3 janvier 1932.
J'ai été bien handicapée
pendant les fêtes de Noël par cette
sotte grippe et ses suites, mais grâce
à Dieu, j'ai pu assister et faire ma part,
à toutes nos fêtes de
Noël.
Un
changement d'air lui ferait-il du bien ? Le
départ pour Lausanne fut
décidé. Son mari l'y mena au
commencement de janvier 1932, mais l'effet
quasi-miraculeux des autres fois ne se produisit
pas. Elle n'arrivait pas à se remonter,
Étourdissements, surdité partielle,
paralysie d'un oeil, faiblesse, autant de
symptômes troublants, mais inexplicables, car
les examens les plus minutieux et les radiographies
répétées ne
révélaient point du tout de foyers de
cancer. il fallait donc espérer quand
même, malgré la lenteur des
progrès et les rechutes. Elle reprend la
plume pour écrire à
Londres :
À son mari :
Lausanne, 3 février 1932.
Je te sais maintenant de nouveau à Londres dans notre bon petit home et auprès de nos chéris, et mon coeur saigne de ne pas y être avec toi. Oh ! tu sais que je ne suis pas malheureuse ici, dans cette chère maison, que j'y suis choyée, aimée, aussi bien que je puis l'être loin de la maison, mais la voix du sang crie.
Lausanne, 7 février 1932.
Hier, samedi, en me levant, j'ai senti que
quelque chose n'allait pas. J'ai tenu
jusqu'à 4 heures de l'après-midi,
mais j'ai enfin dû avouer la chose.
... J'en suis naturellement
navrée, parce que cela va te mettre en
souci. Navrée aussi parce que cela va
peut-être encore éloigner la date de
mon retour... Mais que faire ? L'accepter avec
soumission en se disant que sans doute il y a une
raison à la chose !
Lausanne, 10 février 1932.
Je crains bien que désormais tu auras une
femme plus délicate et qui te donnera bien
des soucis de santé. J'en suis
désolée, et je demande à Dieu,
du fond de mon coeur, pour ton bonheur, de ne pas
devenir une invalide, surtout une femme
insupportable et égoïste qui ne pense
plus qu'à sa santé !... Et
pourtant, au fond de moi-même, chaque fois
que j'ai un accroc de santé, je
réalise à nouveau le privilège
de la maladie qui est comme une retraite pendant
laquelle, lorsque l'on ne souffre pas trop, on a le
temps de rentrer calmement tout au fond de
soi-même et de se retrouver, et de penser...
Toutes sortes d'idées me
viennent pendant les nuits sans sommeil et les
heures où je suis trop fatiguée pour
faire rien d'autre, que je ne saurais
élaborer dans l'activité de tous les
jours. Si les grandes souffrances viennent, alors
Dieu saura que faire : je veux avoir confiance...
Tu sais bien que le coeur parle fort chez moi, mais
je ne suis pas descendante de huguenots et en
particulier de papa pour rien, et ma conscience ne
me laissera jamais faire quelque chose que je crois
être sciemment contre la
volonté de Dieu, dût mon coeur en
saigner bien fort... Tu diras que ma conscience
peut se tromper... Oui, cela est possible, car je
ne suis qu'une pauvre pécheresse qui ne vaut
pas cher, mais que faire d'autre que d'essayer,
oh ! trop faiblement sans doute,
d'éclairer cette misérable conscience
par la prière ? Tu es pourtant d'accord
que dans ces conditions-là c'est bien, en
fin de compte, notre conscience qui doit être
le flambeau de notre âme, le guide de notre
vie ? Et si, dans ces conditions encore, notre
conscience se trompe... eh bien ! Dieu est
là pour réparer les brèches et
pardonner.
Lausanne, 20 février 1932.
Moralement je tiens bon, et, avec l'aide de Dieu
je tiendrai jusqu'au bout ! L'épreuve
est lourde en ce moment, lourde, peut-être,
parce qu'elle a l'air si petite et devrait
être si petite. Je me considère comme
une écolière entre les mains de Dieu,
une écolière qui a une leçon
à apprendre, afin d'être, entre les
mains de son Maître, un instrument utile,
beaucoup, beaucoup plus parfait qu'il ne l'a
été jusqu'à présent...
et on tient quand on réalise, par la
grâce de Dieu, la nécessité
d'une épreuve. Sur ce point, jusqu'à
présent, j'ai toujours vu clair ; je
n'ai jamais été troublée par
l'idée du « pourquoi »
en ce qui me concernait, et je demande à
Dieu qu'Il m'épargne ce doute horrible
jusqu'au bout. Donc tu vois, je tiens bon. Il y a
des moments de découragement, de
dépression, que je laisse passer dans ma
plume comme ils viennent. Mais c'est superficiel.
Au fond, TOUT VA BIEN.
On
tenta
d'un séjour à Caux, à quelque
mille mètres d'altitude pour échapper
aux brouillards qui, cet hiver-là, avaient
enveloppé Lausanne avec persistance.
Caux-sur-Montreux, 23 février 1932.
Nous y sommes ! Je t'écris, assise
sur le balcon de notre chambre, emmitouflée
dans mon manteau, ma robe de chambre, une
couverture, car le fond de l'air est froid, mais
dans un moment, peut-être aurai-je trop
chaud. La vue que j'ai devant moi est indiciblement
belle, je ne chercherai pas à te la
décrire en accents lyriques, mais tu pourras
t'en rendre compte par toi-même. Juste
au-dessous de moi, c'est Veytaux, Chillon, puis
Villeneuve, l'entrée de la Vallée du
Rhône, Le Bouveret et encore un bon bout de
la côte de Savoie, le tout baigné de
soleil. Au premier plan, vers l'Est, ce sont les
énormes pentes couvertes de forêts
avec de grandes taches blanches qui descendent
à pic vers le lac ! C'est beau,
beau !... Ce matin, nous avons observé
le lever du soleil. Tous les monts, à
commencer par la Dent du Midi, étaient
teintés de rose, longtemps avant qu'il sorte
du rideau de montagnes ! Il ne me manque
qu'une chose, c'est de t'avoir là, toi, avec
les enfants !
Il
fallut,
cependant, bientôt redescendre. Un mieux
décisif ne se
produisait pas. Et s'il en était ainsi,
valait-il la peine de rester en Suisse ? Sans
doute pressentait-elle, sans peut-être se
l'avouer encore, que le mal perfide la minait
à nouveau, et qu'elle n'en avait plus pour
très longtemps. Aussi n'avait-elle plus
qu'un désir : se retrouver au milieu
des siens.
Lausanne, 8 mars 1932.
Comme je t'écrivais hier, ma rentrée à Londres ne se présente plus comme une affaire de choix, mais comme une affaire d'obéissance, et je remercie Dieu, du fond du coeur, de me faire connaître si clairement Sa volonté. Tout devient plus facile à porter, quand on est sûr que c'est Sa volonté !
Lausanne, 10 mars 1932.
Oh ! qu'il m'en coûte de te donner
tout ce souci ! Dieu veuille que je ne t'en
donne pas plus encore ! Bien-aimé, il
te faut, comme j'essaie de le faire, tout,
absolument tout remettre entre Ses mains et croire
que, quoi que nous fassions et quoi qu'il arrive,
cela sera seulement Sa Volonté qui
s'accomplira, et croire de toutes nos forces que Sa
volonté est pourtant la seule bonne.
Chéri, aujourd'hui, je ne
sais pas encore quelle est cette volonté
pour moi : Me reprendra-t-Il bientôt
à Lui ? Me laissera-t-Il vivre encore
bien des années auprès de vous, une
délicate, une maladive, une invalide ?
Me rendra-t-Il les forces et la santé pour
Son oeuvre ? Vraiment, je ne sais, mais je
veux mettre toute ma confiance dans Son amour, et
rester paisible dans le fond. Mon chéri,
dis-moi si tu peux faire de même ? Le
savoir, le sentir, sera pour moi une telle force.
Je ne dis pas tout cela parce que je me sens moins
bien ou plus déprimée qu'un autre
jour, mais parce qu'il me faut sentir que tous
deux, nous regardons tout courageusement, bien en
face, et que nous marchons bien ensemble !
Lausanne, 14 mars 1932.
Ta lettre m'a été un vrai réconfort ! Il m'importe tant, pour la paix de mon âme, de savoir que nous marchons ensemble, la main dans la main, que toi aussi, tu regardes les choses en face et que tu es prêt à accepter quoi qu'il arrive comme venant de Lui avec foi et avec calme... calme de fond, même si, à la surface, les vagues font rage. Oh ! ne crois surtout pas que je sois un roc ! Je te l'ai dit, j'ai honte de mes moments de découragement, de dépression - et ils sont fréquents ! - Je ne te dis pas que c'est avec joie que je prévois tout ce que Dieu pourrait me demander ; non, c'est avec crainte et tremblement et même larmes, mais je crois pouvoir dire que c'est avec foi et avec soumission... je suis heureuse : nous regardons les choses en face, nous les regardons de la même manière et cette certitude est une force pour moi. Cela enlève l'aiguillon de mes moments de faiblesse. Merci de m'avoir laissé pénétrer tout au fond de ton âme.
Lausanne, 19 mars 1932.
Oui, nous sommes pleinement d'accord, nous
marchons la main dans la main, et dans le sentier
où Dieu nous veut, je le crois de tout mon
coeur. Si le sentier est rude, si les pierres du
chemin blessent - et elles blessent beaucoup et
font bien mal - je me redis sans cesse que pendant
quarante-quatre ans j'ai marché sur une
route unie, remplie de soleil et de bonheur, et
dût l'épreuve m'accompagner le reste
de ma vie, me plaindre serait encore une
ingratitude. La seule chose qui me fait honte et me
fait trembler, c'est de ne pas savoir porter cette
épreuve avec le calme et la
sérénité que devrait avoir
celle qui se dit enfant du Père
céleste, du Dieu tout-puissant qui porte et
réconforte... Que Dieu me soit en aide et me
pardonne ! Hélas, je ne suis pas forte
pour supporter la souffrance physique, je l'ai
encore vu hier !
Rentrée
à Londres en
avril, sa vie fut désormais celle d'une
invalide, vie au ralenti, toute de
ménagements. Il lui en coûtait fort,
car ce n'était point dans ses goûts,
mais elle tâchait de tenir la tête haute. Elle
dut renoncer
à toute activité au dehors. Tout au
plus recevait-elle encore un peu. Elle ne pouvait
plus guère se rendre à l'Eglise
suisse, trop distante. Elle allait au bout de la
rue, à l'Eglise presbytérienne
anglaise, où elle se faisait du bien. Ce qui
lui restait de forces, elle le consacrait à
ses enfants et à la correspondance, surtout
avec son amie de Lausanne.
À son amie :
Londres, 17 avril 1932.
Il était relativement facile, avec un corps plein de vie et de forces, de faire toute ta tâche, sans compter, telle qu'elle se présentait. Maintenant, il faut compter, il faut renoncer, cela m'est dur, il faut choisir, c'est difficile. Certes, si je viens à bout de ce qui m'est demandé, ce sera bien Sa force qui s'accomplira dans ma faiblesse. À peine rentrée à la maison, Dieu m'a bien nettement parlé en me faisant sentir ma faiblesse, et à combien j'aurais à renoncer... Vendredi a été une vilaine journée, me rappelant mes vilaines journées de Gryon. Aujourd'hui cela va mieux, et je vais me lever.
Londres, 2 mai 1932.
Le fait est clair : il ne m'est permis, matériellement, de rien, rien faire du tout. Chaque fois que je me permets de bouger, je le paie le lendemain. À moins donc d'une raison très urgente, je mène la vie la plus paresseuse et la plus oisive qu'on puisse imaginer. Dieu veuille qu'elle ne soit pas tout à fait inutile pourtant, et qu'Il me fasse mieux trouver de jour en jour comment je puis Le servir dans la maladie et la souffrance. Demande-le Lui pour moi, et demande Lui que, sous l'effet de cette petite croix, je ne devienne pas injuste et égoïste pour les autres. Que de lourdes croix je vois autour de moi ! Mais tu sais combien il est facile de s'exagérer la sienne ! Et cela, je ne le voudrais pas.
Londres, 30 mai 1932.
Dimanche matin, j'ai fait la paresseuse, voulant
garder mes forces pour aller l'après-midi au
Foyer Suisse, où se réunissaient mes
enfants d'école du dimanche. Mais ces genres
de choses ne me valent rien : elles me donnent
trop envie de me remettre à la tâche.
Quand sera-ce ?... je ne sais sans doute pas
encore assez ma leçon. Quand la saurai-je
suffisamment pour reprendre mon service ?
Avoir mal, ce n'est pas encore tant ce qui
m'importune, mais cette fatigue intolérable
que je traîne avec moi, spécialement
le matin, en me levant, est plus pénible
à supporter. Demande à Dieu qu'Il me
permette de rester gaie et souriante quand
même ; ce serait pour moi un
désespoir si je sentais que les autres
doivent souffrir de mon état de
santé... ils n'en sont pas
responsables.
Elle
parut
encore une fois en public à la fête de
la Colonie suisse, en juin, et reçut encore
chez elle tous les pasteurs des Églises
étrangères de Londres, en juillet. Le
mois d'août se passa dans le même petit
cottage du Surrey, aussi ravissant que toujours,
mais c'était
elle qui n'était plus la même. Finies,
les longues courses à travers bois et
bruyères. Sauf une seule, son ultime
promenade avec son mari, elle ne circula pour ainsi
dire plus, restant étendue sur une chaise
longue et même fréquemment
alitée. Elle souffrait de plus en plus et
s'en voulait d'être une cause de tourment
pour les siens qu'elle chérissait. Quelques
semaines plus tôt, elle l'avait
déjà confessé avec humiliation
et tout le temps, malgré sa faiblesse, elle
s'efforçait de vaincre ces accès
d'humeur.
Londres, 27 juillet 1932.
Je sens que la souffrance physique me rend méchante, oui, méchante. Je le sais, et le suis quand même. J'ai de la peine à supporter quoi que ce soit, et mon pauvre mari et mes filles aînées s'en ressentent. Hélas, malgré tout mon ardent désir de ne pas être à charge aux autres, je n'ai pas acquis cette patience angélique de ceux qui savent souffrir avec le sourire. Ne demande pas à Dieu de me délivrer de mon mal physique, mais de mon mal moral qui est infiniment plus grand. Je ne crois pas qu'Il me délivrera avant que j'aie appris ma leçon !
Blackheath, 3 août 1932.
Je crois que si nous n'apprenons pas la patience et la sérénité dans la moindre souffrance, elle ne nous sera pas donnée dans l'excès de la souffrance, qui consiste bien à avoir une âme qui vit et qui sent, dans un corps qui souffre sans arrêt et qui est mort au point de vue de l'action. Ce dont je souffre le plus maintenant, ce n'est pas de ce que je fais, avec fatigue et souffrance, mais c'est de ce que je ne puis faire. Oh ! combien je voudrais apprendre cette sérénité parfaite, afin que mes souffrances actuelles servent du moins à quelque chose, servent à prouver au monde la paix et la force que Dieu donne à ceux qui Lui appartiennent. En somme, rien ne me « tourmente » réellement, moralement, en ce sens que je n'éprouve aucun sentiment de révolte, et que je ne me pose aucune question à laquelle je ne puisse répondre. Mais c'est plutôt le physique qui se décourage parfois, la chair qui est faible, et je voudrais que la chair soit forte... Mais peut-être alors l'orgueil lèverait-il la tête ! Non, tout est bien ainsi.
Blackheath, 10 août 1932.
Plusieurs fois je me suis crue au fond du
précipice, sans y être encore... Y
suis-je cette fois-ci, et pourrai-je remonter la
pente ? Mon moral est assez bon, mais
l'état nerveux général l'est
moins, naturellement, et j'ai besoin que tu pries
pour moi, et demandes à Dieu, non pas la
guérison - Il sait que je la désire,
et me la donnera quand Il le jugera bon - mais
qu'Il me donne la force d'être fidèle
et vaillante, et de savoir tenir la tête hors
de l'eau jusqu'à ce qu'Il me donne la
délivrance.
À
son mari, qui dut s'absenter quelque temps en
Suède, pour une conférence, elle
écrivit encore quelquefois. Ce furent ses
derniers messages, souvent sur simple carte
postale. Elle n'avait plus guère la force de
tenir une plume. Nous n'en détacherons qu'un
seul fragment qui les résume tous. C'est
toute sa foi victorieuse qui y apparent
malgré la détresse :
À son mari :
Blackheath, 19 août 1932.
Oui, chéri, je crois que Dieu tient ma
vie entre Ses mains. Quelquefois le
découragement me prend bien un peu, quand,
après une belle remontée, je me sens
filer en bas de nouveau. Mais Dieu, Lui, sait
pourquoi, et cela doit nous suffire. C'est sans
doute la patience que je dois apprendre, car qui
sait combien de temps durera mon
état.
Manifestement,
cet état
était dû au mal qui la tenait dans ses
griffes. Aussi de légers calmants
devinrent-ils nécessaires. Ils lui firent
retrouver le sommeil et l'aidèrent à
supporter ses souffrances avec patience. Mais ils
n'enrayèrent point la maladie, comme bien
l'on pense. Celle-ci progressait à grands
pas.
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