« Après ces choses, Dieu mit Abraham à l'épreuve et lui dit : Abraham ! Et il répondit : Me voici ! Dieu dit : Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t'en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste sur l'une des montagnes que je te dirai. Abraham se leva de bon matin, sella son âne, et prit avec lui deux serviteurs et son fils Isaac. Il fendit du bois pour l'holocauste, et partit pour aller au lieu que Dieu lui avait dit. Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin. Et Abraham dit à ses serviteurs : Restez ici avec l'âne ; moi et le jeune homme, nous irons jusque-là pour adorer, et nous reviendrons auprès de vous. Abraham prit le bois pour l'holocauste, le chargea sur son fils Isaac, et porta dans sa main le feu et le couteau. Et ils marchèrent tous deux ensemble. Alors Isaac, parlant à Abraham, son père, dit : Mon Père ! Et il répondit : Me voici, mon fils ! Isaac reprit : Voici le feu et le bois ; mais où est l'agneau pour l'holocauste ? Abraham répondit : Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de l'agneau pour l'holocauste. Et ils marchèrent tous deux ensemble. Lorsqu'ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait dit, Abraham y éleva un autel, et rangea le bois. Il lia son fils Isaac, et le mit sur l'autel, par-dessus le bois. Puis Abraham étendit la main, et prit le couteau pour égorger son fils. Alors un ange de l'Éternel l'appela des cieux et dit : Abraham ! Abraham ! Et il répondit : Me voici !
L'ange dit : N'avance pas ta main sur l'enfant, et ne lui fais rien ; car je sais maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique. Abraham leva les yeux, et il vit derrière lui un bélier retenu dans un buisson par les cornes ; et Abraham alla prendre le bélier, et il l'offrit en holocauste à la place de son fils. Abraham donna à ce lieu le nom de Jéhovah-Jiré. C'est pourquoi l'on dit aujourd'hui : A la montagne de l'Éternel, il sera pourvu. L'ange de l'Éternel appela une seconde fois Abraham des cieux et dit : Je le jure par moi-même, parole de l'Éternel ! Parce que tu as fait cela, et que tu n'as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai et je multiplierai ta postérité, comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le bord de la mer. Et ta postérité possédera la porte de tes ennemis. Toutes les nations de la terre voudront être bénies en ta postérité, parce que tu as obéi à ma voix. Abraham étant retourné vers ses serviteurs, ils se levèrent et s'en allèrent ensemble à Béer-Schéba ; car Abraham demeurait à Béer-Schéba. »
1. L'orage et la perle.
- Mon coeur ressemble à l'Océan,
- Il a ses flots, connaît l'orage.
- La perle y dort, exquis ouvrage,
- Que soulèvera l'ouragan.
Ainsi chante l'un de nos poètes
allemands. Il n'aurait tort que s'il affirmait
qu'il y a seulement des perles, au fond de
l'Océan. Hélas ! dans
l'Océan comme dans les profondeurs de cette
mer qu'est notre coeur, dorment aussi d'horribles
bêtes, des monstres que l'orage fait monter
à la surface et jette parfois sur la rive.
La tempête des tentations fait sortir de leur
repaire les convoitises, la haine, la
cupidité. Ce sont parfois des malheurs
répétés qui remplissent notre
âme de mauvaises pensées. Et toutes
ces passions conduisent à des actes. Des
calamités dont nous avons parfois à
souffrir naissent souvent en nous, au lieu de
l'humiliation, le désespoir, la haine des
hommes, le murmure contre Dieu, je ne sais quelle
aversion pour l'existence. Combien
l'Écriture a raison de dire que la tristesse de ce
monde produit la mort ! Elle conduit non
seulement à la mort intérieure, mais
à la mort extérieure, au suicide. Les
chrétiens ont à s'effrayer en face de
certaines pensées, convoitises ou ambitions
qui montent en eux à certains moments des
profondeurs de leur âme, au souffle des
tempêtes.
L'orage amène aussi à la
surface de l'âme les perles recelées
dans les profondeurs. Ces perles exquises dormaient
profondément ensevelies ; nul ne savait
leur existence ; celui qui les
possédait les ignorait. Les orages de la
douleur, les vagues sombres, rugissantes des
grosses eaux ont détaché les perles
délicates, les ont fait monter et nous
pouvons maintenant admirer l'éclat de ces
gemmes. Croyez-le, les pensées, les paroles
les plus belles, les actes les plus nobles des
croyants sont nés de la souffrance.
Rassemblez les accents les plus purs des psalmistes
et des prophètes, les perles si nombreuses
dans les écrits de Paul, celles que vous
trouvez dans les ouvrages d'un Chrysostôme,
d'un Augustin, d'un Luther, demandez-vous quelle
est l'origine, de tous ces mots sublimes, presque
toujours vous découvrirez qu'ils sont
nés au milieu de la tempête. Oui, Dieu
soit loué, il est de belles choses dans
l'âme humaine, de belles choses dont on ne se
doute pas. Voici des jeunes filles, pieuses sans
doute, mais dont la vie semblait s'écouler
dans un rêve. Des temps fâcheux se sont
levés. Elles ont dû se dévouer,
renoncer à l'égoïsme naturel.
Nous les avons vues alors accomplir le plus
douloureux sacrifice, comme s'il était leur
vocation naturelle. Les perles cachées au
fond de ces âmes se sont montrées
à tous les yeux. Voici des chrétiens
qui semblaient dormir.... La piété
s'est trouvée tout à coup en butte
à l'hostilité du monde. Il
était besoin de courage pour traverser cette
crise et supporter une persécution
déguisée. Eh bien, ces
chrétiens se sont montrés sous un
nouveau jour. Un dévouement à toute
épreuve, une immolation de soi dans les
petites et dans les grandes choses les a mis hors
de pair. Nous n'avons pu qu'admirer la profondeur
de leurs convictions.
Des expériences comme celle que je
viens de rapporter sont propres à nous
garder des jugements précipités sur
Dieu. Elles justifient Celui qui
déchaîne la tempête, qui fait
lever le vent de la souffrance. Dieu nous
paraît souvent sévère. Mais
quand nous nous apercevons que cette
sévérité a mis en
lumière la fidélité de ses
témoins, réveillé
l'énergie des croyants, assuré le
développement de leur foi, nous ne pouvons
que louer.
Ces remarques préliminaires
étaient nécessaires avant de
commencer le récit du sacrifice d'Isaac.
Quand Dieu s'est-il montré plus cruel ?
Existe-t-il, dans toute l'Écriture, une
histoire aussi mystérieuse, où Dieu
paraisse plus exigeant ? Souvent j'ai entendu
dire à des chrétiens de vues
superficielles : « Oh ! si
seulement cette histoire n'était pas dans
l'Ancien Testament » À mon sens
toutefois, j'ose le dire, l'enlèvement de
cette histoire constituerait le plus grand des
dommages pour l'Ancien Testament. C'est cette
terrible épreuve, qui amène à
la lumière les perles divines cachées
dans le coeur d'Abraham ; c'est cette histoire
qui nous fait assister à la formation de
quelques-unes des perles que nous verrons briller
dans l'âme de l'ancêtre d'Israël.
Une source de consolation jaillit pour nous de ce
récit. Entrons donc, sans
préjugés, ou plutôt avec des
préventions favorables, s'il est possible,
dans cette histoire étonnante.
2. « Après ces choses, Dieu mit
Abraham à
l'épreuve. »
Après quelles choses ? Celles
qui viennent d'être racontées. Nous
avons vu, à la suite d'une longue,
très longue attente, Isaac naître,
Dieu répandre sa bénédiction
par cette naissance sur les tentes d'Abraham. Nous
avons savouré en imagination le bonheur du
patriarche, quand il donna son nom à son
fils, l'introduisit par la circoncision dans
l'alliance divine. Nous avons assisté au
grand festin qui fut donné à
l'occasion du sevrage de l'enfant. Nous avons
constaté que le patriarche, après cet événement,
se
livre à une nouvelle activité, en
concluant un traité avec un chef voisin, en
plantant de verts tamariscs, en invoquant à
nouveau, devant un nouvel autel, le nom de
l'Éternel. Depuis cette époque
jusqu'au moment où nous sommes parvenus, il
s'est écoulé environ une quinzaine
d'années, peut-être un peu plus. Il
semblait qu'après tant d'orages, de
tentations, le patriarche dût connaître
un soir de la vie serein et tranquille, s'endormir
doucement au sein de la rougeur d'un harmonieux
couchant, pour se réveiller ensuite dans les
splendeurs de l'éternité.
Après tant de combats, il semblait que le
vieux guerrier n'eût plus qu'à se
reposer, puis à passer du monde de la foi
dans le monde invisible.
Heureusement, Abraham n'avait point ces
pensées. Il veillait, comme un capitaine sur
son navire, alors que le temps est calme. Le marin
sait que d'un moment à l'autre la
tempête peut se lever et rugir. Oh ! si
nous pouvions apprendre cette vigilance !
Malheur à qui se persuade que, vainqueur en
maints combats, il remportera toujours et
nécessairement la victoire, ou que les
luttes sont finies pour lui. Quand même on
considère le combat d'un oeil assuré,
cela ne prouve rien sur son issue. Et quand
même on l'a emporté jusqu'alors dans
toutes les rencontres, cela ne prouve rien pour une
nouvelle bataille ! Jusqu'au bout de notre
pèlerinage nous avons à nous souvenir
de ce mot : « Que celui qui croit
être debout prenne garde qu'il ne
tombe ! » Dans le ciel seulement,
nous aurons la faculté de cesser notre
veille. Hélas ! que de chrétiens
ont roulé jusqu'au fond de l'abîme
pour avoir oublié la parole de
l'apôtre que j'ai rappelée. Nul
n'aurait cru qu'ils tomberaient si bas ;
eux-mêmes ne l'auraient point cru. La raison,
c'est qu'on s'était endormi dans la
sécurité charnelle. On se payait de
folles théories sur l'impossibilité
d'abandonner jamais la foi. On oubliait que la vie
intérieure s'alanguit parfois, qu'elle garde
seulement sa force lorsque Christ lui-même
vit en nous, que les canaux de nos coeurs restent
ouverts à la grâce, tant que nous
sommes sur le qui-vive envers nos ennemis
intérieurs et
extérieurs, tant que nous nous tenons sous
les armes. L'absolue sécurité, elle
est le signal ordinaire de la défaite ;
la confiance présomptueuse en soi, c'est le
commencement de la ruine !
Les vieillards courent à cet
égard de grands dangers. Ils n'ont plus
guère à redouter les assauts de la
sensualité. Dès lors ils se livrent
volontiers à une satisfaction
d'eux-mêmes dangereuse. Ils suspendent
à la paroi l'épée, et le
bouclier. Ils ne veulent pas remarquer que le
péché les attaque toujours, qu'il se
glisse vers eux, après avoir pris de
nouvelles formes. Tantôt il se déguise
sous les traits de l'avarice, tantôt sous
ceux d'une dureté pharisaïque à
l'égard des autres, en particulier à
l'égard des jeunes gens. C'est tantôt
la divinisation du bon vieux temps qui s'empare du
vieillard ; c'est tantôt, - et le fait
se produit surtout chez ceux qui ont l'ouïe
dure, - une défiance
exagérée ; c'est tantôt
une vanité enfantine tirée d'une
certaine jeunesse, gardée à travers
les ans, de la santé conservée ;
c'est tantôt encore le murmure et le
mécontentement des infirmités de
l'âge. Quelquefois plusieurs de ces choses,
parfois toutes s'unissent pour vous perdre. Abraham
sut échapper à ces dangers. Cependant
il lui restait un écueil à
éviter. Il était à craindre
que son amour pour l'enfant tardivement obtenu,
pour le fils de la promesse si longtemps attendu,
que Dieu lui avait donné si
merveilleusement, ne
dégénérât en
idolâtrie. Et l'épreuve divine va, en
effet, porter sur cette affection.
Lorsque Dieu tente un homme, il ne peut
avoir d'autre intention qu'une intention sainte et
miséricordieuse. En tout ce qu'il fait, Dieu
vise à rapprocher notre coeur du sien,
à nous plonger dans la profondeur de son
amour, à nous remplir de sa grâce.
Pour que ce but soit atteint, il faut que nous nous
vidions de nous-mêmes ; il nous faut
nous séparer de nous-mêmes. Et ce
divorce avec notre moi égoïste devra se
reproduire à chaque instant de notre vie.
Seul le coeur qui aime Dieu par-dessus tout peut
être l'objet du plein amour de Dieu. Toutes
les fois que Dieu nous place
dans une situation difficile, c'est donc d'abord
dans le but de faire la lumière sur nos
coeurs. Il nous invite par là à
retrancher de notre vie ce qui se place entre lui
et nous comme un interdit. C'est, au reste, en lui,
naturellement, que nous puisons la force
d'accomplir les retranchements auxquels il nous
invite.
Pauvre conception de la tentation,
après cela, que celle qui y entrevoit comme
le dernier but de Dieu la volonté de
manifester l'état de notre âme !
Son intention est plus haute. Il nous appelle
à avancer du côté de la
perfection, de la plénitude de son amour.
Supposez un enfant sollicité par l'un de ses
camarades de prendre de l'argent à son
père. Le camarade lui dit que rien n'est
plus facile, que tous les enfants le font. Mais
l'enfant tenté demeure ferme, il
éloigne avec colère le tentateur. Ne
voyez-vous pas que ce petit garçon,
après sa tentation, n'est plus le même
qu'auparavant ? Il a grandi spirituellement.
Il a appris à mieux se
connaître : sa force de volonté a
crû ; ses relations avec son père
deviendront plus cordiales, alors même que le
père ne saurait rien de ce qui s'est
passé. Quiconque a quelque intelligence du
coeur humain comprend tout cela à
merveille.
Des tentations analogues se
présentent dans nos vies, constamment. C'est
par elles que nous tendons vers la perfection. Le
Sauveur n'a été accompli
qu'après avoir traversé la lutte du
désert avec l'Ennemi. Écoutez un peu
dans l'Écriture les accents des hommes de
Dieu : en général, ceux-ci ne
peuvent assez bénir les humiliations par
lesquelles ils ont passé, les assauts dont
ils ont été les objets. Aussi un
homme d'une foi véritable n'aura-t-il jamais
l'idée de caractériser
l'épreuve comme un chemin dépourvu de
toute clarté divine. Assurément, tant
que l'on est sous la nuée, le chemin reste
obscur. Mais comment parler exclusivement
d'obscurité, quand la tentation est devenue
la source d'une nouvelle vie ? Or, nous voyons
celle-ci jaillir des retours douloureux que nous
sommes obligés de faire sur nous-mêmes pendant la
tentation.
L'épreuve était donc bonne pour
Abraham. Ce qui nous étonnera, c'est la
nature de l'épreuve infligée.
3. Profondeurs mystérieuses de
Dieu.
« Dieu dit à
Abraham, » ainsi s'exprime notre texte.
Comment lui parla-t-il ? Est-ce par un ange,
par un songe, par une vision ou autrement ?
Nous ne savons. Au fait, cela n'a pas d'importance.
Ce qui est sûr, c'est qu'Abraham reconnut,
à n'en pas douter, la voix divine. Et il est
certain que l'ordre donné par Dieu à
Abraham n'aurait pu être une inspiration de
la chair et du sang. Dieu appelle Abraham,
réveille son esprit, et Abraham
répond à cet appel :
« Me voici ! » Par trois
fois il dit à Dieu : « Me
voici ! »
(vers.
1, 7,
11).
C'est peu et c'est beaucoup.
Les deux mots : « Me
voici ! » indiquent une attention
qui écoute. L'enfant Samuel, lorsque Dieu
l'appelle, répond d'une manière
analogue. Il dit : « Parle,
Seigneur, ton serviteur écoute. »
C'est ainsi également que répondra
Saul sur le chemin de Damas :
« Seigneur, que veux-tu que je
fasse ? » En chacun de ces cas le
croyant se recueille profondément. Son
sentiment est celui-ci : « J'attends
ton ordre, je suis prêt à l'accomplir.
Tout fait silence en moi pour entendre ta parole.
Prends de mes biens, de ma vie ce que tu veux, je
suis à toi. » Telle est sans
contredit la place normale de l'âme devant le
Père céleste. Et nous avons dans
notre vie religieuse des heures où le
sacrifice nous parait doux, facile.... Mais
lorsqu'il faut en venir au fait, accomplir, nous ne
pouvons nous empêcher de frissonner. Ce
frémissement nous montre quelle est encore
en nous la puissance de la chair et du sang. Nul ne
fut jamais placé en face d'une
épreuve plus redoutable qu'Abraham. Aussi
a-t-il fait une expérience dont pourront
profiter toutes les âmes croyantes, de
génération en
génération. C'est un commandement
terrible que celui qui fut donné au
patriarche. Il ne pouvait être donné
qu'une fois.
Qu'est-ce que Dieu dit à ce serviteur
si docile qui au premier appel a crié :
« Me voici ? » Il lui
dit : « Prends ton fils, ton unique,
celui que tu aimes, Isaac ; va-t'en au pays de
Morija, et là offre-le en
sacrifice. »
Chacun de ces mots est comme un coup de
poignard, dans le coeur du père. Quoi ?
« Prends ton fils - ton unique - celui
que tu aimes - Isaac - offre-le en
holocauste ! » En lui disant non
seulement « ton fils », mais
« ton unique », Dieu rappelle
à Abraham qu'il s'agit de celui de ses
enfants qui lui est le plus cher ; ce n'est
pas d'Ismaël qu'il est question, d'Ismaël
qui a été chassé, mais de
celui qui l'a remplacé, et au delà.
En disant « celui que tu
aimes » Dieu rappelle à son
serviteur toute la joie que lui causait la vue
d'Isaac. Et celui-ci se montrera à l'heure
suprême aussi soumis à son père
que son père l'est à
l'Éternel.
En nommant ce fils
« Isaac », Dieu évoque
dans la mémoire du patriarche le souvenir de
la longue attente, des larmes, des prières,
des supplications qui ont
précédé la venue de l'enfant
en même temps que de la grâce et de la
fidélité de Dieu ! La
dernière parole : « Offre-le
en holocauste » est ce qui rend toutes
les précédentes si cruelles.
Concevez-vous l'effrayant bouleversement que ces
mots ont dû provoquer dans l'âme de ce
père ? Comment ? conduire son
enfant jusqu'à l'autel où il offre
ses holocaustes ! Saisir le couteau pour
l'égorger ! Le voir consumer par la
flamme ! De cet être vivant ne
recueillir qu'une poignée de cendre !
Est-ce possible ? Qui décrira toutes
les émotions par lesquelles passe
Abraham ? Je me garderai bien de vouloir les
esquisser. Nous pressentons que le coeur d'Abraham
s'arrêta par instants presque de battre, que
son sang se glaça dans ses veines à
l'ouïe d'un ordre aussi exorbitant.
Il est à remarquer que, dans toute
cette histoire, Sara n'est point nommée, pas
plus au commencement qu'à la fin. On
pourrait croire qu'Isaac n'a point de mère.
Cela tient à la position inférieure
de la femme sous l'ancienne alliance. Il en sera
ainsi jusqu'aux jours de Christ. Au pied de la
croix, devant le sépulcre de Christ, la
femme apparaît comme
l'égale de l'homme ; là
déjà nous la rencontrons
mêlée aux disciples. À partir
de la mort de Jésus-Christ, elle sera devant
Dieu sur le même rang que nous. Il est
vraisemblable que Sara n'a rien su du drame qui
allait se dérouler à Morija, ou si
elle en a su quelque chose, c'est lorsque tout fut
fini. Si Abraham lui avait parlé, elle
eût probablement cherché à le
détourner de sa résolution, et c'est
pourquoi il ne lui dit rien. Les rabbins montrent
qu'ils ont bien compris la nécessité
de ce secret, quand ils racontent qu'elle apprit
l'événement après qu'il fut
passé et qu'elle en mourut de frayeur.
Il n'y a pas lieu de nous étonner de
ce qu'Abraham éprouve une émotion
indicible. L'ordre de Dieu est contraire aux
sentiments les plus naturels. Aussi les
interprètes chrétiens
répètent-ils à l'envi que ce
récit est profondément
mystérieux. D'autres, qui ont moins de
réserve, déclarent hardiment que
l'exigence prêtée à Dieu est
révoltante. Ils soutiennent qu'un pareil
ordre n'a pas pu être donné par
l'Éternel, que c'est une création de
la fantaisie maladive d'Abraham. Nous ne saurions
nous ranger du côté de ces derniers.
Et le récit que nous méditons cessera
de nous paraître aussi mystérieux
qu'on le dit, quand nous l'examinerons de
près.
Au premier abord, il semble que le
commandement divin doive soulever dans le coeur
d'Abraham de terribles objections. Ce commandement
est barbare, il est donc indigne de Dieu.
Jusqu'alors le patriarche avait appris à
connaître Dieu comme un Père
miséricordieux. Et voilà que ce
Père demande un sacrifice humain, et ce
sacrifice consistera en l'offrande d'un enfant par
son père ! Horreur ! Quel tumulte
d'émotions diverses s'est
élevé, à cette pensée,
dans l'âme du père des croyants.
Combien les trois jours de route qui le
séparaient de Morija ont dû être
remplis pour lui de réflexions
pénibles. Abraham eut alors son martyre. Il
s'est probablement demandé :
« Est-il digne de Dieu de tourmenter
ainsi un père ? Est-ce que Dieu ne se
contredit pas en réclamant le sacrifice de
cet enfant ? Car c'est Dieu qui l'a donné
après
l'avoir promis ! » Pendant
vingt-cinq ans Abraham avait en effet attendu ce
fils, l'avait espéré par la foi. Ce
fils est l'héritier de la promesse. Mais en
le faisant mourir, Dieu empêche
l'accomplissement de ses oracles. Dieu
détruit son propre ouvrage ! Dieu
reste-t-il Dieu en formulant un tel
décret ? Car, si Abraham obéit,
la promesse d'une postérité
bénie est anéantie .... Ou bien le
patriarche se soumettra, et alors il rendra
impossible l'accomplissement des oracles divins, et
c'est Dieu lui-même qui l'aura poussé
à briser l'alliance ; ou bien il ne se
soumettra pas et alors il sera infidèle
à Dieu, et l'alliance sera également
brisée. Voilà la double alternative
en présence de laquelle Abraham se
trouve.
Efforçons-nous de comprendre
l'incompréhensible. Tous les peuples de
l'antiquité ont offert des sacrifices
humains à la divinité et ont cru
l'honorer par là. Seul Israël fait dans
l'histoire sous ce rapport une splendide exception.
Il n'a jamais pratiqué les sacrifices
humains que dans ses heures d'erreur, en retournant
au paganisme. Mais c'est probablement
l'événement de Morija qui a
inspiré à jamais à Israël
l'horreur des sacrifices humains ! Et dans ce
cas la scène de Morija a rendu un service
inappréciable au peuple de Dieu. Car si
l'usage dont je parle a existé chez les
Égyptiens, les Hindous, les Grecs, les
Romains, les Germains, il a fleuri surtout chez les
descendants de Cham, parmi ces Cananéens au
milieu desquels vivait Abraham. Plus d'une fois,
sans doute, le serviteur de l'Éternel avait
été le témoin involontaire de
ces exécutions et avait vu ses voisins dans
un accès de fanatisme, immoler leurs enfants
à leurs faux dieux. Il avait entendu parler
en tout cas de ces sacrifices.
L'effroi que nous inspirent ces offrandes
sanglantes, contre nature, ne doit pas nous
empêcher de discerner la grande pensée
exprimée par elles. Elles disaient que le
Créateur a le droit de nous demander
à chaque instant ce que nous aimons le
mieux, attendu que nous devons l'aimer de tout
notre coeur, de toute notre âme, de toute notre
pensée. Cette
tentative d'apaiser la divinité, en lui
offrant ce que nous avons de meilleur, de plus pur,
de plus beau, ne montre-t-elle pas quelle
idée avaient les païens de la
colère céleste ?
Iphigénie mourra en Aulide pour
éteindre le courroux divin. Nulle offrande
ne vaudra l'immolation de cette noble vierge, belle
entre toutes, fille de roi. Les païens ont
donc senti que les sacrifices d'animaux ne
sauraient effacer nos fautes. Ils crurent donner
aux sacrifices une valeur plus grande en immolant
des créatures humaines, des êtres
aimés et chers, leurs enfants. Quelques-uns
s'immolèrent eux-mêmes.
Assurément cette pratique fut
insensée. Jamais l'homme pécheur ne
parviendra par ses offrandes à se concilier
la divinité. Son coeur ne saurait trouver la
paix dans des sacrifices offerts par des mains
souillées, même quand le sacrifice
comprendrait tous les biens de la terre.
C'était à Dieu de nous
réconcilier avec lui. Je n'en trouve pas
moins dans les holocaustes humains un signe
respectable du désir intense de l'homme de
retrouver la faveur divine. Je crois que ceux qui
ont aspiré de toutes leurs forces à
posséder la grâce d'en-haut
étaient mille fois mieux
préparés à recevoir
l'Évangile que la plupart de nos
chrétiens modernes, pour lesquels la chute
n'est plus qu'un mythe et le besoin d'une
réconciliation une fable.
Revenons à Abraham. La naissance
d'Isaac lui avait ouvert un monde nouveau de joies.
Le danger était qu'il s'attachât trop
à ce fils. Il a pu craindre quelquefois que
son bonheur terrestre ne relâchât le
lien qui l'unissait à Dieu. Une telle
crainte n'a rien de maladif ; elle est au
contraire une marque de santé spirituelle.
Heureux qui la connaît. Nous avons à
nous réjouir « avec
tremblement, » ainsi que le veut
l'apôtre. C'est lorsque les
bénédictions temporelles abondent
qu'il y a lieu d'être saisi d'une sainte
frayeur, de redouter de trop apprécier les
biens que Dieu nous dispense non pour les aimer,
mais pour nous attacher à lui. L'homme
auquel échoit une grande fortune doit se
mettre en garde avant tout contre le culte du veau
d'or. La
jeune fille, jusque-là solitaire, qui va
entrer dans les liens du mariage, a à se
garder de l'idolâtrie. Combien souvent, en
effet, l'amour humain, par ses exagérations,
a été la cause de la perte de l'amour
divin ! L'ordre de travailler à votre
salut avec crainte et tremblement concerne
spécialement ceux qui ont en abondance l'or,
l'argent, les honneurs, qui vivent entourés
de nombreuses affections. Quiconque n'a jamais
tremblé à la pensée de donner
dans son coeur aux créatures ce premier rang
qui n'appartient qu'à Dieu est encore loin
du royaume de Dieu. En voyant s'élever la
fumée des holocaustes humains offerts par
les païens, le patriarche, j'imagine, s'est
demandé plus d'une fois si les
idolâtres n'étaient pas plus
dévoués à leurs dieux que lui
au sien. Sa conscience put s'inquiéter
à ce sujet. Il put perdre sa paix. Et c'est
peut-être à cause de cela tout
d'abord, pour venir à son aide, que Dieu lui
a donné l'ordre d'immoler Isaac. L'intention
première de Dieu ne fut-elle pas de le tirer
d'une incertitude qui le rendait malheureux, de lui
montrer tout ce dont il était capable.
Abraham, selon moi, avait à apprendre avant
tout qu'il aimait réellement Dieu par-dessus
tout.
Dieu avait-il encore un autre but, celui de
montrer qu'il a le droit de tout exiger, que tout
lui appartient, et en même temps d'indiquer
par un fait mémorable qu'il n'accepte pas
les sacrifices humains, il n'importe ! Il est
certain que dès que le patriarche a
montré que, pour lui, Dieu est plus
précieux que tout, l'expérience
s'arrête. Un ange empêche l'immolation.
C'est que le premier but visé par Dieu
était atteint. Dieu dira à son
serviteur : « Je sais maintenant que
tu crains Dieu et que tu ne m'as pas refusé
ton fils, ton unique. » Dieu savait sans
doute cela déjà avant
l'événement, mais Abraham l'ignorait
encore. Et c'est l'instruction donnée par
cette scène. Dans cette circonstance, comme
dans d'autres, Abraham est notre modèle, il
nous invite à croire sans voir.
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