Lausanne, 1er janvier 1931.
Voilà cette année 1930 finie. Toi
et moi sommes remplis des mêmes
pensées, sans doute, en regardant en
arrière. Et maintenant, je regarde en avant,
en mettant toute ma confiance, humblement, entre
les mains de Celui qui tient ma vie dans Sa main.
Cette année m'amènera-t-elle la
délivrance ? Amènera-t-elle le
grand sacrifice ? Nous laissera-t-elle dans
l'incertitude dans laquelle nous la
commençons ? Je ne sais, mais la seule
chose que je demande à Dieu, c'est que ma
foi ne faiblisse point quoi que Dieu demande de
moi ! De même pour toi, chéri, et
pour nos enfants et ceux qui m'aiment ; que
cette épreuve serve à l'avancement de
Son règne ! J'ai été un
peu faible et déprimée tous ces
temps-ci. Mon coeur n'est pas encore ferme comme le
roc et ne possède pas encore le calme qu'il
devrait avoir. En sera-t-il jamais ainsi tant qu'il
aimera ? Mais je crois de toutes mes forces en
l'amour de Dieu !
Durant
une
douzaine de jours, elle a la joie d'avoir son mari
auprès d'elle, ainsi que deux de ses enfants,
ceux qui,
atteints
des oreillons durant l'été, n'avaient
pu la rejoindre à Gryon. Mais bientôt
l'heure du départ sonne. Elle-même
retourne à Genève, pour l'une de ces
visites périodiques chez le médecin
qui la suit de près.
À son mari :
Genève, 24 janvier 1931.
Quelle différence entre ton départ
maintenant et celui d'octobre. Par la grâce
de Dieu, ce n'est plus la mort que j'ai devant moi,
la séparation finale qu'il faut accepter
avec soumission, mais apparemment la vie
transformée peut-être, amoindrie, au
point de vue physique, actif, mais enrichie par les
douloureuses expériences des derniers mois,
douloureuses et si belles pourtant ! La grande
expérience faite est pourtant celle
exprimée si gentiment et simplement par
notre petite Odette
« Après tout, les
docteurs ne savent pas tout. Ils peuvent se
tromper, Dieu sait mieux qu'eux », et
j'ajouterai : « Ce qui est
impossible aux hommes est possible à
Dieu ». Je veux m'appuyer
là-dessus. Toi aussi !
Genève, 26 janvier 1931.
Ne te tâte pas le pouls, ne te demande pas toujours : Ai-je fait des progrès spirituels ou n'en ai-je pas fait ? Le fait du progrès spirituel, c'est précisément de ne pas le sentir nous-mêmes. Je crois qu'il nous faut vivre simplement au jour le jour, faire au mieux possible la tâche qui est devant nous, telle qu'elle se présente et remettre tout le reste, nos progrès spirituels y compris, entre les mains de Dieu qui est seul - non pas nous ! - maître de notre âme et de notre vie, et qui fait de nous ce qu'il veut et quand Il le veut. Notre seul effort doit consister, je crois, à nous remettre entre Ses mains aimantes et puissantes et à nous appuyer entièrement sur Lui, joyeusement et paisiblement. Oh ! je n'y suis pas encore et toujours mon coeur est tremblant et craintif au premier coup de vent... Tu parles de mes progrès spirituels. Hélas ! Si le progrès spirituel consiste à se sentir de plus en plus petit, incapable, craintif, inutile par soi-même, à se sentir nulle autre chose qu'un instrument usé et rouillé, dont Dieu veut bien se servir malgré tout, alors peut-être ai-je fait un pas en avant. Mais c'est tout, et je t'assure en toute humilité, que ce que ceux qui m'aiment disent de moi, me laisse confondue. J'en suis heureuse, parce que mon plus grand désir est d'être un témoin fidèle ; mais si honteuse de me sentir encore si indigne d'être la servante de Dieu !
Lausanne, 8 février 1931.
Ne puis-je pas dire, moi aussi, comme Mme
X...
« C'est un résultat
de la prière, si je suis
guérie » ? Car ce n'est pas
un homme qui a prié pour moi, mais beaucoup
d'hommes et de femmes. Quoi qu'il en soit, je sais
que Dieu peut me guérir, s'Il le veut, et ce
qui arrivera maintenant, en bien ou en mal, sera Sa
volonté.
Lausanne, 16 février 1931.
Tu me demandes comment je vais : Mais très, très bien ! C'est ce que tu peux dire à tous ceux qui te le demandent. Je me sens bien, non seulement étant donné ce que j'ai eu, il y a quelques mois, mais bien, dans le sens absolu du mot, comme dans les premières années de mon mariage, mieux donc que depuis bien des années ! Je ne sais pas comment je me sentirai dans un mois, ou quand je serai à Londres, mais en ce moment je vais très bien...
Lausanne, 22 février 1931.
Ce que tu me dis de la cure d'âme, je le comprends pleinement. C'est la seule chose en fin de compte qui vaille la peine, et, au point de vue religieux, tout comme au simple point de vue psychologique, c'est passionnant. Pénétrer au fond d'une âme, quelle merveille ! Et pouvoir aider cette âme, quelle merveille plus grande encore ! Quand j'entre en contact avec quelqu'un, c'est presque une « déformation professionnelle », ce désir que j'ai de la pénétrer... de la faire se confesser ! Mais je crois que, quand on y met de l'amour, cela fait du bien ; je le sais même. Que je plains ceux qui ne voient de ceux qu'ils rencontrent que l'extérieur !
Lausanne, 8 mars 1931.
Un sentiment domine chez moi tous les autres celui de la grande responsabilité qui m'incombe. Je ne puis m'empêcher de sentir que, si Dieu m'a rendu la vie qui, selon toute prévision humaine, devait m'être enlevée, c'est qu'Il attend quelque chose de moi. Qu'Il me donne la force de répondre à cette attente !
Lausanne, 14 mars 1931.
Oh ! que je voudrais être un témoin fidèle de Sa puissance, de Son amour ! il y a tant de puissance d'amour dans le monde, étouffée par tant d'égoïsme conscient et souvent même inconscient. J'ai tant, tant de peine à comprendre un chrétien qui manque d'amour. La colère, l'impatience, le mensonge même, l'orgueil ou l'égoïsme, mais contre lesquels on lutte, dont on souffre, je comprends, j'admets qu'ils puissent se trouver même chez un chrétien, mais le manque d'amour chronique, dirai-je, chez un chrétien, je ne le comprends pas, et cela fait bien mal de le trouver. Que Dieu m'en garde toujours !
Lausanne, 26 mars 1931.
Oui, les jours filent, filent, très, très vite et c'est avec une trépidation dans le coeur que je réalise que, dans un mois, je serai à la maison et reprendrai ma vie active. Quand je pense à ce qui aurait pu être ! Combien je sens ce qui me manquait avant, combien mon expérience était incomplète, et combien j'ai appris pendant ces jours d'épreuve, d'angoisse ! Je ne regrette rien, rien du tout. Je n'ai peur que d'une chose, c'est de retomber dans l'ornière quand tout ira bien et de ne pas faire mieux qu'avant. Oh ! que Dieu me donne d'être pour toi. une meilleure femme, pour mes enfants une meilleure mère et enfin une meilleure servante dans Son oeuvre ! Ma plus grosse épreuve serait que ces expériences soient perdues. Ce sera si bon de reprendre la tâche après ces longs mois d'attente, et de nous retrouver tous, toi et nos enfants que j'avais cru perdre...
Lausanne, 30 mars 1931.
Tu me répètes que je suis sortie
épurée de l'épreuve, que j'ai
avancé dans la vie spirituelle, que, etc...
Ah ! Dieu veuille que ce soit vrai !
Certes, j'avais soif d'une période de
recueillement. Dans cette vie tourbillonnante,
étourdissante, je sentais que mon âme
s'évidait, que ma vie spirituelle s'en
allait, faute de recueillement impossible à
prendre, à cause du manque de temps, de la
fatigue intense qui faisait que je n'avais plus la
force de faire l'effort de rentrer en
moi-même. Je sentais Dieu Lui-même qui
m'échappait, et dans la détresse,
j'ai crié à Lui, et Il m'a
répondu ! Et j'ai cru que
c'était une épreuve... Humainement
parlant, c'était bien cela ! En
réalité, ces mois passés ont
été une réponse merveilleuse
à un cri de mon âme. Dieu m'a rendu le
sentiment de Sa réalité, de Sa
présence, et m'a donné en même
temps l'occasion, la possibilité de rentrer
en moi-même, de me recueillir, de Le
retrouver, de développer ma vie spirituelle.
Pendant ces mois passés, tel est le devoir
très net qu'Il a mis devant moi - en
supprimant tous les autres. Ai-je rempli ce
devoir ? J'ai
essayé, mais combien imparfaitement. Et si
je ne sors pas un peu plus forte de cette
épreuve, un peu plus utile à Son
service et au service des autres, alors honte
à moi !
Après
plus de neuf mois
d'absence, elle se remet en route pour Londres.
Versailles, 26 avril 1931.
Me voici à mi-chemin de la maison. Depuis
mon départ de Lausanne, je vis comme dans un
rêve. J'ai hâte maintenant, tellement
hâte, d'être près de toi, au
milieu de vous tous. Dieu me donne d'être
à la maison pour chacun, tout ce qu'Il
désire que je sois. Je vois tellement
clairement quelle doit être ma tâche
morale que j'en suis presque écrasée,
me sentant si petite, si incapable.
... Comme tout me paraît laid,
par ici, après ces merveilles de
là-bas ! J'aime fermer les yeux, et je
vois le lac scintillant, les montagnes blanches,
Chailly perdu dans la verdure... Que je me
réjouis de retrouver notre jolie maison, et
notre beau jardin ! Là, au moins, il y
a encore de la beauté, de la nature, de la
verdure, sinon le lac et les montagnes. Mais
sais-tu qu'un peu de nostalgie au coeur pour
quelque chose de beau est un sentiment très
doux ; et puis, je comprendrai mieux nos
Suisses et nos Suissesses.
À son amie :
Londres, 28 avril 1931.
Me voici dans mon home des Hollies... après neuf mois et demi d'absence ! Quelle émotion, quelle reconnaissance... et quelle réception ! ! ! J'ai le coeur et la tête tout pleins des cris de joie, des baisers, des fleurs, des cadeaux, des messages qui m'ont accueillie... Une chose dont je suis parfaitement sûre, c'est que si Dieu m'a rendu la vie, c'est qu'Il a encore besoin de moi, et cette pensée me remplit de joie et me porte. Il est doux d'entendre ces deux phrases, l'une dite par une toute vieille infirme de quatre-vingt-cinq ans, sourde, presque aveugle : « Oh ! pourvu que je puisse revoir Mme Hoffmann ! Après, tout m'est égal, je mourrai volontiers !... », et l'autre par un petit garçon de six ans. Sa mère lui dit : « Tu sais que Mme Hoffmann va bientôt revenir ? » Et le petit répond : « Mais bien sûr que je le sais, puisque j'ai prié si longtemps pour elle : Maintenant, il faudra dire merci au bon Dieu ».
Londres, 11 mai 1931.
Je lisais hier et ce matin la lecture indiquée par les Textes Moraves : 1 Corinthiens, ch. XV, v. 42-57. Quelle merveilleuse espérance ! J'ai été longue à la faire tout à fait mienne, à me l'assimiler par le coeur, et pendant bien des années j'ai prié Dieu pour l'obtenir. Je crois la posséder maintenant, et la mort ne m'effraie plus, cette peur qui m'a hantée pendant bien des années. C'est la plus belle délivrance que Dieu m'ait accordée. Qu'Il veuille me la conserver ! Vivre sans certitude de la Vie éternelle... il y a de quoi vous rendre fou !
Londres, 22 juin 1931.
Que de choses je pourrais te dire, difficiles à écrire ! Des impressions passagères, des hauts et des bas, des moments de découragement et de crainte, de luttes intérieures, à côté d'instants lumineux. jusqu'au bout, sans doute, chaque douleur dans mon corps fera-t-elle passer dans mon esprit cette question angoissante : Est-ce le mal qui revient ? Et mon mari, et mes enfants ! ... et ce sera sans doute toujours comme cela, ce sera « ma croix » ! Et c'est avec honte que je sens alors combien ma foi est chancelante... Prie pour que ma foi chancelante devienne une foi forte et puissante, que cette foi chancelante ne m'empêche pas d'être une force pour mon mari qui compte sur moi, pour mes enfants qui s'appuient sur moi et que je voudrais tant, tant amener à mettre leur confiance entièrement en leur Père céleste et leur Sauveur.
Londres, 22 juillet 1931.
C'est cela dont j'ai besoin ce soir : monter, monter très haut pour, des hauteurs spirituelles, remettre à leur juste place, redonner leur juste valeur à tant de petites choses dans la vie de tous les jours, qui paraissent énormes quand on se débat dedans, et qui vues d'en haut, telles qu'elles sont, sont si petites, méritent si peu le souci que nous nous en faisons.
Londres, 29 juillet 1931.
Cela fait mal de vibrer toujours, de sentir tout
ce que sentent ceux que l'on aime. Et c'est
pourtant comme cela qu'on fait du bien autour de
soi. Je sens trop tout ce qui se passe autour de
moi : je souffre trop du moindre manque
d'harmonie, même morale et mentale chez ceux
qui m'entourent. Mais, n'importe ; je ne
regrette pas... mieux vaut vibrer... et mourir,
qu'être comme un pieu qui ne sent
rien.
Le printemps 1931 se passa
tranquillement. Elle se réadapta à la
vie de Londres, sortant peu mais recevant
passablement. Puis ce furent les vacances, dans un
ravissant petit cottage anglais, tout couvert de
roses, à Blackheath, en Surrey. Vacances
idéales, dans la solitude et la
beauté d'une grande lande de bruyères
couleur de feu et de beaux bois de pins. À
part une fille qui était en Allemagne, tous
ses enfants étaient avec elle, et elle jouit
énormément de ces semaines de
communion profonde avec eux. Elle se sentait si
bien, qu'elle pouvait les accompagner dans toutes
leurs promenades et même prendre part
à leurs jeux.
Blackheath, 2 août 1931.
Ce qui est pourtant malheureux c'est mon manque de logique. J'ai toujours peur d'un accroc dans ma santé, à cause de mon mari, à qui je crains de faire mal... et cette crainte me met de mauvaise humeur, et je lui fais mal quand même !... C'est vraiment ici un asile de paix par excellence et nous ne pouvons que remercier Dieu du fond du coeur de nous l'avoir fait trouver. Je me sens bien, parfaitement bien.
Blackheath, 7 août 1931.
Tu sais bien que ce qui est donné
à Dieu, Dieu en prend soin avec amour et en
fait pour Son oeuvre un instrument infiniment plus
parfait, mieux approprié que celui que nous
Lui avons donné. N'est-ce pas quelquefois
dans la maladie, dans la faiblesse, que nous Le
servons le mieux ?... Parce que ce n'est pas
nous qui Le servons, mais c'est Lui-même qui
travaille par nous.
... Au point de vue santé, je
me sens mieux qu'il y a bien des années,
j'ai retrouvé ma vitalité, ma joie au
travail...
Elle
rentra
à Londres, tellement dispose, qu'à
l'automne elle put reprendre toute son
activité : école du dimanche,
réunions de monitrices, réunions de
couture, réceptions périodiques de
jeunes gens, visites, correspondance, rien ne la
fatiguait. C'est avec bonheur qu'elle se jeta en
pleine besogne : mois fructueux dont le
souvenir béni nous reste à tous et
qui ressemblèrent à l'impressionnant
mais fugitif embrasement des cimes de nos Alpes, le
soir, au coucher du soleil.
Londres, 14 septembre 1931.
Sermon saisissant sur Matthieu,
ch. V, v. 41.
« Le premier mille, c'est le devoir
strictement accompli, parce qu'il le faut : le
second mille, c'est ce que nous faisons au
delà du devoir accompli, non plus parce que
nous le devons, mais par amour. C'est de cet
« extra mile only » que Dieu
tiendra compte quand nous paraîtrons devant
Lui, c'est en marchant cet « extra
mile » - qui fera peut-être de nous
la risée du monde - que nous ferons la
merveilleuse expérience des
réalités spirituelles, que nous
seront révélées des joies
inconnues du monde, que nous entrerons en contact
avec Jésus, le Sauveur du monde, qui a
marché cet « extra
mile », lorsqu'il montait de
Jérusalem à
Golgotha. »
Oh, combien c'est vrai,
profondément vrai, et combien l'on voudrait
faire comprendre cette vérité au
monde d'aujourd'hui, à ceux qui nous
entourent, à nos enfants. C'est
difficile : ceux qui n'ont pas fait
l'expérience de cette plénitude de
bonheur, comment la leur faire même
concevoir ?
« Heureux ceux qui ont
le
coeur pur, car ils verront Dieu », purs,
vides d'égoïsme, ceux-là seuls
verront Dieu. Quelle merveille !
Londres, 4 novembre 1931.
Notre école du dimanche va de mieux en
mieux. Je continue à être
émerveillée de la discipline de ces
gosses qui varient de 9 à 17 ans, et qui ne
bronchent pas pendant que je parle. J'en
bénis Dieu. J'ai une telle joie à
leur parler !
... Les prières de mon petit
Guy, si confiantes, si personnelles, sont pour moi
un aiguillon. Que Dieu me donne de ne pas
être un scandale à cet enfant, en
ayant une foi moins solide que la
sienne !
C'est lui qui me donne. Oh, que
je
voudrais que Dieu l'appelle à Son
service !!
Londres, 2 décembre 1931.
Il m'est doux de penser que j'ai pu te faire du bien, mais vois-tu, j'ai beau repenser à ces mois de maladie, d'angoisses morales, et plus j'y pense, moins j'ai conscience d'avoir été autre chose qu'une pauvre créature faible, craintive, à la foi bien vacillante, dont le courage avait bien flanché, et qui n'avait pas lieu d'être fière d'elle-même. Si une lumière est sortie de moi, je t'assure bien que c'est Dieu qui l'y mettait au jour le jour, sans même que je m'en doute, et que j'y sois pour rien. La preuve en est qu'aujourd'hui je tremble à la pensée que la maladie pourrait revenir et que les mêmes angoisses pourraient me reprendre. Cela, c'est le fond de mon âme ! Mais heureusement que Dieu est plus grand que notre âme, et que, lorsque le moment de l'épreuve reviendra, il sera là, toujours le même ! Tout mon effort maintenant est d'augmenter la communion avec Dieu, qui est encore si faible et intermittente.
Londres, 14 décembre 1931.
Quelles montagnes nous pourrions soulever si
nous savions, si nous voulions prier.
Savoir... ? Je « sais »
prier. Mais « vouloir » c'est
autre chose. S'astreindre à faire l'effort
de mettre de côté toute autre
occupation et préoccupation, de fixer sa
pensée sur Dieu seul, de prendre le temps
nécessaire pour descendre tout au fond de
soi-même, c'est une lutte pour moi sans cesse
renouvelée ; et souvent je succombe, et
ma prière est superficielle, et naturelle,
mais peu efficace, et c'est ce qui fait la grande
faiblesse de ma vie. Combien je suis
effrayée parfois de la faiblesse de ma foi,
lorsqu'il s'agit d'un objet défini. La foi
de mes enfants, depuis Alice jusqu'au petit Guy,
est tellement plus vivante que la mienne. Ah !
oui, comme tu le dis, la foi est peut-être
plus facile pour ceux qui vivent à
l'écart du monde, tel un missionnaire en
pays sauvage, que pour nous qui vivons dans le
tourbillon d'aujourd'hui, où il est parfois
si difficile de voir la main de Dieu. Et pourtant,
grâce à Son Amour, j'ai toujours
réussi à voir Sa main dans ma vie, et
c'est cela qui me soutient.
... Je voudrais être plus
à même de m'occuper plus à fond
des grandes questions qui font aujourd'hui vibrer
le monde : questions politiques, religieuses,
sociales, etc. Mais voilà : ma vie est
tellement remplie par des questions qui me touchent
de plus près, dont je suis directement
responsable, que je dois laisser les autres de
côté. D'autres, à
l'intelligence plus vive, sauraient sans doute tout
embrasser. Moi, je dois rester dans mon coin et
attendre qu'un jour peut-être, si Dieu me
prête vie, j'aie le temps de donner libre
cours aux idées, aux intérêts
de toute sorte qui bouillonnent en moi. En
attendant, ces intérêts, ces
idées, je tâche de les déverser
dans le coeur et l'intelligence de mes enfants qui
sauront peut-être en faire quelque chose pour
le bien du monde.
Il
va bien
sans dire que la question qui la touchait de tout
près demeurait celle de sa maladie, de cette
maladie traîtresse qu'elle avait
contemplée en face et dont elle savait le
retour toujours possible. Elle trahissait parfois
quelque chose de l'inquiétude qui la
hantait, y faisant allusion dans ses lettres, comme
on a pu le voir. Mais elle ne pouvait en rester
là, sous peine d'effondrement. Il lui
fallait arriver pour elle-même, en tête
à tête avec son Dieu, à
remettre tout cet avenir entre Ses mains. Et tandis
qu'elle poursuivait sa tâche au dehors, sans
perdre une minute, comme si elle
pressentait que « la nuit vient, dans
laquelle personne ne peut travailler »,
elle livrait au fond d'elle-même ce combat
intérieur par devant Dieu seul, se
préparant à toute
éventualité.
Cette
lutte solitaire, cette victoire intime, les pages
d'un petit carnet bleu, trouvé dans un
tiroir huit jours après sa mort, nous les
révèlent, pages sacrées qui
constituent à proprement parler son
testament spirituel. La couverture porte simplement
son nom, le mot
« pensées » et en
dessous : « confidentiel,
strictement personnel » et sur la page de
garde :
La première
annotation est du 19 octobre 1931, les
dernières doivent dater du printemps
suivant. Nous n'en transcrirons que ce qui pourrait
être d'intérêt
général. Le reste concerne son mari
et ses enfants.
Lorsque j'écris ces
lignes, je suis apparemment en parfaite
santé. Mon imagination seule me crée
des angoisses constantes, que je m'efforce de
chasser, mais je sais que, d'un instant à
l'autre, la maladie, qui a déjà
failli me terrasser, peut revenir, aussi, je tiens
à mettre sur papier quelques-unes des
pensées qui sont miennes.
Je demande à Dieu que
ce
que j'écrirai dans ce petit carnet soit un
réconfort, une aide et un guide pour ceux
qui m'aiment, lorsque je ne serai plus
ici.
En ce qui me concerne,
je n'ai
pas peur de m'en aller. Cette terreur de la mort
qui a assombri mon enfance, chaque fois que j'y
pensais, et, en particulier les années qui
ont précédé mon
opération, m'a été
enlevée l'instant où, couchée
sur mon brancard, j'attendais d'être
transportée sur la table
d'opération.
J'attribue ce fait,
ainsi que la
paix immense qui m'a enveloppée pendant les
jours qui ont suivi, à une grâce
directe de Dieu. il y a deux ans, je sentais peu
à peu ma foi s'en aller et le
désespoir me prendre... Depuis ce jour Dieu
m'a été rendu... en réponse,
sans doute, au cri de désespoir que j'avais
jeté vers Lui du fond de l'abîme
où je me sentais glisser.
Depuis ce jour, j'ai
eu des
hauts et des bas, des moments
d'angoisse où mes larmes ont coulé,
mais Dieu m'a accordé de ne jamais perdre la
certitude de Son amour, la certitude que ma vie
était entre Ses mains et que tout ce qui
m'arrivait, c'était un appel de Lui à
Le mieux servir ! Je ne regrette pas un seul
des instants par lesquels j'ai
passé.
Si la maladie revient,
que Dieu
me donne d'être fidèle et d'être
digne du nom de chrétienne que je
porte ! Qu'il me donne surtout de Lui servir
de témoin, quelle que soit l'épreuve
par laquelle Il me laissera
passer !
Je n'ai pas peur de la
mort. Je
n'ai pas peur des souffrances physiques. Mais
où l'angoisse me prend, c'est lorsque je
pense à mes bien-aimés. Cette
angoisse me poursuit le jour et presque la nuit. Je
tremble à l'idée de les laisser seuls
sur cette terre, alors qu'ils ont encore tant
besoin de moi, alors qu'il me semble que personne
ne les comprend comme moi, et ne peut les aimer et
les aider comme moi !
C'est un manque de
foi !
Pardonne-moi, mon Dieu ! Mais c'est
Toi-même qui as mis cet amour dans mon
coeur ! ...
Et puis, je tremble à
l'idée de la souffrance que mon
départ sera pour eux et pour leur
père, pour mon compagnon de route
bien-aimé ! Je souffre horriblement de
cette pensée.
Si cela doit être.
oh ! Père Céleste. aide-les et
aide-moi !
« S'il est
possible
que cette coupe passe loin de moi ! Toutefois,
non pas ce que je veux, mais ce que Tu
veux ! »
Je désirerais - et
cela
très ardemment - que mon départ ne
soit pas pour ceux que j'aime une souffrance. Je
voudrais qu'il ne fût pas pour eux une cause
de regret, de lamentations, de larmes. J'aimerais
que mon mari et mes enfants pensent à moi
comme à quelqu'un qui les a beaucoup,
tendrement aimés, et qui les aime encore et
en simplement parti un peu avant eux, pour le pays
de vie, de lumière, de paix, d'amour
où elle les attend ! Que leur vie
terrestre continue tranquillement, paisiblement
jusqu'au jour où, pour eux aussi, la porte
s'ouvrira.
Je voudrais qu'ils
acceptent ma
mort comme une chose très simple,
très naturelle...
Et
comme conclusion de ce testament spirituel, ce voeu
qui résonne comme le « vainqueur
mais tout meurtri, tout meurtri mais
vainqueur ! » du grand croyant que
fut Adolphe Monod :
Si je meurs avant la
vieillesse,
je désire que le premier verset écrit
sur mon faire-part soit :
« PÈRE, S'IL
EST POSSIBLE, QUE CETTE COUPE PASSE LOIN DE
MOI ; TOUTEFOIS, NON PAS CE QUE JE VEUX, MAIS
CE QUE Tu VEUX. »
Brusquement, tel un
coup de
tonnerre en plein ciel bleu, le mal terrible
réapparut. Du moins pouvons-nous le conclure
maintenant, avec le recul voulu. C'était en
décembre. Elle avait présidé
la dernière vente que les
élèves de son école du
dimanche avaient préparée depuis
longtemps, avec amour. Des centaines de membres de
la Colonie s'y étaient pressés et le
succès financier avait dépassé
toutes les prévisions, pour le plus grand
avantage des Missions et de l'Eglise. Le lendemain,
un accès de fièvre se déclara.
On crut à la grippe, tant les
symptômes semblaient nets. Noël se passa
péniblement. Elle tint à assister aux
cultes et aux fêtes, mais il lui en
coûtait fort, tant les vertiges la
paralysaient.
De son carnet :
Décembre 1931.
Je me sens souffrante, très souffrante. Est-ce suite de grippe ?... Est-ce autre chose ?... Si c'est ce que je crains, oh ! Dieu, mon Dieu, donne-moi de porter ce que Tu m'enverras joyeusement, vaillamment comme doit le porter celle qui se dit Ton enfant, que dans l'angoisse physique et morale, je Te serve de témoin, encore bien plus que dans la santé ! Oh ! Père, je suis faible, si faible ! Toi, donne-moi Ta force, Ta lumière, Ta présence constante, la certitude de Ton amour ! Que ma foi ne faiblisse point, si Tu me demandes de traverser les grosses eaux...
À son amie :
Londres, 23 décembre 1931.
J'ai reçu mon mot d'ordre : Sois tranquille ! et je n'ai qu'à obéir. Mais tu peux être tranquille à mon sujet, je vais beaucoup mieux, et me sens revivre et avec quelques précautions de nourriture, je serai bientôt au haut de la pente à nouveau.
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