« Et l'Éternel Dieu forma l'homme, poussière du sol, et souffla dans ses narines une respiration de vie, et l'homme devint une âme vivante. » (Gen. II, 7.) |
Nous avons parlé du corps humain comme
d'un admirable édifice habité par la
vie. Mais la merveille de la création, c'est
l'âme humaine. Comment un souffle divin ne
serait-il pas merveilleux, et n'aurait-il pas en
lui les qualités et les forces du Dieu qui
l'a communiqué à l'homme ?
Comment cette âme aussi ne serait-elle pas
faite « à l'image de
Dieu ? » Dieu a-t-il des
qualités, donc des passions et des
sentiments humains ? Non, mais c'est l'homme
qui en a de divins. Ou serait-ce nous qui nous
serions donné les idées
éternelles du bien, du beau et du
vrai ? Est-ce nous qui nous sommes fait ce peu
de charité, d'amour et de justice qui
empêche le monde de périr ?
Avons-nous de nous-mêmes ce désir
insatiable de connaissance et de vie ? Notre
volonté et notre imagination
créatrice sont-elles de
simples produits de notre cerveau ?
Non, ce sont là des
étincelles du feu divin, des gouttes de la
source éternelle, mais troublées en
nous par le péché ; et
même notre injuste colère n'est qu'un
pâle reflet du juste courroux d'un Dieu saint
qui ne saurait voir le mal sans le consumer.
Que ceux, « dont le Dieu de ce
siècle a aveuglé
l'entendement », se fassent un Dieu
impersonnel qui ne sent rien, ne veut rien et ne
peut rien ; ou d'autres un Bouddha qui
contemple, avec un sourire béat et
impuissant, la machine du monde mue par les forces
de la nature, ils peuvent s'écrier :
« Qu'est-ce que Dieu sait? Les nuages
l'enveloppent et il ne voit pas. »
(Job.
XXII, 13.)
Mais l'esprit divin leur
répond : « Comprenez donc,
vous les stupides d'entre le peuple ! Et vous
insensés, quand serez-vous
intelligents ? Celui qui a planté
l'oreille, n'entendra-t-il point ? Celui qui a
formé l'oeil ne verra-t-il point ?
Celui qui instruit les nations ne
châtiera-t-il pas, lui qui enseigne la
connaissance aux hommes ? - L'Éternel
connaît les pensées des hommes et
qu'elles ne sont que vanité. »
(Ps.
XCIV, 8-11.)
L'âme, cette grande inconnue que
nous portons en nous, est le miracle que ceux qui
le nient ont en eux-mêmes. Miracle ?
Oui, car non seulement ni cette âme, ni ses
manifestations ne peuvent être
démontrées ni expliquées par
la science, mais encore elles dépassent et
contredisent toutes nos notions de la nature et de
ses lois.
Chaque jour Dieu crée et jette
cent trente mille de ces semences de
l'éternité sur la terre et leur donne
un corps. Le temps et le lieu où elles
germent, décident
(Eccl.
IX, 11) selon la
volonté de leur Créateur, de leur
existence terrestre ; les unes deviennent des
habitants des stations lacustres, ou des Scythes,
ou des Huns d'Attila ; les autres, des
philosophes grecs ou des sénateurs
romains ; des mandarins chinois ou des
gentlemen anglais ; ou des Esquimaux, ou des
pirates malais, ou des littérateurs et
poètes des salons parisiens ! Que
d'individualités, que de
personnalités différentes ! Et
Dieu seul sait pourquoi, quand, où et
comment Il a créé ces
âmes ; il connaît tous les
milieux, tous les facteurs, toutes les influences
de leur vie, et Lui seul peut et veut un jour les
juger avec justice.
Cette âme, avons-nous dit, est un
miracle inexplicable. Le philosophe Kant l'a dit
dans l'introduction à sa
célèbre « Critique de la
raison pure » : « Je ne
comprends ni comment cette âme entre dans son
corps, ni comment elle en sort ; ni même
comment elle y demeure, c'est-à-dire comment
un esprit immatériel agit sur la
matière ». Car cette âme
immatérielle se nourrit même de
matière. Il est complètement
incompréhensible que le morceau de pain ou
de viande, qui était il y a peu d'heures sur
ma table, soit maintenant le cerveau avec lequel je
pense, le nerf avec lequel je sens la douleur,
l'oeil avec lequel je vois le monde. Il est
inexplicable que cette âme pense avec la
matière ; et cela très
lentement. Dieu l'a voulu ainsi pour qu'elle se
meuve parallèlement au
monde matériel, et pour ainsi dire
emboîte le pas de la création qui
l'entoure.
Il est puéril de dire que par la
pensée l'homme se transporte en un instant
où il veut, en Chine ou sur la lune. Qu'il
veuille bien alors nous décrire ce qu'il
voit là-bas ou là-haut ! Mais il
ne fait que rassembler ses souvenirs, joue avec
eux, et se représente la maison paternelle,
comme il l'a vue avant son départ, ignorant
qu'elle a brûlé il y a huit jours, ou
que son père est mort et que ses
frères sont dispersés. Si l'âme
pouvait penser ici-bas avec la rapidité de
la molécule d'hydrogène ou des ions
décrits plus haut, observer et compter un
quadrillion de leurs révolutions en une
seconde elle vivrait aussi des milliers
d'années dans cet espace de temps. Mais Dieu
a coordonné avec une sagesse infinie sa
création tout entière, et
donné à l'homme la loi que son
âme doit, pour exprimer la vie ineffable de
l'esprit, emprunter des vêtements au monde
visible, et n'exprimer ses idées abstraites
qu'au moyen d'images concrètes : grand
et petit, pesant et léger, clair et obscur,
proche et éloigné, et même bon
et mauvais, sont des représentations
physiques d'abord, puis des idées
morales.
Nous disons que cette âme est
surnaturelle. Le regard, par exemple, contredit
l'adage du naturaliste : une chose ne peut
agir où elle n'est pas. Sans
intermédiaire matériel, sans
changement physique ou chimique dans l'oeil,
l'âme lance par son moyen des regards de
haine ou d'amour, de vénération ou de mépris,
d'interrogation
ou de défense, des regards fiers, humbles,
inquiets, indifférents, et agit à
distance sur une autre âme ! De
même, quand cette âme quitte le corps,
elle dément la loi si vantée de la
permanence de l'énergie. Quand un
athlète meurt subitement, frappé
d'apoplexie, que devient sa force ? Une des
manifestations de l'âme les plus
inexplicables pour notre science, c'est le sommeil
et le rêve. À des intervalles
réguliers, le corps fatigué
s'étend, perd l'usage de ses membres et
s'endort, disons-nous. Alors l'âme s'en va
silencieusement parcourir des royaumes inconnus,
voir avec d'autres yeux que ceux du corps, et par
une autre lumière que celle du jour,
entendre avec d'autres oreilles et parler une autre
langue, faite d'images et de hiéroglyphes.
De ces abîmes elle rapporte des coquillages
brisés on des épaves de quelque
naufrage ; et parfois il semble qu'elle soit
descendue jusqu'aux royaumes des morts; d'autres
fois elle a vu, où et comment ?
l'avenir et ses propres destinées ;
car, qui oserait nier le songe prophétique
dont la Bible et l'histoire citent de si nombreux
exemples ? « Dans le songe, dans la
vision de nuit, quand un profond sommeil tombe sur
les hommes, quand ils dorment sur leurs lits :
alors Dieu ouvre l'oreille aux hommes et scelle
leur instruction, pour détourner l'homme de
ce qu'il fait, pour le cacher de l'orgueil, pour
préserver son âme de la fosse, et sa
vie de se jeter sur
l'épée. »
(Job.
XXXIII, 15-18.)
De même toute notre physiologie,
toute notre psychologie ne savent nous dire comment
les idées prennent
naissance en nous. Elles surgissent à la
surface ou tombent d'en haut, entrent et sortent,
s'enchaînent malgré moi, et me
mènent où je ne veux pas. Notre
âme a des profondeurs plus insondables que
celles de l'Océan.
La mémoire et l'oubli sont aussi
deux facultés également remarquables,
également inexplicables de l'homme. Qu'une
âme puisse, dans sa tête et à
l'aide de quatorze cents grammes de cervelle,
retenir, fixer, emmagasiner les innombrables
souvenirs de toute une vie, c'est là une
grande énigme. Des flots de joie et de
douleur ont passé sur cette âme, mille
incidents divers, mille personnes
étrangères sont entrées dans
sa vie ; elle a accumulé des milliers
de faits, de chiffres, de mots, de noms, et dans
ses vastes entrepôts, dans ses archives, elle
peut aller chercher les articles dont elle a
besoin. Quelquefois elle ne réussit pas
à les trouver, quoiqu'ayant conscience
qu'ils sont là ; mais
où ?... puis, peu à peu, avec
les années, les images s'effacent, se
confondent et se perdent dans le lointain. Et cet
oubli aussi est un bienfait du Créateur. Il
est bon pour nous, faibles humains, que le fleuve
du temps emporte tant de choses, de faits et
d'idées qui nous accableraient ; tant
de chagrins et de soucis qui nous
écraseraient de leur poids s'ils
étaient ensemble toujours et constamment
présents. Il est bon que le jour d'hier
emmène avec lui son fardeau ;
« À chaque jour suffit sa
peine », nous dit un Sauveur
compatissant.
Mais pouvons-nous vraiment
oublier ? ou l'oubli n'est-il qu'un
brouillard,
un
voile bienfaisant, qui nous cache dans cette vie
des faits trop divers, des horizons trop
étendus et trop multiples, afin que nous
puissions avec quelque liberté d'esprit
vaquer au présent ? Le fait
déjà le prouve ; car, au
déclin de la vie, le vieillard évoque
les scènes longtemps oubliées de sa
jeunesse, revoit les lieux où s'est
écoulée son heureuse enfance, entend
de nouveau la voix d'une mère, morte il y a
longtemps... Des somnambules, des
aliénés, des moribonds, nous ont
révélé une puissance plus
étonnante encore et presque absolue de la
mémoire.
De fait il n'est pas possible que
l'âme humaine oublie, et le jour viendra
où, des profondeurs de notre passé,
ressusciteront en nous tous nos actes, nos paroles
et nos pensées mêmes, afin
d'être jugés et de recevoir leur
récompense ou leur condamnation. Il est
contraire à l'essence même d'une
âme immortelle, qu'elle ne sache plus ce
qu'elle a pensé, dit ou fait. Elle ne serait
alors plus que le produit, toujours changeant,
toujours fugitif du petit cercle des idées
et des événements du jour. Mais
Jésus nous dit que « les hommes
rendront compte au jour du jugement de toute parole
oiseuse qu'ils auront prononcée »
- et oubliée ! Donc en ce
jour-là ils s'en souviendront. Quand
« les livres seront ouverts »
(Apoc.
XX, 12), tous les brouillards
du passé s'évanouiront ; tout
deviendra clair et présent, et toute
âme humaine, en présence de sa vie
entière, confessera : Oui, J'ai fait
cela ! j'ai dit cela ! j'ai pensé
cela ! - « Il n'y a rien de
caché, dit Jésus, qui ne doive
être révélé. »
Que sommes-nous en
vérité ? Que serions-nous,
dégagés de tant d'influences, de
circonstances, de milieux qui nous moulent et nous
façonnent ? que serons-nous, quand ils
disparaîtront un jour ? Nous nous
croyons libres et nous sommes esclaves ; nous
portons des chaînes et nous ne les sentons
pas ; les fers dorés de la richesse,
les chaînes d'argent de la vocation, de la
position sociale, les liens de soie, si doux et si
forts de la famille, de la parenté, des
amis, des connaissances, de leurs louanges et de
leurs blâmes. Nous sommes les enfants de nos
parents, les jeunes gens et les jeunes filles de
notre éducation, les citoyens de notre pays,
les hommes de notre siècle, de notre
peuple ; nous portons les caractères de
notre race dans notre esprit et dans notre figure,
dans notre langue et notre style, dans nos opinions
politiques et religieuses, dans notre conception de
la vie ; et, le dirons-nous ? nous
portons l'empreinte de Dieu même ! Le
courant nous emporte doucement avec nos semblables,
et ni eux ni nous ne nous en apercevons ; nous
ignorons ce que nous sommes. Quand le saurons-nous
quand nous verrons-nous nous-mêmes, diamants
transparents et indestructibles de
l'éternité, portant le
« nouveau nom que personne ne
connaît, sinon celui qui le
reçoit ? »
(Apoc.
II, 17.) 0 Dieu, quand nous
rendras-tu libres ?
Jetée dans ce monde, où
elle entre en pleurant et qu'elle traverse comme un
courrier, cette âme se laisse leurrer par les
choses visibles et passagères ; y
cherche son bonheur ; voudrait les
posséder ; et à peine croit elle s'être
arrangé
ici-bas une demeure que déjà
l'âge vient ; les yeux se
troublent ; les bras perdent leur force et la
tête se penche vers la tombe ; il faut
tout quitter et s'envoler en pleurant vers des
rivages inconnus. Cette âme vit dans le
passé et ce passé lui
échappe ; chose étonnante, elle
ne sait plus ce qu'elle a dit, ce qu'elle a
fait ; elle vit dans le présent, sur le
tranchant d'un rasoir, dit l'Arabe, dans une
illusion qui, à peine saisie, glisse,
s'échappe et tombe dans les abîmes du
passé ; elle vit dans l'avenir toujours
inconnu, toujours voilé et flotte entre la
crainte et l'espérance ; notre coeur,
dit saint Ambroise, n'est pas en notre pouvoir.
Cette âme aime le monde et le
méprise ; elle s'aime soi-même
par-dessus tout et ne peut supporter, Pascal l'a
dit, d'être une heure seule avec
elle-même ; elle donnerait tout pour sa
vie, et souvent elle jette avec dégoût
loin d'elle ce don suprême du
Créateur.
Quelles contradictions ! Sa chute
seule les explique. Qu'elle est petite et qu'elle
est grande, faible et puissante, cette âme,
quand comme celle d'un Alexandre, d'un
César, d'un Napoléon, elle dirige les
destinées de millions d'hommes, ou que,
comme celle d'un Attila, d'un Gengis-Khan ou d'un
Tamerlan, elle passe en ouragan à travers le
monde, ravageant des pays, détruisant des
peuples, laissant des déserts sous ses
pas ; ou bien enfin quand, comme celle d'un
Luther ou d'un Voltaire, elle sème dans des
milliers d'âmes la vérité ou le
mensonge, loue Dieu on le blasphème !
Quelle trace laissera un jour, la tienne,
après que tu auras
passé, comme le sillage du vaisseau, qui
vient se briser au rivage quand le navire a
déjà disparu à
l'horizon ?
Que sont les conquêtes de la
science, les triomphes de l'art, toutes les
organisations politiques, législatives et
religieuses, qu'est l'histoire du monde et de
l'humanité, sinon la manifestation, la
révélation permanente d'une âme
divine, immortelle, qui ne saurait être
satisfaite avant d'être retournée
à son origine, dans le sein même de
Dieu ? Pourquoi l'homme ne se contente-t-il
pas d'une crèche bien remplie, comme
l'âne ou le boeuf ? Parce qu'il est
créé à l'image de Dieu.
Nous en trouvons une autre preuve dans
la conscience, cette voix de l'Esprit en nous. Car,
vérité trop méconnue, l'homme
n'est point seulement corps et âme, mais une
trinité de corps, esprit et âme
(I
Thess. V, 23: Col.
II, 11). L'âme peut
pécher ; l'esprit, né de Dieu (I
Jean III, 9 ; V, 4) ne pèche pas ;
et c'est sa voix incorruptible qui en nous reprend
l'âme quand, séduite par la chair et
le diable, elle oublie son origine divine et veut
se plonger dans la poussière et la boue de
ce monde déchu. Comme devant Dieu le mal ne
saurait subsister, de même l'esprit divin en
l'homme réprouve le mal et le juge
impitoyablement. Plus d'une fois un criminel,
après dix ou douze ans d'impunité,
s'est livré lui-même à la
justice, pour faire taire cette terrible voix de la
conscience qui, jour et nuit, lui reprochait son
crime. Ou voyez tel homme, possesseur d'une fortune
mal acquise ; aux yeux du monde il a tout ce
qu'on
peut
souhaiter : une demeure somptueuse, une table
richement servie, tous les conforts, toutes les
jouissances que peut procurer la fortune ; ses
amis l'honorent, le flattent, vantent ses grandes
qualités, son esprit, sa
générosité, et il n'est pas
loin de les croire. Mais quand, après le
festin, les amis sont partis et qu'il reste seul,
il roule dans son esprit, la nuit sur sa couche, de
nouvelles spéculations pour ne pas entendre
la petite voix importune qui dans le silence
murmure incessamment : tu es un
voleur !
Pour qu'il exprimât toute sa vie,
pour qu'il révélât et
communiquât à son semblable ses joies
et ses douleurs, ses souhaits et ses ordres, bien
plus, pour qu'il louât et bénît
son Créateur, celui-ci a fait à
l'homme le don sublime de la parole, le
créant ici aussi à son image.
« Dieu dit », c'est ainsi qu'Il
se révèle. « Et Adam donna
des noms à tous les animaux, et aux oiseaux
des cieux et à toutes les bêtes des
champs. » Par là il montre sa
haute intelligence de la création et du
langage, et Dieu lui-même confirme par son
arrêt cette parole de l'homme
(verset
19). Car le vrai nom est une
grande chose, comme la Bible le prouve : voyez
le changement significatif d'Abram en Abraham, de
Saraï en Sarah, de Jacob en Israël, et le
nouveau nom promis aux élus
(Apoc.
II, 17). L'animal le plus
intelligent, le chien le plus fidèle n'a
jamais su nommer par un simple monosyllabe le
maître à qui il appartient.
La parole ! Avec les lèvres
et la langue l'homme fait vibrer
un peu d'air ; ces vibrations vont frapper
l'oreille de son semblable qui sent et pense avec
celui qui lui a parlé, et ainsi ces deux
âmes vibrent à l'unisson. Par quelques
ondes d'air mises en mouvement nous accomplissons
les meilleures et les pires choses : nous
consolons d'autres âmes ou y jetons le
désespoir, réveillons la foi,
l'espérance et la charité, ou
déchaînons les passions de la
colère, de l'envie, du mépris, de la
haine ; bien plus, nous pouvons avec elles
amener des âmes à Dieu ou les en
éloigner. Combien de sons nous faut-il pour
tout cela ? Cinq voyelles et une vingtaine de
consonnes (avec quelques modifications secondaires
chez quelques peuples), suffisent, depuis six mille
ans, aux peuples les plus cultivés de la
terre, et leur suffiront jusqu'à la
consommation des temps, pour exprimer tout ce que
le coeur humain est capable de penser, de sentir,
d'imaginer, de désirer ou de craindre. Dans
ces vingt-cinq signes se trouvent en germe tous les
documents, tous les ouvrages de littérature
qui jamais ont été écrits ou
qui le seront encore, tous les discours
prononcés ou à venir, toutes les
langues et tous les dialectes du monde. Il suffit
d'arranger de telle ou telle manière ces
vingt-cinq caractères d'imprimerie, pour
dire tout ce que l'homme peut penser ; pour
nier ou pour affirmer, pour énoncer des
choses sages ou prêcher des folies ;
pour faire du bien ou du mal ; pour sauver ou
pour perdre des âmes. Bien des inventions ont
été faites et le seront encore au
cours des siècles, mais jamais l'homme n'inventera
une
nouvelle voyelle ou une nouvelle consonne : ce
qui prouve qu'elles ne sont pas de simples
accidents de la voix humaine, mais qu'elles sont
basées sur des principes et des forces
spirituelles appartenant aux profondeurs, aux
racines mêmes de l'âme. Aussi les
retrouve-t-on dans toutes les langues avec leur
même signification typique, comme traces d'un
seul et unique langage originel, intimement
lié avec la nature et avec la figure
humaines.
Il en est de même des formes du
discours ; elles aussi ne sont point
arbitraires, mais absolument données parle
créateur et jamais l'homme n'en inventera
d'autres. Les deux piliers de la langue, comme le
disait déjà Aristote, sont le
substantif et le verbe. Le substantif ou nom pose
la substance, l'être, la personne ;
c'est le rocher de granit ; il dit ce qui est,
sans être borné par le temps ou
l'espace. Le verbe dit ce que le substantif fait,
ce qui s'est fait, se fait et se fera dans le
temps, par une ou par plusieurs personnes. Ainsi
quand la Parole divine créa le monde, elle
prononça des substantifs nouveaux et
jusqu'alors inconnus, même aux anges :
terre, jour, nuit, mer, herbes, plantes, fruits,
semence, poissons, oiseaux, animaux, hommes. Quand
Elle vint en chair apporter à l'homme le
salut et lui enseigner ce qu'il doit faire pour
être sauvé, Elle ne prononça
pas un seul nom nouveau. Après avoir
déclaré qu'Il est le chemin, la
vérité et la vie, Jésus se
sert du verbe : « Celui qui croit en
moi, encore qu'il soit mort
vivra ; et quiconque vit et croit en moi, ne
mourra point à jamais ; crois-tu
cela ? »
(Jean
XI, 25, 26.)
« Demandez et il vous sera
donné ; cherchez et vous
trouverez ; heurtez et il vous sera
ouvert ; car quiconque demande, reçoit,
et celui qui cherche trouve, et à celui qui
heurte, il lui sera ouvert »
(Matth.
VII, 8).
La vraie instruction de l'homme consiste
donc à reconnaître les formes et les
êtres de la création et ce qu'il est
lui-même, à chercher Dieu le
Père en tout, et puis à apprendre
dans la vie et la parole du Fils, ce qu'il doit
faire pour être sauvé.
L'adjectif, qui s'enroule comme une
plante grimpante autour du pilier de granit du
substantif, le précise et l'orne, le colore,
l'agrandit ou le diminue quand il est vrai. Quand
il est faux, Voltaire a raison :
« L'adjectif est l'ennemi du
substantif. » Mais Dieu ramène
toutes nos qualités à une seule. Il
vit que tout était bon !
Pourquoi ? Parce que le bien est en soi et par
soi-même absolument beau, et que hors de lui
il n'y a point de beauté
véritable ; voilà le principe de
la vraie esthétique. Dans une parole
admirable de profondeur Christ ramène tout
le discours à « oui,
oui » et « non, non »
(Matth.
V, 37). Apprenons à
dire de tout notre coeur, en toutes choses
« oui » au grand Dieu, en qui
tout est oui et amen !
(2
Cor. I, 19, 20 ; Apoc.
XXII, 20) et à dire
« non » au créateur du
non, au père du mensonge, quand il veut nous
séduire ; voilà toute la science
de la vie. Les cieux retentiront du Oui éternel du
Père et les enfers du Non de ses
ennemis.
Le pronom se promène dans la
langue comme l'ombre mystérieuse du
substantif ; il, lui, elle ! et l'on
demande : qui donc ? Il partage
l'humanité en moi, la personne, le
centre ; toi, mon prochain ; lui, elle,
eux tous ! L'adverbe, de peu d'apparence, a
une grande portée. Il jette les faits
ça et là, dans le passé ou le
présent, les approuve ou les condamne -
très bien, mal, autrefois, à
présent, jamais, toujours,
éternellement. Les conjonctions sont les
cordes et les liens du langage ; et le "et"
biblique exprime l'enchaînement des faits,
où tout est à la fois cause et effet
de l'histoire du monde ; celle-ci n'est, dit
Molitor dans sa Philosophie de l'histoire, qu'une
seule et même phrase. Enfin l'interjection
montre qu'il y a des soupirs ineffables de
l'esprit, des cris de douleur, de joie et
d'admiration de l'âme, pour lesquels la
langue humaine ne trouve pas de mots.
Mais l'humanité s'est servie de
ce don divin de la parole pour offenser le
Donateur, et « les pécheurs impies
ont prononcé contre Lui des paroles
dures »
(Jude
I, 15). Alors Jéhova
descendit et « confondit le langage de
toute la terre, afin qu'ils n'entendissent pas le
langage l'un de l'autre ».
(Gen.
XI, 7.) D'où viennent
tant de dissensions, de querelles, de haines parmi
les individus ? de guerres de religion et
autres parmi les peuples ? - De ce qu'ils
n'entendent pas le langage l'un de l'autre !
La parole donnée à Adam
aurait eu puissance sur toute créature, s'il
n'était pas tombé. On en voit la
preuve dans les grandes paroles avec lesquelles il
fixe l'être de la femme et l'essence du
mariage
(Gen.
II, 23, 24 ; III,
20).
Cette puissance continua encore quelque
temps chez l'homme, quoique allant en
décroissant. Avec la parole :
« Maudit soit Canaan, il sera le
serviteur des serviteurs de ses
frères », Noé a
fixé, selon la volonté de Dieu, les
destinées d'une grande partie de
l'humanité pendant de longs
siècles ; car, de tout temps, l'Afrique
a été le pays de l'esclavage. De
même, après qu'Isaac eut béni
Jacob, les pleurs et les lamentations
d'Ésaü ne purent rien changer au fait
accompli. La parole avait été
prononcée, et Jacob conserva les
prémices de la bénédiction
paternelle ; pourtant Isaac donna à
Ésaü l'épée et la
liberté du désert, « la
graisse de la terre et la rosée des cieux
d'en haut ». Telle est la puissance de la
parole inspirée par l'Esprit divin. Bien que
l'on reconnaisse toujours la grandeur d'un homme
à la grandeur de sa parole, où
trouvera-t-on aujourd'hui un homme ou un
chrétien qui ait puissance par sa parole de
répandre bénédiction ou
malédiction sur des peuples futurs, de
déterminer d'avance les destinées de
sa nation ou seulement de sa famille, de ses
enfants ? Les anciens Grecs et les Romains
respectaient plus que nous la parole ; ils
faisaient grand cas d'une belle élocution et
d'un discours clair et logique. Socrate pouvait
dire : « Parle afin que je te voie »,
tandis que
l'homme moderne souscrit trop souvent au mot de
Talleyrand : « La parole est
donnée à l'homme pour déguiser
sa pensée ». Quels torrents de
mots oiseux, frivoles, quand ils ne sont pas faux
et mensongers, inondent au moyen de la presse le
monde actuel !
Heureusement qu'à
côté de ces sables mouvants de la
parole humaine, nous avons le rocher immuable de
l'éternelle Parole de Dieu. Et parce que de
la bouche de Dieu est sortie la
déclaration : « Faisons
l'homme à notre image, selon notre
ressemblance, et qu'il domine sur la terre
entière » la pleine
réalisation de cette parole, bien que
différée par suite du
péché, sera manifestée un jour
glorieusement. Oui, un jour l'homme racheté
par Jésus-Christ,
« recréé »
à l'image de Dieu, régnera sur la
terre entière et sera même
appelé à juger les anges
(1
Cor. VI, 3). Sa parole acquerra de
nouveau une puissance créatrice et
judiciaire. Mais le plus noble usage qu'il en fera
alors sera d'unir ses accents aux harmonies
universelles, pour louer Celui « qui a
créé toutes choses, et par la
volonté de qui toutes choses subsistent et
ont été
créées ».
(Apoc.
IV, 11.)
« Toute chair est comme
l'herbe et toute sa gloire comme la fleur de
l'herbe. L'herbe est séchée, et la
fleur est fanée ; mais la Parole de
notre Dieu demeure
éternellement. »
(Es.
IL, 8.)
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