« Ces
hommes se
levèrent pour partir, et ils
regardèrent du côté de Sodome.
Abraham alla avec eux, pour les accompagner. Alors
l'Éternel dit : Cacherai-je à
Abraham ce que je vais faire ? ... Abraham
deviendra certainement une nation grande et
puissante, et en lui seront bénies toutes
les nations de la terre. Car je l'ai choisi, afin
qu'il ordonne à ses fils et à sa
maison après lui de garder la voie de
l'Éternel, en pratiquant la droiture et la
justice, et qu'ainsi l'Éternel accomplisse
en faveur d'Abraham les promesses qu'il lui a
faites.
Et l'Éternel
dit : Le cri contre Sodome et Gomorrhe s'est
accru, et leur péché est
énorme. C'est pourquoi je vais descendre, et
je verrai s'ils ont agi entièrement selon le
bruit venu jusqu'à moi ; et si cela
n'est pas, je le saurai.
Les hommes
s'éloignèrent, et allèrent
vers Sodome. Mais Abraham se tint encore en
présence de l'Éternel. Abraham
s'approcha, et dit : Feras-tu aussi
périr le juste avec le méchant ?
Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu
de la ville : les feras-tu périr aussi,
et ne pardonneras-tu pas à la ville à
cause des cinquante justes qui sont au milieu
d'elle ? Faire mourir le juste avec le
méchant, en sorte qu'il en soit du juste,
comme du méchant ! Loin de toi cette
manière d'agir ! Loin de toi !
Celui qui juge toute la terre n'exercera-t-il pas
la justice ?
Et l'Éternel
dit : Si je trouve dans Sodome cinquante
justes au milieu de la ville, je pardonnerai
à toute la ville à cause d'eux.
Abraham
reprit et
dit : Voici, j'ai osé parler au
Seigneur, moi qui ne suis que poudre et
cendre. »
1. Dieu se laisse
fléchir.
Quiconque a un sens spirituel comprend
qu'Abraham a dû être un homme de
prières. Nous l'avons vu élever des
autels, en certains lieux de son pèlerinage
terrestre. Il nous est dit qu'Abraham marchait
devant la face de Dieu. Peut-on marcher devant
Dieu, sans se livrer à une prière
continue ? Celui qui s'avance dans la vie avec
Dieu a le regard fixé sur
l'éternité ; dans l'existence
d'un tel homme, l'éternité marquera
partout son empreinte. Gardons-nous de nous figurer
Abraham menant au milieu de ses gens et de ses
troupeaux la vie toute matérielle du
Bédouin actuel, se livrant à des
heures de rêverie, à la manière
du Bédouin. Abraham n'a cessé de
passer par des espérances, des angoisses,
des craintes, des joies, des tentations qui le
poussaient à la prière. La
pensée d'un grand avenir,
la pensée de Dieu, du monde, de
l'éternité, remplissait son âme
et transformait pour lui le temps en une heure de
l'éternité. Deux mille ans avant que
retentit l'exhortation de l'apôtre :
« Priez sans cesse », Abraham
l'a mise en pratique.
Les prières d'Abraham nous ont
été toutefois rarement
communiquées. Nous le voyons au chapitre XVe
de la Genèse
(vers.
2) demander qu'Eliézer
soit son héritier ; au chapitre XVIIe
(vers.
18), il demande que ce soit
Ismaël. Dans ces soupirs, nous reconnaissons
les hésitations de sa foi. La manière
dont il s'exprime alors semble dire qu'il est loin
d'adresser ses prières à Dieu en
toute bonne conscience. Notre texte nous
amènera à jeter un coup d'oeil dans
la vie de prière d'Abraham. Nous
reconnaîtrons que la prière est une
grande puissance spirituelle, qu'elle ennoblit
l'homme. Nous apprendrons aussi en quoi consiste la
puissance et la majesté de la requête.
En regardant dans le coeur du patriarche, nous nous
trouverons en même temps regarder dans le
coeur du Dieu d'éternité.
Abraham avait donc reçu sous les
chênes de Mamré une haute visite. Une
bonne nouvelle avait été
communiquée à son coeur. Quand le
jour approcha de sa fin, il conduisit ses
hôtes éminents, l'âme en
fête, du côté de l'orient. Les
quatre personnes arrivèrent au sommet d'une
colline. Derrière eux se couchait le soleil.
Devant eux la vallée paradisiaque de Siddim
s'étendait illuminée des rayons
empourprés du soir. Hélas, le soleil
brillait pour la dernière fois sur cette
terre admirable. Vingt-quatre heures plus tard, il
ne devait plus éclairer en ces lieux qu'un
désert fumant, portant les traces d'un
épouvantable incendie, Jéhovah
commence à parler. Il parait d'abord
s'entretenir avec lui-même. Cependant, ce
qu'il dit, il le prononce assez haut pour
qu'Abraham puisse l'entendre. Il s'est sans doute
tourné vers lui en disant :
« Cacherai-je à Abraham ce que je
vais faire ? » Cela ne signifie
point, on le comprend, qu'il fût
obligé de révéler à
Abraham toutes ses oeuvres, sans exception. Il
s'agit seulement ici d'une
oeuvre spéciale. Dieu va exterminer un
peuple. Et pourtant il a promis à Abraham
que toutes les nations de la terre seraient
bénies en sa postérité. Or, la
promesse suppose que les nations ne se rendront
point indignes de son accomplissement.
Malheureusement, c'est ce qui est arrivé aux
habitants de la vallée de Siddim.
L'intention de Dieu est de faire connaître
à Abraham que le jugement qui va s'exercer,
est au fond une bénédiction pour la
race humaine. Abraham est appelé, pour ainsi
dire, à approuver le jugement divin. Il doit
y souscrire de tout son coeur. Celui qui sourirait
de ce que nous avançons ici, montrerait
simplement qu'il n'a aucune idée de ce
qu'est l'alliance de Dieu avec l'homme, de la
hauteur à laquelle la grâce nous
élève, des privilèges que Dieu
veut nous accorder à nous, qui sommes ses
enfants en Jésus-Christ. Proclamez, tant que
vous le voulez, le néant de notre
humanité, Dieu ne l'en élèvera
pas moins jusqu'au ciel.
Le Seigneur parle plus directement à
Abraham en lui disant au verset
20 : « Le cri
contre Sodome et Gomorrhe s'est accru, et leur
péché est énorme. »
Nous nous sommes déjà occupés
de cette parole. Elle n'est pas propre à
faire rire les moqueurs. Mais la parole suivante
semblera étrange à plus d'un croyant.
Jéhovah ne dit-il pas en autant de
termes : « C'est pourquoi je vais
descendre, et je verrai s'ils ont agi
entièrement selon le bruit venu
jusqu'à moi ; et si cela n'est pas, je
le saurai. » - « Quoi !
C'est celui qui sait tout qui parle ainsi ? Le
croira qui voudra ! Ou bien cette histoire est
mensongère et alors pourquoi est-elle dans
la Bible ? Ou bien elle est vraie et alors
notre Dieu n'est pas un Dieu qui sait tout, ce
n'est pas un vrai Dieu. » Tels sont les
propos suggérés par la parole qui
nous arrête un instant.
Que répondre à cela ? Que
la sagesse de Dieu doit aujourd'hui encore
être justifiée par ses enfants, comme
elle avait besoin de l'être aux jours de
Jésus-Christ. Essayons donc de la justifier.
Un roi n'est-il plus un roi, s'il laisse un jour de
côté son costume, les signes de sa dignité, s'il
sort de son
palais en jaquette de paysan, en chapeau et en
souliers grossiers et, dans cet attirail, va se
mêler aux travailleurs des champs, leur
parler leur langue, manger et boire avec eux,
écouter leurs voeux, leurs doléances
sur le gouvernement ?
Plus d'un prince a ainsi caché sa
grandeur. Les rois qui ont agi de la sorte
n'étaient-ils plus des rois ?
Choisissons un autre exemple.
Voici un grand philosophe. Il oublie un
moment sa science pour jouer avec ses
enfants : il se met à leur
portée, partage leurs idées, jouit de
leur adresse, lutte avec eux, se laisse vaincre par
eux. A-t-il cessé d'être un
père parce qu'il se comporte de la
sorte ? Nullement. Eh bien, comprenez-le, la
distance qui sépare un philosophe d'un petit
enfant n'est rien à côté de
celle qui sépare Dieu de l'homme. Si Dieu
voulait nous parler le langage profond de sa
toute-science, il nous serait absolument impossible
de l'entendre. Ou bien il se mettra à notre
portée, il s'accommodera à nos
habitudes de langage, ou bien il renoncera à
toute communion avec nous. Dieu voulait en cette
circonstance amener le patriarche à lui
adresser une requête. Mais la prière
d'Abraham ne pouvait jaillir de son coeur que si le
sort de Sodome ne lui paraissait pas
réglé définitivement à
l'avance. Si Dieu avait d'emblée
révélé tout ce qu'il savait,
qu'il n'était pas dans Sodome deux justes,
le serviteur de Dieu n'eût pas manqué
de pleurer sur la ville coupable ; mais il ne
se fût pas senti le droit d'intercéder
en sa faveur.
C'est ainsi que j'explique la chose dans mes
leçons de religion. Je n'ai rien de mieux
à dire à mes lecteurs, y eût-il
parmi eux, contre toute apparence, des savants ou
des grands de ce monde. Je suis pour ma part
parfaitement satisfait de mon explication. Ce que
je sais, c'est que ceux qui ne veulent
reconnaître la présence de Dieu que
là où il se manifeste dans sa
grandeur, ont l'habitude de porter une main profane
sur la divine poésie entourant nos
récits sacrés. Laissons la critique
à ceux qui n'ont pas faim et soif de la
parole de Dieu. Que mon explication soit juste ou
qu'elle ait besoin d'être
complétée, toujours est-il que Dieu
montre à Abraham de noirs nuages
amassés sur Sodome et la menaçant de
la destruction (1).
2. En tête à tête
avec le Dieu personnel.
Après que Dieu a ainsi parlé,
les deux anges qui l'accompagnent dans son
séjour momentané sur la terre, se
séparent de lui et s'en vont à
Sodome. Celui des personnages qui, dans le
récit sacré, est identifié
avec l'Éternel, reste en tête à
tête avec le patriarche. La personne divine
est demeurée seule avec son interlocuteur
humain. Et la forme humaine, qu'elle a prise,
rappellera clairement à celui-ci, me
semble-t-il, que Dieu est une personne. De
même la forme du dialogue, de l'entretien.
Le patriarche va essayer
d'intercéder. Il voudra s'efforcer
d'arracher à la mort les villes
condamnées. Mais le
tête-à-tête auquel nous
assistons, est celui qui se reproduit dans toute
prière. Il s'agit, lorsque nous nous
approchons de Dieu, de nous souvenir toujours que
c'est un Dieu personnel. Cela ne veut pas dire que
sa personnalité soit absolument la
même que la personnalité humaine ou
que celle de l'ange. Évidemment Dieu
diffère à bien des égards de
l'homme et de l'ange. C'est un être
mystérieux, ayant en lui-même le
principe de sa vie : nos paroles ne sauraient
le définir et l'embrasser. Sur ce grand
sujet, elles ne sont jamais qu'un misérable
bégaiement. Ce qui est certain, ce que
l'enfant saisit aussi bien que le vieillard et le
sage de ce monde, c'est qu'un entretien ne peut
avoir lieu qu'entre deux personnes, que je ne puis
parler qu'à une personne capable de
m'entendre, que je ne puis me
fier qu'à une personne ayant pour moi de
l'affection, cherchant mon bien.
Celui qui réussirait à
persuader à l'humanité que Dieu
n'entend point notre prière et ne l'exauce
pas, qu'il ne s'occupe jamais de l'individu, de son
bonheur et de ses souffrances, créerait dans
nos coeurs une profonde indifférence
vis-à-vis de Dieu. Il aurait porté
une mortelle atteinte à la religion.
À quoi bon d'ailleurs, après cela,
venir nous dire que Dieu a créé le
monde, que par là il a droit à tout
notre respect. Il m'importe assez peu de savoir si
c'est Dieu ou le diable qui a créé le
monde, du moment que ce créateur ne
s'intéresse à aucun degré
à sa créature. Un ouvrier
s'écriait naguère :
« Puisque Dieu ne s'occupe pas de moi, je
ne m'occupe pas non plus de lui. » Il
disait cela à quelqu'un qui s'était
efforcé de lui prouver, en employant de
nombreux arguments scientifiques, que Dieu est la
force répandue dans la nature, la loi des
choses, que ce n'est pas une personne avec laquelle
nous puissions nous entretenir.
Abraham s'entretenait avec Dieu. C'est avec
un profond sentiment de respect qu'il lui parlait,
mais il lui parlait. Mon cher lecteur,
soutenez-vous aussi un rapport personnel avec
Dieu ? Savez-vous ce que c'est que
d'être avec Dieu, seul avec Dieu ?
Connaissez-vous par une expérience
personnelle les relations personnelles avec
Dieu ? Des hommes religieux pourront sourire
de ce langage enfantin. Hélas, nous vivons
à une époque d'extraordinaire
culture, d'une culture telle que tous les faits de
l'Évangile s'évaporent pour elle en
idées. La foi aux miracles du salut est
depuis longtemps dépassée. On la
laisse aux petits enfants et aux bonnes d'enfants.
L'homme moderne, cultivé, a une nouvelle
notion de l'Évangile. Pour lui,
l'incarnation de Dieu en Christ n'est pas un fait,
un événement ayant eu lieu à
une date précise, c'est une simple
idée, présentée dans
l'Évangile sous une forme attrayante,
analogue à celle de la parabole. Et que veut
dire, pour l'esprit moderne, le gracieux
récit de la naissance du Fils de Dieu parmi
les hommes ? Seulement ceci, c'est que la
divinité habite en nous, que nous avons
à la chercher dans notre humanité.
L'histoire du sacrifice de Christ sur le Calvaire
serait une peinture frappante de l'amour de Dieu,
de son ineffable volonté de se
réconcilier avec nous, mais une peinture
imaginaire. Admettre que les souffrances de Christ
aient changé quoi que ce soit aux rapports
de Dieu avec le monde, c'est nourrir, dit-on, une
conception puérile. Avant Christ, les hommes
étaient plongés dans toute sorte de
préjugés à l'égard de
la divinité, ne correspondant en rien
à la réalité.
On demandait au poète Heine mourant
où il en était avec Dieu. Il rassura
ses amis inquiets en leur disant superbement :
« Dieu me pardonnera, c'est son
affaire ! » Il voulait dire que Dieu
est là pour pardonner ! Des millions
d'esprits infiniment plus sérieux que Heine
ont la même pensée. Ils n'ont pas
besoin d'une expiation, parce qu'ils ne se sentent
pas coupables. Ils expliquent dès lors les
grands événements historiques que
virent Bethléhem, Golgotha, le jardin de
Joseph d'Arimathée, la montagne des
Oliviers, la Pentecôte, comme de pures
allégories. L'essentiel n'est pas que
Jésus-Christ ait vécu, c'est que nous
partagions ses pensées. Dieu n'est point une
personne avec laquelle on puisse
s'entretenir ; il ne gouverne nullement le
monde, ne s'occupe pas de chacun de nous : il
est le fond universel, l'être, la force, la
vie, et la beauté des choses, tout ce qu'on
voudra, sauf une personne.
Mais, s'il n'est pas une personne, vous ne
sauriez avoir aucun rapport avec lui. Et tout tombe
dans un effroyable néant.
Sachez-le : aussi vrai que le
péché existe, qu'il a ruiné et
ruine votre âme, aussi vrai que vous
êtes perdu, s'il n'y a pas un Dieu au ciel,
un Dieu qui vous dit : « Je t'ai vu
gisant dans ton sang et je t'ai dit :
Vis !.. ; » aussi vrai que la
mort a déjà mis sa main glacée
sur vous, aussi vrai appartiendrez-vous pour
l'éternité à la mort, s'il n'y
a pas un Dieu pour vous sauver personnellement de
la mort ! Si ce Dieu n'existe pas,
périssez amour et joie, périssez
espoirs et consolations !
D'où vient que tant d'hommes doutent
de la personnalité de Dieu ?
Bornons-nous à dire pour le moment que
beaucoup, un grand nombre, - je ne dis pas tous
ceux qui doutent, mais la plupart de ceux qui
doutent, - sont sceptiques sur ce point parce
qu'ils se plaisent dans leur scepticisme. Ils
espèrent bien trouver au dernier moment une
main tendue pour les sauver. Mais ils ne se
soucient pas de se trouver chaque jour, à
chaque heure, sous la main éducatrice de la
Providence, de voir fixé sur chacune de
leurs démarches le regard du Saint, de celui
qui sait tout. Un très grand nombre d'hommes
ne se soucient point du Dieu personnel qui s'occupe
de tout, qui agit et souffre avec nous, qui marche
et s'arrête avec nous, présent
partout, dont la parole s'adresse à nous en
tout temps. Ce Dieu les gène. On se
débarrasse donc de lui. De même
l'homme d'affaires à l'esprit léger
secoue volontiers le joug d'un associé
sérieux. Lors. qu'on désire une
rupture, il est facile d'y découvrir des
raisons. On en découvre aisément,
lorsqu'il s'agit de renoncer à la
société de Dieu. C'est ici que
l'esprit humain se montre vraiment inventif,
fertile en arguments de toute sorte. Les preuves
contre l'existence d'un Dieu personnel se
multiplieront entre les mains de qui les
cherche.
Où en êtes-vous à cet
égard, mon cher frère ?
Cherchez-vous la présence d'un Dieu
personnel ? Et ce Dieu personnel est-il en
même temps pour vous celui qui voit tout, qui
conduit tout ? Si c'est là le Dieu que
vous servez, prenez courage ! Il
éloignera de vous le doute. Vous ferez cette
expérience que la plus vraie des joies
humaines se trouve dans la communion avec Dieu.
3. La logique de l'amour.
Dans son intercession, Abraham va chercher
à arrêter la main de Dieu levée
pour punir. D'où lui vient un tel
courage ? Dieu seul le lui inspire. Il
n'eût jamais osé parler comme il le
fait, si Dieu ne s'était montré
à lui dans la
bienveillance de sa grâce, avec un visage
humain. Sous les chênes et les palmiers de
Mamré, Dieu lui était apparu, lui
avait montré une bonté paternelle
dont le souvenir ne s'effacerait jamais de son
âme. D'où vient que les plus nobles
des païens ne purent jamais adresser à
Dieu une requête hardie comme celle que fait
monter le patriarche ? Pourquoi ? Parce
que les divinités adorées par les
païens n'étaient point animées
des compassions qui distinguent le Dieu de la
Bible. Les dieux de la Grèce étaient
des dieux à la figure humaine. Mais ils
étaient en même temps fort capricieux.
On ne savait jamais exactement sur quel pied on se
trouvait avec eux. Ils souffraient d'humeurs
particulières, ils avaient des inclinations,
des aversions. Jamais la voix de la compassion ne
s'éleva en eux contre la voix de la justice.
Aussi les prières des païens sont-elles
des supplications angoissées, pleines de
défiance.
Nos prières ne sont jamais qu'un
écho des révélations divines.
Seul le chrétien qui lit l'Écriture,
qui, par elle, est en pleine possession de la
connaissance du Dieu de charité et de
sainteté, saura bien prier. À la
façon dont un enfant s'adresse à son
père, on s'aperçoit de ce que sont
leurs rapports habituels, on se rend compte de ce
que le père a l'habitude de dire à
son enfant. Si nous pouvons nous approcher de Dieu,
nous chrétiens, avec des coeurs d'enfants,
c'est que nous avons l'assurance par la mort de
Christ, par sa résurrection, d'être
devenus de véritables enfants de Dieu.
Néanmoins, l'intercession d'Abraham
nous cause quelque surprise. Le patriarche est
ordinairement assez silencieux. Les grandes
décisions qu'il a à prendre, il les
prend sans parler. Quand Dieu lui ordonne de
laisser son pays, il ne répond rien, mais il
obéit. Il agit de même, lorsque Dieu
lui commande d'offrir Isaac en sacrifice.
Exprime-t-il une pensée, une
émotion ? - il semble avare de ses
mots. Ici il en va autrement. L'angoisse que lui
cause la perdition de tant d'âmes le rend
disert. Écoutez-le plutôt :
« Feras-tu aussi périr le juste
avec le méchant ?
Peut-être y a-t-il cinquante justes au
milieu de la ville les feras-tu périr aussi,
et ne pardonneras-tu pas à la ville à
cause des cinquante justes qui sont au milieu
d'elle ? Faire mourir le juste avec le
méchant, en sorte qu'il en soit du juste
comme du méchant, loin de toi cette
manière d'agir ! Loin de toi !
Celui qui juge toute la terre n'exercera-t-il pas
la justice ? » Il y a là un
véritable plaidoyer.
Assurément, Abraham connaît
l'horrible corruption qui règne dans la
vallée de Siddim. Sodome et Gomorrhe
étaient un grand puits d'immoralité.
Nous n'oserions nous risquer à la peinture
de leurs vices. Par une grâce de Dieu, un
grand nombre d'hommes ne connaissent pas même
le nom de ceux-ci. Le peuple de la contrée
était livré à de telles
turpitudes que son relèvement était
impossible. En une occurrence pareille la justice
qui frappe, qui retranche, est encore de
l'amour : car c'est l'amour qui, par une
amputation opérée à temps,
préserve les membres sains de la contagion.
Sodome et Gomorrhe étaient un membre
gangrené de l'humanité qui aurait pu
la tuer, il fallait que le membre
tombât.
Rien de tout cela n'est caché
à Abraham. Mais une idée
sérieuse a traversé son esprit. Il y
a peut-être cinquante justes dans la
ville... ! Celui qui est le Juge des hommes ne
saurait traiter le juste comme l'injuste. Donc Dieu
doit sauver les justes du châtiment !
Ah ! vous vous figurez peut-être que
c'est là la conclusion tirée par
Abraham de l'existence de la justice de Dieu !
Détrompez-vous en ce cas ! Vous n'avez
pas suivi le vol hardi des pensées de ce
croyant. Celles-ci montent beaucoup plus
haut : pour Abraham les cinquante justes
sauveront les 50,000 ou les 100,000 autres
habitants de la vallée de Siddim. Telle est
la logique de l'amour. Écoutez le
patriarche : « Ne pardonneras-tu pas
à la ville à cause des cinquante
justes qui sont au milieu d'elle ? »
Lecteur, que pensez-vous de cette manière de
concevoir les choses ? Vous vous dites
peut-être qu'elle est fort aimable, mais
qu'elle va se heurter à la logique
rigoureuse de Dieu. Abraham est
persuadé du contraire. Ce n'est pas lui que
l'amour aveugle ; l'amour lui ouvre les yeux.
Il raisonne en vertu de ce principe que Dieu aime
mieux bénir que punir. Il croit aussi qu'un
petit nombre de justes serait capable d'agir sur la
masse des habitants de la vallée, de changer
les moeurs de celle-ci. Est-ce que Abraham a la
moindre défiance sur les deux
vérités dont il part, quand il ose
abaisser le chiffre des cinquante jusqu'à
dix ? Remarquez-le, le Dieu tout-puissant sera
de son avis.
L'histoire du royaume des cieux donne
également raison au patriarche. Celui qui
est familier avec les prophéties sait que
les messagers de Dieu ont souvent
répété : Israël est
comme Ninive et Babylone, il est comme Sodome et
Gomorrhe. Seulement les prophètes discernent
un petit reste, une poignée d'hommes de foi
au milieu de la corruption générale.
Et ils annoncent que ce petit reste, au jour
choisi, lorsque l'Esprit de Dieu soufflera avec
force, renouvellera la masse du peuple. À la
fin du moyen âge, l'Eglise catholique se
trouva tellement mondanisée que, d'une
manière générale, son
christianisme ressemblait fort au paganisme. Le
vrai christianisme parut s'être
éclipsé de la terre. Ce
n'était qu'une apparence ; il demeurait
toujours un petit reste de vrais disciples du
Seigneur - mettons que ce reste fût
caché dans les coins. - Il est bien vrai que
l'Eglise persécuta ces témoins avec
le feu, le glaive, la corde et la torture. Mais le
roi du ciel veilla à ce qu'ils ne fussent
jamais et complètement exterminés.
Quand Luther parut, ces coeurs brûlants
d'amour trouvèrent un chef pour les diriger,
et la flamme de leur zèle alluma un grand
feu dans l'Eglise, l'embrasant tout
entière.
Leur triomphe n'était pas trop
étrange. Le Dieu tout-puissant ne se
rangeait-il pas, avec les armées
célestes, du côté des amis de
la vérité ? Mais
l'événement eut une autre cause
encore, celle-ci : les amis de la
vérité avaient des complices parmi
leurs ennemis. Lesquels ? Ah ! les
consciences tourmentées, les âmes
affamées, soupirant après
l'invisible ! Ou bien penseriez-vous que
l'homme créé
à l'image de Dieu puisse trouver la paix en
dehors de Dieu ? Croyez-vous que l'homme
cessera jamais de demander à Dieu sa
réconciliation avec lui ?
S'il en est ainsi, pourquoi vous
décourager si facilement, disciples de
Jésus-Christ ? Pourquoi vous effrayer
de votre petit nombre, alors que le Soleil de
justice luit d'avance sur votre triomphe, que vos
ennemis se sentent déjà
défaits, vaincus ? L'aiguillon divin a
transpercé les âmes de ces
derniers ; ils le portent en eux, au fond de
leur coeur. Ils désirent secrètement
ressembler à ceux qui les combattent.
Ne savez-vous pas que, si le mal a une
puissance redoutable de contagion, le bien a aussi
la sienne, puisque l'homme est créé
à l'image de Dieu. C'est ce qui faisait dire
à Chrysostôme, dans l'une des
prédications qu'il adressait à
l'église d'Antioche : « Si
dix seulement parmi nous s'enflamment d'un
véritable zèle pour le bien, les dix
seront bientôt vingt ; les vingt
bientôt cinquante ; les cinquante
bientôt cent ; les cent bientôt
mille et les mille bientôt toute la
population de cette ville ! » Le
grand prédicateur aimait sans doute les
mouvements oratoires - il est possible qu'il n'ait
pas assez compté avec les refus
opposés par notre liberté aux appels
divins, avec ce « je ne veux
pas » qui monte si souvent du coeur de
l'homme. Cependant la pensée de
Chrysostôme renferme une grande part de
vérité. N'y a-t-il pas, à
côté de ceux qui ne veulent pas, ceux
qui n'attendent qu'une secousse pour sortir de leur
assoupissement ? La secousse qui les
réveillera, la seule, est le spectacle de
l'Évangile vécu, pratiqué,
cessant d'être un simple dogme pour devenir
la puissance de vie qui rend heureux, qui illumine
l'âme ! Ce que réclame donc notre
temps, ce sont des personnalités vraiment
chrétiennes, montrant par leur vie ce
qu'elles sont.
Cessons de nous contenter d'un christianisme
d'emprunt, d'une foi plaquée et
extérieure ! Posons-nous à
nous-mêmes une fois et bien
sérieusement la question : T'es-tu
repenti ? Es-tu converti ? Je crois que
des milliers de personnes satisfaites de leur
esprit religieux n'ont pas encore commencé à
rompre avec leur
passé. Mais il est aussi un danger à
signaler aux enfants de Dieu. Ils ont une tendance
à se rendormir, ou même à se
croire parvenus à la perfection. Maintenant,
de deux choses l'une : ou bien nous avancerons
réellement dans la piété, ou
bien notre démarche sera celle de
l'écrevisse et nous reculerons. Notre oeuvre
ne saurait en effet s'achever en ce monde, mais il
n'en faut pas moins que, pendant toute notre
existence, nous nous livrions docilement au travail
que l'Esprit divin veut voir s'accomplir en
nous.
Cherchons chaque jour de nouveaux canaux par
où l'Esprit puisse se répandre dans
nos familles ! Que nos maisons deviennent des
phares spirituels, propres à guider les
nacelles vers le port tranquille ! Quand
même elles seraient des chaumières,
elles sont appelées à faire briller
une lumière. Il faut qu'on sache qu'on
trouvera à nos foyers la consolation, la
paix, la joie, les baumes qui
guérissent ! Quand il en sera ainsi,
les chrétiens cesseront d'être une
poignée. Il se peut que les dix ne
deviennent pas aussi facilement et aussi rapidement
que l'imagine Chrysostôme une centaine, ni
les cent un millier.... Ils n'en formeront pas
moins peu à peu une véritable
armée.
J'ai longtemps retenu le lecteur sur les
cinquante justes qu'Abraham suppose d'abord dans
Sodome et qui, malheureusement, ne devaient point
s'y trouver - je m'arrêterai cependant encore
quelques instants auprès d'eux, avant de
considérer la suite de la prière
d'Abraham. Le patriarche est inspiré par un
saint désir d'honorer le bien, même au
milieu du mal. C'est son amour du bien qui l'a
rendu inventif. Avons-nous cet amour ?
O sombre prophète, au nom devenu
tristement célèbre, Jonas, ne
ressens-tu point ici quelque honte de l'impatience,
avec laquelle tu attends de voir descendre sur
Ninive le feu du ciel n'as-tu pas honte de nourrir
des pensées de vengeance contre l'impie
cité, en entendant Abraham intercéder
comme il fait ? N'as-tu point honte d'obliger
Dieu à te faire souvenir de l'existence dans Ninive
des 120,000 petits
enfants qui ne savent ni discerner leur main droite
de leur main gauche, ni discerner le bien du
mal ? Et toi, lecteur anglais, suédois,
allemand ou français, qui, t'inspirant de
l'irritation de Jonas, ne cesses d'appeler sur les
différentes classes de la
société les châtiments divins,
n'auras-tu point de honte ? Ne rougirez-vous
pas de honte, pharisiens anciens et modernes, qui
voudriez lapider les femmes adultères, les
prostituées et les anarchistes, et qui
oubliez de songer à votre propre
salut ? N'est-il pas honteux de votre part de
soutenir parfois que, pour tel crime dont on vous
parle, il n'est pas assez de flammes dans
l'enfer ? L'on voit bien à vos
habituels propos, qu'en dépit de quelques
belles paroles sur la grâce, vous n'en
êtes pas encore à l'a b c de
l'école de la grâce. Abraham vivait
deux mille ans avant Jésus-Christ, et il
connut mieux que vous cette parole de
Jacques : « La miséricorde
triomphe du jugement ! »
Il est en ce monde deux classes d'esprits
parmi les non convertis. Les uns ont le don
précieux de voir en chacun les beaux
côtés, de découvrir chez les
plus mauvais des qualités. Les femmes se
distinguent en général par ce don.
Mais d'autres esprits ont le talent satanique de
noircir les plus nobles coeurs, les actes les plus
purs. Regardez-les, de leurs yeux mauvais, examiner
une bonne oeuvre sous toutes ses faces,
jusqu'à ce qu'ils y découvrent
quelque chose de défectueux. Ils ne voient
en ce monde que le mal. Là où il
n'existe pas, ils l'inventent. Dans la
règle, ils n'ont pas besoin de se mettre en
frais. Comme personne n'est parfait, il n'est pas
non plus d'oeuvre parfaite. Aussi, en nos
meilleures actions se glisse-t-il presque toujours
un peu de vanité, de politique, de recherche
de soi. La méchanceté des esprits,
dont je parle, consiste à ne mettre en
relief que le petit côté des choses,
à ne voir que lui. J'en conclus que dans
leurs propres actes, ils n'obéissent
qu'à de fâcheux mobiles.
Dernièrement, un membre de notre jeune
communauté offrait 30,000 francs pour la
fondation d'un fonds des veuves
de pasteurs. Le jour où je reçus
cette offre généreuse, je rencontrai
un personnage qui formula ses voeux pour la
nouvelle oeuvre. À peine avait-il
achevé ses souhaits, qu'il me disait :
« Connaissez-vous le motif qui a
poussé N. à sacrifier cette grosse
somme ? » - « Son
motif ? répondis-je, je connais assez
son caractère pour savoir que c'est la
charité. » Mon interlocuteur fit
entendre un éclat de rire si sarcastique que
j'en eus le frisson. « La
charité ! ricana-t-il, la
charité ! combien peu, monsieur le
pasteur, vous connaissez la nature humaine !
L'homme ne fait rien par charité. Tout est
intérêt dans ce monde. » Cet
entretien me laissa une certaine angoisse. Le
malheureux ! pensais-je, il ne croit pas
à la charité chez les autres, parce
que lui-même ne la possède pas.
Les esprits très cultivés ne
porteront pas un jugement aussi grossier. Cependant
légion est le nombre de ceux qui prennent
plaisir à critiquer, à
dénigrer, à trouver le mauvais
côté des choses. Que celui qui sent en
lui cet esprit satanique, se hâte de prendre
position contre lui, de le combattre avec
énergie chaque jour, ne lui laisse point de
relâche jusqu'à ce qu'il l'ait vaincu.
Sinon Dieu lui appliquera un jour la parole :
« Avec la mesure dont tu as
mesuré, à ton tour tu seras
mesuré. »
Il est divin et humain, par
conséquent chrétien, de regarder tout
avec bienveillance, et pour autant que cela est
possible, de saisir en chaque chose son bon
côté, de juger les hommes avec
indulgence, d'essayer de découvrir en eux
les sentiments qui les rendent accessibles à
la vérité chrétienne, de
vouloir même trouver aux plus mauvaises
causes une excuse, une circonstance
atténuante. Telle est la véritable
charité. Elle excuse tout. Le Sauveur fut le
Roi de la charité. Il a pratiqué
l'art suprême de la miséricorde dans
le jugement. Voyez-le couvrir du bouclier de sa
pitié la femme adultère et en
même temps éveiller dans son âme
la haine du péché. Car il lui
dit : « Va et ne pèche plus
désormais. » Lorsqu'il sera
rejeté, crucifié, que
l'humanité accomplira à son
égard le grand crime, il intercédera
encore en faveur de ses
ennemis ; il s'écriera :
« Ils ne savent ce qu'ils
font. » Il montre qu'à ses yeux
les Juifs ne sont pas encore mûrs pour le
jugement, qu'ils ne sont pas indignes du pardon
divin, puisqu'il a commencé par dire :
« Père,
pardonne-leur ! »
Le disciple est inférieur au
Maître. L'amour du Maître trouve en
nous des instruments défectueux, des canaux
souillés. Pourtant l'amour du Maître
finit par pénétrer le coeur des
disciples, et, quoique sachant bien qu'ils
n'égaleront pas leur chef, ceux-ci devront
s'efforcer de lui ressembler par la charité.
Il est une douceur naturelle qui est un
précieux don pour ceux qui la
possèdent. Malheureusement, elle
dégénère souvent en mollesse,
en faiblesse, en une indulgence incapable de
réagir contre le mal.
Celui qui tient de Jésus-Christ une
certaine amabilité, qui l'a reçue
d'en-haut, saura voir dans les hommes non seulement
leurs bons côtés, mais aussi les
mauvais. Seulement il ne sera pas heureux de voir
ces derniers, il en gémira. Il les
constatera à regret, avec larmes, en
cherchant à y remédier.
Je lisais récemment le récit
de la conversation d'une dame chrétienne
avec une jeune fille, tombée bien bas. La
dame avait autrefois cherché à
ramener la jeune fille par de sérieux
avertissements. Tout avait été
inutile. Quand elle s'occupa de nouveau de la
pauvre créature, qui avait été
sa domestique, elle la trouva vêtue de soie,
mais plongée en même temps dans le
désespoir. Comment s'y prit la dame pour lui
parler un langage de nature à être
entendu ? Elle lui parla le langage de
l'amour. Elle lui dit simplement :
« Ma pauvre, ma pauvre Marie, quelle
peine ne causez-vous pas à votre Sauveur qui
vous cherche - que de douleurs vous vous causez
à vous-même, avant de trouver la paix
chrétienne ! Vous avez toujours
soupiré après l'amour ; vous
êtes allée après lui dans les
sentiers défendus. Et maintenant, l'heure
est venue pour vous de le rencontrer. Il vient
à vous dans le chemin de la sainteté.
Vous le posséderez dans sa
vérité, dans sa pureté, en
Jésus qui est amour.... » La dame prit la
jeune fille par la
main,
celle-ci se laissa conduire au Sauveur, et
bientôt l'on put dire de la pauvre
créature tombée :
« Là où le
péché a abondé, la grâce
a surabondé. »
Cette dame avait marché sur les
traces d'Abraham, sur les traces de
Jésus-Christ. Ne croyez pas exercer une
action durable, décisive sur le coeur humain
autrement que par l'amour. Seuls les hommes
pénétrés de la charité
céleste, qui admettent dans chaque coeur une
réceptivité pour la grâce
divine, voient s'ouvrir les âmes.
Souvenez-vous-en, vous tous, parents, pasteurs,
instituteurs, éducateurs religieux. La
critique, le dénigrement à jet
continu peuvent être supportés par le
bois et la pierre ; ils peuvent faire figure
auprès des chats, des chiens ou des
singes ; ils ne peuvent recueillir que le
dédain en s'adressant au coeur humain.
4. Le respect dans la
confiance.
Je me souviens du temps où les
enfants disaient « vous »
à leurs parents, où ils
commençaient une lettre en ces termes :
« Très honoré père,
j'ose vous prier, etc. » Aujourd'hui le
« vous » est vieux genre et a
rejoint les perruques des ancêtres
vénérables, les fraises de nos
aïeules. Nous trouvons que les enfants n'ont
jamais trop de confiance dans leurs parents. Cela
est juste, jusqu'à un certain point,
à condition qu'à la confiance se
joignent l'humilité, la reconnaissance et
l'obéissance.
La confiance de l'enfant doit être
pénétrée d'une sainte
gratitude envers l'homme qu'il appelle son
père, témoigner cette gratitude par
une entière soumission.
La confiance de l'enfant s'accompagnera du
sentiment qu'un père sait mieux que son
enfant ce qui convient à ce dernier, qu'un
refus dans la bouche d'un père, un
châtiment de la main d'un père sont
encore des marques d'affection.
Cette humilité dans la confiance fait
malheureusement défaut à la plupart
de nos enfants. Il monte, me trompé-je, des
palais des riches, des demeures misérables
des pauvres une plainte universelle contre
l'ingratitude
des enfants actuels. Ils n'ont, nous dit-on, ni
reconnaissance, ni humilité, ni
piété ; ils acceptent comme un
tribut, dû à leur majesté, tout
ce que les parents font pour eux ; ils sont
désagréables, disposés au
murmure dès qu'on n'accomplit pas leur
volonté ; ils sont contredisants,
désobéissants envers leurs parents,
soit que ceux-ci leur accordent ce qu'ils
souhaitent, soit qu'ils fassent opposition à
leurs désirs. Elle devrait être
écrite dans le coeur de tous les enfants,
cette épitaphe d'un fils sur son
père :
- Son doux regard m'était l'étoile
- Dans laquelle Dieu se dévoile,
- Il protégea mes jeunes ans
- Versant l'amour sur ses enfants.
- Je ne rendrai point à mon père
- Tout le bien qu'il a su me faire.
Enfants, n'attendez point que votre père
soit mort pour lui rendre le bien qu'il vous a
fait. Quand il sera mort, il sera trop tard. Je ne
pense pas qu'il faille en revenir au
« vous » antique. Mais les
parents modernes ont à adresser à
Dieu d'instantes prières pour que leurs
enfants croissent non seulement en tendresse, mais
en humilité, en respect, en
piété filiale.
Les jeunes membres de la nouvelle
génération, auxquels ces
qualités font défaut, ne sauraient
s'adresser à Dieu avec le ton que demande la
prière. Comme des enfants gâtés
qui n'obtiennent pas aussitôt ce qu'ils
réclament, ils voudront se briser la
tête contre la muraille, quand leur
prière ne sera pas aussitôt entendue.
Il nous appartient de leur enseigner le langage qui
seul convient aux entretiens de l'âme avec
Dieu. C'est dans la famille, vis-à-vis de
leurs parents, que nos enfants apprendront le
respect avec lequel nous avons à nous
approcher de Dieu.
Quel modèle de prière nous
offre Abraham ! Lorsque Dieu lui eut
répondu qu'il pardonnerait à Sodome,
s'il s'y trouvait cinquante justes, il eût pu
cesser d'intercéder.
N'avait-il pas obtenu ce qu'il
demandait ? Il avait donc le droit de laisser
se reposer ses mains. C'est ce qu'il eût
fait, s'il n'eût été
animé que d'un demi-amour de
l'humanité, s'il n'eût
été qu'un demi-chrétien.
Hélas, comme nous sommes peu ardents dans
l'intercession ! Nous nous imaginons avoir
fait tout notre devoir en recommandant à
Dieu un parent, un ami. Mais là où
existe le zèle pour les âmes, on
éprouve une sainte angoisse à la
pensée de leur perdition, et l'intercession
recommence sans cesse. Le disciple de
Jésus-Christ est constamment à
genoux, je veux dire qu'il intercède
constamment.
Il en est ainsi d'Abraham. Une idée a
tout à coup traversé son esprit. S'il
manquait cinq justes aux cinquante dont il a
parlé... ! Une anxiété
vive agite son âme à cette
idée. Il ne peut y tenir. Il est
obligé d'exprimer à Dieu son
inquiétude, de crier de nouveau à la
miséricorde divine. Il dit à
Dieu : « Peut-être des
cinquante justes en manquera-t-il cinq : Pour
cinq, détruiras-tu toute la
ville ? » Il est évident pour
moi que Dieu n'aurait pas aussi facilement
accordé la nouvelle requête à
son serviteur, si celui-ci s'était
exprimé en termes moins choisis. Il aurait
pu, par exemple, ne pas mettre en relief le chiffre
de cinq, produire plutôt celui de
quarante-cinq et dire : « Ne
pardonneras-tu pas à la ville à cause
des quarante-cinq justes qui s'y trouvent
peut-être ? » Combien le tour
employé par Abraham est plus intelligent,
plus émouvant : « Pour cinq,
détruiras-tu toute la
ville ? » C'est ingénieux,
enfantin et habile en même temps. Qui a
appris à Abraham à accentuer ainsi
l'insignifiance de la différence qui
sépare quarante-cinq de cinquante ? Sa
charité. Grâce à elle, il
obtient encore un exaucement.
Le patriarche a d'ailleurs soin de ne pas
sortir des bornes du respect qu'il doit à la
volonté de Dieu, à ses
décrets. Il introduit sa demande avec
précaution. Il a commencé par dire -
« Voici, j'ai osé parler au
Seigneur, moi qui ne suis que poudre et cendre
.... » Il dira plus loin :
« Que le Seigneur ne s'irrite point et je
parlerai. »
Retenons l'enseignement contenu dans cette
manière de parler. Nous
appartenons à la nouvelle alliance. Nous
connaissons mieux qu'Abraham l'amour infini de
Dieu. Nous en lisons l'immensité sur la
croix du Calvaire. Nous avons appris à
crier : « Abba, notre
bien-aimé
Père ! »
Les croyants devenus en Christ de
véritables enfants de Dieu sont
guéris de leurs angoisses, de toutes leurs
angoisses, s'ils le veulent, par un seul regard
jeté sur la charité divine. Tout
souci projette une ombre sur la communion avec
Dieu, et nous avons à parvenir à une
pleine communion avec le Père
céleste. La foi qui doit nous animer est
donc celle qui ne sait autre chose que la
miséricorde divine. Notre espérance,
lorsqu'elle prend tout son essor, ne voit plus que
la gloire à venir. Notre amour, lorsqu'il
s'épanouit, ne cherche plus que l'amour de
Dieu. Je sais tout cela, mais en
vérité tout cela n'exclut point en
nous le sentiment de la repentance, Il nous est
défendu à jamais d'oublier ce que
nous avons été, ce que nous sommes
encore.
Notre gratitude doit être
proportionnée à la grandeur du don
divin, et la grandeur du don divin doit nous
prosterner devant Dieu, créer en nous une
humilité de petit enfant. Oublions-nous dans
nos requêtes que nous nous adressons au Saint
des saints, au Seigneur de toute gloire, au
Créateur de toutes choses ? Alors
malheur à nous ! Le cantique des
anges : « Saint, saint,
saint..., » monte de la bouche des
croyants en face de Bethléhem comme de
Golgotha. Le pieux Tersteegen s'est plongé
dans ses vers, comme bien peu de chrétiens
l'ont fait, au sein de l'amour infini. Et cependant
ses chants respirent toujours la plus profonde
humilité. Écoutons-le :
Nous sommes en même temps des enfants de
Dieu, et une poignée de poussière, de
la cendre. Nous sommes des enfants de Dieu par la
grâce qui nous a été
faite ; nous sommes de la cendre et de la
poussière par notre nature. L'oeuvre de la
nature et celle de la grâce se mêlent
sans cesse en nous. Nous avons à nous en
souvenir, quand nous cherchons la face de Dieu.
« Ce que nous serons, écrit
l'apôtre, n'est pas encore
manifesté. » Cela veut dire que
l'humanité et la divinité ne sont pas
encore fondues en nous. Un serviteur de Dieu comme
Jacques, le frère du Seigneur, a
été forcé
d'écrire : « Nous bronchons
tous en plusieurs manières. » Le
péché s'attache à nous ;
il paralyse notre foi - il souille notre
conscience ; il met du plomb dans nos
ailes ; il rend charnelles nos pensées.
C'est pourquoi nous ne sommes que poussière
et cendre devant le regard du Très-haut.
Je souffre, je l'avoue, en entendant
prononcer souvent si légèrement le
nom de notre Père céleste. Ne
dirait-on pas qu'il s'agit d'un indulgent
aïeul prêt à sourire des fautes
de son petit-fils ? Pour beaucoup, Dieu
ressemble au sacrificateur Héli qui se
bornait à reprendre ainsi ses fils :
« Mes enfants, ce que j'entends dire
n'est pas bon ; » là-dessus
le bon vieillard fermait les yeux sur leurs crimes.
C'est déshonorer Dieu que de lui
prêter ce rôle paterne. Celui qui prie
Dieu avec une telle disposition d'esprit ne
trouvera jamais sa présence. Oui, c'est
profaner le nom de Dieu que d'oublier qu'en lui la
sainteté s'unit à l'amour.
Le même respect doit accompagner nos
prières au Sauveur. Elles doivent toujours
être inspirées par la pensée
que Christ est celui devant lequel tout genou
fléchira au ciel et sur la terre. Je n'aime
pas les prières où l'on s'adresse
à Christ de la façon suivante :
« 0 toi qui m'es plus doux que tout, mon
Jésus, mon gracieux Jésus, mon cher
frère ! » De telles
invocations sont dépourvues de tact, de
goût. Parce que le Fils de Dieu s'est
abaissé jusqu'à nous, nous n'avons
pas à le rapetisser complètement
à notre niveau. Si un grand de ce monde
venait à frapper sur votre épaule en
vous disant : « Aie bon courage, mon
ami ! » vous retourneriez-vous pour
frapper aussi sur son épaule et lui
répondre : « mon
ami ! » Jésus-Christ s'est
fait votre frère, mais il est autre chose
que cela, il est beaucoup plus que cela : il
est le Fils de Dieu, le saint Rédempteur
dont nul n'est en lui-même digne de baiser
les pieds. C'est pourquoi, mon frère, prends
garde à tes paroles lorsque tu t'adresses
à lui. Un saint respect doit accompagner ton
amour. Dans la prière Dieu doit rester Dieu,
l'homme rester homme.
5. Est-ce toi ou Dieu que tu
cherches
dans la prière ?
Nos prières sont boiteuses, lorsque
nous ne commençons pas par prendre devant
Dieu la place humble qui nous convient. Mais elles
sont plus malades parfois encore grâce
à leur contenu. Quel est le contenu normal
d'une prière ? Je réponds
qu'elle doit demander avant tout la présence
de Dieu. Ainsi Dieu doit être le premier
objet de nos requêtes. Je suppose que vous
m'avez compris, mon cher lecteur, vous me
permettrez cependant de m'expliquer plus
clairement.
Je dis que Dieu doit être le fil d'or
reliant toutes nos requêtes, nos
prières et nos actions de grâces. Que
son nom soit sanctifié, en tous lieux, que
son règne vienne dans le vaste monde, que sa
volonté soit faite sur la terre comme au
ciel ; que tout cela se fasse tout d'abord en
toi ; que Dieu, l'Éternel, devienne un
avec toi et toi avec lui. voilà ce qui sera
l'âme de tes prières, ô croyant,
si tu es fidèle ! Et c'est cette
âme précisément qui te fait
défaut, je le crains. Les gens
d'église savent rarement ce que c'est que
prier. Prier, pour eux, c'est demander ; ils
ne remercient guère que lorsque la
volonté de Dieu est d'accord avec leur
propre volonté. L'adoration par laquelle
nous nous plongeons dans les profondeurs de la
divinité leur est inconnue. Encore une fois,
ils savent ce que c'est que demander ; mais
ils ne demandent que pour eux-mêmes ou pour
ceux au bonheur desquels leur bonheur est
étroitement
lié. L'intercession, au sens large du mot,
ne joue chez eux aucun rôle.
Au lieu de dire : « Ta
volonté soit faite, » en bien des
cas, nous ferions donc mieux de dire :
« Ma volonté soit
faite, » et si cette demande a un air
impie, nous ferions mieux de dire tout au
moins : « Ta volonté se fasse
autant que possible, en conformité avec la
mienne ! » C'est ainsi que la
prière tombe dans l'impiété.
Elle devient justement le contraire de ce qu'elle
est destinée à être. Que
doit-elle être ? Une consécration
vivante à Dieu de tout notre être, de
notre volonté propre, nous amenant à
nous plonger dans la source inépuisable de
la miséricorde divine, dans l'amour profond,
mystérieux et compatissant du
Très-haut. Il est triste de constater la
place que l'amour du monde, la crainte de la
douleur, la recherche du moi, de ce qui brille, la
chair et le sang en un mot, prennent dans la
prière. Que tous ces sentiments terrestres
nous entraînent à l'ordinaire, cela
n'est pas trop étonnant peut-être. Ce
qui est grave, c'est que nous marchions encore sous
leurs enseignes à l'heure de la
prière. Si quelque chose a donc besoin
d'être amélioré chez les
chrétiens, c'est d'abord leurs
prières.
Jésus a fait entendre dans l'oraison
dominicale le véritable accent de la
requête. Cette prière est
répétée ou imitée tous
les jours, mais bien peu se rendent compte de sa
signification. L'oraison dominicale nous invite
à demander à Dieu le pain quotidien.
Le pain quotidien, n'est-ce pas tout ce qui est
nécessaire à la vie
présente ? Sans aucun doute. Mais les
trésors, les honneurs, les dignités
ne font pas précisément partie de ce
nécessaire ; en revanche les
afflictions appartiennent à ce
nécessaire. Sans elles, en effet, la vie ne
serait pas supportable, parce que les hommes se
livreraient sans frein à leurs passions.
Quiconque connaît un peu le monde sait que la
douleur arrête seule l'essor
démesuré des convoitises chez le
grand nombre ; les croyants, ceux du moins qui
ont quelque expérience du coeur humain,
devraient mieux le savoir que personne.
L'idée centrale de l'oraison dominicale est au
fond
celle-ci : « Sève
céleste, que ton action ait un accès
véritable au sein de l'humanité
pécheresse ! » C'est cet
accès qui est demandé dans les
requêtes de la première partie de
l'oraison ; c'est cet accès qui est
demandé dans la dernière partie avec
le pardon des péchés, avec la
délivrance de la tentation.
Les enfants de Dieu ont toujours entendu de
la sorte l'oraison dominicale. On a appelé
les psaumes le Livre de prière de la Bible.
L'appellation est juste. Mais voyez quel est
l'objet principal des supplications des chantres
inspirés, de leurs actions de grâces.
Même quand ils présentent à
Dieu des souffrances temporelles, pour en
réclamer la délivrance, c'est une
autre délivrance, la délivrance
intérieure, spirituelle, qui reste toujours
le grand objet de leurs préoccupations. Dans
leurs actions de grâces, ils remercient Dieu
avant tout de ce qu'il leur pardonne leurs
péchés ; dans leurs
requêtes pleines de larmes, ils
s'écrient de préférence :
« Ne m'ôte point ton bon
esprit ! » Ou bien encore ils
diront : « Seigneur, manifeste ta
force en Israël, que tous les peuples voient
ta gloire ! »
Comparez les prières des hommes de
Dieu en d'autres parties de la Bible ! Partout
ils supplieront Dieu de se réconcilier avec
les hommes. Nous avons entendu Abraham
intercéder pour Sodome. Quand il
réclame le fils de la promesse, ce n'est pas
seulement pour sa satisfaction personnelle, c'est
pour l'accomplissement des oracles divins.
Jérémie pleure sur la ruine de son
peuple, mais il attend en même temps de ce
peuple le salut des autres nations. Moïse
lutte avec Dieu pour obtenir le pardon
d'Israël. Prêtez l'oreille aux
prières d'un Luther. Il demande avec une
confiance enfantine, mais aussi avec une
énergie qui ne se lasse point que la parole
de Dieu ait libre cours dans le monde. Il rappelle
à Dieu que la défense de
l'Évangile est l'affaire de Dieu, non pas la
sienne, à lui, Luther. Mélanchthon
est malade à la mort, Luther demande la
guérison de son ami d'une manière
pressante. Mais ce n'est pas qu'il ne puisse se
passer de son ami. C'est parce
que Dieu lui-même ne saurait s'en passer.
Toutes ces prières de Luther sont faites au
nom de Jésus. Elles jaillissent du coeur de
Dieu qui les inspire. C'est pour cela qu'elles sont
exaucées.
C'est ainsi que l'enfant qui répond
aux désirs de son père, lui parle de
ce qui l'intéresse, s'imprègne de son
esprit dans les souhaits qu'il exprime. Voyez
comment les enfants sont habiles à
présenter à leurs parents les motifs
les plus propres à les
fléchir !
Bref, c'est le règne de Dieu en nous,
autour de nous, qui jusqu'à la fin du monde
doit être le premier objet de nos demandes.
En priant, nous devons sortir de nous pour nous
occuper de la réalisation des pensées
de Dieu à l'égard de
l'humanité.
Est-ce à dire que nous devions
oublier les nôtres, notre peuple ? La
forêt ne doit pas nous empêcher de voir
les arbres. Vous êtes marié :
votre femme, vos enfants doivent avoir une place
plus grande dans vos requêtes que des
étrangers. Il ne serait pas naturel non plus
que vous oubliassiez d'autres proches parents. Mais
d'autre part, il ne faut pas que vos proches, le
salut de votre famille, de votre peuple rejettent
complètement dans l'ombre les autres
familles, les autres peuples. La prière
idéale n'est pas nationale, mais
internationale. L'Allemand ne dira pas à
Dieu : « Que le règne de
l'Allemagne s'étende sur la
terre ! » mais :
« Ton règne
vienne ! » Il ne dira pas non plus
à Dieu : « Que ton
règne vienne dans les pays
allemands ! » mais :
« Ton règne vienne dans le monde
entier ! » Gardons-nous de
l'étroitesse ; gardons-nous de faire de
l'esprit de parti, de la politique dans nos
prières !
Ne perdons jamais de vue en ce domaine la
largeur de la bonté divine. Dieu appelle
chaque homme à devenir son enfant. Par
là, mon frère, chaque homme est
appelé à devenir ton
frère ; chaque femme doit devenir ta
soeur, dans un sens infiniment plus
élevé que l'acception ordinaire de
ces mots « frère et
soeur ». Ayons toujours devant les yeux
le lien spirituel créé entre les
âmes par l'Évangile, et qui est
bien plus puissant que les liens de la chair et du
sang ! Songeons à cette grande
multitude d'esprits glorifiés, vêtus
de vêtements de lumière, de tout
peuple, de toute tribu, de toute langue, qui se
tient devant le trône de Dieu et de
l'Agneau ! Le but de Dieu n'est-il pas le
rassemblement de ses élus ? Et ce but
de Dieu ne doit-il pas être aussi le but de
vos prières ? Quand tel sera l'esprit
de vos requêtes, elles accompliront des
miracles au ciel et sur la terre. Ainsi que l'a
remarqué Vinet, la puissance de Dieu
fléchit devant le soupir de celui qui se
prosterne devant lui, quand c'est lui-même
qui a inspiré ce soupir.
Quelques-uns de mes lecteurs ne sont pas
contents. Ils voudraient que je parlasse des
prières ayant pour objet quelque bien
terrestre, temporel. Ils murmurent :
« Tout ce que vous dites du règne
de Dieu est excellent. Mais nous sommes hommes.
Nous vivons dans un monde de péché et
de misère. Nous voudrions parfois pouvoir en
sortir. Impossible. Ne faut-il pas dès lors
que Dieu s'intéresse à notre
existence terrestre, qu'il s'occupe, si je puis
dire ainsi, de l'endroit où le soulier nous
blesse ? »
Il serait triste en effet que nous ne
pussions pas parler à Dieu de tout ce qui
nous pèse. Mais quand lui parlons-nous de
nos affaires temporelles ? Quand nous avons
besoin de lui. Seulement alors. Maintenant que
penserait un père terrestre de son enfant,
si celui-ci ne venait à lui que pour
demander son aide et, si en dehors de cela, cet
enfant vivait comme si son père n'existait
pas ? C'est pourtant ainsi que nous agissons.
Henri Heine était depuis de longues
années couché sur le lit de
souffrance, où l'avait étendu une
maladie de la moelle épinière,
lorsqu'il dit un jour à son ami
Meissner : « Si je pouvais encore
sortir avec des béquilles, savez-vous
où j'irais ? » -
« Non ! » -
« Directement à
l'église ! » -
« Vous plaisantez ! » -
« Non, non, j'irais à
l'église. Comment aller ailleurs avec des
béquilles ? Ah, si je pouvais marcher
sans béquilles, j'irais sans doute me
promener plus volontiers sur les
boulevards où l'on rit, j'irais au bal,
à Mabille ! » Heine fut un
malheureux qui avait laissé mourir en lui le
sentiment du divin. Bien peu oseraient parler comme
lui, parce que bien peu ont son esprit. Mais si
l'on ne parle pas comme Heine, on fait ce qu'il
disait. Les choses divines, Dieu, c'est bon pour
les jours de détresse ; l'on s'en passe
aussi longtemps qu'on peut. Si Dieu n'avait pris
soin de nous forcer à marcher avec des
béquilles, j'entends : s'il ne nous
avait liés à la souffrance, de
façon à nous forcer à chercher
un appui, les prières seraient aussi rares
en ce monde que les pensées de génie,
et l'on sait que celles-ci n'abondent
guère.
D'autres âmes ne se passeront pas
entièrement de Dieu. Elles ont chaque jour
le besoin de prier. En même temps elles
constatent que leurs prières manquent
déplorablement de flamme et de
spiritualité. Quand cet état de
choses cessera-t-il ? Quand nos requêtes
auront-elles la sainte flamme ? Quand nos
soupirs auront-ils l'ardeur, la force,
deviendront-ils pressants ? Quand notre coeur
sera étreint par l'angoisse comme l'est
celui de la mère, alors qu'elle lutte avec
le Seigneur pour la vie de son enfant. Voyez comme
elle oublie tout, pour arracher à la mort
cette vie précieuse !
Écoutez encore cette jeune fille,
torturée par la douleur. Comme ses accents
sont sérieux ! Écoutez cet
homme, réveillé de son
assoupissement, qui craint d'être perdu pour
l'éternité. Comme il crie vers Dieu
du fond de sa misère ! Or, si vous
examinez vos prières, mon cher lecteur, vous
vous convaincrez promptement que vous ne demandez
point à Dieu de vous enlever les joies
terrestres qui vous séparent de lui ;
vous ne cessez de lui dire :
« Débarrasse-moi de cette
épreuve, accorde-moi le bonheur
temporel ! »
N'en est-il pas ainsi ? Comprenez-moi
et qu'un malentendu ne fasse pas de vous sa
victime ! N'allez pas croire que je suis
disposé à railler ceux qui demandent
à être débarrassés de
leur mal de dents, de leur mal de coeur, de leur
langueur physique. Je ne suis point de la race des
écrivains qui, du haut de leur
bien-être, confortablement
assis à une table de travail, se plaisent
à tonner contre le matérialisme de
leur génération. C'est un
thème offrant carrière à
l'éloquence, à la poésie que
celui de la vanité des biens de ce monde. Il
est facile d'exécuter des variations sur
l'air : « Que sont les joies de la
terre ? Une poignée de sable, une
occasion de chagrin ! » Cette
mélodie a pour contre-partie l'autre
mélodie : « Que sont les
tristesses de la terre ? De petits nuages
troublant un instant l'azur du
ciel ! »
Mais l'auteur, qui fait entendre ces
chansons, doit s'être trouvé parfois
lui-même plongé jusqu'au cou dans le
bourbier, ballotté au milieu des grosses
eaux, sinon il ne prendra pas le ton voulu et juste
en parlant de nos joies et de nos plaisirs.
Elle est parfaitement vraie, cette parole
d'un de nos poètes : « Celui
qui n'a jamais mangé son pain au milieu des
larmes, qui n'a jamais passé des nuits en
pleurs, ne vous connaît pas, ô
puissances à venir ! » Non,
il ne vous connaît pas ; il ne se
connaît pas davantage lui-même ;
il ne sait ni consoler les autres ni prier. Mais
celui qui a traversé la souffrance, ne
s'exprimera jamais légèrement sur la
perte des biens temporels. Il sait que cette perte,
pour être temporelle, est poignante, qu'elle
n'est pas d'abord un sujet de joie, mais bien de
tristesse.
L'auteur de ces lignes connaît par sa
propre expérience, et non par l'imagination
seulement, la plainte de la souffrance. Il n'a pas
seulement souffert du mal de dents. Il a
été, la proie de la souffrance
physique sous des formes variées, et cela
non pas seulement pendant des semaines, mais
pendant des dizaines d'années. Plusieurs
fois il a conduit au tombeau ce qu'il avait de plus
cher, et chaque fois la vie lui est apparue sous
l'aspect le plus sombre, dépouillée
de toute joie, de toute lumière. Comme Elie,
sous le genévrier, il s'est couché
maintes fois accablé sous son fardeau.
Autant que qui que ce soit, il a l'habitude des
orages et des tempêtes de l'âme ;
il a compris ce que c'est que d'être
contraint par l'angoisse à crier vers Dieu.
Il n'ignore pas enfin que le moyen de rendre de
telles prières agréables à
Dieu, est de s'engager à mener sous son regard une
vie plus
fidèle, plus consacrée à son
service. C'est pourquoi il ose vous demander votre
confiance, et prendra la liberté de vous
redire que la délivrance par excellence, la
délivrance à réclamer d'abord
n'est pas celle d'un mal extérieur et
temporel, mais celle des affections qui
séparent de Dieu.
Vous déclarerez mille fois votre
situation intolérable, et cependant vous la
traverserez soutenu par une main supérieure.
La plus profonde tristesse est constamment
transformée par la grâce divine en
pure joie. J'avoue que je n'aurais pas pu vivre un
seul jour de ma vie pastorale, si je n'avais eu les
consolations divines pour me fortifier devant le
spectacle de la douleur. J'ai dès lors le
devoir de confesser aussi que lorsque j'ai
demandé que ce spectacle
s'éloignât de moi, je n'ai pas su ce
que je demandais. Les consolations divines
n'étaient-elles pas encore plus
bienfaisantes que la vue de la souffrance
n'était déprimante ? Quiconque
possède la vie spirituelle aura fait la
même expérience. À chaque
épreuve, le tentateur vous suggérera,
- oh, il sait être très aimable
à l'occasion, il parait s'occuper beaucoup
de notre bien-être, le diable, - le diable
vous suggérera, dis-je, que la vie que vous
menez est insupportable, qu'elle ne saurait durer
s'il y a un Dieu au ciel. Je vous en prie, ne
l'écoutez pas, renvoyez-le, en refusant de
l'entendre. Le grand apôtre des Gentils, Paul
lui-même pensa que son écharde
l'empêchait de remplir sa vocation
apostolique, et à trois reprises il supplia
le Seigneur de le délivrer. Mais Dieu
maintint l'écharde, et Paul n'en devint pas
moins Paul. Seulement il fit l'expérience de
la force de Dieu qui se glorifie dans notre
infirmité.
Un pasteur était atteint, le samedi
soir, au moment où il avait à se
préparer pour sa prédication, de
violentes névralgies : supplications au
Seigneur de guérir son serviteur, pour que
celui-ci pût vaquer à sa
préparation, prêcher le lendemain avec
force et que la parole du Seigneur eût son
efficace. Il paraît que l'inquiétude
du ministre, ses larmes, ses requêtes non
exaucées étaient
aux yeux du Seigneur une meilleure
préparation que l'étude. Il monta, le
lendemain, en chaire pour réclamer, il est
vrai, l'indulgence de sa communauté envers
sa prédication qui devait se ressentir d'un
fâcheux état de santé. Mais
après le service, un de ses auditeurs, l'un
de ceux qu'il avait lieu de croire avancé
dans la piété vint le saluer dans la
sacristie et lui tint ce petit discours :
« Tout en vous souhaitant le plus grand
bien, nous ne pouvons nous empêcher de
désirer que vous ayez encore souvent des
névralgies ; car vous ne vous
êtes jamais adressé d'une
manière si émouvante aux coeurs
travaillés et
chargés ! » Et le pasteur
comprit qu'en ne l'exauçant pas, Dieu
l'avait exaucé. Combien ont eu leurs
meilleures pensées au sein de la
fournaise ! Combien doivent à la
douleur d'avoir appris à connaître les
vertus de Jésus-Christ, sa force victorieuse
du péché et du monde. Le gendre du
célèbre Francke, le fondateur des
établissements de charité à
Halle, fut le pasteur Freylinghausen ; il a
laissé une poésie sur le Mal de dents
qui commence ainsi :
Mon coeur, sois content !
Elle est très connue en Allemagne. Je
sais un autre petit cantique qui a pour sujet le
Mal de tête ; il est dû à
une femme pieuse. Celle-ci souffrait de maux de
tête constants et sut bénir pour eux
le Père céleste. Voici quelques vers
de ce morceau :
- Mon Berger me reste fidèle
- Même quand il me fait souffrir.
- Si chaque jour il me flagelle,
- C'est pour m'empêcher de périr.
- Ma douleur me tient loin du monde
- Me garde en une paix profonde !
Lecteur, ne me croyez pas meilleur que je suis. N'allez pas supposer que je m'abstiens, en ce qui me concerne, de demander la délivrance extérieure et temporelle. Il serait contre nature dans la maladie de ne pas demander la guérison...
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