Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIX

Le sacrifice d'Isaac. (Suite)

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 4. Sur le chemin de Morija.

Une fois au clair sur l'intention de la Providence, nous ne trouverons plus guère de difficultés. Abraham obéit, sans rien répondre à Dieu. Il ne se permet aucune critique verbale du commandement divin ; il ne murmure pas ; il ne se plaint pas ; il ne dit pas même : « Pourquoi ? Pourquoi, Seigneur ? » S'il ne dit rien, c'est qu'il lui est impossible de parler. Une indicible douleur comprime son coeur. À quoi bon parler, d'ailleurs ? Il s'agit d'obéir. Et c'est ce qu'il fait. Il se lève de bon matin pour les préparatifs nécessaires. A-t-il peut-être craint, en ajournant la soumission, d'avoir plus de peine à s'y résoudre ? C'est possible. Il devait connaître son coeur. Il accomplit lui-même les préparatifs qui, en d'autres circonstances, incombaient à des serviteurs ; il fend lui-même le bois pour l'holocauste ; il selle lui-même l'âne. Il se consacre de la sorte tout entier à son office de grand-prêtre.

Dans un holocauste pareil, il ne veut pas l'intervention d'une main étrangère. C'est que l'activité physique constitue une diversion salutaire dans les grandes souffrances ; c'est de plus un paratonnerre contre les mauvaises pensées. Mais pourquoi Dieu impose-t-il à Abraham un voyage ? Pourquoi l'offrande n'a-t-elle pas lieu à Béer-Schéba ? Pourquoi dès lors Abraham aura-t-il pendant trois jours à garder sa difficile résolution ? On a répondu : Morija avait été choisi par Dieu, parce que c'est sur cette colline que des milliers d'années plus tard le temple fut élevé. Tel a été assurément l'un des motifs du choix divin. Mais je crois que Dieu voulait surtout amener Abraham à mûrir intérieurement sa décision. L'holocauste ne devait pas être offert sous le coup d'un premier mouvement religieux. Il fallait qu'il fût délibéré. Il fallait que le patriarche sût bien ce qu'il faisait ; il fallait qu'il parcourût sa voie douloureuse dans la pleine possession de soi et sans précipitation. C'est à ce prix que le sacrifice pouvait être agréable à Dieu.

Le père et l'enfant, accompagnés de deux serviteurs, sont partis dans la brume du matin. Un petit âne porte des provisions et du bois. Sara sommeille, ignorante du but du voyage. La petite caravane se dirige du côté du nord. Bientôt elle aperçoit les montagnes de Judée. Abraham reconnaît les palmiers de Hébron qui au passage semblent le saluer. Avec quel plaisir, d'ordinaire, un père accompagne son fils dans une route que lui-même a souvent faite, où il a goûté de nombreuses jouissances ! En d'autres temps, le patriarche eût été singulièrement heureux de montrer à son fils le chemin qu'ils faisaient ensemble. Il n'était pas de village, d'arbre, de rocher, de source qui ne suggérât quelque souvenir au vieillard.

C'était dans la partie méridionale de la Palestine qu'il avait passé la plus grande partie des quarante-deux ans de son séjour sur cette terre élue. Il est probable que ce voyage était aussi le premier grand voyage du jeune Isaac. Cependant nous ne connaissons aucune des paroles prononcées par le père pendant cette course mémorable. Nous comprenons qu'Abraham ait été silencieux. Isaac a certainement remarqué que son père avait quelque préoccupation attristée, qui lui rendait un entretien pénible. Il se tait, j'imagine, par respect. Sa nature un peu passive lui rend cette attitude plus facile qu'à d'autres jeunes gens de son âge. Le drame qui se déroula dans l'âme d'Abraham pendant ces trois jours, Dieu seul le connaît. Nous pouvons toutefois le deviner en partie. Combien souvent Abraham est resté en arrière de la caravane, caché derrière quelque rocher, pour décharger en secret son coeur oppressé devant Dieu. Nous le voyons marcher la tête inclinée. C'est ce que laissent supposer les mots : « Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin. » Il faut qu'il lève les yeux pour le voir. Dieu l'avait envoyé dans la contrée de Morija. Et maintenant il est arrivé à sa frontière. Il tourne son regard en haut attendant de Dieu l'indication de la colline sur laquelle s'accomplira l'effroyable sacrifice. Dieu ne lui avait-il pas dit d'offrir l'holocauste, sur une montagne qu'il désignerait ? Ne s'était-il pas exprimé ainsi : « Sur l'une des montagnes que je te dirai ? » À Dieu donc d'intervenir !

À quel signe Abraham reconnut-il l'emplacement choisi par l'Éternel ? Nous ne savons. Le fait est qu'il lui fut désigné. Les rabbins nous rapportent qu'une colonne de feu se tenait sur l'endroit où allait avoir lieu le sacrifice. Nous nous bornons à enregistrer leur opinion. Elle se ressent de leur goût pour le merveilleux. L'on ignorera toujours comment Dieu s'y prit pour déterminer aux yeux d'Abraham le lieu de l'immolation.

On fit halte au pied de la colline, marquée par Dieu dans l'esprit du patriarche. Les serviteurs furent laissés en arrière, invités à attendre le retour du vieux chef. « Restez ici, leur dit-il, avec l'âne ; moi et le jeune homme, nous irons jusque-là pour adorer et nous reviendrons auprès de vous. » En parlant ainsi, le vieillard avait montré l'une des hauteurs voisines. Lorsqu'il avait prononcé les mots : « nous reviendrons auprès de vous, » à ce « nous » sa voix avait sans doute tremblé.

La montée a commencé. Il y a dans le monde des milliers de montagnes plus hautes et plus roides que cette colline de Morija. Toutefois aucune ascension ne parut jamais plus pénible que celle-là. Le patriarche gravit, la sueur au front, des larmes dans les yeux. Il nous fait songer à la lutte qui se déroulera bien des siècles plus tard dans un jardin situé en face de Morija, en Gethsémané. Si Abraham n'est pas tombé trois fois sur son visage, pour lutter avec Dieu, ainsi que le fera Jésus dans le jardin des olives, c'est qu'il a voulu épargner Isaac. Le fils, portant le bois pour l'holocauste, marche à côté de son père. Celui-ci tient d'une main le couteau du sacrifice et de l'autre le feu nécessaire pour l'holocauste.

C'est pendant la marche qu'Isaac pose à son père cette question : « Mon père, où est l'agneau pour l'holocauste ? »
À cette naïve question le père sort de la méditation profonde où il était plongé et lui répond : « Me voici, mon fils. » Quel embarras que le sien, lorsque Isaac répète la question : « Voici le feu et le bois, mais où est l'agneau pour l'holocauste ? »

Naturelle, très naturelle question chez un jeune homme de dix-sept ans ! Nous ne nous étonnons point qu'il l'ait posée. Ce qui étonnerait, c'est qu'il ne l'eût pas faite. Ce qu'il y a de poignant dans cette demande, c'est qu'elle est prononcée en toute sécurité par la victime. Vous allez voir qu'Abraham n'a pas recours à l'art des préparations lentes pour amener peu à peu son fils à la connaissance de la terrible vérité. À l'heure où il est interrogé, il recule sans doute devant cette vérité effrayante....

Ah ! pères et mères qui me lisez, pensez, je vous prie, à ce que vous éprouveriez, si vous étiez dans la situation d'Abraham et qu'un enfant vous fit la même question. Quels parents sur la terre ont jamais eu à répondre à une demande plus embarrassante ? Les enfants, sans le vouloir, vous le savez, vous font souvent de ces questions qui transpercent le coeur.

Je me trouvais auprès du lit sur lequel était couchée, dormant du dernier sommeil, une épouse bien-aimée. Je contemplais avec l'époux le visage souriant de la morte. Tout à coup entre dans la pièce une petite fille de trois ans qui s'écrie : « Papa, est-ce que maman ne va pas bientôt se lever ? Elle devrait venir me mettre au lit et me faire faire ma prière ! » Quelle douleur devant ce propos d'enfant se refléta sur le visage de l'homme fort, quel soupir secoua sa poitrine ! c'est ce que je n'oublierai jamais.

Un travailleur me racontait qu'une question de son enfant avait failli le rendre fou. L'enfant lui avait demandé : « Père, qu'aurons-nous aujourd'hui à dîner ? » Et le père savait qu'il n'avait pas un morceau de pain à offrir ce jour-là ni pour le dîner, ni pour le souper ! Eh bien ! la question d'Isaac était encore plus cruelle. Abraham aurait-il peut-être dû répondre : « Mon fils, tu es la victime du sacrifice et je serai moi-même le sacrificateur. » Mais parler ainsi était impossible au patriarche. Il ne voulait, pour rien au monde, déchaîner dans ce jeune coeur le tumulte qui agitait le sien. Comment mettre l'enfant aux prises avec l'effroyable contradiction qu'il voyait entre les promesses de Dieu et son mystérieux commandement ? Cela, Abraham ne le pouvait pas. Il lui était non moins impossible de mentir. Quelques personnages de l'Ancien Testament, je l'avoue, se sont égarés dans des mensonges officieux. Abraham ne tombe pas dans cette faute. Il se borne à soupirer, à regarder vers le ciel, dont il attend une réponse.... Et il en reçoit effectivement une, capable d'apaiser le questionneur, qui n'est pas seulement vraie au sens ordinaire du mot, qui est, sans qu'il en eût conscience, une admirable prophétie : « Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de l'agneau pour l'holocauste. »

Vraie perle tombée du ciel dans l'âme d'Abraham, perle que nous ne connaîtrions point sans l'épouvantable tentation que traverse le patriarche ! Le patriarche a donc tout remis à Dieu. À Dieu de donner une issue à cette affaire qui est sienne. L'acte d'Abraham est bien simple. Mais c'est en même temps l'acte de la sagesse la plus haute. Grâce à cette confiance enfantine, Abraham va puiser en Dieu de nouvelles forces. Nous nous efforçons de suivre Abraham, mais il arrive rarement que nous nous élevions à sa simplicité. Pour y parvenir, il faudrait avoir, comme Abraham, renoncé à toute volonté propre.


5. Un acte non achevé et pourtant sublime.

Le père et le fils sont au sommet de la colline. Ils aperçoivent à l'orient devant eux la montagne qui s'appellera plus tard le mont des Oliviers ; au sud, Abraham, du haut d'un rocher escarpé, peut apercevoir la ville de Salem : c'est là, que mille ans plus tard, David bâtira sa Sion ; à l'occident se dresse une petite hauteur, misérable colline à côté de toutes celles qui environnent les voyageurs. C'est pourtant là que se dressera la croix du Sauveur des hommes. C'est là que se fera d'une manière saisissante la démonstration de la grande parole : « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique au monde, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle. » Nous sommes encore loin de ce moment. À l'heure actuelle, Abraham bâtit un autel sur Morija. C'est là qu'il va montrer à Dieu qu'il le craint.

Ici le récit biblique, habituellement si bref, devient presque prolixe. L'Écriture entre dans de nombreux détails sur les derniers préparatifs d'Abraham. Il élève un autel. Il range le bois. Il lie son fils Isaac. Il le met sur l'autel par-dessus le bois. Puis il étend la main. Il prend le couteau pour égorger son fils. Une seconde encore et c'en est fait !... Aux yeux de Dieu, disons-le, l'immolation est accomplie. Ne l'est-elle pas dans le coeur d'Abraham ? Le sacrifice est donc un fait consommé et qui cependant n'a pas eu lieu dans le monde extérieur.

Une voix d'ange, en effet, retentit à l'instant où le couteau va retomber. Elle crie : « N'avance pas ta main sur l'enfant, et ne lui fais rien ; car je sais maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique. » Et comme Abraham lève les yeux, il aperçoit un bélier retenu par ses cornes dans un buisson. C'est la Providence qui a conduit là l'animal, pour qu'Abraham l'offre à la place de son fils. Car le sacrifice d'Abraham ne devait être qu'une image de celui du Calvaire. Or, pour un sacrifice purement symbolique, une vie d'homme eût été trop précieuse, l'animal suffisait.

C'est Dieu qui donnera à l'homme la véritable victime, capable de nous réconcilier avec sa volonté. Abraham, lui, a fait ce qu'il a pu. Il n'a pas épargné son propre fils. Si le salut du monde ne saurait sortir d'une telle offrande, elle démontre du moins la capacité qu'a l'homme d'être relevé. Elle le démontre par la foi dont a fait preuve le patriarche.

Par-dessus l'autel de Morija luit déjà l'aurore du grand jour, dont Paul a dit : « Dieu n'a point épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous » (Rom. VIII, 32).

Encore une ou deux remarques sur cette étonnante histoire. Un père, digne de ce nom, n'a guère besoin d'un guide pour comprendre les émotions du patriarche. Cependant quelques explications ne seront pas entièrement superflues. Je fais donc l'observation suivante : Une douleur est épargnée à Abraham, contre laquelle ont habituellement à lutter d'autres pères, la contradiction de son fils. Quoique Isaac fût un jeune homme de dix-sept ans, il suit avec une parfaite docilité son conducteur. Il est comme un agneau qui se laisse conduire à la boucherie. Un moment terrible vint pourtant où le père fut obligé de dire à son enfant : « Dieu t'a choisi comme victime. » Quelle secousse pour le fils ! Il ne parait pas cependant qu'Isaac ait rien objecté à cette effrayante révélation. Songeait-il aux jeunes fils des Cananéens, à leurs vierges qui se laissaient mener avec résignation à l'autel, pour y être immolés ? Nous l'ignorons. Quoi qu'il en soit, cette docilité du jeune homme est vraiment merveilleuse.

L'action de Dieu se fit aussi sentir d'une manière extraordinaire à Abraham. Dieu fortifie sa foi jusqu'à la rendre surhumaine. Pour les grands jours de la vie, Dieu donne à la volonté humaine une puissance dont la volonté s'étonne elle-même. Dans les heures de crise, vous n'êtes pas loin de posséder une sorte de pouvoir illimité. Aussi ni le coeur ni le bras d'Abraham ne frémissent-ils plus, quand il se prépare à frapper. Nous ne pouvons peut-être pas bien comprendre un tel état d'âme. Et cependant, il existe. Ceux qui ont pénétré en quelque mesure dans les profondeurs mystérieuses de Dieu sont seuls capables de pressentir ce qu'Abraham éprouve au moment fatal, de se faire une idée de sa fermeté. Souvenons-nous que jamais Dieu ne nous délaisse dans la tentation, qu'il envoie un secours proportionné à la grandeur de celle-ci.

Une intéressante question se pose maintenant à nous : Comment le serviteur de Dieu a-t-il pu conserver sa foi à l'accomplissement des promesses divines, en face de la nécessité qui s'imposait à lui d'immole Isaac ? Ne s'est-il point laissé aller à quelque doute prolongé ? N'a-t-il point été entraîné hors de la communion avec Dieu par quelqu'une des vagues qui l'assaillaient ? Oh non ! Il se livrait sans doute à ses réflexions, mais ses réflexions se transformaient en prières, ses prières en cris, et ses cris émouvaient le ciel, et le ciel s'ouvrit, donnant au suppliant la pensée qui seule pouvait le sauver.

Abraham crut, nous rapporte l'auteur de l'épître aux Hébreux, « que Dieu est puissant même pour ressusciter les morts » (Héb. XI, 19).
Sentez, je vous en conjure, toute la profondeur de ce regard jeté sur la puissance de Dieu. Nous recueillerons encore ici une des perles que la tempête essuyée par Abraham amène à la surface de son âme.... Qui donc avait parlé à Abraham de la résurrection des morts ? Qui y avait jamais pensé avant lui ? Qui aurait cru que le patriarche arriverait à contempler, par les yeux de la foi, le grand Vainqueur de la mort ? Or Abraham le voit en esprit. Il semble à Abraham entendre près de lui la voix chaude et vivante de Celui qui criera plus tard à Béthanie, devant un sépulcre : « Lazare, sors dehors ! » de Celui qui dira à une Marthe tremblante : « Je suis la résurrection et la vie. » C'est ainsi qu'Abraham, a pu saluer d'avance, ainsi que nous le dit l'Évangile, la venue de Christ, qu'il « l'a vue et s'en est réjoui » (Jean VIII, 56).

Dans sa douleur, Abraham a fait une nouvelle fois l'expérience de la puissance et de la miséricorde de Dieu. Il a commencé déjà cette expérience, les yeux encore bandés, tandis qu'il se préparait à son office de sacrificateur. Mais il la fait mieux encore lorsque Dieu arrête sa main et lui rend Isaac. L'ineffable joie que ce père avait éprouvée lors de la naissance du fils de la promesse, il l'éprouve une nouvelle fois. Et cette seconde joie est même plus haute que la première, parce qu'elle suit une tentation plus redoutable. N'essayons pas de la mesurer, de la caractériser. Ce qui la peindra le mieux, c'est peut-être un mot du psaume CXXVI e : « Nous étions comme ceux qui font un rêve. » Oui, il semble à Abraham qu'il rêve, tandis que Dieu essuie ses larmes, ou plutôt que Dieu transforme en lui les larmes de la douleur en larmes de la joie la plus pure.

La scène se termine par une confirmation nouvelle de la promesse d'une glorieuse postérité accordée au patriarche. Il sera donné à celui-ci encore cinquante-cinq ans de vie et pendant ces années, il ne verra plus la tentation s'approcher de lui comme elle l'a fait. Abraham a donné la mesure de sa foi. On peut dire qu'au point de vue spirituel sa course est achevée. Il a reçu de la miséricorde divine, la couronne de vie. Heureux ceux qui redescendent comme lui de Morija, pour retourner à Béer-Schéba. Ils ont sur leurs lèvres un nouveau cantique. Le chant d'Abraham dans cette circonstance se résume dans le nom de Morija. Le patriarche donne spécialement à la colline qui avait été désignée pour le sacrifice le nom de la contrée où elle se trouve. Il l'appelle d'après notre texte « Jéhova-Jiré », c'est-à-dire « l'Éternel pourvoira », nom qui a à peu près le sens de celui de Morija. Morija veut dire en effet « apparition de l'Éternel ». L'impression gardée par le serviteur de l'Éternel est donc avant tout une impression de confiance dans le secours d'en-haut.

Répétez-vous aussi, en ce qui vous concerne, « l'Éternel pourvoira ». Il y aura, n'en doutez pas, pour vous aussi une intervention de l'Éternel. À l'heure favorable, il se montrera et se laissera trouver. C'est quand le besoin est le plus pressant que le secours est le plus proche. Aucun de ceux qui s'attendent à lui ne sera jamais confus. L'âme qui sait s'abandonner complètement à Dieu voit déjà en ce monde briller les rayons de la gloire de l'Éternel.

On compte seize lieues environ de Morija à Béer-Schéba. Ce furent seize heures bénies pour le père et l'enfant. Ceux-ci ne se sentent pas seulement liés avec Dieu, bien plus intimement qu'auparavant ; ils se sentent aussi plus étroitement unis entre eux. C'est un lien divin qui les a rapprochés. L'épreuve qu'ils ont traversée ensemble rend leur attachement plus vivace. Nous n'avons plus à compter les bénédictions qu'Abraham doit à la tentation dont il est sorti victorieux.


6. En quoi cette histoire nous concerne.

C'est toujours à cette pensée qu'il en faut revenir, lorsque nous lisons les récits de la Bible. Beaucoup de bons esprits, parmi les croyants, se détournent avec une sorte de frayeur du trait que nous avons médité. D'autres avouent qu'il est sublime, « mais, disent-ils, il est trop sublime pour nous, » Abraham est bien un hercule dans le monde de la foi et le sacrifice d'Isaac est vraiment l'acte d'une force morale gigantesque. N'oublions pas cependant que cet acte a ses racines dans la vie ordinaire du patriarche. Le grand serviteur de Dieu fut préparé à cet exploit de sa foi par de petites épreuves, par sa soumission, sa consécration à Dieu de chaque instant. Jamais sans cette préparation, il n'eût été capable de monter à Morija. Sans elle, Dieu ne lui aurait pas demandé son fils. C'est parce qu'il a été fidèle dans les petites choses, puis dans les grandes choses de la vie ordinaire, qu'il a pu accomplir l'acte sublime de Morija.

Cela méritait d'être relevé. Je sais des chrétiens qui se disent : « Ah ! si j'avais de grandes souffrances à traverser, de grands sacrifices, revêtus de quelque éclat extérieur, à offrir à Dieu, je serais prêt pour ces oeuvres, Je serais prêt à demeurer solitaire dans le désert, comme un arbre battu de la tempête, à être en spectacle aux hommes et aux anges, à renoncer à tout pour n'avoir que Dieu seul. Tout cela est bien digne de l'effort. Mais devoir renoncer en détail, chaque jour, dans les plus petites choses, au milieu de situations sans grandeur, à ma volonté propre, cela me pèse.... » Ah ! les pauvres, qui s'expriment ainsi ! Ils trouvent trop petit le renoncement exigé par les petits devoirs. Et moi je dis que ce renoncement est trop grand pour eux ! Celui qui ne sait pas se préparer aux renoncements importants par de petits se trouvera surpris aux heures critiques, restera incapable d'accomplir un pénible devoir.

La Bible a dit avec raison : « Celui qui est fidèle dans les petites choses l'est aussi dans les grandes. » Commencez par faire la chasse aux « petits renards », dont il est question dans l'Écriture et qui dévastent vos vignes. Vous avez à écouter un ennuyeux qui, pour vous raconter son cas, remonte jusqu'à la création du monde. Vous avez affaire à un caractère susceptible, à ne pas vous laisser irriter par sa susceptibilité et à ne pas lui laisser voir à lui-même qu'il est susceptible. Vous vous trouvez en présence de quelqu'un qui entend toujours avoir raison, envers et contre tous ; pour vivre en paix avec lui, il faudra vous taire à l'occasion, bien qu'ayant raison. Votre tâche est de montrer de la sympathie à qui n'en mérite guère, de retenir sur vos lèvres une raillerie, réprouvée par la charité, mais qui ne manquerait pas de soulever de grands applaudissements. Vous êtes obligé d'accepter des humiliations, d'être gai tout en ayant mal à la tête et mal aux dents. Les devoirs ordinaires, prosaïques s'entassent pour vous ; l'obligation est de les accepter comme venant de Dieu, de renoncer à un petit plaisir pour réjouir un isolé, de vous dépouiller de quelque argent en faveur d'un indigent, de sacrifier une heure de méditation ou de recueillement à quelque importun.

Chaque jour nous met en présence d'une ou de plusieurs de ces corvées. Maintenant, celui qui ne les connaît pas par expérience pourra croire qu'elles sont très faciles à remplir. Il n'en est rien. Tout s'apprend. Et il faut un long, un difficile exercice pour arriver à supporter, dans un esprit de foi et de charité, ces minces désagréments. Ce n'est pourtant qu'à condition de nous souvenir de ceci : que nous n'avons pas à recevoir, mais à donner, que nous n'avons pas à nous chercher nous-mêmes, mais à chercher le bonheur d'autrui, que nous avons, non pas à briller, mais à rester modestes, non pas à régner, mais à servir, ce n'est qu'à cette condition, dis-je, que nous deviendrons la lumière et le sel du monde, que nous serons aimables et dignes d'être aimés. Voilà l'exercice journalier auquel il convient de vous livrer. Sans lui, il nous sert de peu de chose de lire la Bible, d'aller d'église en église, d'être assidu aux assemblées chrétiennes, de rompre courageusement des lances dans les cercles mondains, en faveur de l'Évangile.

C'est par de petits exercices que l'on se prépare à un grand combat. Sans doute, Dieu conduit les siens par des voies très diverses, et il faut qu'ils se laissent mener sans comprendre le pourquoi de ses dispensations. Dans un autre monde les oeuvres de Dieu le loueront, elles nous apparaîtront comme le fruit de la plus haute, de la plus parfaite sagesse. En attendant, nous ne nous rendons pas toujours compte de ses motifs. Il distribue la souffrance et la joie à des degrés très divers. Il conduit les uns à la repentance par de mystérieuses souffrances ; il répand sur d'autres, pendant de longues périodes, ses biens temporels avec une abondance extraordinaire. Des derniers seront appelés à traverser alternativement les contrastes les plus frappants de la douleur et de la joie. Ceux qui ont extérieurement une existence tranquille ont aussi leurs épreuves secrètes qui les obligent à se demander s'ils craignent Dieu de tout leur coeur, s'ils possèdent les biens de ce monde comme ne les possédant pas. Ce sera peut-être par des bénédictions inattendues, ce sera peut-être par de pénibles souffrances que l'Éternel vous forcera à vous séparer des idoles que vous serviez en secret. Quoi qu'il en soit, nous avons à baiser avec reconnaissance la main qui nous humilie, qui nous avertit avant qu'il soit trop tard.

Dieu conduisit Job d'épreuve en épreuve. Job perdit d'abord tous ses biens, puis tous ses enfants. Enfin la santé fait place chez lui à une affreuse maladie, le réduit à l'impuissance.... Il demeura ferme au milieu de toutes ses adversités. Mais, quand il eut devant lui des amis qui l'accusaient injustement de quelque péché secret, il se laissa entraîner à une justification où se sent quelque peu la satisfaction de soi, où parait l'esprit pharisaïque.

Et il eut à épeler de nouveau la signification du mot grâce. Les vies de tous les hommes de Dieu renferment la même démonstration du besoin que nous avons toujours d'être enseignés de Dieu. Je songe à Elie, dont la foi se dressait comme une colonne d'airain au milieu des défaillances de sa génération. Mais quand Dieu lui voila sa face, il s'enfuit dans le désert, doutant de Dieu, doutant de lui-même. C'est précisément cet état humiliant qui le prépara à entendre le son doux et subtil de l'Horeb.

Les choses se passent pour nous de la même façon. Il est extrêmement rare que Dieu puisse bâtir dans une âme sans avoir commencé par détruire. Des parents n'avaient qu'un fils ; ils durent, comme Abraham, l'offrir sur l'autel. Devant la fosse ouverte, le père me murmurait à l'oreille ces mots : « Je crains de l'avoir trop aimé ; mon affection excessive pour lui était comme un interdit - maintenant mon âme est plus libre de chercher le Seigneur. » D'autres parents avaient longtemps attendu un enfant ; après quinze ans de prières, il leur fut accordé contre toute espérance. Mais peu après sa naissance, ils étaient obligés de le placer dans un institut. Et dans lequel ? Dans un institut.... pour épileptiques ! Ce sont là pour l'âme de sombres défilés. Dans le dernier cas, le père perdit la foi et tourna à l'athéisme. Mais la mère arriva à la plénitude de la paix des enfants de Dieu. Veuille Dieu, dans sa miséricorde, ramener à la foi le père égaré ! Mais qui jetterait le premier la pierre à ce malheureux ? Les voies de Dieu nous conduisent au but à travers des précipices, à travers les eaux profondes.

J'entends souvent des personnes pieuses dire : « Dieu ne peut pas faire cela ! » Un tel langage frise facilement la folie. Dieu a le droit de faire ce qui lui plaît, mais il en use sans oublier ses promesses et conformément à sa sainteté. Comme celle-ci, dans son horreur du mal et sa volonté de nous voir avancer vers la perfection, dépasse, nos faibles mesures, Dieu a souvent fait ce que l'homme au coeur le plus dur n'aurait pas fait. Il a agi en mainte occasion comme s'il avait voulu détruire son oeuvre. J'ai connu un jeune homme qui avait grandi dans une famille incrédule. Il n'avait aucune idée de la vie spirituelle. Il se maria avec une charmante jeune fille, consacrée au Seigneur. Celle-ci réussit à convertir son mari. Ce fut moins par des paroles que par sa douceur, par le suave parfum de bonté qui montait de sa vie. Ces époux eurent ainsi un beau commencement de vie conjugale. Mais, après la naissance de leur second enfant, la femme fut atteinte de démence, et son état dura cinq ans. Dieu n'avait-il pas l'air d'enlever à ce chrétien, qui venait à peine d'entrer dans les voies de la foi, le guide dont il avait besoin ? N'avait-il pas l'air de lui fournir un prétexte de rentrer dans sa vie charnelle ? Ce qui était à craindre, c'est à tout le moins qu'il tombât dans une indifférence complète à l'égard du monde invisible comme à l'égard des biens de la terre. Toutefois quand, après cinq ans, l'époux retrouva sa femme rendue à la raison et à la santé, il ne put s'empêcher de lui dire : « Tu as été séparée de moi pour un certain temps, afin que j'arrivasse à un christianisme plus personnel. Tu m'as conduit au Sauveur ; je m'appuyais trop sur toi dans ma piété - maintenant j'ai appris à marcher seul dans la voie de la grâce. L'énigme de ta maladie s'explique pour moi. »

Dieu nous atteint à l'endroit sensible, sans toujours reprendre l'être que nous aimions le plus. Il connaît les reins et les coeurs, il sait toucher le point délicat. Le but de son épreuve est quelquefois de nous faire pénétrer plus profondément dans des vérités que nous possédions déjà en partie.

Ici une jeune fille, grossièrement trompée, apprendra par sa déception que Dieu seul est fidèle. Là un homme qui occupait une grande situation est dépouillé de son influence, réduit à rien, et apprendra dans l'isolement, dans la faiblesse physique et morale à vivre de la pure grâce de Dieu. À quoi bon multiplier les exemples ? Posez-vous, lecteur, cette importante question : Quelle a été mon attitude, quand Dieu est venu à moi et m'a dit : « Prends ton unique, celui que tu aimes et me l'offre en sacrifice ? »

Gardons-nous d'imiter ces âmes exaltées qui demandent à Dieu des souffrances. Fuyons l'ascétisme des moines et des ermites, qui se dépouillèrent sans raison des biens que Dieu leur avait confiés. Jouissons avec joie et reconnaissance de toutes les grâces temporelles qui nous sont accordées. Mais craignons d'y mettre notre coeur.

Efforçons-nous d'être en tout temps prêts à rendre à l'Éternel ce qu'il nous a prêté. Abraham ne se borna pas à obéir extérieurement, parce qu'il ne pouvait faire autrement. Il voulut ce que Dieu voulait. Il savait que le salut se trouve pour nous dans l'union de notre volonté avec Dieu. Votre coeur pourra saigner à certains moments. Le coeur qui saigne est souvent un coeur dévoué à la volonté du Père céleste, un coeur qui prie.

Savez-vous, lecteur, ce qui vous attend encore ici-bas ? Est-ce que je sais moi-même ce qui m'attend ? Qu'il en soit pour chacun de nous ce que Dieu voudra ! Mais soyons assez sages pour nous préparer à des tempêtes. Crucifions chaque jour notre moi ! Détruisons nos idoles ! Réunissons en esprit tout ce que nous aimons sur cette terre, choses et êtres - disons à chacun de ces trésors : « Tu n'es pour moi qu'un bien prêté. Je ne dois point te donner mon âme. Je ne te la donnerai pas. Peut-être serai-je bientôt séparé de toi. Je ne veux pas être malheureux si tu m'es repris. Seigneur, si je te possède, je posséderai assez au ciel et sur la terre ! » Voilà le véritable sacrifice. C'est celui qui est accompli au dedans, au fond du coeur. Lui seul te rendra capable, au moment voulu, d'accomplir le sacrifice extérieur.

Vous croyez peut-être que cet esprit de renoncement rend sombre ? Détrompez-vous. Celui qui marche dans cette disposition d'esprit vit en présence du Seigneur. Il reçoit tout comme une grâce : la vue des roses parfumées, celle de l'enfant rieuse, aux boucles brunes ou blondes. Seulement, il ne perd pas son coeur, en le répandant sur des objets terrestres. Il garde son équilibre moral. Il n'est pas surpris quand survient la tempête, quand souffle le gros vent des tentations. Comme Abraham, il se lève de bon matin pour aller à Morija. Il dit à Dieu : « J'ai fait alliance avec toi pour l'éternité. » Et Dieu lui répond : « Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru. » Heureux, en effet, ceux qui n'ont pas vu, ceux qui ne tiennent pas à voir quand Dieu ne veut pas révéler, ceux qui croient malgré les apparences et demeurent fermement unis à Dieu, comme cloués à ses promesses, à sa sainte volonté. Oui, heureux ! Le Seigneur connaît ces croyants qui ne voient point encore. Il pense à eux. Partout où ils vont, où ils sont, fût-ce dans la vallée la plus sombre de cette terre, se dresse une montagne invisible, où se tient le Sauveur, où l'on peut saisir sa forte main qui relève.

Est-ce que je me trompe ? Aurais-je parlé follement ? Me serais-je livré à un enthousiasme exagéré ? Quelques lecteurs n'en douteront pas. Mais les chrétiens qui connaissent les heures passées à Gethsémané ou sur le chemin de Morija, seront d'un avis différent. Ils savent que l'amour du moi, de la volonté propre doit mourir en nous avant que nous mourions. Ils savent que la mort a cessé d'être une mort, lorsque intérieurement nous sommes morts, quand Christ est devenu notre vie dans la vie et dans la mort ! Vienne l'heure qui nous attend tous, où les créatures seront incapables de nous soulager, où gisant, sans voix, nous ne connaîtrons plus que l'infini de notre impuissance, nous serons assurés de ne pas rouler dans un abîme sans fond, dans d'horribles ténèbres. Nous nous sentirons entourés de l'amour de Dieu. Nous expérimenterons que le Dieu auquel nous nous sommes immolés pendant notre vie, nous attire doucement à lui dans la mort. En lui la joie, la plénitude de la vie à toujours, pour l'éternité !

Elle parait dure au premier abord, cette prière d'un de nos poètes, elle n'en est pas moins la vraie prière :

Grand prêtre, qui t'es offert,
Que je m'offre aussi moi-même,
Et rende à Celui qui m'aime
Le sacrifice souffert !
Porte le bois vers l'autel,
Et que par ta sainte flamme
Se consume dans mon âme
L'alliage impur, mortel !
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