Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIX

Le sacrifice d'Isaac.

-------

 « Après ces choses, Dieu mit Abraham à l'épreuve et lui dit : Abraham ! Et il répondit : Me voici ! Dieu dit : Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t'en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste sur l'une des montagnes que je te dirai. Abraham se leva de bon matin, sella son âne, et prit avec lui deux serviteurs et son fils Isaac. Il fendit du bois pour l'holocauste, et partit pour aller au lieu que Dieu lui avait dit. Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin. Et Abraham dit à ses serviteurs : Restez ici avec l'âne ; moi et le jeune homme, nous irons jusque-là pour adorer, et nous reviendrons auprès de vous. Abraham prit le bois pour l'holocauste, le chargea sur son fils Isaac, et porta dans sa main le feu et le couteau. Et ils marchèrent tous deux ensemble. Alors Isaac, parlant à Abraham, son père, dit : Mon Père ! Et il répondit : Me voici, mon fils ! Isaac reprit : Voici le feu et le bois ; mais où est l'agneau pour l'holocauste ? Abraham répondit : Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de l'agneau pour l'holocauste. Et ils marchèrent tous deux ensemble. Lorsqu'ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait dit, Abraham y éleva un autel, et rangea le bois. Il lia son fils Isaac, et le mit sur l'autel, par-dessus le bois. Puis Abraham étendit la main, et prit le couteau pour égorger son fils. Alors un ange de l'Éternel l'appela des cieux et dit : Abraham ! Abraham ! Et il répondit : Me voici !

L'ange dit : N'avance pas ta main sur l'enfant, et ne lui fais rien ; car je sais maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique. Abraham leva les yeux, et il vit derrière lui un bélier retenu dans un buisson par les cornes ; et Abraham alla prendre le bélier, et il l'offrit en holocauste à la place de son fils. Abraham donna à ce lieu le nom de Jéhovah-Jiré. C'est pourquoi l'on dit aujourd'hui : A la montagne de l'Éternel, il sera pourvu. L'ange de l'Éternel appela une seconde fois Abraham des cieux et dit : Je le jure par moi-même, parole de l'Éternel ! Parce que tu as fait cela, et que tu n'as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai et je multiplierai ta postérité, comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le bord de la mer. Et ta postérité possédera la porte de tes ennemis. Toutes les nations de la terre voudront être bénies en ta postérité, parce que tu as obéi à ma voix. Abraham étant retourné vers ses serviteurs, ils se levèrent et s'en allèrent ensemble à Béer-Schéba ; car Abraham demeurait à Béer-Schéba. »

Gen. XXII, 1-19.


1. L'orage et la perle.

Mon coeur ressemble à l'Océan,
Il a ses flots, connaît l'orage.
La perle y dort, exquis ouvrage,
Que soulèvera l'ouragan.

Ainsi chante l'un de nos poètes allemands. Il n'aurait tort que s'il affirmait qu'il y a seulement des perles, au fond de l'Océan. Hélas ! dans l'Océan comme dans les profondeurs de cette mer qu'est notre coeur, dorment aussi d'horribles bêtes, des monstres que l'orage fait monter à la surface et jette parfois sur la rive. La tempête des tentations fait sortir de leur repaire les convoitises, la haine, la cupidité. Ce sont parfois des malheurs répétés qui remplissent notre âme de mauvaises pensées. Et toutes ces passions conduisent à des actes. Des calamités dont nous avons parfois à souffrir naissent souvent en nous, au lieu de l'humiliation, le désespoir, la haine des hommes, le murmure contre Dieu, je ne sais quelle aversion pour l'existence. Combien l'Écriture a raison de dire que la tristesse de ce monde produit la mort ! Elle conduit non seulement à la mort intérieure, mais à la mort extérieure, au suicide. Les chrétiens ont à s'effrayer en face de certaines pensées, convoitises ou ambitions qui montent en eux à certains moments des profondeurs de leur âme, au souffle des tempêtes.

L'orage amène aussi à la surface de l'âme les perles recelées dans les profondeurs. Ces perles exquises dormaient profondément ensevelies ; nul ne savait leur existence ; celui qui les possédait les ignorait. Les orages de la douleur, les vagues sombres, rugissantes des grosses eaux ont détaché les perles délicates, les ont fait monter et nous pouvons maintenant admirer l'éclat de ces gemmes. Croyez-le, les pensées, les paroles les plus belles, les actes les plus nobles des croyants sont nés de la souffrance. Rassemblez les accents les plus purs des psalmistes et des prophètes, les perles si nombreuses dans les écrits de Paul, celles que vous trouvez dans les ouvrages d'un Chrysostôme, d'un Augustin, d'un Luther, demandez-vous quelle est l'origine, de tous ces mots sublimes, presque toujours vous découvrirez qu'ils sont nés au milieu de la tempête. Oui, Dieu soit loué, il est de belles choses dans l'âme humaine, de belles choses dont on ne se doute pas. Voici des jeunes filles, pieuses sans doute, mais dont la vie semblait s'écouler dans un rêve. Des temps fâcheux se sont levés. Elles ont dû se dévouer, renoncer à l'égoïsme naturel. Nous les avons vues alors accomplir le plus douloureux sacrifice, comme s'il était leur vocation naturelle. Les perles cachées au fond de ces âmes se sont montrées à tous les yeux. Voici des chrétiens qui semblaient dormir.... La piété s'est trouvée tout à coup en butte à l'hostilité du monde. Il était besoin de courage pour traverser cette crise et supporter une persécution déguisée. Eh bien, ces chrétiens se sont montrés sous un nouveau jour. Un dévouement à toute épreuve, une immolation de soi dans les petites et dans les grandes choses les a mis hors de pair. Nous n'avons pu qu'admirer la profondeur de leurs convictions.

Des expériences comme celle que je viens de rapporter sont propres à nous garder des jugements précipités sur Dieu. Elles justifient Celui qui déchaîne la tempête, qui fait lever le vent de la souffrance. Dieu nous paraît souvent sévère. Mais quand nous nous apercevons que cette sévérité a mis en lumière la fidélité de ses témoins, réveillé l'énergie des croyants, assuré le développement de leur foi, nous ne pouvons que louer.

Ces remarques préliminaires étaient nécessaires avant de commencer le récit du sacrifice d'Isaac. Quand Dieu s'est-il montré plus cruel ? Existe-t-il, dans toute l'Écriture, une histoire aussi mystérieuse, où Dieu paraisse plus exigeant ? Souvent j'ai entendu dire à des chrétiens de vues superficielles : « Oh ! si seulement cette histoire n'était pas dans l'Ancien Testament » À mon sens toutefois, j'ose le dire, l'enlèvement de cette histoire constituerait le plus grand des dommages pour l'Ancien Testament. C'est cette terrible épreuve, qui amène à la lumière les perles divines cachées dans le coeur d'Abraham ; c'est cette histoire qui nous fait assister à la formation de quelques-unes des perles que nous verrons briller dans l'âme de l'ancêtre d'Israël. Une source de consolation jaillit pour nous de ce récit. Entrons donc, sans préjugés, ou plutôt avec des préventions favorables, s'il est possible, dans cette histoire étonnante.

2. « Après ces choses, Dieu mit Abraham à l'épreuve. »

Après quelles choses ? Celles qui viennent d'être racontées. Nous avons vu, à la suite d'une longue, très longue attente, Isaac naître, Dieu répandre sa bénédiction par cette naissance sur les tentes d'Abraham. Nous avons savouré en imagination le bonheur du patriarche, quand il donna son nom à son fils, l'introduisit par la circoncision dans l'alliance divine. Nous avons assisté au grand festin qui fut donné à l'occasion du sevrage de l'enfant. Nous avons constaté que le patriarche, après cet événement, se livre à une nouvelle activité, en concluant un traité avec un chef voisin, en plantant de verts tamariscs, en invoquant à nouveau, devant un nouvel autel, le nom de l'Éternel. Depuis cette époque jusqu'au moment où nous sommes parvenus, il s'est écoulé environ une quinzaine d'années, peut-être un peu plus. Il semblait qu'après tant d'orages, de tentations, le patriarche dût connaître un soir de la vie serein et tranquille, s'endormir doucement au sein de la rougeur d'un harmonieux couchant, pour se réveiller ensuite dans les splendeurs de l'éternité. Après tant de combats, il semblait que le vieux guerrier n'eût plus qu'à se reposer, puis à passer du monde de la foi dans le monde invisible.

Heureusement, Abraham n'avait point ces pensées. Il veillait, comme un capitaine sur son navire, alors que le temps est calme. Le marin sait que d'un moment à l'autre la tempête peut se lever et rugir. Oh ! si nous pouvions apprendre cette vigilance ! Malheur à qui se persuade que, vainqueur en maints combats, il remportera toujours et nécessairement la victoire, ou que les luttes sont finies pour lui. Quand même on considère le combat d'un oeil assuré, cela ne prouve rien sur son issue. Et quand même on l'a emporté jusqu'alors dans toutes les rencontres, cela ne prouve rien pour une nouvelle bataille ! Jusqu'au bout de notre pèlerinage nous avons à nous souvenir de ce mot : « Que celui qui croit être debout prenne garde qu'il ne tombe ! » Dans le ciel seulement, nous aurons la faculté de cesser notre veille. Hélas ! que de chrétiens ont roulé jusqu'au fond de l'abîme pour avoir oublié la parole de l'apôtre que j'ai rappelée. Nul n'aurait cru qu'ils tomberaient si bas ; eux-mêmes ne l'auraient point cru. La raison, c'est qu'on s'était endormi dans la sécurité charnelle. On se payait de folles théories sur l'impossibilité d'abandonner jamais la foi. On oubliait que la vie intérieure s'alanguit parfois, qu'elle garde seulement sa force lorsque Christ lui-même vit en nous, que les canaux de nos coeurs restent ouverts à la grâce, tant que nous sommes sur le qui-vive envers nos ennemis intérieurs et extérieurs, tant que nous nous tenons sous les armes. L'absolue sécurité, elle est le signal ordinaire de la défaite ; la confiance présomptueuse en soi, c'est le commencement de la ruine !

Les vieillards courent à cet égard de grands dangers. Ils n'ont plus guère à redouter les assauts de la sensualité. Dès lors ils se livrent volontiers à une satisfaction d'eux-mêmes dangereuse. Ils suspendent à la paroi l'épée, et le bouclier. Ils ne veulent pas remarquer que le péché les attaque toujours, qu'il se glisse vers eux, après avoir pris de nouvelles formes. Tantôt il se déguise sous les traits de l'avarice, tantôt sous ceux d'une dureté pharisaïque à l'égard des autres, en particulier à l'égard des jeunes gens. C'est tantôt la divinisation du bon vieux temps qui s'empare du vieillard ; c'est tantôt, - et le fait se produit surtout chez ceux qui ont l'ouïe dure, - une défiance exagérée ; c'est tantôt une vanité enfantine tirée d'une certaine jeunesse, gardée à travers les ans, de la santé conservée ; c'est tantôt encore le murmure et le mécontentement des infirmités de l'âge. Quelquefois plusieurs de ces choses, parfois toutes s'unissent pour vous perdre. Abraham sut échapper à ces dangers. Cependant il lui restait un écueil à éviter. Il était à craindre que son amour pour l'enfant tardivement obtenu, pour le fils de la promesse si longtemps attendu, que Dieu lui avait donné si merveilleusement, ne dégénérât en idolâtrie. Et l'épreuve divine va, en effet, porter sur cette affection.

Lorsque Dieu tente un homme, il ne peut avoir d'autre intention qu'une intention sainte et miséricordieuse. En tout ce qu'il fait, Dieu vise à rapprocher notre coeur du sien, à nous plonger dans la profondeur de son amour, à nous remplir de sa grâce. Pour que ce but soit atteint, il faut que nous nous vidions de nous-mêmes ; il nous faut nous séparer de nous-mêmes. Et ce divorce avec notre moi égoïste devra se reproduire à chaque instant de notre vie. Seul le coeur qui aime Dieu par-dessus tout peut être l'objet du plein amour de Dieu. Toutes les fois que Dieu nous place dans une situation difficile, c'est donc d'abord dans le but de faire la lumière sur nos coeurs. Il nous invite par là à retrancher de notre vie ce qui se place entre lui et nous comme un interdit. C'est, au reste, en lui, naturellement, que nous puisons la force d'accomplir les retranchements auxquels il nous invite.

Pauvre conception de la tentation, après cela, que celle qui y entrevoit comme le dernier but de Dieu la volonté de manifester l'état de notre âme ! Son intention est plus haute. Il nous appelle à avancer du côté de la perfection, de la plénitude de son amour. Supposez un enfant sollicité par l'un de ses camarades de prendre de l'argent à son père. Le camarade lui dit que rien n'est plus facile, que tous les enfants le font. Mais l'enfant tenté demeure ferme, il éloigne avec colère le tentateur. Ne voyez-vous pas que ce petit garçon, après sa tentation, n'est plus le même qu'auparavant ? Il a grandi spirituellement. Il a appris à mieux se connaître : sa force de volonté a crû ; ses relations avec son père deviendront plus cordiales, alors même que le père ne saurait rien de ce qui s'est passé. Quiconque a quelque intelligence du coeur humain comprend tout cela à merveille.

Des tentations analogues se présentent dans nos vies, constamment. C'est par elles que nous tendons vers la perfection. Le Sauveur n'a été accompli qu'après avoir traversé la lutte du désert avec l'Ennemi. Écoutez un peu dans l'Écriture les accents des hommes de Dieu : en général, ceux-ci ne peuvent assez bénir les humiliations par lesquelles ils ont passé, les assauts dont ils ont été les objets. Aussi un homme d'une foi véritable n'aura-t-il jamais l'idée de caractériser l'épreuve comme un chemin dépourvu de toute clarté divine. Assurément, tant que l'on est sous la nuée, le chemin reste obscur. Mais comment parler exclusivement d'obscurité, quand la tentation est devenue la source d'une nouvelle vie ? Or, nous voyons celle-ci jaillir des retours douloureux que nous sommes obligés de faire sur nous-mêmes pendant la tentation. L'épreuve était donc bonne pour Abraham. Ce qui nous étonnera, c'est la nature de l'épreuve infligée.


3. Profondeurs mystérieuses de Dieu.

« Dieu dit à Abraham, » ainsi s'exprime notre texte. Comment lui parla-t-il ? Est-ce par un ange, par un songe, par une vision ou autrement ? Nous ne savons. Au fait, cela n'a pas d'importance. Ce qui est sûr, c'est qu'Abraham reconnut, à n'en pas douter, la voix divine. Et il est certain que l'ordre donné par Dieu à Abraham n'aurait pu être une inspiration de la chair et du sang. Dieu appelle Abraham, réveille son esprit, et Abraham répond à cet appel : « Me voici ! » Par trois fois il dit à Dieu : « Me voici ! » (vers. 1, 7, 11). C'est peu et c'est beaucoup. Les deux mots : « Me voici ! » indiquent une attention qui écoute. L'enfant Samuel, lorsque Dieu l'appelle, répond d'une manière analogue. Il dit : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute. » C'est ainsi également que répondra Saul sur le chemin de Damas : « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? » En chacun de ces cas le croyant se recueille profondément. Son sentiment est celui-ci : « J'attends ton ordre, je suis prêt à l'accomplir. Tout fait silence en moi pour entendre ta parole. Prends de mes biens, de ma vie ce que tu veux, je suis à toi. » Telle est sans contredit la place normale de l'âme devant le Père céleste. Et nous avons dans notre vie religieuse des heures où le sacrifice nous parait doux, facile.... Mais lorsqu'il faut en venir au fait, accomplir, nous ne pouvons nous empêcher de frissonner. Ce frémissement nous montre quelle est encore en nous la puissance de la chair et du sang. Nul ne fut jamais placé en face d'une épreuve plus redoutable qu'Abraham. Aussi a-t-il fait une expérience dont pourront profiter toutes les âmes croyantes, de génération en génération. C'est un commandement terrible que celui qui fut donné au patriarche. Il ne pouvait être donné qu'une fois.

Qu'est-ce que Dieu dit à ce serviteur si docile qui au premier appel a crié : « Me voici ? » Il lui dit : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t'en au pays de Morija, et là offre-le en sacrifice. »

Chacun de ces mots est comme un coup de poignard, dans le coeur du père. Quoi ? « Prends ton fils - ton unique - celui que tu aimes - Isaac - offre-le en holocauste ! » En lui disant non seulement « ton fils », mais « ton unique », Dieu rappelle à Abraham qu'il s'agit de celui de ses enfants qui lui est le plus cher ; ce n'est pas d'Ismaël qu'il est question, d'Ismaël qui a été chassé, mais de celui qui l'a remplacé, et au delà. En disant « celui que tu aimes » Dieu rappelle à son serviteur toute la joie que lui causait la vue d'Isaac. Et celui-ci se montrera à l'heure suprême aussi soumis à son père que son père l'est à l'Éternel.

En nommant ce fils « Isaac », Dieu évoque dans la mémoire du patriarche le souvenir de la longue attente, des larmes, des prières, des supplications qui ont précédé la venue de l'enfant en même temps que de la grâce et de la fidélité de Dieu ! La dernière parole : « Offre-le en holocauste » est ce qui rend toutes les précédentes si cruelles. Concevez-vous l'effrayant bouleversement que ces mots ont dû provoquer dans l'âme de ce père ? Comment ? conduire son enfant jusqu'à l'autel où il offre ses holocaustes ! Saisir le couteau pour l'égorger ! Le voir consumer par la flamme ! De cet être vivant ne recueillir qu'une poignée de cendre ! Est-ce possible ? Qui décrira toutes les émotions par lesquelles passe Abraham ? Je me garderai bien de vouloir les esquisser. Nous pressentons que le coeur d'Abraham s'arrêta par instants presque de battre, que son sang se glaça dans ses veines à l'ouïe d'un ordre aussi exorbitant.

Il est à remarquer que, dans toute cette histoire, Sara n'est point nommée, pas plus au commencement qu'à la fin. On pourrait croire qu'Isaac n'a point de mère. Cela tient à la position inférieure de la femme sous l'ancienne alliance. Il en sera ainsi jusqu'aux jours de Christ. Au pied de la croix, devant le sépulcre de Christ, la femme apparaît comme l'égale de l'homme ; là déjà nous la rencontrons mêlée aux disciples. À partir de la mort de Jésus-Christ, elle sera devant Dieu sur le même rang que nous. Il est vraisemblable que Sara n'a rien su du drame qui allait se dérouler à Morija, ou si elle en a su quelque chose, c'est lorsque tout fut fini. Si Abraham lui avait parlé, elle eût probablement cherché à le détourner de sa résolution, et c'est pourquoi il ne lui dit rien. Les rabbins montrent qu'ils ont bien compris la nécessité de ce secret, quand ils racontent qu'elle apprit l'événement après qu'il fut passé et qu'elle en mourut de frayeur.

Il n'y a pas lieu de nous étonner de ce qu'Abraham éprouve une émotion indicible. L'ordre de Dieu est contraire aux sentiments les plus naturels. Aussi les interprètes chrétiens répètent-ils à l'envi que ce récit est profondément mystérieux. D'autres, qui ont moins de réserve, déclarent hardiment que l'exigence prêtée à Dieu est révoltante. Ils soutiennent qu'un pareil ordre n'a pas pu être donné par l'Éternel, que c'est une création de la fantaisie maladive d'Abraham. Nous ne saurions nous ranger du côté de ces derniers. Et le récit que nous méditons cessera de nous paraître aussi mystérieux qu'on le dit, quand nous l'examinerons de près.

Au premier abord, il semble que le commandement divin doive soulever dans le coeur d'Abraham de terribles objections. Ce commandement est barbare, il est donc indigne de Dieu. Jusqu'alors le patriarche avait appris à connaître Dieu comme un Père miséricordieux. Et voilà que ce Père demande un sacrifice humain, et ce sacrifice consistera en l'offrande d'un enfant par son père ! Horreur ! Quel tumulte d'émotions diverses s'est élevé, à cette pensée, dans l'âme du père des croyants. Combien les trois jours de route qui le séparaient de Morija ont dû être remplis pour lui de réflexions pénibles. Abraham eut alors son martyre. Il s'est probablement demandé : « Est-il digne de Dieu de tourmenter ainsi un père ? Est-ce que Dieu ne se contredit pas en réclamant le sacrifice de cet enfant ? Car c'est Dieu qui l'a donné après l'avoir promis ! » Pendant vingt-cinq ans Abraham avait en effet attendu ce fils, l'avait espéré par la foi. Ce fils est l'héritier de la promesse. Mais en le faisant mourir, Dieu empêche l'accomplissement de ses oracles. Dieu détruit son propre ouvrage ! Dieu reste-t-il Dieu en formulant un tel décret ? Car, si Abraham obéit, la promesse d'une postérité bénie est anéantie .... Ou bien le patriarche se soumettra, et alors il rendra impossible l'accomplissement des oracles divins, et c'est Dieu lui-même qui l'aura poussé à briser l'alliance ; ou bien il ne se soumettra pas et alors il sera infidèle à Dieu, et l'alliance sera également brisée. Voilà la double alternative en présence de laquelle Abraham se trouve.

Efforçons-nous de comprendre l'incompréhensible. Tous les peuples de l'antiquité ont offert des sacrifices humains à la divinité et ont cru l'honorer par là. Seul Israël fait dans l'histoire sous ce rapport une splendide exception. Il n'a jamais pratiqué les sacrifices humains que dans ses heures d'erreur, en retournant au paganisme. Mais c'est probablement l'événement de Morija qui a inspiré à jamais à Israël l'horreur des sacrifices humains ! Et dans ce cas la scène de Morija a rendu un service inappréciable au peuple de Dieu. Car si l'usage dont je parle a existé chez les Égyptiens, les Hindous, les Grecs, les Romains, les Germains, il a fleuri surtout chez les descendants de Cham, parmi ces Cananéens au milieu desquels vivait Abraham. Plus d'une fois, sans doute, le serviteur de l'Éternel avait été le témoin involontaire de ces exécutions et avait vu ses voisins dans un accès de fanatisme, immoler leurs enfants à leurs faux dieux. Il avait entendu parler en tout cas de ces sacrifices.

L'effroi que nous inspirent ces offrandes sanglantes, contre nature, ne doit pas nous empêcher de discerner la grande pensée exprimée par elles. Elles disaient que le Créateur a le droit de nous demander à chaque instant ce que nous aimons le mieux, attendu que nous devons l'aimer de tout notre coeur, de toute notre âme, de toute notre pensée. Cette tentative d'apaiser la divinité, en lui offrant ce que nous avons de meilleur, de plus pur, de plus beau, ne montre-t-elle pas quelle idée avaient les païens de la colère céleste ? Iphigénie mourra en Aulide pour éteindre le courroux divin. Nulle offrande ne vaudra l'immolation de cette noble vierge, belle entre toutes, fille de roi. Les païens ont donc senti que les sacrifices d'animaux ne sauraient effacer nos fautes. Ils crurent donner aux sacrifices une valeur plus grande en immolant des créatures humaines, des êtres aimés et chers, leurs enfants. Quelques-uns s'immolèrent eux-mêmes. Assurément cette pratique fut insensée. Jamais l'homme pécheur ne parviendra par ses offrandes à se concilier la divinité. Son coeur ne saurait trouver la paix dans des sacrifices offerts par des mains souillées, même quand le sacrifice comprendrait tous les biens de la terre. C'était à Dieu de nous réconcilier avec lui. Je n'en trouve pas moins dans les holocaustes humains un signe respectable du désir intense de l'homme de retrouver la faveur divine. Je crois que ceux qui ont aspiré de toutes leurs forces à posséder la grâce d'en-haut étaient mille fois mieux préparés à recevoir l'Évangile que la plupart de nos chrétiens modernes, pour lesquels la chute n'est plus qu'un mythe et le besoin d'une réconciliation une fable.

Revenons à Abraham. La naissance d'Isaac lui avait ouvert un monde nouveau de joies. Le danger était qu'il s'attachât trop à ce fils. Il a pu craindre quelquefois que son bonheur terrestre ne relâchât le lien qui l'unissait à Dieu. Une telle crainte n'a rien de maladif ; elle est au contraire une marque de santé spirituelle. Heureux qui la connaît. Nous avons à nous réjouir « avec tremblement, » ainsi que le veut l'apôtre. C'est lorsque les bénédictions temporelles abondent qu'il y a lieu d'être saisi d'une sainte frayeur, de redouter de trop apprécier les biens que Dieu nous dispense non pour les aimer, mais pour nous attacher à lui. L'homme auquel échoit une grande fortune doit se mettre en garde avant tout contre le culte du veau d'or. La jeune fille, jusque-là solitaire, qui va entrer dans les liens du mariage, a à se garder de l'idolâtrie. Combien souvent, en effet, l'amour humain, par ses exagérations, a été la cause de la perte de l'amour divin ! L'ordre de travailler à votre salut avec crainte et tremblement concerne spécialement ceux qui ont en abondance l'or, l'argent, les honneurs, qui vivent entourés de nombreuses affections. Quiconque n'a jamais tremblé à la pensée de donner dans son coeur aux créatures ce premier rang qui n'appartient qu'à Dieu est encore loin du royaume de Dieu. En voyant s'élever la fumée des holocaustes humains offerts par les païens, le patriarche, j'imagine, s'est demandé plus d'une fois si les idolâtres n'étaient pas plus dévoués à leurs dieux que lui au sien. Sa conscience put s'inquiéter à ce sujet. Il put perdre sa paix. Et c'est peut-être à cause de cela tout d'abord, pour venir à son aide, que Dieu lui a donné l'ordre d'immoler Isaac. L'intention première de Dieu ne fut-elle pas de le tirer d'une incertitude qui le rendait malheureux, de lui montrer tout ce dont il était capable. Abraham, selon moi, avait à apprendre avant tout qu'il aimait réellement Dieu par-dessus tout.

Dieu avait-il encore un autre but, celui de montrer qu'il a le droit de tout exiger, que tout lui appartient, et en même temps d'indiquer par un fait mémorable qu'il n'accepte pas les sacrifices humains, il n'importe ! Il est certain que dès que le patriarche a montré que, pour lui, Dieu est plus précieux que tout, l'expérience s'arrête. Un ange empêche l'immolation. C'est que le premier but visé par Dieu était atteint. Dieu dira à son serviteur : « Je sais maintenant que tu crains Dieu et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique. » Dieu savait sans doute cela déjà avant l'événement, mais Abraham l'ignorait encore. Et c'est l'instruction donnée par cette scène. Dans cette circonstance, comme dans d'autres, Abraham est notre modèle, il nous invite à croire sans voir.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant