4. Sur le chemin de
Morija.
Une fois au clair sur l'intention de la
Providence, nous ne trouverons plus guère de
difficultés. Abraham obéit, sans rien
répondre à Dieu. Il ne se permet
aucune critique verbale du commandement
divin ; il ne murmure pas ; il ne se
plaint pas ; il ne dit pas même :
« Pourquoi ? Pourquoi,
Seigneur ? » S'il ne dit rien, c'est
qu'il lui est impossible de parler. Une indicible
douleur comprime son coeur. À quoi bon
parler, d'ailleurs ? Il s'agit d'obéir.
Et c'est ce qu'il fait. Il se lève de bon
matin pour les préparatifs
nécessaires. A-t-il peut-être craint,
en ajournant la soumission, d'avoir plus de peine
à s'y résoudre ? C'est possible.
Il devait connaître son coeur. Il accomplit
lui-même les préparatifs qui, en
d'autres circonstances, incombaient à des
serviteurs ; il fend lui-même le bois
pour l'holocauste ; il selle lui-même
l'âne. Il se consacre de la sorte tout entier
à son office de grand-prêtre.
Dans un holocauste pareil, il ne veut pas
l'intervention d'une main étrangère.
C'est que l'activité physique constitue une
diversion salutaire dans les grandes
souffrances ; c'est de plus un paratonnerre
contre les mauvaises pensées. Mais pourquoi
Dieu impose-t-il à Abraham un voyage ?
Pourquoi l'offrande n'a-t-elle pas lieu à
Béer-Schéba ? Pourquoi
dès lors Abraham aura-t-il pendant trois
jours à garder sa difficile
résolution ? On a répondu :
Morija avait été choisi par Dieu,
parce que c'est sur cette colline que des milliers
d'années plus tard le temple fut
élevé. Tel a été
assurément l'un des motifs du choix divin.
Mais je crois que Dieu voulait surtout amener
Abraham à mûrir intérieurement
sa décision. L'holocauste ne devait pas
être offert sous le coup d'un premier
mouvement religieux. Il fallait qu'il fût
délibéré. Il fallait que le
patriarche sût bien ce qu'il faisait ;
il fallait qu'il parcourût sa voie
douloureuse dans la pleine possession de soi et
sans précipitation. C'est à ce prix
que le sacrifice pouvait être agréable
à Dieu.
Le père et l'enfant,
accompagnés de deux serviteurs, sont partis
dans la brume du matin. Un petit âne porte
des provisions et du bois. Sara sommeille,
ignorante du but du voyage. La petite caravane se
dirige du côté du nord. Bientôt
elle aperçoit les montagnes de Judée.
Abraham reconnaît les palmiers de
Hébron qui au passage semblent le saluer.
Avec quel plaisir, d'ordinaire, un père
accompagne son fils dans une route que
lui-même a souvent faite, où il a
goûté de nombreuses jouissances !
En d'autres temps, le patriarche eût
été singulièrement heureux de
montrer à son fils le chemin qu'ils
faisaient ensemble. Il n'était pas de
village, d'arbre, de rocher, de source qui ne
suggérât quelque souvenir au
vieillard.
C'était dans la partie
méridionale de la Palestine qu'il avait
passé la plus grande partie des
quarante-deux ans de son séjour sur cette
terre élue. Il est probable que ce voyage
était aussi le premier grand voyage du jeune
Isaac. Cependant nous ne connaissons aucune des
paroles prononcées par le père
pendant cette course mémorable. Nous
comprenons qu'Abraham ait été
silencieux. Isaac a certainement remarqué
que son père avait quelque
préoccupation attristée, qui lui
rendait un entretien pénible. Il se tait,
j'imagine, par respect. Sa nature un peu passive
lui rend cette attitude plus facile qu'à
d'autres jeunes gens de son âge. Le drame qui
se déroula dans l'âme d'Abraham
pendant ces trois jours, Dieu seul le
connaît. Nous pouvons toutefois le deviner en
partie. Combien souvent Abraham est resté en
arrière de la caravane, caché
derrière quelque rocher, pour
décharger en secret son coeur
oppressé devant Dieu. Nous le voyons marcher
la tête inclinée. C'est ce que
laissent supposer les mots : « Le
troisième jour, Abraham, levant les yeux,
vit le lieu de loin. » Il faut qu'il
lève les yeux pour le voir. Dieu l'avait
envoyé dans la contrée de Morija. Et
maintenant il est arrivé à sa
frontière. Il tourne son regard en haut
attendant de Dieu l'indication de la colline sur
laquelle s'accomplira l'effroyable sacrifice. Dieu
ne lui avait-il pas dit d'offrir l'holocauste, sur
une montagne qu'il
désignerait ? Ne s'était-il pas
exprimé ainsi : « Sur l'une
des montagnes que je te dirai ? »
À Dieu donc d'intervenir !
À quel signe Abraham reconnut-il
l'emplacement choisi par l'Éternel ?
Nous ne savons. Le fait est qu'il lui fut
désigné. Les rabbins nous rapportent
qu'une colonne de feu se tenait sur l'endroit
où allait avoir lieu le sacrifice. Nous nous
bornons à enregistrer leur opinion. Elle se
ressent de leur goût pour le merveilleux.
L'on ignorera toujours comment Dieu s'y prit pour
déterminer aux yeux d'Abraham le lieu de
l'immolation.
On fit halte au pied de la colline,
marquée par Dieu dans l'esprit du
patriarche. Les serviteurs furent laissés en
arrière, invités à attendre le
retour du vieux chef. « Restez ici, leur
dit-il, avec l'âne ; moi et le jeune
homme, nous irons jusque-là pour adorer et
nous reviendrons auprès de vous. »
En parlant ainsi, le vieillard avait montré
l'une des hauteurs voisines. Lorsqu'il avait
prononcé les mots : « nous
reviendrons auprès de vous, »
à ce « nous » sa voix
avait sans doute tremblé.
La montée a commencé. Il y a
dans le monde des milliers de montagnes plus hautes
et plus roides que cette colline de Morija.
Toutefois aucune ascension ne parut jamais plus
pénible que celle-là. Le patriarche
gravit, la sueur au front, des larmes dans les
yeux. Il nous fait songer à la lutte qui se
déroulera bien des siècles plus tard
dans un jardin situé en face de Morija, en
Gethsémané. Si Abraham n'est pas
tombé trois fois sur son visage, pour lutter
avec Dieu, ainsi que le fera Jésus dans le
jardin des olives, c'est qu'il a voulu
épargner Isaac. Le fils, portant le bois
pour l'holocauste, marche à
côté de son père. Celui-ci
tient d'une main le couteau du sacrifice et de
l'autre le feu nécessaire pour
l'holocauste.
C'est pendant la marche qu'Isaac pose
à son père cette question :
« Mon père, où est l'agneau
pour l'holocauste ? »
À cette naïve question le
père sort de la méditation profonde où il
était plongé et lui
répond : « Me voici, mon
fils. » Quel embarras que le sien,
lorsque Isaac répète la
question : « Voici le feu et le
bois, mais où est l'agneau pour
l'holocauste ? »
Naturelle, très naturelle question
chez un jeune homme de dix-sept ans ! Nous ne
nous étonnons point qu'il l'ait
posée. Ce qui étonnerait, c'est qu'il
ne l'eût pas faite. Ce qu'il y a de poignant
dans cette demande, c'est qu'elle est
prononcée en toute sécurité
par la victime. Vous allez voir qu'Abraham n'a pas
recours à l'art des préparations
lentes pour amener peu à peu son fils
à la connaissance de la terrible
vérité. À l'heure où il
est interrogé, il recule sans doute devant
cette vérité effrayante....
Ah ! pères et mères qui
me lisez, pensez, je vous prie, à ce que
vous éprouveriez, si vous étiez dans
la situation d'Abraham et qu'un enfant vous fit la
même question. Quels parents sur la terre ont
jamais eu à répondre à une
demande plus embarrassante ? Les enfants, sans
le vouloir, vous le savez, vous font souvent de ces
questions qui transpercent le coeur.
Je me trouvais auprès du lit sur
lequel était couchée, dormant du
dernier sommeil, une épouse
bien-aimée. Je contemplais avec
l'époux le visage souriant de la morte. Tout
à coup entre dans la pièce une petite
fille de trois ans qui s'écrie :
« Papa, est-ce que maman ne va pas
bientôt se lever ? Elle devrait venir me
mettre au lit et me faire faire ma
prière ! » Quelle douleur
devant ce propos d'enfant se refléta sur le
visage de l'homme fort, quel soupir secoua sa
poitrine ! c'est ce que je n'oublierai jamais.
Un travailleur me racontait qu'une question
de son enfant avait failli le rendre fou. L'enfant
lui avait demandé :
« Père, qu'aurons-nous aujourd'hui
à dîner ? » Et le
père savait qu'il n'avait pas un morceau de
pain à offrir ce jour-là ni pour le
dîner, ni pour le souper ! Eh
bien ! la question d'Isaac était encore
plus cruelle. Abraham aurait-il peut-être
dû répondre : « Mon
fils, tu es la victime du sacrifice et je serai
moi-même le sacrificateur. » Mais
parler ainsi était impossible au patriarche.
Il ne voulait, pour rien au monde,
déchaîner dans ce jeune coeur le tumulte qui
agitait le sien. Comment mettre l'enfant aux prises
avec l'effroyable contradiction qu'il voyait entre
les promesses de Dieu et son mystérieux
commandement ? Cela, Abraham ne le pouvait
pas. Il lui était non moins impossible de
mentir. Quelques personnages de l'Ancien Testament,
je l'avoue, se sont égarés dans des
mensonges officieux. Abraham ne tombe pas dans
cette faute. Il se borne à soupirer,
à regarder vers le ciel, dont il attend une
réponse.... Et il en reçoit
effectivement une, capable d'apaiser le
questionneur, qui n'est pas seulement vraie au sens
ordinaire du mot, qui est, sans qu'il en eût
conscience, une admirable prophétie :
« Mon fils, Dieu se pourvoira
lui-même de l'agneau pour
l'holocauste. »
Vraie perle tombée du ciel dans
l'âme d'Abraham, perle que nous ne
connaîtrions point sans l'épouvantable
tentation que traverse le patriarche ! Le
patriarche a donc tout remis à Dieu.
À Dieu de donner une issue à cette
affaire qui est sienne. L'acte d'Abraham est bien
simple. Mais c'est en même temps l'acte de la
sagesse la plus haute. Grâce à cette
confiance enfantine, Abraham va puiser en Dieu de
nouvelles forces. Nous nous efforçons de
suivre Abraham, mais il arrive rarement que nous
nous élevions à sa simplicité.
Pour y parvenir, il faudrait avoir, comme Abraham,
renoncé à toute volonté
propre.
5. Un acte non achevé et
pourtant sublime.
Le père et le fils sont au sommet de
la colline. Ils aperçoivent à
l'orient devant eux la montagne qui s'appellera
plus tard le mont des Oliviers ; au sud,
Abraham, du haut d'un rocher escarpé, peut
apercevoir la ville de Salem : c'est
là, que mille ans plus tard, David
bâtira sa Sion ; à l'occident se
dresse une petite hauteur, misérable colline
à côté de toutes celles qui
environnent les voyageurs. C'est pourtant là
que se dressera la croix du Sauveur des hommes.
C'est là que se fera d'une manière
saisissante la démonstration de la grande
parole : « Dieu a tant aimé le monde
qu'il
a donné son Fils unique au monde, afin que
quiconque croit en lui ne périsse point,
mais qu'il ait la vie éternelle. »
Nous sommes encore loin de ce moment. À
l'heure actuelle, Abraham bâtit un autel sur
Morija. C'est là qu'il va montrer à
Dieu qu'il le craint.
Ici le récit biblique, habituellement
si bref, devient presque prolixe. L'Écriture
entre dans de nombreux détails sur les
derniers préparatifs d'Abraham. Il
élève un autel. Il range le bois. Il
lie son fils Isaac. Il le met sur l'autel
par-dessus le bois. Puis il étend la main.
Il prend le couteau pour égorger son fils.
Une seconde encore et c'en est fait !... Aux
yeux de Dieu, disons-le, l'immolation est
accomplie. Ne l'est-elle pas dans le coeur
d'Abraham ? Le sacrifice est donc un fait
consommé et qui cependant n'a pas eu lieu
dans le monde extérieur.
Une voix d'ange, en effet, retentit à
l'instant où le couteau va retomber. Elle
crie : « N'avance pas ta main sur
l'enfant, et ne lui fais rien ; car je sais
maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m'as
pas refusé ton fils, ton unique. »
Et comme Abraham lève les yeux, il
aperçoit un bélier retenu par ses
cornes dans un buisson. C'est la Providence qui a
conduit là l'animal, pour qu'Abraham l'offre
à la place de son fils. Car le sacrifice
d'Abraham ne devait être qu'une image de
celui du Calvaire. Or, pour un sacrifice purement
symbolique, une vie d'homme eût
été trop précieuse, l'animal
suffisait.
C'est Dieu qui donnera à l'homme la
véritable victime, capable de nous
réconcilier avec sa volonté. Abraham,
lui, a fait ce qu'il a pu. Il n'a pas
épargné son propre fils. Si le salut
du monde ne saurait sortir d'une telle offrande,
elle démontre du moins la capacité
qu'a l'homme d'être relevé. Elle le
démontre par la foi dont a fait preuve le
patriarche.
Par-dessus l'autel de Morija luit
déjà l'aurore du grand jour, dont
Paul a dit : « Dieu n'a point
épargné son propre Fils, mais l'a
livré pour nous tous »
(Rom.
VIII, 32).
Encore une ou deux remarques sur cette
étonnante histoire. Un
père, digne de ce nom, n'a guère
besoin d'un guide pour comprendre les
émotions du patriarche. Cependant quelques
explications ne seront pas entièrement
superflues. Je fais donc l'observation
suivante : Une douleur est
épargnée à Abraham, contre
laquelle ont habituellement à lutter
d'autres pères, la contradiction de son
fils. Quoique Isaac fût un jeune homme de
dix-sept ans, il suit avec une parfaite
docilité son conducteur. Il est comme un
agneau qui se laisse conduire à la
boucherie. Un moment terrible vint pourtant
où le père fut obligé de dire
à son enfant : « Dieu t'a
choisi comme victime. » Quelle secousse
pour le fils ! Il ne parait pas cependant
qu'Isaac ait rien objecté à cette
effrayante révélation. Songeait-il
aux jeunes fils des Cananéens, à
leurs vierges qui se laissaient mener avec
résignation à l'autel, pour y
être immolés ? Nous l'ignorons.
Quoi qu'il en soit, cette docilité du jeune
homme est vraiment merveilleuse.
L'action de Dieu se fit aussi sentir d'une
manière extraordinaire à Abraham.
Dieu fortifie sa foi jusqu'à la rendre
surhumaine. Pour les grands jours de la vie, Dieu
donne à la volonté humaine une
puissance dont la volonté s'étonne
elle-même. Dans les heures de crise, vous
n'êtes pas loin de posséder une sorte
de pouvoir illimité. Aussi ni le coeur ni le
bras d'Abraham ne frémissent-ils plus, quand
il se prépare à frapper. Nous ne
pouvons peut-être pas bien comprendre un tel
état d'âme. Et cependant, il existe.
Ceux qui ont pénétré en
quelque mesure dans les profondeurs
mystérieuses de Dieu sont seuls capables de
pressentir ce qu'Abraham éprouve au moment
fatal, de se faire une idée de sa
fermeté. Souvenons-nous que jamais Dieu ne
nous délaisse dans la tentation, qu'il
envoie un secours proportionné à la
grandeur de celle-ci.
Une intéressante question se pose
maintenant à nous : Comment le
serviteur de Dieu a-t-il pu conserver sa foi
à l'accomplissement des promesses divines,
en face de la nécessité qui
s'imposait à lui d'immole Isaac ? Ne
s'est-il point laissé
aller à quelque doute prolongé ?
N'a-t-il point été
entraîné hors de la communion avec
Dieu par quelqu'une des vagues qui
l'assaillaient ? Oh non ! Il se livrait
sans doute à ses réflexions, mais ses
réflexions se transformaient en
prières, ses prières en cris, et ses
cris émouvaient le ciel, et le ciel
s'ouvrit, donnant au suppliant la pensée qui
seule pouvait le sauver.
Abraham crut, nous rapporte l'auteur de
l'épître aux Hébreux,
« que Dieu est puissant même pour
ressusciter les morts »
(Héb.
XI, 19).
Sentez, je vous en conjure, toute la
profondeur de ce regard jeté sur la
puissance de Dieu. Nous recueillerons encore ici
une des perles que la tempête essuyée
par Abraham amène à la surface de son
âme.... Qui donc avait parlé à
Abraham de la résurrection des morts ?
Qui y avait jamais pensé avant lui ?
Qui aurait cru que le patriarche arriverait
à contempler, par les yeux de la foi, le
grand Vainqueur de la mort ? Or Abraham le
voit en esprit. Il semble à Abraham entendre
près de lui la voix chaude et vivante de
Celui qui criera plus tard à
Béthanie, devant un sépulcre :
« Lazare, sors dehors ! »
de Celui qui dira à une Marthe
tremblante : « Je suis la
résurrection et la vie. » C'est
ainsi qu'Abraham, a pu saluer d'avance, ainsi que
nous le dit l'Évangile, la venue de Christ,
qu'il « l'a vue et s'en est
réjoui »
(Jean
VIII, 56).
Dans sa douleur, Abraham a fait une nouvelle
fois l'expérience de la puissance et de la
miséricorde de Dieu. Il a commencé
déjà cette expérience, les
yeux encore bandés, tandis qu'il se
préparait à son office de
sacrificateur. Mais il la fait mieux encore lorsque
Dieu arrête sa main et lui rend Isaac.
L'ineffable joie que ce père avait
éprouvée lors de la naissance du fils
de la promesse, il l'éprouve une nouvelle
fois. Et cette seconde joie est même plus
haute que la première, parce qu'elle suit
une tentation plus redoutable. N'essayons pas de la
mesurer, de la caractériser. Ce qui la
peindra le mieux, c'est peut-être un mot du
psaume CXXVI
e : « Nous
étions comme ceux qui font un
rêve. » Oui, il semble à
Abraham qu'il rêve, tandis
que Dieu essuie ses larmes, ou plutôt que
Dieu transforme en lui les larmes de la douleur en
larmes de la joie la plus pure.
La scène se termine par une
confirmation nouvelle de la promesse d'une
glorieuse postérité accordée
au patriarche. Il sera donné à
celui-ci encore cinquante-cinq ans de vie et
pendant ces années, il ne verra plus la
tentation s'approcher de lui comme elle l'a fait.
Abraham a donné la mesure de sa foi. On peut
dire qu'au point de vue spirituel sa course est
achevée. Il a reçu de la
miséricorde divine, la couronne de vie.
Heureux ceux qui redescendent comme lui de Morija,
pour retourner à Béer-Schéba.
Ils ont sur leurs lèvres un nouveau
cantique. Le chant d'Abraham dans cette
circonstance se résume dans le nom de
Morija. Le patriarche donne spécialement
à la colline qui avait été
désignée pour le sacrifice le nom de
la contrée où elle se trouve. Il
l'appelle d'après notre texte
« Jéhova-Jiré »,
c'est-à-dire « l'Éternel
pourvoira », nom qui a à peu
près le sens de celui de Morija. Morija veut
dire en effet « apparition de
l'Éternel ». L'impression
gardée par le serviteur de l'Éternel
est donc avant tout une impression de confiance
dans le secours d'en-haut.
Répétez-vous aussi, en ce qui
vous concerne, « l'Éternel
pourvoira ». Il y aura, n'en doutez pas,
pour vous aussi une intervention de
l'Éternel. À l'heure favorable, il se
montrera et se laissera trouver. C'est quand le
besoin est le plus pressant que le secours est le
plus proche. Aucun de ceux qui s'attendent à
lui ne sera jamais confus. L'âme qui sait
s'abandonner complètement à Dieu voit
déjà en ce monde briller les rayons
de la gloire de l'Éternel.
On compte seize lieues environ de Morija
à Béer-Schéba. Ce furent seize
heures bénies pour le père et
l'enfant. Ceux-ci ne se sentent pas seulement
liés avec Dieu, bien plus intimement
qu'auparavant ; ils se sentent aussi plus
étroitement unis entre eux. C'est un lien
divin qui les a rapprochés. L'épreuve
qu'ils ont traversée ensemble rend leur
attachement
plus vivace. Nous n'avons plus à compter les
bénédictions qu'Abraham doit à
la tentation dont il est sorti victorieux.
6. En quoi cette histoire nous
concerne.
C'est toujours à cette pensée
qu'il en faut revenir, lorsque nous lisons les
récits de la Bible. Beaucoup de bons
esprits, parmi les croyants, se détournent
avec une sorte de frayeur du trait que nous avons
médité. D'autres avouent qu'il est
sublime, « mais, disent-ils, il est trop
sublime pour nous, » Abraham est bien un
hercule dans le monde de la foi et le sacrifice
d'Isaac est vraiment l'acte d'une force morale
gigantesque. N'oublions pas cependant que cet acte
a ses racines dans la vie ordinaire du patriarche.
Le grand serviteur de Dieu fut
préparé à cet exploit de sa
foi par de petites épreuves, par sa
soumission, sa consécration à Dieu de
chaque instant. Jamais sans cette
préparation, il n'eût
été capable de monter à
Morija. Sans elle, Dieu ne lui aurait pas
demandé son fils. C'est parce qu'il a
été fidèle dans les petites
choses, puis dans les grandes choses de la vie
ordinaire, qu'il a pu accomplir l'acte sublime de
Morija.
Cela méritait d'être
relevé. Je sais des chrétiens qui se
disent : « Ah ! si j'avais de
grandes souffrances à traverser, de grands
sacrifices, revêtus de quelque éclat
extérieur, à offrir à Dieu, je
serais prêt pour ces oeuvres, Je serais
prêt à demeurer solitaire dans le
désert, comme un arbre battu de la
tempête, à être en spectacle aux
hommes et aux anges, à renoncer à
tout pour n'avoir que Dieu seul. Tout cela est bien
digne de l'effort. Mais devoir renoncer en
détail, chaque jour, dans les plus petites
choses, au milieu de situations sans grandeur,
à ma volonté propre, cela me
pèse.... » Ah ! les pauvres,
qui s'expriment ainsi ! Ils trouvent trop
petit le renoncement exigé par les petits
devoirs. Et moi je dis que ce renoncement est trop
grand pour eux ! Celui qui ne sait pas se
préparer aux renoncements importants par de petits
se trouvera surpris
aux
heures critiques, restera incapable d'accomplir un
pénible devoir.
La Bible a dit avec raison :
« Celui qui est fidèle dans les
petites choses l'est aussi dans les
grandes. » Commencez par faire la chasse
aux « petits renards », dont il
est question dans l'Écriture et qui
dévastent vos vignes. Vous avez à
écouter un ennuyeux qui, pour vous raconter
son cas, remonte jusqu'à la création
du monde. Vous avez affaire à un
caractère susceptible, à ne pas vous
laisser irriter par sa susceptibilité et
à ne pas lui laisser voir à
lui-même qu'il est susceptible. Vous vous
trouvez en présence de quelqu'un qui entend
toujours avoir raison, envers et contre tous ;
pour vivre en paix avec lui, il faudra vous taire
à l'occasion, bien qu'ayant raison. Votre
tâche est de montrer de la sympathie à
qui n'en mérite guère, de retenir sur
vos lèvres une raillerie,
réprouvée par la charité, mais
qui ne manquerait pas de soulever de grands
applaudissements. Vous êtes obligé
d'accepter des humiliations, d'être gai tout
en ayant mal à la tête et mal aux
dents. Les devoirs ordinaires, prosaïques
s'entassent pour vous ; l'obligation est de
les accepter comme venant de Dieu, de renoncer
à un petit plaisir pour réjouir un
isolé, de vous dépouiller de quelque
argent en faveur d'un indigent, de sacrifier une
heure de méditation ou de recueillement
à quelque importun.
Chaque jour nous met en présence
d'une ou de plusieurs de ces corvées.
Maintenant, celui qui ne les connaît pas par
expérience pourra croire qu'elles sont
très faciles à remplir. Il n'en est
rien. Tout s'apprend. Et il faut un long, un
difficile exercice pour arriver à supporter,
dans un esprit de foi et de charité, ces
minces désagréments. Ce n'est
pourtant qu'à condition de nous souvenir de
ceci : que nous n'avons pas à recevoir, mais
à donner, que nous n'avons pas à nous
chercher nous-mêmes, mais à chercher
le bonheur d'autrui, que nous avons, non pas
à briller, mais à rester modestes,
non pas à régner, mais à
servir, ce n'est qu'à cette condition,
dis-je, que nous deviendrons la lumière et
le sel du monde, que nous serons
aimables et dignes d'être aimés.
Voilà l'exercice journalier auquel il
convient de vous livrer. Sans lui, il nous sert de
peu de chose de lire la Bible, d'aller
d'église en église, d'être
assidu aux assemblées chrétiennes, de
rompre courageusement des lances dans les cercles
mondains, en faveur de l'Évangile.
C'est par de petits exercices que l'on se
prépare à un grand combat. Sans
doute, Dieu conduit les siens par des voies
très diverses, et il faut qu'ils se laissent
mener sans comprendre le pourquoi de ses
dispensations. Dans un autre monde les oeuvres de
Dieu le loueront, elles nous apparaîtront
comme le fruit de la plus haute, de la plus
parfaite sagesse. En attendant, nous ne nous
rendons pas toujours compte de ses motifs. Il
distribue la souffrance et la joie à des
degrés très divers. Il conduit les
uns à la repentance par de
mystérieuses souffrances ; il
répand sur d'autres, pendant de longues
périodes, ses biens temporels avec une
abondance extraordinaire. Des derniers seront
appelés à traverser alternativement
les contrastes les plus frappants de la douleur et
de la joie. Ceux qui ont extérieurement une
existence tranquille ont aussi leurs
épreuves secrètes qui les obligent
à se demander s'ils craignent Dieu de tout
leur coeur, s'ils possèdent les biens de ce
monde comme ne les possédant pas. Ce sera
peut-être par des bénédictions
inattendues, ce sera peut-être par de
pénibles souffrances que l'Éternel
vous forcera à vous séparer des
idoles que vous serviez en secret. Quoi qu'il en
soit, nous avons à baiser avec
reconnaissance la main qui nous humilie, qui nous
avertit avant qu'il soit trop tard.
Dieu conduisit Job d'épreuve en
épreuve. Job perdit d'abord tous ses biens,
puis tous ses enfants. Enfin la santé fait
place chez lui à une affreuse maladie, le
réduit à l'impuissance.... Il demeura
ferme au milieu de toutes ses adversités.
Mais, quand il eut devant lui des amis qui
l'accusaient injustement de quelque
péché secret, il se laissa
entraîner à une justification
où se sent quelque peu la satisfaction de
soi, où parait l'esprit pharisaïque.
Et il eut à épeler de nouveau
la signification du mot grâce. Les vies de
tous les hommes de Dieu renferment la même
démonstration du besoin que nous avons
toujours d'être enseignés de Dieu. Je
songe à Elie, dont la foi se dressait comme
une colonne d'airain au milieu des
défaillances de sa génération.
Mais quand Dieu lui voila sa face, il s'enfuit dans
le désert, doutant de Dieu, doutant de
lui-même. C'est précisément cet
état humiliant qui le prépara
à entendre le son doux et subtil de
l'Horeb.
Les choses se passent pour nous de la
même façon. Il est extrêmement
rare que Dieu puisse bâtir dans une âme
sans avoir commencé par détruire. Des
parents n'avaient qu'un fils ; ils durent,
comme Abraham, l'offrir sur l'autel. Devant la
fosse ouverte, le père me murmurait à
l'oreille ces mots : « Je crains de
l'avoir trop aimé ; mon affection
excessive pour lui était comme un interdit -
maintenant mon âme est plus libre de chercher
le Seigneur. » D'autres parents avaient
longtemps attendu un enfant ; après
quinze ans de prières, il leur fut
accordé contre toute espérance. Mais
peu après sa naissance, ils étaient
obligés de le placer dans un institut. Et
dans lequel ? Dans un institut.... pour
épileptiques ! Ce sont là pour
l'âme de sombres défilés. Dans
le dernier cas, le père perdit la foi et
tourna à l'athéisme. Mais la
mère arriva à la plénitude de
la paix des enfants de Dieu. Veuille Dieu, dans sa
miséricorde, ramener à la foi le
père égaré ! Mais qui
jetterait le premier la pierre à ce
malheureux ? Les voies de Dieu nous conduisent
au but à travers des précipices,
à travers les eaux profondes.
J'entends souvent des personnes pieuses
dire : « Dieu ne peut pas faire
cela ! » Un tel langage frise
facilement la folie. Dieu a le droit de faire ce
qui lui plaît, mais il en use sans oublier
ses promesses et conformément à sa
sainteté. Comme celle-ci, dans son horreur
du mal et sa volonté de nous voir avancer
vers la perfection, dépasse, nos faibles
mesures, Dieu a souvent fait ce que l'homme au
coeur le plus dur n'aurait pas fait. Il a agi en mainte
occasion comme s'il
avait
voulu détruire son oeuvre. J'ai connu un
jeune homme qui avait grandi dans une famille
incrédule. Il n'avait aucune idée de
la vie spirituelle. Il se maria avec une charmante
jeune fille, consacrée au Seigneur. Celle-ci
réussit à convertir son mari. Ce fut
moins par des paroles que par sa douceur, par le
suave parfum de bonté qui montait de sa vie.
Ces époux eurent ainsi un beau commencement
de vie conjugale. Mais, après la naissance
de leur second enfant, la femme fut atteinte de
démence, et son état dura cinq ans.
Dieu n'avait-il pas l'air d'enlever à ce
chrétien, qui venait à peine d'entrer
dans les voies de la foi, le guide dont il avait
besoin ? N'avait-il pas l'air de lui fournir
un prétexte de rentrer dans sa vie
charnelle ? Ce qui était à
craindre, c'est à tout le moins qu'il
tombât dans une indifférence
complète à l'égard du monde
invisible comme à l'égard des biens
de la terre. Toutefois quand, après cinq
ans, l'époux retrouva sa femme rendue
à la raison et à la santé, il
ne put s'empêcher de lui dire :
« Tu as été
séparée de moi pour un certain temps,
afin que j'arrivasse à un christianisme plus
personnel. Tu m'as conduit au Sauveur ; je
m'appuyais trop sur toi dans ma piété
- maintenant j'ai appris à marcher seul dans
la voie de la grâce. L'énigme de ta
maladie s'explique pour moi. »
Dieu nous atteint à l'endroit
sensible, sans toujours reprendre l'être que
nous aimions le plus. Il connaît les reins et
les coeurs, il sait toucher le point
délicat. Le but de son épreuve est
quelquefois de nous faire pénétrer
plus profondément dans des
vérités que nous possédions
déjà en partie.
Ici une jeune fille, grossièrement
trompée, apprendra par sa déception
que Dieu seul est fidèle. Là un homme
qui occupait une grande situation est
dépouillé de son influence,
réduit à rien, et apprendra dans
l'isolement, dans la faiblesse physique et morale
à vivre de la pure grâce de Dieu.
À quoi bon multiplier les exemples ?
Posez-vous, lecteur, cette importante
question : Quelle a été mon
attitude, quand Dieu est venu à moi et m'a
dit : « Prends ton unique, celui que
tu aimes et me l'offre en
sacrifice ? »
Gardons-nous d'imiter ces âmes
exaltées qui demandent à Dieu des
souffrances. Fuyons l'ascétisme des moines
et des ermites, qui se dépouillèrent
sans raison des biens que Dieu leur avait
confiés. Jouissons avec joie et
reconnaissance de toutes les grâces
temporelles qui nous sont accordées. Mais
craignons d'y mettre notre coeur.
Efforçons-nous d'être en tout
temps prêts à rendre à
l'Éternel ce qu'il nous a
prêté. Abraham ne se borna pas
à obéir extérieurement, parce
qu'il ne pouvait faire autrement. Il voulut ce que
Dieu voulait. Il savait que le salut se trouve pour
nous dans l'union de notre volonté avec
Dieu. Votre coeur pourra saigner à certains
moments. Le coeur qui saigne est souvent un coeur
dévoué à la volonté du
Père céleste, un coeur qui prie.
Savez-vous, lecteur, ce qui vous attend
encore ici-bas ? Est-ce que je sais
moi-même ce qui m'attend ? Qu'il en soit
pour chacun de nous ce que Dieu voudra ! Mais
soyons assez sages pour nous préparer
à des tempêtes. Crucifions chaque jour
notre moi ! Détruisons nos
idoles ! Réunissons en esprit tout ce
que nous aimons sur cette terre, choses et
êtres - disons à chacun de ces
trésors : « Tu n'es pour moi
qu'un bien prêté. Je ne dois point te
donner mon âme. Je ne te la donnerai pas.
Peut-être serai-je bientôt
séparé de toi. Je ne veux pas
être malheureux si tu m'es repris. Seigneur,
si je te possède, je posséderai assez
au ciel et sur la terre ! »
Voilà le véritable sacrifice. C'est
celui qui est accompli au dedans, au fond du coeur.
Lui seul te rendra capable, au moment voulu,
d'accomplir le sacrifice extérieur.
Vous croyez peut-être que cet esprit
de renoncement rend sombre ?
Détrompez-vous. Celui qui marche dans cette
disposition d'esprit vit en présence du
Seigneur. Il reçoit tout comme une
grâce : la vue des roses
parfumées, celle de l'enfant rieuse, aux
boucles brunes ou blondes. Seulement, il ne perd
pas son coeur, en le répandant sur des
objets terrestres. Il garde son équilibre
moral. Il n'est pas surpris quand survient la
tempête, quand souffle le gros vent des
tentations. Comme Abraham, il se
lève de bon matin pour aller à
Morija. Il dit à Dieu :
« J'ai fait alliance avec toi pour
l'éternité. » Et Dieu lui
répond : « Heureux ceux qui
n'ont pas vu et qui ont cru. » Heureux,
en effet, ceux qui n'ont pas vu, ceux qui ne
tiennent pas à voir quand Dieu ne veut pas
révéler, ceux qui croient
malgré les apparences et demeurent fermement
unis à Dieu, comme cloués à
ses promesses, à sa sainte volonté.
Oui, heureux ! Le Seigneur connaît ces
croyants qui ne voient point encore. Il pense
à eux. Partout où ils vont, où
ils sont, fût-ce dans la vallée la
plus sombre de cette terre, se dresse une montagne
invisible, où se tient le Sauveur, où
l'on peut saisir sa forte main qui
relève.
Est-ce que je me trompe ? Aurais-je
parlé follement ? Me serais-je
livré à un enthousiasme
exagéré ? Quelques lecteurs n'en
douteront pas. Mais les chrétiens qui
connaissent les heures passées à
Gethsémané ou sur le chemin de
Morija, seront d'un avis différent. Ils
savent que l'amour du moi, de la volonté
propre doit mourir en nous avant que nous mourions.
Ils savent que la mort a cessé d'être
une mort, lorsque intérieurement nous sommes
morts, quand Christ est devenu notre vie dans la
vie et dans la mort ! Vienne l'heure qui nous
attend tous, où les créatures seront
incapables de nous soulager, où gisant, sans
voix, nous ne connaîtrons plus que l'infini
de notre impuissance, nous serons assurés de
ne pas rouler dans un abîme sans fond, dans
d'horribles ténèbres. Nous nous
sentirons entourés de l'amour de Dieu. Nous
expérimenterons que le Dieu auquel nous nous
sommes immolés pendant notre vie, nous
attire doucement à lui dans la mort. En lui
la joie, la plénitude de la vie à
toujours, pour l'éternité !
Elle parait dure au premier abord, cette
prière d'un de nos poètes, elle n'en
est pas moins la vraie prière :
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