Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XXI

Un mariage.

 « Abraham était vieux, avancé en âgé ; et l'Éternel avait béni Abraham en toutes choses. Abraham dit à son serviteur, le plus ancien de sa maison, l'intendant de tous ses biens : Mets, je te prie, ta main sous ma cuisse, et je te ferai jurer par l''Éternel, le Dieu du ciel et le Dieu de la terre, de ne pas prendre pour mon fils une femme parmi les filles des Cananéens au milieu desquels j'habite, mais d'aller dans mon pays et dans ma patrie prendre une femme pour mon fils Isaac. »

Gen. XXIV, 1-4.


1. Naissance, sacrifice, mariage.

Quelle vie pleine et changeante que la mienne ! J'ai commencé ma journée par le culte de famille ; je l'ai poursuivie en donnant une instruction religieuse à une jeune fille, en officiant pour l'enterrement d'un jeune garçon mort de la diphtérie, le troisième enfant, hélas ! perdu par ses parents depuis un mois. Rentré chez moi, j'ai reçu des visites diverses. Puis j'ai donné de nouveau une leçon religieuse. Après quoi j'ai fait une pointe chez mon dentiste. Ensuite j'ai couru pour différentes visites ; je suis entré chez des gens en santé, chez des malades, dans des maisons de deuil, à l'hôpital, à la maison des aliénés. Assis à ma table de travail, je songe, en écrivant ces lignes, à toute cette journée si remplie et bientôt derrière moi. Je me dis qu'avant ce soir j'aurai encore à célébrer un mariage et à baptiser un enfant. Quelle bigarrure dans mon existence !

J'ajoute : Quelle bigarrure dans toute vie ! Car si chacun, pour son bonheur, n'a pas l'heur d'être pasteur, la diversité se retrouve dans les existences d'apparence uniforme. Songez donc au tourbillon des pensées changeantes qui se succèdent en nous : les unes ont la pureté d'un ciel bleu, les autres l'ardeur des flammes de l'enfer ; elles conduisent tantôt au désespoir, au murmure, au mécontentement, au mépris des hommes, tantôt à la joie et à la paix.

La vie d'Abraham fut fertile en événements divers, en même temps qu'en émotions. Le vieillard dut passer tour à tour du chagrin à la joie et de la joie au chagrin. Résumons un peu nos derniers chapitres. Le serviteur de Dieu se voit naître un fils à l'âge de cent ans ; comme de raison son âme est inondée de joie. Plus tard toute la maison d'Abraham est rassemblée pour une cérémonie religieuse qui correspond à notre baptême et à l'occasion de laquelle Isaac reçoit un nom. Lors du sevrage, Abraham donne une grande fête. Puis il est obligé, le coeur saignant, de chasser Ismaël. Ensuite, il traite alliance avec les princes voisins ; il plante des arbres pour Isaac et les après-venants. Enfin il descend dans les profondeurs de l'abîme : les grandes eaux passent sur lui. Je fais ici allusion au sacrifice d'Isaac, précédé d'une immolation intérieure, après lequel il reçoit de nouveau son fils de la main de Dieu. Puis le vieillard perd sa femme, enfin il l'enterre. Quelle succession de faits importants et de contrastes.

À la suite de son deuil, Abraham a dû songer à marier Isaac. Le besoin d'une maîtresse de maison se faisait sentir autour de lui. Le célibat attirait alors sur les hommes le mépris. Isaac avait déjà quarante ans. C'était une nature un peu passive, qui ne devait pas prendre facilement elle-même l'initiative d'un changement dans sa situation. De plus il pleurait sa mère et était absorbé par son chagrin. Cependant, en outre des raisons déjà indiquées, son avenir, l'avenir de la race à laquelle avaient été faites tant de promesses exigeaient impérieusement qu'il se mariât. Abraham se décida donc à prendre en mains la négociation de l'alliance de son fils. Celui-ci eut bientôt une compagne selon son coeur et le coeur de Dieu.

2.
De l'éducation des enfants.

En donnant à Abraham un fils, Dieu avait fait jaillir près de lui une source de joie. Mais tout don appelle un devoir. Il s'agissait d'élever Isaac de façon à en faire le père d'un peuple choisi de Dieu. S'il ne nous est pas parlé de la façon dont le serviteur de Dieu éleva son enfant, nous nous en rendons plus ou moins compte par la parole que Dieu prononça un an avant la naissance d'Isaac. Dieu dit alors, en parlant d'Abraham : « Je l'ai choisi, afin qu'il ordonne à ses fils et à sa maison après lui de garder la voie de l'Éternel. » (Gen. XVIII, 19.)

Certainement Abraham a justifié, dans l'éducation de son fils, l'attente de Dieu à cet égard. Il s'est occupé de l'avenir matériel d'Isaac. Ne le voyons-nous pas planter pour lui des arbres ? Il est bon que les parents cherchent à assurer la vie matérielle de leurs enfants ; mais quand ils n'y parviennent pas, ils ne doivent pas s'en préoccuper, cela devient l'affaire de Dieu. La Providence est assez riche pour fournir à l'entretien de vos fils et de vos filles, si vous ne leur avez pas laissé de biens terrestres. Que les parents se gardent par-dessus tout de l'avarice ! D'autre part qu'ils se disent que c'est tenter Dieu que de n'assurer aux siens aucune ressource, lorsqu'on peut faire autrement.

Abraham avait certainement réussi dans l'éducation de son fils. Il ne nous est rapporté de la jeunesse d'Isaac nul incident défavorable. D'un mot de la Genèse, il ressort qu'il aimait à prier : Il nous est dit qu'Isaac était sorti pour prier et méditer dans les champs, lorsque Eliézer lui amena Rebecca. Sa docilité dans la scène de Morija est extrême. Et ce serait une erreur d'en chercher la raison dans son caractère un peu passif. En pareille circonstance, les passifs deviennent facilement des violents. L'obéissance d'Isaac est l'oeuvre de son respect filial. Il avait remarqué que son père était conduit en toutes choses par l'Esprit de Dieu. Abraham était donc pour lui le représentant de Dieu. Parents qui me lisez, voulez-vous avoir des enfants obéissants, que votre autorité se confonde à leurs yeux avec celle de Dieu.

On se préoccupe beaucoup aujourd'hui de l'instruction de la jeunesse. On fait emmagasiner aux enfants une multitude de connaissances, souvent inutiles. Tel gamin saura nommer sans erreur tous les empereurs romains, mais émaillera une petite lettre de nombreuses et grosses fautes. Tel autre vous exposera avec détails le système de Linné, qui reste incapable de faire une lecture biblique à sa grand'mère sans ânonner. N'allez d'ailleurs pas trop priser l'instruction, même lorsqu'elle est rationnelle. L'instruction est aujourd'hui l'objet d'une véritable superstition. Mais un coup d'oeil sur la population des prisons, sur les recrues du mouvement anarchiste, vous montre que l'instruction rend utile aussi bien pour le service du diable que pour celui de Dieu. Ce qui importe plus que les connaissances, c'est l'esprit avec lequel on les amasse et l'on s'en sert. Seuls les enfants craignant et aimant Dieu sont assurés contre les entraînements de la vie, contre les tentations qui naissent du savoir.

Or des parents ne peuvent s'attendre à voir leurs enfants craindre et aimer Dieu que lorsqu'ils donnent eux-mêmes l'exemple de la piété. Comment voulez-vous qu'ils soient regardés par leurs enfants comme des dépositaires de l'autorité divine, tous ces pères qui violent ouvertement la loi de Dieu. Il y a quelque temps, un artisan entrait dans mon cabinet, répandant autour de lui une forte odeur d'alcool. Je savais qu'il maltraitait volontiers sa femme et ses enfants. Je lui demandai ce qui l'amenait. Il me répondit qu'il venait me prier d'apprendre un peu mieux à ses enfants le cinquième commandement, comme « de rendre un peu plus chaud l'enfer » dont je parlais à mes catéchumènes. Je cite cet exemple entre mille. Est-ce qu'un athée, un père qui ne fléchit jamais le genou devant Dieu peut prétendre à être envisagé par son enfant comme le représentant de Dieu ?

Tant que les enfants fréquentent l'école et sont dans la dépendance matérielle des parents, l'esprit révolutionnaire est encore contenu en eux. L'influence des instituteurs, des pasteurs conserve à nos petits souverains une certaine humilité dans la famille. Mais dès que la confirmation religieuse est intervenue, ils brisent les barrières. Nos fils et nos filles d'artisans croient avoir énormément fait, lorsqu'ils offrent un petit présent à leurs parents ; il ne leur vient pas à l'esprit que leur strict devoir est d'aider les parents qui les ont élevés à la sueur de leurs fronts. Dans les familles des classes élevées, les liens se relâchent un peu plus tard. Mais ils ne tardent pas non plus à se briser.

Innombrables sont aujourd'hui les plaintes des parents sur les enfants. Effectivement, combien de jeunes filles, dans la classe populaire, tournent mal, surtout lorsqu'elles sont jolies et aimables ! Chers parents, les plaintes servent à peu de chose. Examinez-vous pour remédier au mal. N'avez-vous pas négligé de faire l'éducation des sentiments religieux de vos enfants ? N'avez-vous pas fermé trop facilement les yeux sur leurs lectures et leurs plaisirs ? Lorsque vous avez cherché pour eux des places de domestiques, d'apprentis, de commis, ne vous êtes-vous pas enquis surtout du gain, vous inquiétant fort peu de savoir si votre enfant entrait dans une maison craignant Dieu ? Quel contraste bien souvent entre l'instruction religieuse qu'un jeune homme, une jeune fille viennent de recevoir, en qualité de catéchumènes, et les propos cyniques qui retentissent à l'atelier, au comptoir, à l'office !

Nos parents se plaignent surtout de la légèreté avec laquelle on se marie. Il faut convenir qu'un mariage mal assorti est une lourde chaîne pour toute la vie. On ne s'étonnera pas si je m'arrête quelque peu sur le mariage d'Isaac.


3. Le choix d'une fiancée.

Il était grandement temps qu'Isaac se mariât. J'ai dit pourquoi son père s'occupe de son mariage. Il y a toujours eu des hommes ayant besoin d'être guidés, conseillés dans cette délicate question. Cela ne veut pas dire toujours qu'ils manquent de caractère. Seulement ils manquent du tact nécessaire en la matière et le sentent quelque peu. Remarquons qu'à l'époque des patriarches, l'autorité paternelle était plus considérable qu'aujourd'hui. Abraham usait de son droit en agissant comme il faisait. Nous verrons d'ailleurs qu'il avait le plein consentement d'Isaac.

Aujourd'hui il appartient au jeune homme d'avoir la voix décisive au chapitre qui traite de son mariage. Toutefois, aujourd'hui comme jadis, le jeune homme, qui a le sentiment de son devoir, ne voudra pas accomplir ce pas important sans avoir pris l'avis de son père. Il s'efforcera d'ailleurs d'obtenir son consentement. Cela n'est pas toujours possible, je l'avoue. Beaucoup de parents traitent le mariage de leurs enfants comme une pure affaire. Ce ne sont pas seulement les paysans qui s'occupent de l'apport de la future, nos citadins et nos bourgeois s'intéressent plus que de raison à la dot de la fiancée. Dans les classes cultivées, on attache aussi souvent une importance exagérée au rang. Il arrive que les parents imposent à leurs enfants leur propre choix ; en général, ils travaillent ainsi au malheur de ceux qu'ils aiment. L'inclination est la première condition du bonheur. Mais il y a lieu de ne pas confondre l'inclination avec l'amour aveugle, passionné, qui n'est qu'un caprice de la chair.

Considérons la manière dont Abraham s'y est pris. Il ne pouvait être question pour Isaac d'une fille du pays, les Cananéens étant idolâtres. Le monothéisme qui fut la religion primitive de l'humanité, existait encore en Mésopotamie dans quelques familles. Les moeurs de ces familles étaient restées pures. C'est là évidemment qu'il convenait de s'adresser. Abraham avait reçu, d'après la Genèse, quelque temps auparavant, « un rapport » ou des nouvelles sur sa famille (Gen. XXII, 20-24). Il savait dès lors qu'il ne manquait point dans la ville de Nachor de jeunes filles à marier. Mais il ne pouvait quitter lui-même la terre promise. Il est donc obligé d'envoyer en ambassade, pour faire la demande, le plus ancien de ses serviteurs.

Ce serviteur, est sans doute, Eliézer dont il a été déjà question au chapitre XVe, qu'Abraham croyait devoir être son héritier et dont il avait eu le projet d'adopter ainsi la descendance. C'était plus qu'un serviteur, c'était un ami, un second frère pour le patriarche. Eliézer avait la même piété que son maître. Les deux vieillards, qui avaient gardé toute leur jeunesse de coeur, s'étaient sans doute plus d'une fois entretenus du mariage d'Isaac. J'imagine que Sara avait pris part à ces conciliabules intimes, intéressants surtout pour une femme. La question avait été pour tous un objet de prière et de réflexions.

Tout en recourant à la prière, l'enfant de Dieu se souvient qu'il a une raison. Il ne se considère point comme une marionnette entre les mains de la Providence. Lisez dans le chapitre XXIV de la Genèse le récit des recommandations d'Abraham à Eliézer. Vous verrez le serviteur de Dieu user de prévoyance. Il fait jurer à l'intendant d'être fidèle à la volonté de son maître. Il défend d'abord qu'Isaac épouse une Cananéenne, ensuite qu'il retourne au pays de ses pères. Il veut ensuite que la femme choisie craigne Dieu, qu'elle appartienne à la famille d'Abraham ; enfin elle devra quitter volontiers son pays. Ces points fixés, le patriarche remet le reste à Dieu. Il ne s'occupe pas de l'avoir de la fiancée, attendu que lui-même est suffisamment riche. Il ne parle ni de l'âge, ni de la beauté, ni des qualités souhaitées par lui chez la compagne d'Isaac. À cet égard, il se soumettra à la volonté de Dieu. Je sais, grâce à Dieu, beaucoup de mariages heureux sans la beauté de l'homme ni celle de la femme. La beauté est une chose beaucoup plus secondaire que d'autres qualités. Abraham appelle en terminant la bénédiction de Dieu sur le voyage d'Eliézer. Lui-même, dit-il à son serviteur, enverra son ange devant toi.

Le mariage d'Isaac fut l'un des actes admirables de la foi d'Abraham. Derrière Eliézer qui s'éloigne du campement, je vois les mains du patriarche levées vers le ciel, je vois celles d'Isaac. Je suppose que, pendant ce temps, le père et le fils auront fait plus d'un pèlerinage à la caverne de Macpéla, pour prier au tombeau de Sara. Nous verrons bientôt qu'Eliézer lui-même était un homme de prière.

Une caravane de dix chameaux, richement chargés, au fin harnachement, est arrêtée près d'un puits, à l'entrée de la ville de Nachor. Abraham avait voulu être représenté convenablement, d'une manière qui annonçât son rang de prince nomade. Déjà le soleil descend à l'occident. Les serviteurs s'empressent de déployer les tentes, de parquer les chameaux. Eliézer sait que le moment approche où les jeunes filles de la ville viendront à la source, leur cruche sur la tête, Il est au courant des moeurs de la contrée. Il ne se fie pas toutefois à son coup d'oeil pour découvrir la jeune fille digne de devenir la compagne du fils de son maître. Il sait combien souvent est trompeuse l'apparence, surtout chez la femme. Aussi prie-t-il Dieu de le guider, avec une grande simplicité. Eliézer est un de ces rares suppliants qui répandent leur coeur tout entier devant Dieu (Gen. XXIV, 12-44). Ce qu'il demande, c'est un signe, non pas quelque signe arbitraire, comme ceux que réclame la superstition, mais un signe qui lui permettra de discerner le caractère de la jeune fille. Il sent que celle qui lui offrira volontiers à boire doit avoir le coeur placé du bon côté. La jeune fille qui prend son plaisir à servir devient une bonne femme : ainsi pensait Eliézer il y a quatre mille ans.

À peine a-t-il achevé sa prière qu'il voit venir la vierge gracieuse qu'il souhaite. Avec autant d'amabilité que de flexibilité dans les mouvements, elle offre à boire au vieillard puis à ses chameaux. Elle ne dit pas : « Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Que me donneras-tu en échange de ce service ? » Elle n'a pas même l'idée de demander quelque chose. Elle voit devant elle des hommes fatigués d'une longue traite, des animaux qui ont soif. Aussitôt qu'elle en est priée, elle court remplir sa cruche. Elle l'apporte à Eliézer.

Le vieillard la considère avec émotion. Des larmes de joie jaillissent de ses yeux. Ce qu'il n'avait pas osé demander, il l'a obtenu. Il n'avait pas osé demander que la femme d'Isaac fût belle. Et il nous est dit que Rébecca était « très belle de figure. » Et maintenant Eliézer sait que sa mission est remplie, alors même qu'il n'en a pas encore dit un mot. Il connaît son Dieu ; il voit d'emblée que sa prière est exaucée : il a en effet reçu un signe, et ce signe venant d'un Dieu fidèle ne saurait le tromper.

Tout se passe dans les négociations avec une rapidité extraordinaire. Vingt-quatre heures ne se sont pas écoulées que les têtes des chameaux sont tournées de nouveau du côté de l'occident, vers Canaan ; sur le dos de l'un d'entre eux, est assise la jeune fiancée. Il paraîtra peut-être à quelques lecteurs qu'elle se décide bien rapidement à suivre l'étranger. Mais elle entend dans son coeur une voix secrète qui est la voix de Dieu.

Avec quelle émotion elle aperçut les tentes d'Abraham, puis Isaac, sorti aux champs pour prier ! La rencontre est tout à fait conforme aux moeurs orientales. Rebecca descend avec respect de son chameau, met un voile et Isaac la conduit dans la tente de sa mère.


4. Si le mariage est une loterie.

L'histoire que nous méditons a une couleur orientale. Je vais essayer de la traduire en langage japhétique et occidental.
Je me trouvais récemment dans une société d'hommes sérieux. L'un d'eux, ayant l'expérience du monde, prononça ce propos, propre à faire frissonner, s'il était vrai : « Un mariage n'est jamais qu'une loterie. On ne sait jamais s'il tournera bien ou mal. » Le monsieur, prié de s'expliquer déclara que le mariage est une loterie, parce que les époux n'apprennent pas à se connaître avant le mariage. Ils s'aperçoivent qu'ils ne se conviennent pas quand il est trop tard. La plupart des assistants furent de l'avis du pessimiste. Il me parut, quant à moi, qu'il allait trop loin en ce qui concerne les classes populaires et les campagnards. Ceux-ci apprennent à se connaître, non seulement quand ils sont en toilette, mais au travail, dans le costume du travail, dans les diverses circonstances de la vie. Il en est autrement dans les classes cultivées. Là les occasions de se voir manquent souvent. De là tant de mariages entre parents auxquels fait défaut l'amour véritable.

Une réforme est nécessaire dans les rapports de nos jeunes gens. Il faut qu'ils puissent se voir, se mouvoir entre eux avec plus de liberté, il va sans dire en toute honnêteté. Quelqu'un qui connaît bien les Anglais nous apprend que, dans leur pays, « la plupart des mariages se concluent sur le chemin de l'église. » Je sais qu'en Angleterre, sous l'influence de la mode, les hommes fréquentent encore l'église. Mais j'avoue que le chemin de l'église me parait devoir avoir une autre destination que celle d'aider aux mariages. Toutefois mille fois mieux vaut se rencontrer sur cette route qu'en de clandestins rendez-vous. Je ne goûte pas la coutume américaine qui permet aux jeunes dames non mariées d'inviter les jeunes gens à des soirées, d'où les parents sont sévèrement exclus. Tout ce qui tend à émanciper la femme du joug des usages, qui est souvent celui des convenances, m'inspire de la défiance. J'ai en abomination, le dirai-je, les annonces de journaux dans lesquelles les jeunes filles offrent leur main et leur personne. Cela constitue pour moi un outrage à Dieu et à l'humanité.

On me dira : « Nos jeunes gens se voient suffisamment dans les bals de société, dans les soirées ! » Mais dans ces réunions on se déguise le plus souvent. Le jeune homme le plus apte à jouer son rôle, la jeune fille qui est la meilleure comédienne réussissent le mieux.

« Que demandez-vous donc ? » me crie quelqu'un. Le blâme, je le reconnais, est facile, l'indication précise du remède l'est moins. Toutefois je crois que c'est déjà quelque chose que de signaler le mal. À chacun suivant le cercle de ses relations, ou la contrée qu'il habite, de chercher à diminuer la contrainte dans les rapports des jeunes gens. Surtout que les vieux continuent à se mêler à eux, ce sera le moyen d'empêcher la naissance d'inclinations prématurées, déplacées. Il faut sans doute crier : au feu, avant qu'il soit trop tard pour éteindre les flammes. Mais il ne faut pas non plus crier : au feu, quand il n'y a pas de feu.

Assurément le mariage est un état si délicat que tout être raisonnable doit l'aborder en tremblant. Se bien connaître est l'une des premières conditions d'une union assortie. Et l'on a vu combien la chose est aujourd'hui malaisée pour les jeunes gens. Il faut ajouter, au danger résultant de l'ignorance où sont plongés les conjoints à l'égard du caractère de leur voisin, le fait grave que ce sont des pécheurs. Ce ne sont pas deux anges, entendez-vous, mais deux créatures humaines. Chacune d'elles a sa tête, sa volonté, ses défauts, dont le principal est de croire que ce ne sont pas des défauts. Chacune a son tempérament, un passé à elle, une éducation particulière, un tour d'esprit qui tient à sa famille, et par-dessus quelques douzaines de préjugés. Comment voulez-vous que tout cela s'harmonise ? Aussi les malentendus abondent-ils, les issues fatales sont-elles communes.

Les risques sont singulièrement diminués, lorsqu'on traite cette négociation du mariage, comme Abraham la traita. Invoquez Dieu en cette circonstance, ainsi que le fit Abraham ! Dites-lui : « Seigneur, conduis-moi, montre-moi ta voie. » Celui qui promet de nous enseigner le chemin que nous avons à suivre ne nous trompera pas. Sinon il cesserait d'être le fidèle. Seulement il importe de ne pas prendre sa volonté pour la sienne. Les entraînements du coeur sont très souvent opposés aux intentions de Dieu, aux inspirations de la foi, à celles de la raison. Donc les méprises sont faciles.

Je suis persuadé que la vraie raison est presque toujours d'accord avec une foi éclairée. La raison et la foi s'unissent, par exemple, pour nous conseiller de ne pas nous décider sur le seul attrait de la beauté. La beauté est un noble don du ciel ; nul ne restera devant lui sans éprouver quelque admiration. Un esprit élevé marquera toujours de son empreinte la figure de celle, de celui auquel il appartient. Serait-il possible d'imaginer que les anges fussent laids ? Mais tout ce qui est beau n'est point angélique. La beauté est très souvent séparée de la vertu. Ensuite elle ne dure pas toujours. Grâce à Dieu, il est beaucoup de femmes qui, sans être belles, rendent leurs maris suffisamment heureux. Le mari s'attache alors à l'être intérieur de sa compagne, qui est revêtu de la beauté spirituelle. En définitive, si la beauté physique était nécessaire pour le mariage, bien peu se marieraient, car la beauté physique est rare sur cette pauvre terre.

La fortune ne jouera pas davantage le rôle décisif dans le choix d'une compagne. Ah ! ne la méprisons pas, ce serait ne connaître ni le monde ni les bienfaits qu'elle peut répandre. Mais qu'elle ne soit pas la condition suprême, pas plus que la beauté. Un jeune homme doit être capable de pourvoir à l'entretien du ménage, une jeune femme en état de diriger celui-ci avec économie. Sinon qu'ils ne se marient pas ! Ils ne sont pas encore mûrs pour l'état conjugal. Il est pourtant des exceptions à cette règle que je pose, de ne pas s'attacher à la condition de la fortune. Les officiers sont obligés d'y songer. Et la nature de la vocation peut, en d'autres cas, également contraindre à certaines exigences de fortune.

Ce à quoi il faut prendre garde, c'est à la différence d'éducation et de culture. On se fait souvent du rang une idole. À mesure qu'on s'élève dans les classes de la société actuelle, le cercle où les jeunes hommes peuvent choisir leur compagne devient toujours plus étroit. Je plains les princes qui veulent se marier selon leur rang et épouser à tout prix une princesse. Ils n'ont qu'un choix fort mince. Je me permettrai une hérésie à ce propos ; je dirai que toutes les créatures humaines ont le même rang, quand elles possèdent la même culture et la même éducation. Il faut au moins que la femme puisse s'intéresser au travail de son mari. Je ne lui demande pas d'être savante, Dieu l'en préserve ! Mais elle doit posséder une élasticité de coeur et d'esprit suffisante pour suivre de ses sympathies son mari, dans sa carrière. J'ai hâte de dire que cette qualité est l'apanage ordinaire de la femme. Celle-ci réussit aisément à faire oublier les lacunes d'une première éducation. L'homme s'élève plus difficilement. Quand il a épousé une femme d'une culture supérieure, il garde presque toujours la trace de son infériorité. Un dernier avertissement, ajouté à tant d'autres, sur :


5. Trois pierres angulaires du bonheur dans le mariage.

Ces trois pierres angulaires sont : premièrement une réelle inclination ; deuxièmement une vraie crainte de Dieu ; troisièmement le don d'un signe semblable à celui qui fut accordé à Eliézer.

« L'inclination naîtra, quand ils seront laissés à eux-mêmes, » entendais-je dire de deux fiancés que l'on avait unis par des artifices. Je tiens pour téméraire un tel jugement. Entrer dans le mariage sans ressentir le moindre amour, c'est tenter Dieu. Car l'amour est la vie du mariage ; sans ce sentiment la patience, le support nécessaires à tous les instants de la vie conjugale feront défaut.

Le véritable amour est une inspiration de Dieu. Mais gardons-nous de confondre avec lui la passion qui n'est qu'un entraînement de l'imagination. Les jeunes époux qui croient ne pouvoir se passer absolument l'un de l'autre, ou se suffire sans Dieu l'un à l'autre, risquent d'apprendre à leurs dépens ce que coûte l'idolâtrie. L'amour terrestre, quand il n'est pas alimenté par l'amour divin, tarit promptement. Dieu est amour. Lui seul est l'amour éternel, infini. Quand nous aimons, nous avons à redouter de voir grandir en nous des germes destructeurs de notre affection. Il faut que notre affection se purifie et se renouvelle sans cesse à la source divine, qu'elle soit fortifiée contre les sentiments mauvais qui s'attaquent à elle ! Heureux les époux qui puisent sans cesse dans l'amour divin, qui chaque jour s'humilient ensemble devant le Seigneur, et communient dans les mêmes espérances du monde invisible.

C'est là l'union idéale. Toutefois ne tendons pas ici l'arc trop violemment. Le mariage de la femme chrétienne : avec l'incrédule déclaré, avec l'impie qui poursuit l'Évangile de ses railleries, est sans doute une bypothèse que nous n'avons pas à examiner. Une telle union serait si évidemment malheureuse que je lui préfère, sans hésiter, le mariage avec un catholique, même avec un catholique bigot, en dépit de toutes les objections que soulèvent aussi de pareilles alliances. Au reste, reconnaissons-le à la gloire de Dieu, il est peu d'athées convaincus. La mode est à un esprit frondeur vis-à-vis de l'Évangile. Mais ceux qui se laissent entraîner par ce courant, sont loin d'être intimement persuadés. Que la main puissante de Dieu les frappe dans leur santé ou dans leur famille, vous les voyez souvent revenir à la foi de leur enfance. Si beaucoup d'entre eux ne veulent épouser que des femmes chrétiennes, ne voit-on pas par là que le soi-disant athée estime encore l'Évangile, qu'au fond il est croyant ? À ses yeux la foi en l'Évangile reste la meilleure garantie de la vertu. Aussi l'athée entendra-t-il assez souvent que ses enfants soient élevés dans des croyances positives.

Le mariage de la femme chrétienne avec l'athée inconséquent, que je viens de dépeindre et qui se rencontre plus fréquemment qu'on ne pense, ne sera pas sans doute pour la première une vie bien facile. La femme placée dans de telles conditions aura à se souvenir que la foi peut se perdre. Elle aura aussi à s'efforcer de gagner à la vérité le coeur de son mari, mais en se rappelant que la conversion est le don de Dieu. Qu'elle évite d'imposer ses convictions. Qu'elle ne dise pas avec une superbe assurance : « J'aurai raison de l'incrédulité de mon mari. » Celle qui s'exprime ainsi court le danger d'être gagnée par son mari bien plutôt que de le gagner, car l'orgueil va devant l'écrasement.

Il est temps d'en venir à ce que j'ai appelé la troisième pierre angulaire du mariage, le signe accordé à Eliézer. Le signe qu'il chercha fut celui du dévouement, de la disposition à servir. Une telle disposition est le fruit de l'Esprit de Christ. Jésus a dit qu'il est venu pour servir ; dès lors son disciple s'efforce de travailler également au bonheur des autres.

Combien est précieuse, dans le mariage, l'union de deux volontés associées pour s'aider, la disposition à servir, à se rendre utile. Je ne conçois pas le mariage sans elle. Mais ce n'est pas assez de vouloir servir, il faut savoir servir. Or, les jeunes hommes ne sont pas toujours élevés dans la pensée que c'est là leur première obligation. Mainte jeune fille cultivée, belle, aimable, ne saura pas non plus tenir sa maison de façon à créer à son mari un intérieur agréable. La grâce des manières, un goût irréprochable dans la toilette, la connaissance des langues modernes, un jeu impeccable au piano, une voix bien timbrée sont assurément d'excellents dons. Mais tout cela n'assaisonne pas un repas, ne met pas de l'ordre dans un appartement et ne supplée pas à la bonne direction de la bourse et de la cuisinière.

On me trouvera bien prosaïque. Qu'on me pardonne ces détails ! Je connais d'expérience le mariage. J'y suis entré voilà bien des années. J'ai béni en ma qualité, de pasteur bien des unions. Tout cela m'excuse de mettre les points sur les i. Il y aura toujours assez de poètes pour chanter et idéaliser l'union conjugale. Il est bon que quelques-uns en montrent les écueils, les difficultés. Dieu a conçu pour chacun de nous le plan d'une vie bénie. La plupart détruisent ce plan en substituant leur volonté à la volonté divine. Je ne dis pas qu'ils sont à jamais perdus, à cause de cela. Ils pourront être sauvés, toutefois ce sera comme à travers le feu.

Nous sommes tous appelés à traverser la fournaise. Le plan de Dieu, à cause du péché, ne peut plus être pour personne un paradis plein de confort et d'agréments. Depuis la chute, Dieu a mis partout la croix. Mais la croix qui vient de Dieu est légère, parce qu'il donne la force de la supporter. La mauvaise souffrance est celle que nous nous infligeons à nous-mêmes. Les gens mariés le savent mieux que d'autres. Demandez donc à Dieu chaque jour quel est son plan à votre égard ; il vous le révélera. C'est en suivant Dieu à travers l'amour et la souffrance, la vie et la mort, jusque dans l'éternité que vous goûterez la vraie paix.

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