Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LETTRES

Mars 1930 à Septembre 1932 (Suite)

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À son amie :

Genève, 22 septembre 1930.

Je suis indigne d'être entourée de tant d'amour, avec mon manque de patience, mon manque de courage, et ma foi si chancelante. Je sais bien que Dieu s'Il le veut, peut encore me rendre la santé, mais il me semble que c'est maintenant, dans l'indécision, alors que la volonté de Dieu ne s'est pas manifestée complètement, que l'acceptation de ma part de cette Volonté, quelle qu'elle soit, doit être pleine et entière. Que vaut une acceptation, alors que l'on ne peut plus faire autrement ?

 

À son mari :

Genève, 24 septembre 1930.

G... (le spécialiste) ne me laisse pas en plan, et s'il me traite avec une telle énergie, c'est qu'il espère bien avoir un résultat ! Mon cas est sérieux, c'est clair, mais pas désespéré, et les hommes feront tout ce qu'ils pourront. Pour le reste, que la Volonté de Dieu soit faite !
... Je suis presque honteuse de l'opinion que chacun se fait de moi ! Chacun me place si haut, me croit si courageuse, si soumise, si paisible... et si chacun pouvait regarder au fond de mon coeur, qu'il y trouverait de faiblesses, de tremblements, de larmes !... et de luttes. Combien il serait plus simple de déposer la lutte tout à fait, comme une Elisabeth Leseur, de vivre au jour le jour et de dire : Que m'importe que ce soit la vie ou la mort ; je ne désire même pas le savoir. Que Sa volonté se fasse entièrement en moi et par moi !... Mais j'ai encore bien de la peine à le dire. Oui, je le dis en principe, mais en pratique, c'est plus dur.

 

A son amie :

Genève, 30 septembre 1930.

Je sais que ma vie est entre les mains de Dieu, et qu'Il fera de moi ce qu'Il voudra. Pourvu qu'Il me conserve cette certitude que, quoi qu'il m'arrive, c'est Lui qui me l'envoie, Lui qui le veut pour moi. Qu'importe que la main soit lourde, si c'est Sa main!

Or, chose étonnante, qui a surpris chacun et les docteurs les tout premiers, les rayons X ont eu un effet inespéré. La malade se reprend à vivre. Elle peut enfin quitter Genève, par ses propres moyens, et retourner à Lausanne, où le mieux ira s'accentuant.
Entre temps, son mari fait la navette entre Londres et la Suisse.

 

À son mari :

Lausanne, 20 octobre 1930.

Comme j'ai pensé à toi, à vous tous, ces deux derniers jours : à ton voyage, à ton arrivée à la maison ces arrivées si joyeuses que je connais si bien à la joie des enfants, aux baisers que tu auras reçus ; puis aux préparatifs du samedi soir pour le dimanche, et enfin à cette journée de dimanche si pleine, si fatigante, si riche et si belle ! Comment ai-je pu jamais me plaindre de la fatigue de ces journées de dimanche ? Que ne donnerais-je, aujourd'hui, pour éprouver cette fatigue, résultat du travail pour les autres, de ce beau travail ! ... Oui, je considère les choses, en ce qui me concerne, exactement comme toi. J'ai cette curieuse impression que ma vie ne dépend pas des docteurs, mais d'une volonté et d'une puissance infiniment supérieures, la puissance et la volonté de Dieu. Ce sentiment est une grande source de force pour moi ; si je comptais sur les docteurs uniquement, je crois que le désespoir me prendrait...

 

Lausanne, 3 novembre 1930.

Ma santé continue à être extraordinairement bonne, et même si cela ne devait être que temporaire, combien j'en jouis. Il y a des mois, pour ne pas dire des années, que je ne me suis sentie aussi pleine de vitalité : témoin ma digestion qui est parfaite, et le temps que je puis être sur mes jambes dehors, sans fatigue.
... C'est bien exquis de ne pas se sentir fatiguée ! ...

... Mais le travail, le vrai travail que je pleure, « for which I am longing », duquel j'ai la nostalgie, c'est celui de Londres ! Tu comprends cela, n'est-ce pas ? Je ne parle même pas de la nostalgie du home, des enfants, de ceux que j'aime là-bas... ! Pourtant, je puis dire que je suis plus calme et plus paisible. Oh ! il y a bien encore des moments de détresse, mais, par la grâce de Dieu, je réalise que Dieu, dans mon inactivité extérieure, demande de moi un plus grand travail, encore, que celui qu'Il a jamais réclamé de moi : le travail de la Patience, de l'Obéissance. Hier, subitement, pendant que F... prêchait, j'ai réalisé le travail pratique qu'Il me demande, pendant ces longs mois d'oisiveté extérieure :

1) Nourrir mon âme, par une vie spirituelle, de prières surtout, de lectures, infiniment plus intense que par le passé ;
2) Action sur les autres, par la prière d'intercession et la correspondance, toutes ces choses auxquelles je n'ai pu me livrer que si superficiellement, dans ma vie active de Londres. Que Dieu m'aide à réaliser ce programme !

L'église suisse de Londres.

 

Lausanne, 8 novembre 1930.

Je tâche d'apprendre deux choses : la Confiance et l'Obéissance ! Je crois bien que c'est ce que Dieu veut m'enseigner par mon épreuve actuelle. Qu'il me donne d'apprendre ma leçon qui est difficile ! Un jour, je crois que je la sais, et je me sens toute calme... le lendemain, c'est à recommencer : la crainte, la détresse me reprennent. Les hauts et les bas ont aussi leur raison d'être, je pense. N'est-ce pas pour m'enseigner la fidélité, la persévérance, l'intensité dans la prière et la recherche du secours de Dieu ? Plus je vais, plus je m'efforce de tourner mes regards en haut, et de me remplir de cette pensée, laquelle, je sais, est la Vérité : ma vie n'est pas entre les mains des docteurs. G... et tous les autres ne sont que des instruments de Dieu, et il ne m'arrivera absolument que ce que Dieu voudra : Mort ou Vie ! Cette pensée me donne tellement de paix. Si seulement elle ne voulait pas être encore tellement vacillante en moi !

Elle doit aller se présenter derechef au spécialiste, à Genève.

 

Genève, 11 novembre 1930.

G... m'a trouvée « past all expectations »... « Je ne puis vous affirmer que nous ayons déjà la victoire, m'a-t-il dit, mais je suis très content ! » Chéri, c'est pourtant un progrès sur son dernier verdict !... je crois à la prière. Ne crois-tu pas que c'est elle qui a aidé C... ? Le jour où je quittais Genève, il y a cinq semaines, avait lieu quelque part, aux environs de Genève, une réunion de femmes de pasteurs où R... assistait. À la fin de la réunion, Mme A. R... a pris la parole pour dire : « En Suisse, en ce moment se trouve Mme Hoffmann-de Visme, de Londres, qui est très malade. Je vous demanderai de prier pour elle ». Et elles ont prié pour moi ! Ne vaut-il pas la peine de souffrir comme j'ai souffert pour être l'objet de manifestations pareilles ?... J'en ai le coeur tout gonflé de reconnaissance, et je t'assure bien que si Dieu m'accorde de pouvoir retravailler pour Lui, avec quel amour je le ferai

Et c'est le retour à Lausanne, une fois de plus.

 

Lausanne, 14 novembre 1930.

Je suis heureuse d'avoir pu te causer la joie de t'envoyer de bonnes nouvelles. Moi aussi, certes, j'ai le coeur qui déborde de reconnaissance. je n'ai peur que d'une chose, c'est peut-être d'avoir trop d'espoir, d'aller trop vite en besogne. Mme Pieczynska, dans une de ses lettres (1) (elle avait aussi des hauts et des bas, dans son état de santé), dît à peu près ceci : « Gardons-nous de notre imagination qui voit tout de suite plus loin que le moment même, et contentons-nous de remercier Dieu pour les choses présentes. Que notre imagination n'anticipe pas sur la volonté de Dieu ! » Elle a raison. Que Dieu me donne de prendre ce qu'Il m'envoie en mal ou en bien selon Sa Volonté ! Le secret, je crois, c'est de nous tenir tout, tout près de Lui par la prière constante, de ne pas nous relâcher dès que cela va mieux. Crier à Lui dans la détresse, c'est relativement facile, c'est naturel. Quand tout va bien, comme la paresse alors se tient à la porte ! G... était évidemment content, très content, car il m'a même dit : « Peut-être que je pourrai vous envoyer passer les fêtes de Noël à Londres ». Je ne compte pas profiter de sa permission, mais il me semble que lui, plutôt pessimiste, ne m'aurait pas parlé ainsi, s'il n'avait eu quelque raison d'espérer... Reste à savoir si les prochaines radios révéleront quelques points suspects. En attendant, je jouis intensément d'être ici et de tout ce qui m'est donné.

... Nous avons repris le tram jusqu'à Saint-François, puis sommes entrés chez Nyffenegger prendre une tasse de thé. Hélas, à la table à côté de la nôtre, se trouvaient, avec papa et maman, deux petits bonshommes de cinq à six ans environ, et cela m'a donné du noir. Vois-tu, par moments je suis distraite par la beauté de la nature, la bonté de ceux qui m'entourent et surtout la chaude affection qui m'enveloppe ici... Mais la nostalgie n'est pas loin et il ne faut pas grand'chose pour la faire remonter à la surface. La vue d'un gentil petit garçon... et ça y est ! Que dit mon petit Guichon ? Que disent mes chéries ? Oh ! si Dieu me permettait pourtant de les élever, avec combien plus d'amour, et je crois plus de sagesse, je le ferais qu'auparavant !

 

Lausanne, 20 novembre 1930.

Certes, la journée du 18 novembre de l'année dernière (2) n'a, pas été oubliée ! Je puis t'affirmer aujourd'hui, de tout mon coeur, que si cette année, maintenant complètement écoulée, a été remplie d'inquiétudes, d'angoisses, de détresse - et certes elle l'a été ! - elle a été aussi remplie de tant de bénédictions, inconnues jusqu'alors, que je ne voudrais pas en retrancher un seul jour, de cette année. La grande bénédiction a été le développement de ma vie spirituelle, et le sentiment inconnu, jusqu'alors, de la présence constante de Dieu, du Père qui aime et qui conduit jour après jour.
La seconde grande bénédiction : l'expérience merveilleuse que j'ai faite de la sympathie humaine, de l'amour qui vous entoure dans l'épreuve. Si même je devais y laisser ma vie, cela vaudrait la peine. Si Dieu veut me rendre cette vie, oh ! alors, quelle joie intense j'aurai à faire part à d'autres de ces merveilleuses expériences, qui ont suivi dans ma vie une période de découragement, de sécheresse, de doute ! Donc, jusqu'à présent, tu as raison : si des vagues de nostalgie, de détresse, me prennent quelquefois, ce sont des « vagues », mais le fond est paisible. Oh ! que Dieu veuille me conserver cet état d'esprit, à moi et à toi ! Avec quelle instance je le Lui demande.

Combien je voudrais, dans ma faiblesse, être pourtant un témoin fidèle ! Pour le moment tout porte à espérer une délivrance. Nous verrons !

 

Lausanne, 22 novembre 1930.

Il y a une année aujourd'hui ! (3) Suis-je mieux, suis-je moins bien aujourd'hui qu'il y a une année ? Je ne sais, mais ce que je sais, c'est que pendant cette année, Dieu m'a parlé comme jamais auparavant, et m'a conduite par la main avec amour, au jour le jour. Quoi qu'il m'arrive, la seule chose que je Lui demande et je sais que tu le Lui demandes pour moi, c'est de me conserver cette certitude qui ne m'a pas quittée toute cette année, que tout ce qui m'arrivait venait directement de Sa main et que Son but, en me faisant passer par l'épreuve, était un but d'amour. Si je devais perdre ce sentiment, que je crois aujourd'hui être une réalité, ce serait le désespoir. Mais pourquoi le perdrais-je ?
... Inutile, chéri, de te répéter combien je pense à toi et aux enfants ! Oh ! oui, les vagues s'agitent pour pas grand'chose : un petit jersey bleu comme en porte Guy, vu dans une devanture de magasin, suffit ! Mais le fond est calme.

 

Lausanne. 24 novembre 1930.

Combien, dans nos Églises, comprennent ce qu'est la vie chrétienne ? Non seulement une vie de braves gens pieux qui viennent à l'église et lisent leur Bible, mais une vie de sacrifice ! Vois-tu, lorsque dans le calme où je vis maintenant, je jette un coup d'oeil en arrière sur mes vingt ans d'activité à Londres, vingt années que j'ai cru bien remplies, fructueuses, il me semble maintenant qu'elles ont été vides jusqu'à un certain point, superficielles, incomplètes au point de vue spirituel : certes, je me suis bien agitée, j'ai donné, j'ai agi et aimé, mais, tout cela, parce que cela m'était naturel, sans effort, sans difficulté. La souffrance, le sacrifice, l'arrachement, le don douloureux et voulu de moi-même ont manqué pour que le ministère accompli par moi pendant ces vingt années ait la saveur spirituelle, la profondeur qu'il aurait dû avoir ! Me comprends-tu ? Il me semble que, maintenant seulement, après avoir passé par l'épreuve, la souffrance, le sacrifice, dans l'obéissance acceptée, je pourrai peut-être enfin donner réellement un petit quelque chose...

Sa santé s'affermissait de jour en jour. Le spécialiste de Genève le constate avec étonnement.

 

Lausanne, 26 novembre 1930.

Je suis complètement ahurie du peu de fatigue que me procurent ces sorties constantes et à pied, lorsque je pense à l'horrible fatigue que me causaient les sorties dans Londres, depuis bien des années ! Je te raconte cela parce que cela te donne une idée plus exacte de mon état de santé que tous les rapports que je pourrais t'en faire.

 

Genève, 30 novembre 1930.

Au moment où je t'écris - 5 h. 30 à Londres - peut-être êtes-vous encore en train de contempler le beau gâteau d'Odette entouré de ses treize bougies allumées, ou peut-être bien êtes-vous en train d'en croquer quelques savoureux morceaux ? Mon coeur vole à travers montagnes, plaines et mer pour aller vous retrouver, retrouver ma petite Odette dont l'arrivée, il y a treize ans et treize heures, a tellement rempli mon coeur de joie ! Quand je regarde en arrière, que de joies intenses et profondes m'ont apportées mes enfants, combien plus de joies que de soucis !
... En trois semaines, j'ai augmenté de deux kilos trois quarts ; les globules rouges aussi ont sensiblement augmenté...
... C... est très content. Le sang n'est pas encore ce qu'il devrait être. Nous allons cesser l'arsenic (cacodyline) dont je suis un peu saturée, et il va me recommander d'autres piqûres et médicaments au fer !... Voilà à peu près tout. Je sais ce que tu éprouves : sans doute, la même chose que moi. Que Dieu soit béni !

 

À son amie :

Genève, 1er décembre 1930.

En rentrant, je me suis mise à genoux et j'ai remercié Dieu du fond du coeur. Certes, il serait doux de pouvoir me dire : je suis guérie, complètement et définitivement. Sans doute est-ce meilleur qu'il en soit ainsi, pour ma vie spirituelle. Cet état d'incertitude continuelle me tiendra en éveil, moi qui si facilement me laisse aller à la paresse, au sommeil spirituel. « Veillez, je le dis à tous, Veillez », tel était le texte du sermon de M. d'E., dimanche. Dieu est bon ! cet acte de foi sans cesse répété, chaque fois que j'irai voir le docteur, me gardera du sommeil. Certainement c'est bon pour moi. Mais quelle délivrance de m'avoir permis de remonter la pente comme je l'ai fait, de me donner l'espoir que, peut-être, je pourrai à nouveau un peu travailler.

Je regrette d'avoir manqué le sermon de M. C. C'est une idée chère à mon coeur, que celle du Dieu qui voit tout. Pour moi, ce n'est pas terrifiant, je ne demande qu'une chose, c'est qu'Il voie tout...

 

À son mari :

Genève, 2 décembre 1930.

... Oui, chéri, nous pouvons dire que les prières ont été entendues et qu'une délivrance nous a été accordée, et une grande, certainement bien inattendue de nous-mêmes et des docteurs, il y a deux mois ! Avant de partir chez G.... je me suis mise à genoux près de mon lit ; en rentrant de chez lui, j'ai fait de même. Certes, il eût été doux de pouvoir te dire : « Je suis complètement guérie, définitivement et complètement »... Mais, peut-être, l'état de chose actuel vaut-il infiniment mieux pour notre vie spirituelle ? N'est-ce pas « l'écharde dans la chair » comme pour Saint Paul et ne devons-nous pas apprendre à dire comme lui : « Ta grâce me suffit » ? Il est bon et même doux de se dire : J'ai encore en moi ce foyer malsain qui pourrait se rallumer et pourtant, malgré cela, Dieu me garde en santé, me fortifie... Et puis, ce danger que je porte en moi, ne me tiendra-t-il pas en éveil ? Chaque jour, à chaque instant, ne serai-je pas pressée de me tourner vers Celui dont la grâce seule (je le crois de tout mon coeur) me garde, jour après jour, de ce qui - humainement parlant - pourrait m'anéantir ? Subitement, complètement guérie, je L'aurais remercié dans une effusion de reconnaissance, puis, qui sait si peu à peu je n'aurais pas oublié... Ainsi, je n'oublie pas ! Me comprends-tu ? Oui, Dieu nous a accordé une grande délivrance, peut-être plus grande, telle qu'elle est, que si c'eût été la guérison complète du corps. Dis à chacun de ceux qui ont prié pour moi, que leurs prières ont été entendues et exaucées ! Ah ! chéri, après l'angoisse d'il y a deux mois, revoir devant moi la possibilité de pouvoir reprendre mon travail, de retrouver mes enfants, de les élever... peut-être, quelle délivrance ! Non, tout a été bien, et tout est bien. Tu es bien d'accord avec moi, n'est-ce pas ?

 

Lausanne, 5 décembre 1930.

Me voici de retour dans mon second home ! Qu'il y fait bon, qu'il y fait chaud ! Si tu avais vu avec quelle tendresse j'ai été reçue d'une part, avec quelle cordialité d'autre part, et quelle joie apparemment des deux côtés, tu en aurais eu du plaisir. Peut-on être béni plus que je le suis ? Trouver, partout où l'on passe, non seulement de la bonté, mais de la chaleur, de l'affection, et enfin trouver un home si chaud, si plein d'amour que seuls cette chaleur et cet amour me permettent de supporter l'absence, l'exil qui, sans cela, serait horrible, si horrible que je n'ose pas y songer, n'est-ce pas pourtant une bénédiction unique, alors que, certes, je ne le mérite pas mieux que beaucoup, beaucoup d'autres ? Et puis, enfin, la perspective que ces affreux jours de luttes et d'angoisses ne reviendront plus et que je pourrai reprendre ma place auprès de mes chéris, peut-être... ! C'est si bon.

 

Lausanne, 7 décembre 1930.

Contre toutes mes habitudes de me reposer d'écrire le dimanche, je ne puis m'empêcher de prendre la plume pour te lancer quelques lignes, aujourd'hui. Midi vient de sonner ici. Il est donc 11 heures à Londres. Tu commences ton culte (4) devant une église bondée, et je me sens si près de toi, tellement au milieu de vous tous, qu'il faut que je te le dise. Peut-être le sens-tu ? Je sais que ton coeur aujourd'hui est vraiment rempli de joie et de reconnaissance et que c'est du fond du coeur que tu pourras le dire tout à l'heure...

... Par instant, il me semble que je me réveille d'un affreux cauchemar. Tout me parait si lumineux, comme le radieux soleil qui nous enveloppe ici, aujourd'hui. Que Dieu te donne une belle, belle journée, malgré le travail et la fatigue, une belle journée, au dehors et surtout au dedans ! Je sais bien que je ne suis pas laissée « en dehors » et il m'est bien doux, je t'assure, de me sentir entourée comme je le suis. Ce qui me vaut tant d'affection de tous côtés, j'ai peine à le comprendre - tu sais que mon éducation ne m'a pas portée à avoir une bien haute opinion de moi-même. J'en suis émerveillée, émue, reconnaissante, oh ! si reconnaissante ! Je la prends, cette affection, sans même comprendre, et jamais je ne pourrai exprimer, par des mots, le bien que cela me fait.

 

Lausanne, 18 décembre 1930.

Je me représente le sens dessus dessous des Hollies (5), en ce moment. Ah ! que ne donnerais-je pour sentir la grosse fatigue de Noël ! C'est une rude leçon d'obéissance par laquelle je passe. Dieu veuille que cela serve non seulement à moi, mais à d'autres !... Je t'assure qu'il me faut plus de courage pour supporter mon repos que la fatigue des années précédentes... Mais ce n'est pas une plainte, crois-le. Je ne regrette rien. Du reste, l'affection dont je suis entourée ici adoucit tellement l'épreuve. L'épreuve est là, mais Dieu me porte et l'adoucit par tous les moyens.

 

Lausanne, 21 décembre 1930.

Cette lettre sera ma lettre de Noël. Elle sera courte parce que je veux que chacun de vous reçoive quelque chose. Elle sera courte, en paroles, mais combien pleine de sentiments, trop intenses et trop profonds pour que je puisse te les exprimer. Du reste, à quoi bon, chéri, essayer ? Ne sais-tu pas tout ce qui se passe au-dedans de moi en nostalgie, craintes, détresse par instant, mais aussi reconnaissance, joie, amour ; tant de sentiments qui forment comme un fouillis au dedans de mon âme et à travers lesquels je n'arrive pas à mettre de l'ordre. Une seule chose est claire et domine tout le reste... et est cause de tout le reste. C'est l'amour que j'ai pour vous, mes chéris, qui êtes loin, pour mes enfants que je ne savais pas tant aimer ! Vois-tu, l'épreuve m'a aussi appris à connaître le fond de mon coeur. Ah ! combien j'apprends ma leçon... mais elle n'est sans doute pas encore sue complètement... Pour le reste, que Dieu Lui-même y mette de l'ordre ! J'ai cherché à le faire et j'y renonce. « Éternel, tu m'as sondée et tu m'as connue ! Tu sais... » C'est si bon

Ce matin, le pasteur F..., dans sa prière, a dit entre autres : « Sanctifie nos émotions ». Oui, c'est ce que je Lui demande aussi. Que ces émotions ne soient pas du sentimentalisme, mais une force de vie, d'action, d'influence sur les autres. Ma prière est que la souffrance par laquelle je passe ne serve pas seulement à moi - ce serait bien peu - mais serve à d'autres, à mes enfants d'abord, puis à tous ceux que je côtoie. Ne crois pas surtout que je me plains, que je gémis, que je vais par le monde avec une mine triste ! je n'en ai pas la moindre envie. Ce serait bien vilain, du reste, avec la bonté, la tendresse infinie dont je suis entourée ici. Vraiment, je le répète, je ne sais pas ce que je serais devenue non seulement matériellement, mais moralement et spirituellement, sans l'atmosphère d'amour que je respire ici. J'aurais sombré, peut-être, dans le désespoir, ce que je ne fais pas, sois-en sûr ! Ici aussi, il y a de la tristesse avec tous tes enfants loin ! Ai-je besoin de te dire que je vis avec vous en. ces jours de fête ? Avec toi d'abord, car je ne sais que trop ce qu'ils signifient pour toi de fatigue physique, de tension nerveuse, spirituelle aussi - mais de joie aussi !... Avec les enfants si excités et joyeux... avec toute l'Eglise...

Ai-je besoin de te dire que j'assiste à tous vos cultes, services de communion, réunions, etc., que je serai bien présente, mercredi soir, à la maison
Dis-leur, à ceux qui seront réunis dans le salon, le vestibule, la salle à manger, sur l'escalier, autour de l'arbre, que je suis là, que je partage leur joie, mais que cette année je comprends les larmes qui seront dans les yeux de beaucoup ! Joyeux Noël quand même ! La distance ne sépare pas. Qui sait si elle n'unit pas ? Qui sait si, dans l'éloignement, l'union spirituelle ne se fait pas plus intense, plus vivante... ?

The Hollies, Londres.

Lausanne, 25 décembre 1930.

J'ai à côté de moi, sans compter la tienne, quarante-deux lettres et cartes, reçues entre hier et aujourd'hui, remplies d'affection, exprimée sous tant de formes diverses, et de voeux de Noël. Je ne te parle pas des paquets et des fleurs. Tu vois combien je suis gâtée ! Ne valait-il pas la peine de souffrir une fois de la séparation, pour sentir tout cet amour ? Mais avant d'entamer le travail de répondre à tous ces témoignages qui, tous, me sont allés au coeur, je veux venir causer un moment avec toi, en cette après-midi de Noël où tous, en famille, vous serez réunis au salon devant le sapin allumé. Oh ! combien J'y suis avec vous ! Je me sens si, si près de vous, extraordinairement près, en ce moment... je l'ai senti hier soir, je l'ai senti ce matin, Il ne vous faut pas être tristes de mon absence parce que je suis là aussi ; mon corps seul manque ! Ah ! je sais que tant que nous sommes sur cette terre, notre pauvre corps est une cause de bien grandes souffrances, et il m'est dur, dur, dur plus que je n'aurais cru que ce fût possible, d'être loin de corps de vous tous - je sais ce qu'est le Heimweh maintenant pour la première fois de ma vie. Mais j'aurais à peine cru que l'on pût se sentir si près les uns des autres, même éloigné de corps ! C'est pourtant l'union spirituelle qui est la vraie et la seule durable, celle de la vie éternelle !

J'ai l'air bien forte et bien raisonnable. Hélas ! que je voudrais être aussi forte que j'en ai l'air ! Je t'assure que je dois refouler bien des larmes, ces jours-ci : « L'esprit est prompt, mais la chair est faible... » Mais n'importe, je me sens près de vous et je vous sens près de moi... La fatigue nous fait voir tout en noir. Nous ne voyons plus que le mauvais côté des choses : notre volonté n'est même plus capable de contrôler notre pensée, nos sensations, et un flot d'idées folles, irraisonnées, nous pénètre. Je ne connais que trop bien cet état d'esprit pour en avoir souffert presque jusqu'au désespoir pendant deux années au moins... Mais cela ne veut pas dire que tout va mal parce que nous ne voyons que le mauvais côté des choses !

... Devant Dieu, il y a bien, bien peu de différence entre notre « very best » et notre « very worst ». Si nous comptions sur notre « very best » pour avoir quelque influence sur les autres, nous serions bien, bien déçus, car notre « very best », à la lumière divine, est presque nul. Notre influence sur les autres est due uniquement à ce que Dieu Lui-même fait du peu que nous donnons. Nous aurons beau donner ce que nous croyons être du très bon, si Dieu n'y met la main, ce sera nul. Nous pourrons donner ce que nous croyons être du très mauvais, si Dieu y met la main, cela deviendra d'une richesse infinie !

Ce qui importe, en fin de compte, c'est de faire de notre mieux en ne désirant qu'une chose : Le servir, en ne cherchant qu'une chose : Sa présence, Sa force, par la prière, le recueillement, un coeur, un esprit toujours tendus vers Lui, même en plein travail.

Ce qui importe, en somme, ce sont les rapports dans lesquels nous sommes avec Dieu. De là découlera tout le reste. Je crois que si ces rapports sont ce qu'ils doivent être, notre travail - aussi mauvais puisse-t-il nous paraître - sera du bon travail béni. Il ne nous faut surtout pas nous analyser sans cesse, analyser les résultats extérieurs de notre travail, etc. Cela est entre les mains de Dieu, qui saura compenser là où nous manquons, si nous avons remis toute notre activité entre Ses mains.

Tu n'auras jamais trop de vie intérieure, mais la vie intérieure ne consiste pas uniquement en prières dites, mais dans une attitude d'esprit constante, même au milieu du travail. Une expérience que je fais depuis que je suis malade, expérience qui me renverse, qui me remplit d'un étonnement toujours renouvelé est que - en regardant en arrière - plus il me semble que mon travail a été insuffisant, superficiel, indigne de ce que j'aurais dû donner, plus les témoignages de reconnaissance m'enveloppent, plus on me remercie de droite et de gauche pour ce que j'ai fait, pour ce que j'ai donné moralement et spirituellement ? N'est-ce pas la preuve de ce que j'ai essayé de te dire ? Dieu bénit notre travail et le bénira encore, si nous l'accomplissons sous Son regard.

 

Lausanne, 31 décembre 1930.

Juste quelques lignes, en cette fin d'année, pour te dire toute ma tendresse et combien je pense à toi ! Qu'apportera la suivante ? Dieu seul le sait. Qu'Il nous donne de tout remettre entre Ses mains avec confiance et paix !


1. Madame E. PIECZINSKA : Ses lettres. Neuchâtel, 1929. 

2. Son entrée à l'hôpital, l'année précédente. 

3. Depuis l'opération.

4. On célébrait ce jour-là, à l'Eglise suisse de Londres, le service de réouverture de l'église, restaurée de fond en comble après un commencement d'incendie. 

5. Sa maison, à Londres. 
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