise dès qu'elle sera
où il veut qu'elle soit. Et c'est là
qu'elle se trouve quand elle sait, dans
l'humilité, que toute vie découle de
lui et de lui seul.
Quelle vie sera une vie
authentique ? Quel fruit demeurera vivifiant
par delà les temps et les
siècles ? Ceux que nous autres, hommes
modernes, (et non seulement les Russes !) nous
créerons suivant des plans habiles, à
grand renfort de réclame, ou ceux que sans
bruit, dans l'ombre, Dieu fait naître
mystérieusement dans le sein de la pauvre
vieille Église ? Le temps le fera
connaître. Nous pouvons attendre, car nous
croyons, selon la parole du Maître, qu'ils se
reconnaîtront à leurs fruits.
Il est question, au dernier chapitre de
l'Apocalypse, d'un fleuve découlant de Dieu
et de son Fils pour arroser le monde. On y lit
textuellement ces paroles : Sur les deux bords
du fleuve se trouve l'arbre de vie, qui donne douze
récoltes.
Oh ! n'est-ce pas, voilà ce
qu'il faudrait ! Un arbre de vie, voilà
ce que nous devrions être. Non pas un arbre
sec, mais un arbre planté au bord des eaux
courantes, portant des fruits en leur saison. Et
pas non plus des pousses exubérantes, comme
il en croit au bord de l'eau, mais des arbres
portant du fruit, plantés au bord du fleuve
qui découle de Dieu et du Sauveur, de nos
jours encore comme à travers les âges.
Des arbres donnant douze récoltes.
Notre désir serait non de fleurir
seulement, mais de porter des fruits, non pas une
fois seulement, mais douze fois et même
trente, soixante, cent fois.
Trois choses m'ont frappé en regardant un
cep dans la vigne de mon voisin. Comme au
début de l'année, le vieux vigneron
était occupé au provignage, enlevait
la terre autour des ceps et mettait à nu les
racines, je demeurai surpris du
développement mystérieux et de
l'entrelacement des racines dans la terre. Le
provignage est la vieille et excellente
manière de rajeunir les ceps
fatigués, en couchant en terre deux forts
rejetons d'une mère saine et vigoureuse, qui
pousseront rapidement des racines d'où
naîtront deux nouvelles plantes.
D'année en année, au cours
de toute une existence mon voisin a toujours
renouvelé ainsi ses ceps bien-aimés,
atteints par l'âge ou le gel, comme un
capitaine renforce ses régiments affaiblis
après une sanglante bataille. Et maintenant
le vieux vigneron s'est endormi du dernier sommeil.
L'automne après sa mort, la vigne a
été arrachée et
transformée en champ de trèfle.
À cette occasion, d'innombrables racines
furent mises au jour. le champ tout entier
ressemblait à un immense filet de racines
entrelacées.
On était en hiver quand j'appris
pour la première fois à
connaître le cep, personnellement, pour ainsi
dire. En hiver, une ferme est déjà
nue et déserte, mais une vigne ressemble
à un champ couvert d'ossements. Comme des
bras desséchés, aux mains noueuses,
les ceps dépouillés se dressent au
sein du tapis de neige qui les entoure.
L'écorce filandreuse, si différente
de celle des arbres, qui enveloppe le bois dur du
cep comme un pauvre habit de mendiant, augmente
encore cette impression de mort.
Puis le printemps revint et enleva le
linceul. Le voisin tailla les sarments de
l'année précédente. La vie
s'écoula goutte à goutte de ces
blessures, le cep pleura et saigna. Mais les
semaines suivantes des miracles apparurent dans le
cimetière, une vie puissante jaillit du
lugubre squelette. Des bourgeons riches de
sève et des feuilles vertes
poussèrent ; un grandiose feuillage, si
puissant que le cep disparaissait sous lui. Il
fallut plus tard supprimer les sarments les plus
vigoureux et les pousses trop exubérantes.
Et, au bout de quelques mois, des grappes
dorées et magnifiques apparurent sous leur
abri vert.
Ce qui s'est passé là est
un miracle. La main noire et
desséchée de l'hiver
précédent a offert aux hommes un
trésor vivant, et sur le sol le plus ingrat,
Dieu, le Créateur, a fait mûrir le
plus savoureux et le plus noble de tous les
fruits.
Le Maître s'est comparé
lui-même à un cep dans son discours
d'adieu aux disciples. La puissance de l'image qui
apparaît dans cette comparaison est
saisissante. Surpris, nous écoutons.
Je suis le cep. je
revois le
puissant réseau des racines dans la vigne de
mon voisin. Notre Maître ne tire pas sa vie
de lui-même. Ses racines plongent profondément dans
le monde
de son Père. Sa force et sa toute-puissance,
sa sagesse et sa bonté ont leur source dans
ce monde d'où il provient lui-même. Il
vit parce qu'enraciné dans
l'éternité et il n'en fait pas
mystère. Il ne guérit aucun malade,
ne pardonne à aucun pauvre pécheur,
ne rompt pas le pain à ses disciples sans
s'être entretenu auparavant avec son
Père qui est aux cieux.
Je suis le cep. je vois
en
pensée la vigne du voisin, en plein hiver.
jamais parole plus humble que celle du Maître
s'appelant lui-même un cep, n'est sortie
d'une bouche humaine. Nous reconnaissons en cette
comparaison le Sauveur en forme de serviteur, le
serviteur de Dieu, dont il est dit :
« Il n'avait ni beauté ni
éclat pour attirer nos regards, ni rien,
dans son aspect, qui pût nous le faire
aimer ». Et le temps vint où il
mourut et fut mis au tombeau, enveloppé d'un
linceul... et il n'y eut plus trace de vie en lui.
Le cep en hiver !
Je suis le cep. Et
devant nos
yeux apparaît la vigne du voisin, au
printemps, en été et en automne. Nous
la voyons pleurer et saigner, nous voyons jaillir
de son sein une puissance » de vie et
mûrir les plus doux et les plus nobles de
tous les fruits. Parabole du message de
Pâques : Le troisième jour, il
est ressuscité... le plus grand de tous les
miracles !
« Je suis le vrai cep et mon
Père est le vigneron. Il retranche tout
sarment qui ne porte pas de fruit en moi et il
émonde tout sarment qui porte du fruit, afin
qu'il en porte encore davantage. Je suis le cep,
vous êtes les sarments. Celui qui demeure en
moi et en qui je demeure, porte beaucoup de
fruits ; car, hors de moi, vous ne pouvez
rien faire. »
Les classes et les professions les plus diverses
sont représentées dans l'histoire de
la Passion de notre Seigneur. Avant toutes les
autres, celles des pharisiens, des scribes et du
clergé de la ville, nous dirions aujourd'hui
les prêtres et les savants. Les hommes
politiques et les chefs ne manquent pas. Pilate et
Hérode sont leurs dignes
représentants. Voici les bourgeois de la
capitale, et même leurs femmes et leurs
filles. La plupart sont des artisans. Les
domestiques sont représentés par
Malchus et la servante de la cour du grand
prêtre. Des policiers et des huissiers sont
chargés du transfert du prisonnier. Un
officier romain, un capitaine, est de garde
près de la croix, et Joseph
d'Arimathée, un honorable membre du
Sanhédrin, préside à
l'ensevelissement de Jésus.
Il est question enfin d'un nommé
Simon de Cyrène, qui rentre des champs. Nous
avons donc un certain droit d'admettre que les
paysans aussi ont eu un représentant dans
l'histoire de la Passion de Jésus. Et c'est une
place toute
particulière que ce représentant
occupe ici.
Le condamné doit porter
lui-même, de la porte de la ville au lieu
d'exécution, le bois auquel on va le clouer.
Les valets du bourreau ont-ils eu quelque
pitié pour leur victime, ou ont-ils
estimé qu'elle n'avançait pas assez
vite, bref, pour une raison quelconque, ils ont
été amenés à venir en
aide à Jésus. Aucun d'eux ne s'y
prête, ce serait par trop attenter à
leur honneur de bourreaux de toucher au bois
infâme. Ils cherchent un porteur capable et
ce paysan qui revient des champs est justement leur
homme.
Il semble qu'aucun des disciples ou des
partisans de Jésus ne se soit trouvé
là pour lui rendre ce service d'ami, l'aider
à porter sa croix. C'est pourquoi ce paysan
rentrant des champs doit le faire. Simon de
Cyrène apparaît ainsi, à
première vue, comme l'unique rayon de
lumière sur la voie douloureuse de
Jésus. Le représentant des paysans
nous semble donc une exception radieuse en face des
autres professions. Avec lui, les paysans peuvent
se glorifier d'avoir été les seuls
à aider Jésus à porter sa
croix.
Mais il est dit qu'il a fallu y
contraindre Simon. Il a résisté
à l'obligation qu'on voulait lui imposer. Il
n'a, donc rien d'une exception lumineuse et Simon
le paysan aura plus tard, comme tous les autres,
des raisons suffisantes de songer avec confusion au
jour où, en murmurant et en se rebiffant, il
a rendu un léger service au Sauveur.
Voilà un homme qui porte,
malgré lui, le fardeau qui lui a
été imposé un bout de chemin.
Ce Simon n'a rien d'un personnage imaginaire.
joyeux, ne songeant à rien de fâcheux,
comme Simon fait route en revenant des champs, nous
marchons, sifflant un air et
faisant de gais projets d'avenir. Mais avant que tu
t'y attendes, la dure poigne de la vie t'a saisi et
courbé sous la croix. Inutile d'essayer de
te défendre, de crier, de jurer et de
grincer des dents. En un clin d'oeil, te
voilà à terre, les bras liés
par l'appendicite, un deuil dans ta famille, la
fièvre aphteuse à l'étable ou
la grêle sur ton champ. Le fardeau
pèse lourd, la sueur tombe de ton front et
souvent même une larme secrète
t'échappe, mais la vie te chasse à
coups de fouet, en avant, en avant ! Pas de
répit.
La vie ! Qu'est-ce que la vie qui
s'applique à nous pousser de son poing
implacable sous la croix ? Est-ce une troupe
d'aides de bourreau et de brutes que nous appelons
la vie ? Au fait, ils sont nombreux ceux qui
portent leur fardeau comme Simon, comme si l'aide
du bourreau le leur avait chargé sur les
épaules. Ce n'est peut-être pas par
hasard que ce fut ce Simon rentrant des champs
qu'on rencontre ici et que cette tâche ait
été imposée
précisément à un paysan. Il me
semble que d'année en année le nombre
augmente de ceux qui, comme Simon, sont contraints
de se courber sous la croix. J'en vois plus d'un,
rentrant le soir des champs, fatigué et
accablé de soucis, chargé d'un
fardeau qu'il porte comme Simon de Cyrène en
grinçant vainement des dents.
Je n'ai pas encore rappelé la fin
de cette histoire. Simon ne s'est pas
débattu tout le long du chemin contre la
brutalité des aides du bourreau. En portant
le bois maudit, il est devenu un disciple du Christ
ainsi que ses deux fils, Alexandre et Rufus. Il a
été saisi par celui qui
s'avançait en silence et si dignement sous
les coups et les plaisanteries des valets. La croix
l'a rapproché du Sauveur et ce contact n'a
pas été sans effet. Il a porté
la croix jusqu'au lieu du supplice, mais là, il est
devenu un
autre Simon. Il a compris que ce n'avait pas
été une puissance aveugle qui l'avait
saisi d'une main rude et lui avait imposé
son fardeau, mais la volonté de Dieu, qui
devait l'amener au Sauveur.
Puisse ce Simon de Cyrène, qui
revenait des champs et trouva le Sauveur, devenir
un guide pour les paysans d'aujourd'hui.
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