« Abraham était vieux, avancé en âgé ; et l'Éternel avait béni Abraham en toutes choses. Abraham dit à son serviteur, le plus ancien de sa maison, l'intendant de tous ses biens : Mets, je te prie, ta main sous ma cuisse, et je te ferai jurer par l''Éternel, le Dieu du ciel et le Dieu de la terre, de ne pas prendre pour mon fils une femme parmi les filles des Cananéens au milieu desquels j'habite, mais d'aller dans mon pays et dans ma patrie prendre une femme pour mon fils Isaac. »
1. Naissance, sacrifice, mariage.
Quelle vie pleine et changeante que la
mienne ! J'ai commencé ma
journée par le culte de famille ; je
l'ai poursuivie en donnant une instruction
religieuse à une jeune fille, en officiant
pour l'enterrement d'un jeune garçon mort de
la diphtérie, le troisième enfant,
hélas ! perdu par ses parents depuis un
mois. Rentré chez moi, j'ai reçu des
visites diverses. Puis j'ai donné de nouveau
une leçon religieuse. Après quoi j'ai
fait une pointe chez mon dentiste. Ensuite j'ai
couru pour différentes visites ; je
suis entré chez des gens en santé,
chez des malades, dans des maisons de deuil,
à l'hôpital, à la maison des
aliénés. Assis à ma table de
travail, je songe, en écrivant ces lignes,
à toute cette journée si remplie et
bientôt derrière moi. Je me dis
qu'avant ce soir j'aurai encore à
célébrer un mariage et à
baptiser un enfant. Quelle bigarrure dans mon
existence !
J'ajoute : Quelle bigarrure dans toute
vie ! Car si chacun, pour son bonheur, n'a pas
l'heur d'être pasteur, la diversité se
retrouve dans les existences d'apparence uniforme.
Songez donc au tourbillon des pensées
changeantes qui se succèdent en nous :
les unes ont la pureté d'un ciel bleu, les
autres l'ardeur des flammes de l'enfer ; elles
conduisent tantôt au désespoir, au
murmure, au mécontentement, au mépris
des hommes, tantôt à la joie et
à la paix.
La vie d'Abraham fut fertile en
événements divers, en même
temps qu'en émotions. Le vieillard dut
passer tour à tour du chagrin à la
joie et de la joie au chagrin. Résumons un
peu nos derniers chapitres. Le serviteur de Dieu se
voit naître un fils à l'âge de
cent ans ; comme de raison son âme est
inondée de joie. Plus tard toute la maison
d'Abraham est rassemblée pour une
cérémonie religieuse qui correspond
à notre baptême et à l'occasion
de laquelle Isaac reçoit un nom. Lors du
sevrage, Abraham donne une grande fête. Puis
il est obligé, le coeur saignant, de chasser
Ismaël. Ensuite, il traite alliance avec les
princes voisins ; il plante des arbres pour
Isaac et les après-venants. Enfin il descend
dans les profondeurs de l'abîme : les
grandes eaux passent sur lui. Je fais ici allusion
au sacrifice d'Isaac, précédé
d'une immolation intérieure, après
lequel il reçoit de nouveau son fils de la
main de Dieu. Puis le vieillard perd sa femme,
enfin il l'enterre. Quelle succession de faits
importants et de contrastes.
À la suite de son deuil, Abraham a
dû songer à marier Isaac. Le besoin
d'une maîtresse de maison se faisait sentir
autour de lui. Le célibat attirait alors sur
les hommes le mépris. Isaac avait
déjà quarante ans. C'était une
nature un peu passive, qui ne devait pas prendre
facilement elle-même l'initiative d'un
changement dans sa situation. De plus il pleurait
sa mère et était absorbé par
son chagrin. Cependant, en outre des raisons
déjà indiquées, son avenir,
l'avenir de la race à laquelle avaient
été faites tant de promesses
exigeaient impérieusement qu'il se
mariât. Abraham se décida donc
à prendre en mains la négociation de
l'alliance de son fils. Celui-ci eut bientôt
une compagne selon son coeur et le coeur de Dieu.
2.
De l'éducation des
enfants.
En donnant à Abraham un fils, Dieu
avait fait jaillir près de lui une source de
joie. Mais tout don appelle un devoir. Il
s'agissait d'élever Isaac de façon
à en faire le père d'un peuple choisi
de Dieu. S'il ne nous est pas parlé de la
façon dont le serviteur de Dieu éleva
son enfant, nous nous en rendons plus ou moins
compte par la parole que Dieu prononça un an
avant la naissance d'Isaac. Dieu dit alors, en
parlant d'Abraham : « Je l'ai
choisi, afin qu'il ordonne à ses fils et
à sa maison après lui de garder la
voie de l'Éternel. »
(Gen.
XVIII, 19.)
Certainement Abraham a justifié, dans
l'éducation de son fils, l'attente de Dieu
à cet égard. Il s'est occupé
de l'avenir matériel
d'Isaac. Ne le voyons-nous pas planter pour lui des
arbres ? Il est bon que les parents cherchent
à assurer la vie matérielle de leurs
enfants ; mais quand ils n'y parviennent pas,
ils ne doivent pas s'en préoccuper, cela
devient l'affaire de Dieu. La Providence est assez
riche pour fournir à l'entretien de vos fils
et de vos filles, si vous ne leur avez pas
laissé de biens terrestres. Que les parents
se gardent par-dessus tout de l'avarice !
D'autre part qu'ils se disent que c'est tenter Dieu
que de n'assurer aux siens aucune ressource,
lorsqu'on peut faire autrement.
Abraham avait certainement réussi
dans l'éducation de son fils. Il ne nous est
rapporté de la jeunesse d'Isaac nul incident
défavorable. D'un mot de la Genèse,
il ressort qu'il aimait à prier : Il
nous est dit qu'Isaac était sorti pour prier
et méditer dans les champs, lorsque
Eliézer lui amena Rebecca. Sa
docilité dans la scène de Morija est
extrême. Et ce serait une erreur d'en
chercher la raison dans son caractère un peu
passif. En pareille circonstance, les passifs
deviennent facilement des violents.
L'obéissance d'Isaac est l'oeuvre de son
respect filial. Il avait remarqué que son
père était conduit en toutes choses
par l'Esprit de Dieu. Abraham était donc
pour lui le représentant de Dieu. Parents
qui me lisez, voulez-vous avoir des enfants
obéissants, que votre autorité se
confonde à leurs yeux avec celle de
Dieu.
On se préoccupe beaucoup aujourd'hui
de l'instruction de la jeunesse. On fait
emmagasiner aux enfants une multitude de
connaissances, souvent inutiles. Tel gamin saura
nommer sans erreur tous les empereurs romains, mais
émaillera une petite lettre de nombreuses et
grosses fautes. Tel autre vous exposera avec
détails le système de Linné,
qui reste incapable de faire une lecture biblique
à sa grand'mère sans ânonner.
N'allez d'ailleurs pas trop priser l'instruction,
même lorsqu'elle est rationnelle.
L'instruction est aujourd'hui l'objet d'une
véritable superstition. Mais un coup d'oeil
sur la population des prisons, sur les recrues du
mouvement anarchiste, vous
montre que l'instruction rend utile aussi bien pour
le service du diable que pour celui de Dieu. Ce qui
importe plus que les connaissances, c'est l'esprit
avec lequel on les amasse et l'on s'en sert. Seuls
les enfants craignant et aimant Dieu sont
assurés contre les entraînements de la
vie, contre les tentations qui naissent du
savoir.
Or des parents ne peuvent s'attendre
à voir leurs enfants craindre et aimer Dieu
que lorsqu'ils donnent eux-mêmes l'exemple de
la piété. Comment voulez-vous qu'ils
soient regardés par leurs enfants comme des
dépositaires de l'autorité divine,
tous ces pères qui violent ouvertement la
loi de Dieu. Il y a quelque temps, un artisan
entrait dans mon cabinet, répandant autour
de lui une forte odeur d'alcool. Je savais qu'il
maltraitait volontiers sa femme et ses enfants. Je
lui demandai ce qui l'amenait. Il me
répondit qu'il venait me prier d'apprendre
un peu mieux à ses enfants le
cinquième commandement, comme « de
rendre un peu plus chaud l'enfer » dont
je parlais à mes catéchumènes.
Je cite cet exemple entre mille. Est-ce qu'un
athée, un père qui ne fléchit
jamais le genou devant Dieu peut prétendre
à être envisagé par son enfant
comme le représentant de Dieu ?
Tant que les enfants fréquentent
l'école et sont dans la dépendance
matérielle des parents, l'esprit
révolutionnaire est encore contenu en eux.
L'influence des instituteurs, des pasteurs conserve
à nos petits souverains une certaine
humilité dans la famille. Mais dès
que la confirmation religieuse est intervenue, ils
brisent les barrières. Nos fils et nos
filles d'artisans croient avoir
énormément fait, lorsqu'ils offrent
un petit présent à leurs
parents ; il ne leur vient pas à
l'esprit que leur strict devoir est d'aider les
parents qui les ont élevés à
la sueur de leurs fronts. Dans les familles des
classes élevées, les liens se
relâchent un peu plus tard. Mais ils ne
tardent pas non plus à se briser.
Innombrables sont aujourd'hui les plaintes
des parents sur les enfants. Effectivement, combien
de jeunes filles, dans la classe
populaire, tournent mal, surtout lorsqu'elles sont
jolies et aimables ! Chers parents, les
plaintes servent à peu de chose.
Examinez-vous pour remédier au mal.
N'avez-vous pas négligé de faire
l'éducation des sentiments religieux de vos
enfants ? N'avez-vous pas fermé trop
facilement les yeux sur leurs lectures et leurs
plaisirs ? Lorsque vous avez cherché
pour eux des places de domestiques, d'apprentis, de
commis, ne vous êtes-vous pas enquis surtout
du gain, vous inquiétant fort peu de savoir
si votre enfant entrait dans une maison craignant
Dieu ? Quel contraste bien souvent entre
l'instruction religieuse qu'un jeune homme, une
jeune fille viennent de recevoir, en qualité
de catéchumènes, et les propos
cyniques qui retentissent à l'atelier, au
comptoir, à l'office !
Nos parents se plaignent surtout de la
légèreté avec laquelle on se
marie. Il faut convenir qu'un mariage mal assorti
est une lourde chaîne pour toute la vie. On
ne s'étonnera pas si je m'arrête
quelque peu sur le mariage d'Isaac.
3. Le choix d'une
fiancée.
Il était grandement temps qu'Isaac se
mariât. J'ai dit pourquoi son père
s'occupe de son mariage. Il y a toujours eu des
hommes ayant besoin d'être guidés,
conseillés dans cette délicate
question. Cela ne veut pas dire toujours qu'ils
manquent de caractère. Seulement ils
manquent du tact nécessaire en la
matière et le sentent quelque peu.
Remarquons qu'à l'époque des
patriarches, l'autorité paternelle
était plus considérable
qu'aujourd'hui. Abraham usait de son droit en
agissant comme il faisait. Nous verrons d'ailleurs
qu'il avait le plein consentement d'Isaac.
Aujourd'hui il appartient au jeune homme
d'avoir la voix décisive au chapitre qui
traite de son mariage. Toutefois, aujourd'hui comme
jadis, le jeune homme, qui a le sentiment de son
devoir, ne voudra pas accomplir ce pas important
sans avoir
pris
l'avis de son père. Il s'efforcera
d'ailleurs d'obtenir son consentement. Cela n'est
pas toujours possible, je l'avoue. Beaucoup de
parents traitent le mariage de leurs enfants comme
une pure affaire. Ce ne sont pas seulement les
paysans qui s'occupent de l'apport de la future,
nos citadins et nos bourgeois s'intéressent
plus que de raison à la dot de la
fiancée. Dans les classes cultivées,
on attache aussi souvent une importance
exagérée au rang. Il arrive que les
parents imposent à leurs enfants leur propre
choix ; en général, ils
travaillent ainsi au malheur de ceux qu'ils aiment.
L'inclination est la première condition du
bonheur. Mais il y a lieu de ne pas confondre
l'inclination avec l'amour aveugle,
passionné, qui n'est qu'un caprice de la
chair.
Considérons la manière dont
Abraham s'y est pris. Il ne pouvait être
question pour Isaac d'une fille du pays, les
Cananéens étant idolâtres. Le
monothéisme qui fut la religion primitive de
l'humanité, existait encore en
Mésopotamie dans quelques familles. Les
moeurs de ces familles étaient
restées pures. C'est là
évidemment qu'il convenait de s'adresser.
Abraham avait reçu, d'après la
Genèse, quelque temps auparavant,
« un rapport » ou des nouvelles
sur sa famille
(Gen.
XXII, 20-24). Il savait
dès lors qu'il ne manquait point dans la
ville de Nachor de jeunes filles à marier.
Mais il ne pouvait quitter lui-même la terre
promise. Il est donc obligé d'envoyer en
ambassade, pour faire la demande, le plus ancien de
ses serviteurs.
Ce serviteur, est sans doute, Eliézer
dont il a été déjà
question au chapitre XVe, qu'Abraham croyait devoir
être son héritier et dont il avait eu
le projet d'adopter ainsi la descendance.
C'était plus qu'un serviteur, c'était
un ami, un second frère pour le patriarche.
Eliézer avait la même
piété que son maître. Les deux
vieillards, qui avaient gardé toute leur
jeunesse de coeur, s'étaient sans doute plus
d'une fois entretenus du mariage d'Isaac. J'imagine
que Sara avait pris part à ces conciliabules
intimes, intéressants surtout pour une
femme. La question avait
été pour tous un objet de
prière et de réflexions.
Tout en recourant à la prière,
l'enfant de Dieu se souvient qu'il a une raison. Il
ne se considère point comme une marionnette
entre les mains de la Providence. Lisez dans le
chapitre XXIV de la Genèse le récit
des recommandations d'Abraham à
Eliézer. Vous verrez le serviteur de Dieu
user de prévoyance. Il fait jurer à
l'intendant d'être fidèle à la
volonté de son maître. Il
défend d'abord qu'Isaac épouse une
Cananéenne, ensuite qu'il retourne au pays
de ses pères. Il veut ensuite que la femme
choisie craigne Dieu, qu'elle appartienne à
la famille d'Abraham ; enfin elle devra
quitter volontiers son pays. Ces points
fixés, le patriarche remet le reste à
Dieu. Il ne s'occupe pas de l'avoir de la
fiancée, attendu que lui-même est
suffisamment riche. Il ne parle ni de l'âge,
ni de la beauté, ni des qualités
souhaitées par lui chez la compagne d'Isaac.
À cet égard, il se soumettra à
la volonté de Dieu. Je sais, grâce
à Dieu, beaucoup de mariages heureux sans la
beauté de l'homme ni celle de la femme. La
beauté est une chose beaucoup plus
secondaire que d'autres qualités. Abraham
appelle en terminant la bénédiction
de Dieu sur le voyage d'Eliézer.
Lui-même, dit-il à son serviteur,
enverra son ange devant toi.
Le mariage d'Isaac fut l'un des actes
admirables de la foi d'Abraham. Derrière
Eliézer qui s'éloigne du campement,
je vois les mains du patriarche levées vers
le ciel, je vois celles d'Isaac. Je suppose que,
pendant ce temps, le père et le fils auront
fait plus d'un pèlerinage à la
caverne de Macpéla, pour prier au tombeau de
Sara. Nous verrons bientôt qu'Eliézer
lui-même était un homme de
prière.
Une caravane de dix chameaux, richement
chargés, au fin harnachement, est
arrêtée près d'un puits,
à l'entrée de la ville de Nachor.
Abraham avait voulu être
représenté convenablement, d'une
manière qui annonçât son rang
de prince nomade. Déjà le soleil
descend à l'occident. Les
serviteurs s'empressent de déployer les
tentes, de parquer les chameaux. Eliézer
sait que le moment approche où les jeunes
filles de la ville viendront à la source,
leur cruche sur la tête, Il est au courant
des moeurs de la contrée. Il ne se fie pas
toutefois à son coup d'oeil pour
découvrir la jeune fille digne de devenir la
compagne du fils de son maître. Il sait
combien souvent est trompeuse l'apparence, surtout
chez la femme. Aussi prie-t-il Dieu de le guider,
avec une grande simplicité. Eliézer
est un de ces rares suppliants qui répandent
leur coeur tout entier devant Dieu
(Gen.
XXIV, 12-44). Ce qu'il demande,
c'est un signe, non pas quelque signe arbitraire,
comme ceux que réclame la superstition, mais
un signe qui lui permettra de discerner le
caractère de la jeune fille. Il sent que
celle qui lui offrira volontiers à boire
doit avoir le coeur placé du bon
côté. La jeune fille qui prend son
plaisir à servir devient une bonne
femme : ainsi pensait Eliézer il y a
quatre mille ans.
À peine a-t-il achevé sa
prière qu'il voit venir la vierge gracieuse
qu'il souhaite. Avec autant d'amabilité que
de flexibilité dans les mouvements, elle
offre à boire au vieillard puis à ses
chameaux. Elle ne dit pas : « Qui
es-tu ? D'où viens-tu ? Que me
donneras-tu en échange de ce
service ? » Elle n'a pas même
l'idée de demander quelque chose. Elle voit
devant elle des hommes fatigués d'une longue
traite, des animaux qui ont soif. Aussitôt
qu'elle en est priée, elle court remplir sa
cruche. Elle l'apporte à
Eliézer.
Le vieillard la considère avec
émotion. Des larmes de joie jaillissent de
ses yeux. Ce qu'il n'avait pas osé demander,
il l'a obtenu. Il n'avait pas osé demander
que la femme d'Isaac fût belle. Et il nous
est dit que Rébecca était
« très belle de
figure. » Et maintenant Eliézer
sait que sa mission est remplie, alors même
qu'il n'en a pas encore dit un mot. Il
connaît son Dieu ; il voit
d'emblée que sa prière est
exaucée : il a en effet reçu un
signe, et ce signe venant d'un Dieu fidèle
ne saurait le tromper.
Tout se passe dans les négociations
avec une rapidité extraordinaire.
Vingt-quatre heures ne se sont pas
écoulées que les têtes des
chameaux sont tournées de nouveau du
côté de l'occident, vers Canaan ;
sur le dos de l'un d'entre eux, est assise la jeune
fiancée. Il paraîtra peut-être
à quelques lecteurs qu'elle se décide
bien rapidement à suivre l'étranger.
Mais elle entend dans son coeur une voix
secrète qui est la voix de Dieu.
Avec quelle émotion elle
aperçut les tentes d'Abraham, puis Isaac,
sorti aux champs pour prier ! La rencontre est
tout à fait conforme aux moeurs orientales.
Rebecca descend avec respect de son chameau, met un
voile et Isaac la conduit dans la tente de sa
mère.
4. Si le mariage est une
loterie.
L'histoire que nous méditons a une
couleur orientale. Je vais essayer de la traduire
en langage japhétique et occidental.
Je me trouvais récemment dans une
société d'hommes sérieux. L'un
d'eux, ayant l'expérience du monde,
prononça ce propos, propre à faire
frissonner, s'il était vrai :
« Un mariage n'est jamais qu'une loterie.
On ne sait jamais s'il tournera bien ou
mal. » Le monsieur, prié de
s'expliquer déclara que le mariage est une
loterie, parce que les époux n'apprennent
pas à se connaître avant le mariage.
Ils s'aperçoivent qu'ils ne se conviennent
pas quand il est trop tard. La plupart des
assistants furent de l'avis du pessimiste. Il me
parut, quant à moi, qu'il allait trop loin
en ce qui concerne les classes populaires et les
campagnards. Ceux-ci apprennent à se
connaître, non seulement quand ils sont en
toilette, mais au travail, dans le costume du
travail, dans les diverses circonstances de la vie.
Il en est autrement dans les classes
cultivées. Là les occasions de se
voir manquent souvent. De là tant de
mariages entre parents auxquels fait défaut
l'amour véritable.
Une réforme est nécessaire
dans les rapports de nos jeunes
gens. Il faut qu'ils puissent se voir, se mouvoir
entre eux avec plus de liberté, il va sans
dire en toute honnêteté. Quelqu'un qui
connaît bien les Anglais nous apprend que,
dans leur pays, « la plupart des mariages
se concluent sur le chemin de
l'église. » Je sais qu'en
Angleterre, sous l'influence de la mode, les hommes
fréquentent encore l'église. Mais
j'avoue que le chemin de l'église me parait
devoir avoir une autre destination que celle
d'aider aux mariages. Toutefois mille fois mieux
vaut se rencontrer sur cette route qu'en de
clandestins rendez-vous. Je ne goûte pas la
coutume américaine qui permet aux jeunes
dames non mariées d'inviter les jeunes gens
à des soirées, d'où les
parents sont sévèrement exclus. Tout
ce qui tend à émanciper la femme du
joug des usages, qui est souvent celui des
convenances, m'inspire de la défiance. J'ai
en abomination, le dirai-je, les annonces de
journaux dans lesquelles les jeunes filles offrent
leur main et leur personne. Cela constitue pour moi
un outrage à Dieu et à
l'humanité.
On me dira : « Nos jeunes
gens se voient suffisamment dans les bals de
société, dans les
soirées ! » Mais dans ces
réunions on se déguise le plus
souvent. Le jeune homme le plus apte à jouer
son rôle, la jeune fille qui est la meilleure
comédienne réussissent le mieux.
« Que demandez-vous
donc ? » me crie quelqu'un. Le
blâme, je le reconnais, est facile,
l'indication précise du remède l'est
moins. Toutefois je crois que c'est
déjà quelque chose que de signaler le
mal. À chacun suivant le cercle de ses
relations, ou la contrée qu'il habite, de
chercher à diminuer la contrainte dans les
rapports des jeunes gens. Surtout que les vieux
continuent à se mêler à eux, ce
sera le moyen d'empêcher la naissance
d'inclinations prématurées,
déplacées. Il faut sans doute
crier : au feu, avant qu'il soit trop tard
pour éteindre les flammes. Mais il ne faut
pas non plus crier : au feu, quand il n'y a
pas de feu.
Assurément le mariage est un
état si délicat que tout être
raisonnable doit l'aborder en tremblant. Se bien connaître
est l'une des
premières conditions d'une union assortie.
Et l'on a vu combien la chose est aujourd'hui
malaisée pour les jeunes gens. Il faut
ajouter, au danger résultant de l'ignorance
où sont plongés les conjoints
à l'égard du caractère de leur
voisin, le fait grave que ce sont des
pécheurs. Ce ne sont pas deux anges,
entendez-vous, mais deux créatures humaines.
Chacune d'elles a sa tête, sa volonté,
ses défauts, dont le principal est de croire
que ce ne sont pas des défauts. Chacune a
son tempérament, un passé à
elle, une éducation particulière, un
tour d'esprit qui tient à sa famille, et
par-dessus quelques douzaines de
préjugés. Comment voulez-vous que
tout cela s'harmonise ? Aussi les malentendus
abondent-ils, les issues fatales sont-elles
communes.
Les risques sont singulièrement
diminués, lorsqu'on traite cette
négociation du mariage, comme Abraham la
traita. Invoquez Dieu en cette circonstance, ainsi
que le fit Abraham ! Dites-lui :
« Seigneur, conduis-moi, montre-moi ta
voie. » Celui qui promet de nous
enseigner le chemin que nous avons à suivre
ne nous trompera pas. Sinon il cesserait
d'être le fidèle. Seulement il importe
de ne pas prendre sa volonté pour la sienne.
Les entraînements du coeur sont très
souvent opposés aux intentions de Dieu, aux
inspirations de la foi, à celles de la
raison. Donc les méprises sont faciles.
Je suis persuadé que la vraie raison
est presque toujours d'accord avec une foi
éclairée. La raison et la foi
s'unissent, par exemple, pour nous conseiller de ne
pas nous décider sur le seul attrait de la
beauté. La beauté est un noble don du
ciel ; nul ne restera devant lui sans
éprouver quelque admiration. Un esprit
élevé marquera toujours de son
empreinte la figure de celle, de celui auquel il
appartient. Serait-il possible d'imaginer que les
anges fussent laids ? Mais tout ce qui est
beau n'est point angélique. La beauté
est très souvent séparée de la
vertu. Ensuite elle ne dure pas toujours.
Grâce à Dieu, il est beaucoup de
femmes qui, sans être belles, rendent leurs
maris suffisamment heureux. Le mari s'attache alors
à l'être
intérieur de sa compagne, qui est
revêtu de la beauté spirituelle. En
définitive, si la beauté physique
était nécessaire pour le mariage,
bien peu se marieraient, car la beauté
physique est rare sur cette pauvre terre.
La fortune ne jouera pas davantage le
rôle décisif dans le choix d'une
compagne. Ah ! ne la méprisons pas, ce
serait ne connaître ni le monde ni les
bienfaits qu'elle peut répandre. Mais
qu'elle ne soit pas la condition suprême, pas
plus que la beauté. Un jeune homme doit
être capable de pourvoir à l'entretien
du ménage, une jeune femme en état de
diriger celui-ci avec économie. Sinon qu'ils
ne se marient pas ! Ils ne sont pas encore
mûrs pour l'état conjugal. Il est
pourtant des exceptions à cette règle
que je pose, de ne pas s'attacher à la
condition de la fortune. Les officiers sont
obligés d'y songer. Et la nature de la
vocation peut, en d'autres cas, également
contraindre à certaines exigences de
fortune.
Ce à quoi il faut prendre garde,
c'est à la différence
d'éducation et de culture. On se fait
souvent du rang une idole. À mesure qu'on
s'élève dans les classes de la
société actuelle, le cercle où
les jeunes hommes peuvent choisir leur compagne
devient toujours plus étroit. Je plains les
princes qui veulent se marier selon leur rang et
épouser à tout prix une princesse.
Ils n'ont qu'un choix fort mince. Je me permettrai
une hérésie à ce propos ;
je dirai que toutes les créatures humaines
ont le même rang, quand elles
possèdent la même culture et la
même éducation. Il faut au moins que
la femme puisse s'intéresser au travail de
son mari. Je ne lui demande pas d'être
savante, Dieu l'en préserve ! Mais elle
doit posséder une élasticité
de coeur et d'esprit suffisante pour suivre de ses
sympathies son mari, dans sa carrière. J'ai
hâte de dire que cette qualité est
l'apanage ordinaire de la femme. Celle-ci
réussit aisément à faire
oublier les lacunes d'une première
éducation. L'homme s'élève
plus difficilement. Quand il a épousé
une femme d'une culture supérieure, il garde
presque toujours la trace de son infériorité. Un
dernier avertissement, ajouté à tant
d'autres, sur :
5. Trois pierres angulaires du
bonheur
dans le mariage.
Ces trois pierres angulaires sont :
premièrement une réelle
inclination ; deuxièmement une vraie
crainte de Dieu ; troisièmement le don
d'un signe semblable à celui qui fut
accordé à Eliézer.
« L'inclination naîtra,
quand ils seront laissés à
eux-mêmes, » entendais-je dire de
deux fiancés que l'on avait unis par des
artifices. Je tiens pour téméraire un
tel jugement. Entrer dans le mariage sans ressentir
le moindre amour, c'est tenter Dieu. Car l'amour
est la vie du mariage ; sans ce sentiment la
patience, le support nécessaires à
tous les instants de la vie conjugale feront
défaut.
Le véritable amour est une
inspiration de Dieu. Mais gardons-nous de confondre
avec lui la passion qui n'est qu'un
entraînement de l'imagination. Les jeunes
époux qui croient ne pouvoir se passer
absolument l'un de l'autre, ou se suffire sans Dieu
l'un à l'autre, risquent d'apprendre
à leurs dépens ce que coûte
l'idolâtrie. L'amour terrestre, quand il
n'est pas alimenté par l'amour divin, tarit
promptement. Dieu est amour. Lui seul est l'amour
éternel, infini. Quand nous aimons, nous
avons à redouter de voir grandir en nous des
germes destructeurs de notre affection. Il faut que
notre affection se purifie et se renouvelle sans
cesse à la source divine, qu'elle soit
fortifiée contre les sentiments mauvais qui
s'attaquent à elle ! Heureux les
époux qui puisent sans cesse dans l'amour
divin, qui chaque jour s'humilient ensemble devant
le Seigneur, et communient dans les mêmes
espérances du monde invisible.
C'est là l'union idéale.
Toutefois ne tendons pas ici l'arc trop violemment.
Le mariage de la femme chrétienne : avec
l'incrédule déclaré, avec
l'impie qui poursuit l'Évangile de ses
railleries, est sans doute une bypothèse que
nous n'avons pas à examiner. Une telle union
serait si évidemment malheureuse que je lui
préfère, sans hésiter, le
mariage avec un catholique, même avec un
catholique bigot, en dépit de toutes les
objections que soulèvent aussi de pareilles
alliances. Au reste, reconnaissons-le à la
gloire de Dieu, il est peu d'athées
convaincus. La mode est à un esprit frondeur
vis-à-vis de l'Évangile. Mais ceux
qui se laissent entraîner par ce courant,
sont loin d'être intimement persuadés.
Que la main puissante de Dieu les frappe dans leur
santé ou dans leur famille, vous les voyez
souvent revenir à la foi de leur enfance. Si
beaucoup d'entre eux ne veulent épouser que
des femmes chrétiennes, ne voit-on pas par
là que le soi-disant athée estime
encore l'Évangile, qu'au fond il est
croyant ? À ses yeux la foi en
l'Évangile reste la meilleure garantie de la
vertu. Aussi l'athée entendra-t-il assez
souvent que ses enfants soient élevés
dans des croyances positives.
Le mariage de la femme chrétienne
avec l'athée inconséquent, que je
viens de dépeindre et qui se rencontre plus
fréquemment qu'on ne pense, ne sera pas sans
doute pour la première une vie bien facile.
La femme placée dans de telles conditions
aura à se souvenir que la foi peut se
perdre. Elle aura aussi à s'efforcer de
gagner à la vérité le coeur de
son mari, mais en se rappelant que la conversion
est le don de Dieu. Qu'elle évite d'imposer
ses convictions. Qu'elle ne dise pas avec une
superbe assurance : « J'aurai raison
de l'incrédulité de mon
mari. » Celle qui s'exprime ainsi court
le danger d'être gagnée par son mari
bien plutôt que de le gagner, car l'orgueil
va devant l'écrasement.
Il est temps d'en venir à ce que j'ai
appelé la troisième pierre angulaire
du mariage, le signe accordé à
Eliézer. Le signe qu'il chercha fut celui du
dévouement, de la disposition à
servir. Une telle disposition est le fruit de
l'Esprit de Christ. Jésus a dit qu'il est
venu pour servir ; dès lors son disciple
s'efforce de travailler également au bonheur
des autres.
Combien est précieuse, dans le
mariage, l'union de deux volontés
associées pour s'aider, la disposition
à servir, à se rendre utile. Je ne
conçois pas le mariage sans elle. Mais ce
n'est pas assez de vouloir servir, il faut savoir
servir. Or, les jeunes hommes ne sont pas toujours
élevés dans la pensée que
c'est là leur première obligation.
Mainte jeune fille cultivée, belle, aimable,
ne saura pas non plus tenir sa maison de
façon à créer à son
mari un intérieur agréable. La
grâce des manières, un goût
irréprochable dans la toilette, la
connaissance des langues modernes, un jeu
impeccable au piano, une voix bien timbrée
sont assurément d'excellents dons. Mais tout
cela n'assaisonne pas un repas, ne met pas de
l'ordre dans un appartement et ne supplée
pas à la bonne direction de la bourse et de
la cuisinière.
On me trouvera bien prosaïque. Qu'on me
pardonne ces détails ! Je connais
d'expérience le mariage. J'y suis
entré voilà bien des années.
J'ai béni en ma qualité, de pasteur
bien des unions. Tout cela m'excuse de mettre les
points sur les i. Il y aura toujours assez de
poètes pour chanter et idéaliser
l'union conjugale. Il est bon que quelques-uns en
montrent les écueils, les
difficultés. Dieu a conçu pour chacun
de nous le plan d'une vie bénie. La plupart
détruisent ce plan en substituant leur
volonté à la volonté divine.
Je ne dis pas qu'ils sont à jamais perdus,
à cause de cela. Ils pourront être
sauvés, toutefois ce sera comme à
travers le feu.
Nous sommes tous appelés à
traverser la fournaise. Le plan de Dieu, à
cause du péché, ne peut plus
être pour personne un paradis plein de
confort et d'agréments. Depuis la chute,
Dieu a mis partout la croix. Mais la croix qui
vient de Dieu est légère, parce qu'il
donne la force de la supporter. La mauvaise
souffrance est celle que nous nous infligeons
à nous-mêmes. Les gens mariés
le savent mieux que d'autres. Demandez donc
à Dieu chaque jour quel est son plan
à votre égard ; il vous le révélera.
C'est en suivant Dieu à travers l'amour et
la souffrance, la vie et la mort, jusque dans
l'éternité que vous goûterez la
vraie paix.
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