Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XVII

La prière d'Abraham et la tienne.

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 « Ces hommes se levèrent pour partir, et ils regardèrent du côté de Sodome. Abraham alla avec eux, pour les accompagner. Alors l'Éternel dit : Cacherai-je à Abraham ce que je vais faire ? ... Abraham deviendra certainement une nation grande et puissante, et en lui seront bénies toutes les nations de la terre. Car je l'ai choisi, afin qu'il ordonne à ses fils et à sa maison après lui de garder la voie de l'Éternel, en pratiquant la droiture et la justice, et qu'ainsi l'Éternel accomplisse en faveur d'Abraham les promesses qu'il lui a faites.
Et l'Éternel dit : Le cri contre Sodome et Gomorrhe s'est accru, et leur péché est énorme. C'est pourquoi je vais descendre, et je verrai s'ils ont agi entièrement selon le bruit venu jusqu'à moi ; et si cela n'est pas, je le saurai.

Les hommes s'éloignèrent, et allèrent vers Sodome. Mais Abraham se tint encore en présence de l'Éternel. Abraham s'approcha, et dit : Feras-tu aussi périr le juste avec le méchant ? Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de la ville : les feras-tu périr aussi, et ne pardonneras-tu pas à la ville à cause des cinquante justes qui sont au milieu d'elle ? Faire mourir le juste avec le méchant, en sorte qu'il en soit du juste, comme du méchant ! Loin de toi cette manière d'agir ! Loin de toi ! Celui qui juge toute la terre n'exercera-t-il pas la justice ?
Et l'Éternel dit : Si je trouve dans Sodome cinquante justes au milieu de la ville, je pardonnerai à toute la ville à cause d'eux.
Abraham reprit et dit : Voici, j'ai osé parler au Seigneur, moi qui ne suis que poudre et cendre. »

Genèse XVIII, 16-27.


1. Dieu se laisse fléchir.

Quiconque a un sens spirituel comprend qu'Abraham a dû être un homme de prières. Nous l'avons vu élever des autels, en certains lieux de son pèlerinage terrestre. Il nous est dit qu'Abraham marchait devant la face de Dieu. Peut-on marcher devant Dieu, sans se livrer à une prière continue ? Celui qui s'avance dans la vie avec Dieu a le regard fixé sur l'éternité ; dans l'existence d'un tel homme, l'éternité marquera partout son empreinte. Gardons-nous de nous figurer Abraham menant au milieu de ses gens et de ses troupeaux la vie toute matérielle du Bédouin actuel, se livrant à des heures de rêverie, à la manière du Bédouin. Abraham n'a cessé de passer par des espérances, des angoisses, des craintes, des joies, des tentations qui le poussaient à la prière. La pensée d'un grand avenir, la pensée de Dieu, du monde, de l'éternité, remplissait son âme et transformait pour lui le temps en une heure de l'éternité. Deux mille ans avant que retentit l'exhortation de l'apôtre : « Priez sans cesse », Abraham l'a mise en pratique.

Les prières d'Abraham nous ont été toutefois rarement communiquées. Nous le voyons au chapitre XVe de la Genèse (vers. 2) demander qu'Eliézer soit son héritier ; au chapitre XVIIe (vers. 18), il demande que ce soit Ismaël. Dans ces soupirs, nous reconnaissons les hésitations de sa foi. La manière dont il s'exprime alors semble dire qu'il est loin d'adresser ses prières à Dieu en toute bonne conscience. Notre texte nous amènera à jeter un coup d'oeil dans la vie de prière d'Abraham. Nous reconnaîtrons que la prière est une grande puissance spirituelle, qu'elle ennoblit l'homme. Nous apprendrons aussi en quoi consiste la puissance et la majesté de la requête. En regardant dans le coeur du patriarche, nous nous trouverons en même temps regarder dans le coeur du Dieu d'éternité.

Abraham avait donc reçu sous les chênes de Mamré une haute visite. Une bonne nouvelle avait été communiquée à son coeur. Quand le jour approcha de sa fin, il conduisit ses hôtes éminents, l'âme en fête, du côté de l'orient. Les quatre personnes arrivèrent au sommet d'une colline. Derrière eux se couchait le soleil. Devant eux la vallée paradisiaque de Siddim s'étendait illuminée des rayons empourprés du soir. Hélas, le soleil brillait pour la dernière fois sur cette terre admirable. Vingt-quatre heures plus tard, il ne devait plus éclairer en ces lieux qu'un désert fumant, portant les traces d'un épouvantable incendie, Jéhovah commence à parler. Il parait d'abord s'entretenir avec lui-même. Cependant, ce qu'il dit, il le prononce assez haut pour qu'Abraham puisse l'entendre. Il s'est sans doute tourné vers lui en disant : « Cacherai-je à Abraham ce que je vais faire ? » Cela ne signifie point, on le comprend, qu'il fût obligé de révéler à Abraham toutes ses oeuvres, sans exception. Il s'agit seulement ici d'une oeuvre spéciale. Dieu va exterminer un peuple. Et pourtant il a promis à Abraham que toutes les nations de la terre seraient bénies en sa postérité. Or, la promesse suppose que les nations ne se rendront point indignes de son accomplissement. Malheureusement, c'est ce qui est arrivé aux habitants de la vallée de Siddim. L'intention de Dieu est de faire connaître à Abraham que le jugement qui va s'exercer, est au fond une bénédiction pour la race humaine. Abraham est appelé, pour ainsi dire, à approuver le jugement divin. Il doit y souscrire de tout son coeur. Celui qui sourirait de ce que nous avançons ici, montrerait simplement qu'il n'a aucune idée de ce qu'est l'alliance de Dieu avec l'homme, de la hauteur à laquelle la grâce nous élève, des privilèges que Dieu veut nous accorder à nous, qui sommes ses enfants en Jésus-Christ. Proclamez, tant que vous le voulez, le néant de notre humanité, Dieu ne l'en élèvera pas moins jusqu'au ciel.

Le Seigneur parle plus directement à Abraham en lui disant au verset 20 : « Le cri contre Sodome et Gomorrhe s'est accru, et leur péché est énorme. » Nous nous sommes déjà occupés de cette parole. Elle n'est pas propre à faire rire les moqueurs. Mais la parole suivante semblera étrange à plus d'un croyant. Jéhovah ne dit-il pas en autant de termes : « C'est pourquoi je vais descendre, et je verrai s'ils ont agi entièrement selon le bruit venu jusqu'à moi ; et si cela n'est pas, je le saurai. » - « Quoi ! C'est celui qui sait tout qui parle ainsi ? Le croira qui voudra ! Ou bien cette histoire est mensongère et alors pourquoi est-elle dans la Bible ? Ou bien elle est vraie et alors notre Dieu n'est pas un Dieu qui sait tout, ce n'est pas un vrai Dieu. » Tels sont les propos suggérés par la parole qui nous arrête un instant.

Que répondre à cela ? Que la sagesse de Dieu doit aujourd'hui encore être justifiée par ses enfants, comme elle avait besoin de l'être aux jours de Jésus-Christ. Essayons donc de la justifier. Un roi n'est-il plus un roi, s'il laisse un jour de côté son costume, les signes de sa dignité, s'il sort de son palais en jaquette de paysan, en chapeau et en souliers grossiers et, dans cet attirail, va se mêler aux travailleurs des champs, leur parler leur langue, manger et boire avec eux, écouter leurs voeux, leurs doléances sur le gouvernement ?
Plus d'un prince a ainsi caché sa grandeur. Les rois qui ont agi de la sorte n'étaient-ils plus des rois ? Choisissons un autre exemple.

Voici un grand philosophe. Il oublie un moment sa science pour jouer avec ses enfants : il se met à leur portée, partage leurs idées, jouit de leur adresse, lutte avec eux, se laisse vaincre par eux. A-t-il cessé d'être un père parce qu'il se comporte de la sorte ? Nullement. Eh bien, comprenez-le, la distance qui sépare un philosophe d'un petit enfant n'est rien à côté de celle qui sépare Dieu de l'homme. Si Dieu voulait nous parler le langage profond de sa toute-science, il nous serait absolument impossible de l'entendre. Ou bien il se mettra à notre portée, il s'accommodera à nos habitudes de langage, ou bien il renoncera à toute communion avec nous. Dieu voulait en cette circonstance amener le patriarche à lui adresser une requête. Mais la prière d'Abraham ne pouvait jaillir de son coeur que si le sort de Sodome ne lui paraissait pas réglé définitivement à l'avance. Si Dieu avait d'emblée révélé tout ce qu'il savait, qu'il n'était pas dans Sodome deux justes, le serviteur de Dieu n'eût pas manqué de pleurer sur la ville coupable ; mais il ne se fût pas senti le droit d'intercéder en sa faveur.

C'est ainsi que j'explique la chose dans mes leçons de religion. Je n'ai rien de mieux à dire à mes lecteurs, y eût-il parmi eux, contre toute apparence, des savants ou des grands de ce monde. Je suis pour ma part parfaitement satisfait de mon explication. Ce que je sais, c'est que ceux qui ne veulent reconnaître la présence de Dieu que là où il se manifeste dans sa grandeur, ont l'habitude de porter une main profane sur la divine poésie entourant nos récits sacrés. Laissons la critique à ceux qui n'ont pas faim et soif de la parole de Dieu. Que mon explication soit juste ou qu'elle ait besoin d'être complétée, toujours est-il que Dieu montre à Abraham de noirs nuages amassés sur Sodome et la menaçant de la destruction (1).


2. En tête à tête avec le Dieu personnel.

Après que Dieu a ainsi parlé, les deux anges qui l'accompagnent dans son séjour momentané sur la terre, se séparent de lui et s'en vont à Sodome. Celui des personnages qui, dans le récit sacré, est identifié avec l'Éternel, reste en tête à tête avec le patriarche. La personne divine est demeurée seule avec son interlocuteur humain. Et la forme humaine, qu'elle a prise, rappellera clairement à celui-ci, me semble-t-il, que Dieu est une personne. De même la forme du dialogue, de l'entretien.

Le patriarche va essayer d'intercéder. Il voudra s'efforcer d'arracher à la mort les villes condamnées. Mais le tête-à-tête auquel nous assistons, est celui qui se reproduit dans toute prière. Il s'agit, lorsque nous nous approchons de Dieu, de nous souvenir toujours que c'est un Dieu personnel. Cela ne veut pas dire que sa personnalité soit absolument la même que la personnalité humaine ou que celle de l'ange. Évidemment Dieu diffère à bien des égards de l'homme et de l'ange. C'est un être mystérieux, ayant en lui-même le principe de sa vie : nos paroles ne sauraient le définir et l'embrasser. Sur ce grand sujet, elles ne sont jamais qu'un misérable bégaiement. Ce qui est certain, ce que l'enfant saisit aussi bien que le vieillard et le sage de ce monde, c'est qu'un entretien ne peut avoir lieu qu'entre deux personnes, que je ne puis parler qu'à une personne capable de m'entendre, que je ne puis me fier qu'à une personne ayant pour moi de l'affection, cherchant mon bien.

Celui qui réussirait à persuader à l'humanité que Dieu n'entend point notre prière et ne l'exauce pas, qu'il ne s'occupe jamais de l'individu, de son bonheur et de ses souffrances, créerait dans nos coeurs une profonde indifférence vis-à-vis de Dieu. Il aurait porté une mortelle atteinte à la religion. À quoi bon d'ailleurs, après cela, venir nous dire que Dieu a créé le monde, que par là il a droit à tout notre respect. Il m'importe assez peu de savoir si c'est Dieu ou le diable qui a créé le monde, du moment que ce créateur ne s'intéresse à aucun degré à sa créature. Un ouvrier s'écriait naguère : « Puisque Dieu ne s'occupe pas de moi, je ne m'occupe pas non plus de lui. » Il disait cela à quelqu'un qui s'était efforcé de lui prouver, en employant de nombreux arguments scientifiques, que Dieu est la force répandue dans la nature, la loi des choses, que ce n'est pas une personne avec laquelle nous puissions nous entretenir.

Abraham s'entretenait avec Dieu. C'est avec un profond sentiment de respect qu'il lui parlait, mais il lui parlait. Mon cher lecteur, soutenez-vous aussi un rapport personnel avec Dieu ? Savez-vous ce que c'est que d'être avec Dieu, seul avec Dieu ? Connaissez-vous par une expérience personnelle les relations personnelles avec Dieu ? Des hommes religieux pourront sourire de ce langage enfantin. Hélas, nous vivons à une époque d'extraordinaire culture, d'une culture telle que tous les faits de l'Évangile s'évaporent pour elle en idées. La foi aux miracles du salut est depuis longtemps dépassée. On la laisse aux petits enfants et aux bonnes d'enfants. L'homme moderne, cultivé, a une nouvelle notion de l'Évangile. Pour lui, l'incarnation de Dieu en Christ n'est pas un fait, un événement ayant eu lieu à une date précise, c'est une simple idée, présentée dans l'Évangile sous une forme attrayante, analogue à celle de la parabole. Et que veut dire, pour l'esprit moderne, le gracieux récit de la naissance du Fils de Dieu parmi les hommes ? Seulement ceci, c'est que la divinité habite en nous, que nous avons à la chercher dans notre humanité. L'histoire du sacrifice de Christ sur le Calvaire serait une peinture frappante de l'amour de Dieu, de son ineffable volonté de se réconcilier avec nous, mais une peinture imaginaire. Admettre que les souffrances de Christ aient changé quoi que ce soit aux rapports de Dieu avec le monde, c'est nourrir, dit-on, une conception puérile. Avant Christ, les hommes étaient plongés dans toute sorte de préjugés à l'égard de la divinité, ne correspondant en rien à la réalité.

On demandait au poète Heine mourant où il en était avec Dieu. Il rassura ses amis inquiets en leur disant superbement : « Dieu me pardonnera, c'est son affaire ! » Il voulait dire que Dieu est là pour pardonner ! Des millions d'esprits infiniment plus sérieux que Heine ont la même pensée. Ils n'ont pas besoin d'une expiation, parce qu'ils ne se sentent pas coupables. Ils expliquent dès lors les grands événements historiques que virent Bethléhem, Golgotha, le jardin de Joseph d'Arimathée, la montagne des Oliviers, la Pentecôte, comme de pures allégories. L'essentiel n'est pas que Jésus-Christ ait vécu, c'est que nous partagions ses pensées. Dieu n'est point une personne avec laquelle on puisse s'entretenir ; il ne gouverne nullement le monde, ne s'occupe pas de chacun de nous : il est le fond universel, l'être, la force, la vie, et la beauté des choses, tout ce qu'on voudra, sauf une personne.
Mais, s'il n'est pas une personne, vous ne sauriez avoir aucun rapport avec lui. Et tout tombe dans un effroyable néant.

Sachez-le : aussi vrai que le péché existe, qu'il a ruiné et ruine votre âme, aussi vrai que vous êtes perdu, s'il n'y a pas un Dieu au ciel, un Dieu qui vous dit : « Je t'ai vu gisant dans ton sang et je t'ai dit : Vis !.. ; » aussi vrai que la mort a déjà mis sa main glacée sur vous, aussi vrai appartiendrez-vous pour l'éternité à la mort, s'il n'y a pas un Dieu pour vous sauver personnellement de la mort ! Si ce Dieu n'existe pas, périssez amour et joie, périssez espoirs et consolations !

D'où vient que tant d'hommes doutent de la personnalité de Dieu ? Bornons-nous à dire pour le moment que beaucoup, un grand nombre, - je ne dis pas tous ceux qui doutent, mais la plupart de ceux qui doutent, - sont sceptiques sur ce point parce qu'ils se plaisent dans leur scepticisme. Ils espèrent bien trouver au dernier moment une main tendue pour les sauver. Mais ils ne se soucient pas de se trouver chaque jour, à chaque heure, sous la main éducatrice de la Providence, de voir fixé sur chacune de leurs démarches le regard du Saint, de celui qui sait tout. Un très grand nombre d'hommes ne se soucient point du Dieu personnel qui s'occupe de tout, qui agit et souffre avec nous, qui marche et s'arrête avec nous, présent partout, dont la parole s'adresse à nous en tout temps. Ce Dieu les gène. On se débarrasse donc de lui. De même l'homme d'affaires à l'esprit léger secoue volontiers le joug d'un associé sérieux. Lors. qu'on désire une rupture, il est facile d'y découvrir des raisons. On en découvre aisément, lorsqu'il s'agit de renoncer à la société de Dieu. C'est ici que l'esprit humain se montre vraiment inventif, fertile en arguments de toute sorte. Les preuves contre l'existence d'un Dieu personnel se multiplieront entre les mains de qui les cherche.

Où en êtes-vous à cet égard, mon cher frère ? Cherchez-vous la présence d'un Dieu personnel ? Et ce Dieu personnel est-il en même temps pour vous celui qui voit tout, qui conduit tout ? Si c'est là le Dieu que vous servez, prenez courage ! Il éloignera de vous le doute. Vous ferez cette expérience que la plus vraie des joies humaines se trouve dans la communion avec Dieu.


3. La logique de l'amour.

Dans son intercession, Abraham va chercher à arrêter la main de Dieu levée pour punir. D'où lui vient un tel courage ? Dieu seul le lui inspire. Il n'eût jamais osé parler comme il le fait, si Dieu ne s'était montré à lui dans la bienveillance de sa grâce, avec un visage humain. Sous les chênes et les palmiers de Mamré, Dieu lui était apparu, lui avait montré une bonté paternelle dont le souvenir ne s'effacerait jamais de son âme. D'où vient que les plus nobles des païens ne purent jamais adresser à Dieu une requête hardie comme celle que fait monter le patriarche ? Pourquoi ? Parce que les divinités adorées par les païens n'étaient point animées des compassions qui distinguent le Dieu de la Bible. Les dieux de la Grèce étaient des dieux à la figure humaine. Mais ils étaient en même temps fort capricieux. On ne savait jamais exactement sur quel pied on se trouvait avec eux. Ils souffraient d'humeurs particulières, ils avaient des inclinations, des aversions. Jamais la voix de la compassion ne s'éleva en eux contre la voix de la justice. Aussi les prières des païens sont-elles des supplications angoissées, pleines de défiance.

Nos prières ne sont jamais qu'un écho des révélations divines. Seul le chrétien qui lit l'Écriture, qui, par elle, est en pleine possession de la connaissance du Dieu de charité et de sainteté, saura bien prier. À la façon dont un enfant s'adresse à son père, on s'aperçoit de ce que sont leurs rapports habituels, on se rend compte de ce que le père a l'habitude de dire à son enfant. Si nous pouvons nous approcher de Dieu, nous chrétiens, avec des coeurs d'enfants, c'est que nous avons l'assurance par la mort de Christ, par sa résurrection, d'être devenus de véritables enfants de Dieu.

Néanmoins, l'intercession d'Abraham nous cause quelque surprise. Le patriarche est ordinairement assez silencieux. Les grandes décisions qu'il a à prendre, il les prend sans parler. Quand Dieu lui ordonne de laisser son pays, il ne répond rien, mais il obéit. Il agit de même, lorsque Dieu lui commande d'offrir Isaac en sacrifice. Exprime-t-il une pensée, une émotion ? - il semble avare de ses mots. Ici il en va autrement. L'angoisse que lui cause la perdition de tant d'âmes le rend disert. Écoutez-le plutôt : « Feras-tu aussi périr le juste avec le méchant ?

Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de la ville les feras-tu périr aussi, et ne pardonneras-tu pas à la ville à cause des cinquante justes qui sont au milieu d'elle ? Faire mourir le juste avec le méchant, en sorte qu'il en soit du juste comme du méchant, loin de toi cette manière d'agir ! Loin de toi ! Celui qui juge toute la terre n'exercera-t-il pas la justice ? » Il y a là un véritable plaidoyer.

Assurément, Abraham connaît l'horrible corruption qui règne dans la vallée de Siddim. Sodome et Gomorrhe étaient un grand puits d'immoralité. Nous n'oserions nous risquer à la peinture de leurs vices. Par une grâce de Dieu, un grand nombre d'hommes ne connaissent pas même le nom de ceux-ci. Le peuple de la contrée était livré à de telles turpitudes que son relèvement était impossible. En une occurrence pareille la justice qui frappe, qui retranche, est encore de l'amour : car c'est l'amour qui, par une amputation opérée à temps, préserve les membres sains de la contagion. Sodome et Gomorrhe étaient un membre gangrené de l'humanité qui aurait pu la tuer, il fallait que le membre tombât.

Rien de tout cela n'est caché à Abraham. Mais une idée sérieuse a traversé son esprit. Il y a peut-être cinquante justes dans la ville... ! Celui qui est le Juge des hommes ne saurait traiter le juste comme l'injuste. Donc Dieu doit sauver les justes du châtiment ! Ah ! vous vous figurez peut-être que c'est là la conclusion tirée par Abraham de l'existence de la justice de Dieu ! Détrompez-vous en ce cas ! Vous n'avez pas suivi le vol hardi des pensées de ce croyant. Celles-ci montent beaucoup plus haut : pour Abraham les cinquante justes sauveront les 50,000 ou les 100,000 autres habitants de la vallée de Siddim. Telle est la logique de l'amour. Écoutez le patriarche : « Ne pardonneras-tu pas à la ville à cause des cinquante justes qui sont au milieu d'elle ? » Lecteur, que pensez-vous de cette manière de concevoir les choses ? Vous vous dites peut-être qu'elle est fort aimable, mais qu'elle va se heurter à la logique rigoureuse de Dieu. Abraham est persuadé du contraire. Ce n'est pas lui que l'amour aveugle ; l'amour lui ouvre les yeux. Il raisonne en vertu de ce principe que Dieu aime mieux bénir que punir. Il croit aussi qu'un petit nombre de justes serait capable d'agir sur la masse des habitants de la vallée, de changer les moeurs de celle-ci. Est-ce que Abraham a la moindre défiance sur les deux vérités dont il part, quand il ose abaisser le chiffre des cinquante jusqu'à dix ? Remarquez-le, le Dieu tout-puissant sera de son avis.

L'histoire du royaume des cieux donne également raison au patriarche. Celui qui est familier avec les prophéties sait que les messagers de Dieu ont souvent répété : Israël est comme Ninive et Babylone, il est comme Sodome et Gomorrhe. Seulement les prophètes discernent un petit reste, une poignée d'hommes de foi au milieu de la corruption générale. Et ils annoncent que ce petit reste, au jour choisi, lorsque l'Esprit de Dieu soufflera avec force, renouvellera la masse du peuple. À la fin du moyen âge, l'Eglise catholique se trouva tellement mondanisée que, d'une manière générale, son christianisme ressemblait fort au paganisme. Le vrai christianisme parut s'être éclipsé de la terre. Ce n'était qu'une apparence ; il demeurait toujours un petit reste de vrais disciples du Seigneur - mettons que ce reste fût caché dans les coins. - Il est bien vrai que l'Eglise persécuta ces témoins avec le feu, le glaive, la corde et la torture. Mais le roi du ciel veilla à ce qu'ils ne fussent jamais et complètement exterminés. Quand Luther parut, ces coeurs brûlants d'amour trouvèrent un chef pour les diriger, et la flamme de leur zèle alluma un grand feu dans l'Eglise, l'embrasant tout entière.

Leur triomphe n'était pas trop étrange. Le Dieu tout-puissant ne se rangeait-il pas, avec les armées célestes, du côté des amis de la vérité ? Mais l'événement eut une autre cause encore, celle-ci : les amis de la vérité avaient des complices parmi leurs ennemis. Lesquels ? Ah ! les consciences tourmentées, les âmes affamées, soupirant après l'invisible ! Ou bien penseriez-vous que l'homme créé à l'image de Dieu puisse trouver la paix en dehors de Dieu ? Croyez-vous que l'homme cessera jamais de demander à Dieu sa réconciliation avec lui ?

S'il en est ainsi, pourquoi vous décourager si facilement, disciples de Jésus-Christ ? Pourquoi vous effrayer de votre petit nombre, alors que le Soleil de justice luit d'avance sur votre triomphe, que vos ennemis se sentent déjà défaits, vaincus ? L'aiguillon divin a transpercé les âmes de ces derniers ; ils le portent en eux, au fond de leur coeur. Ils désirent secrètement ressembler à ceux qui les combattent.

Ne savez-vous pas que, si le mal a une puissance redoutable de contagion, le bien a aussi la sienne, puisque l'homme est créé à l'image de Dieu. C'est ce qui faisait dire à Chrysostôme, dans l'une des prédications qu'il adressait à l'église d'Antioche : « Si dix seulement parmi nous s'enflamment d'un véritable zèle pour le bien, les dix seront bientôt vingt ; les vingt bientôt cinquante ; les cinquante bientôt cent ; les cent bientôt mille et les mille bientôt toute la population de cette ville ! » Le grand prédicateur aimait sans doute les mouvements oratoires - il est possible qu'il n'ait pas assez compté avec les refus opposés par notre liberté aux appels divins, avec ce « je ne veux pas » qui monte si souvent du coeur de l'homme. Cependant la pensée de Chrysostôme renferme une grande part de vérité. N'y a-t-il pas, à côté de ceux qui ne veulent pas, ceux qui n'attendent qu'une secousse pour sortir de leur assoupissement ? La secousse qui les réveillera, la seule, est le spectacle de l'Évangile vécu, pratiqué, cessant d'être un simple dogme pour devenir la puissance de vie qui rend heureux, qui illumine l'âme ! Ce que réclame donc notre temps, ce sont des personnalités vraiment chrétiennes, montrant par leur vie ce qu'elles sont.

Cessons de nous contenter d'un christianisme d'emprunt, d'une foi plaquée et extérieure ! Posons-nous à nous-mêmes une fois et bien sérieusement la question : T'es-tu repenti ? Es-tu converti ? Je crois que des milliers de personnes satisfaites de leur esprit religieux n'ont pas encore commencé à rompre avec leur passé. Mais il est aussi un danger à signaler aux enfants de Dieu. Ils ont une tendance à se rendormir, ou même à se croire parvenus à la perfection. Maintenant, de deux choses l'une : ou bien nous avancerons réellement dans la piété, ou bien notre démarche sera celle de l'écrevisse et nous reculerons. Notre oeuvre ne saurait en effet s'achever en ce monde, mais il n'en faut pas moins que, pendant toute notre existence, nous nous livrions docilement au travail que l'Esprit divin veut voir s'accomplir en nous.

Cherchons chaque jour de nouveaux canaux par où l'Esprit puisse se répandre dans nos familles ! Que nos maisons deviennent des phares spirituels, propres à guider les nacelles vers le port tranquille ! Quand même elles seraient des chaumières, elles sont appelées à faire briller une lumière. Il faut qu'on sache qu'on trouvera à nos foyers la consolation, la paix, la joie, les baumes qui guérissent ! Quand il en sera ainsi, les chrétiens cesseront d'être une poignée. Il se peut que les dix ne deviennent pas aussi facilement et aussi rapidement que l'imagine Chrysostôme une centaine, ni les cent un millier.... Ils n'en formeront pas moins peu à peu une véritable armée.

J'ai longtemps retenu le lecteur sur les cinquante justes qu'Abraham suppose d'abord dans Sodome et qui, malheureusement, ne devaient point s'y trouver - je m'arrêterai cependant encore quelques instants auprès d'eux, avant de considérer la suite de la prière d'Abraham. Le patriarche est inspiré par un saint désir d'honorer le bien, même au milieu du mal. C'est son amour du bien qui l'a rendu inventif. Avons-nous cet amour ?

O sombre prophète, au nom devenu tristement célèbre, Jonas, ne ressens-tu point ici quelque honte de l'impatience, avec laquelle tu attends de voir descendre sur Ninive le feu du ciel n'as-tu pas honte de nourrir des pensées de vengeance contre l'impie cité, en entendant Abraham intercéder comme il fait ? N'as-tu point honte d'obliger Dieu à te faire souvenir de l'existence dans Ninive des 120,000 petits enfants qui ne savent ni discerner leur main droite de leur main gauche, ni discerner le bien du mal ? Et toi, lecteur anglais, suédois, allemand ou français, qui, t'inspirant de l'irritation de Jonas, ne cesses d'appeler sur les différentes classes de la société les châtiments divins, n'auras-tu point de honte ? Ne rougirez-vous pas de honte, pharisiens anciens et modernes, qui voudriez lapider les femmes adultères, les prostituées et les anarchistes, et qui oubliez de songer à votre propre salut ? N'est-il pas honteux de votre part de soutenir parfois que, pour tel crime dont on vous parle, il n'est pas assez de flammes dans l'enfer ? L'on voit bien à vos habituels propos, qu'en dépit de quelques belles paroles sur la grâce, vous n'en êtes pas encore à l'a b c de l'école de la grâce. Abraham vivait deux mille ans avant Jésus-Christ, et il connut mieux que vous cette parole de Jacques : « La miséricorde triomphe du jugement ! »

Il est en ce monde deux classes d'esprits parmi les non convertis. Les uns ont le don précieux de voir en chacun les beaux côtés, de découvrir chez les plus mauvais des qualités. Les femmes se distinguent en général par ce don. Mais d'autres esprits ont le talent satanique de noircir les plus nobles coeurs, les actes les plus purs. Regardez-les, de leurs yeux mauvais, examiner une bonne oeuvre sous toutes ses faces, jusqu'à ce qu'ils y découvrent quelque chose de défectueux. Ils ne voient en ce monde que le mal. Là où il n'existe pas, ils l'inventent. Dans la règle, ils n'ont pas besoin de se mettre en frais. Comme personne n'est parfait, il n'est pas non plus d'oeuvre parfaite. Aussi, en nos meilleures actions se glisse-t-il presque toujours un peu de vanité, de politique, de recherche de soi. La méchanceté des esprits, dont je parle, consiste à ne mettre en relief que le petit côté des choses, à ne voir que lui. J'en conclus que dans leurs propres actes, ils n'obéissent qu'à de fâcheux mobiles. Dernièrement, un membre de notre jeune communauté offrait 30,000 francs pour la fondation d'un fonds des veuves de pasteurs. Le jour où je reçus cette offre généreuse, je rencontrai un personnage qui formula ses voeux pour la nouvelle oeuvre. À peine avait-il achevé ses souhaits, qu'il me disait : « Connaissez-vous le motif qui a poussé N. à sacrifier cette grosse somme ? » - « Son motif ? répondis-je, je connais assez son caractère pour savoir que c'est la charité. » Mon interlocuteur fit entendre un éclat de rire si sarcastique que j'en eus le frisson. « La charité ! ricana-t-il, la charité ! combien peu, monsieur le pasteur, vous connaissez la nature humaine ! L'homme ne fait rien par charité. Tout est intérêt dans ce monde. » Cet entretien me laissa une certaine angoisse. Le malheureux ! pensais-je, il ne croit pas à la charité chez les autres, parce que lui-même ne la possède pas.

Les esprits très cultivés ne porteront pas un jugement aussi grossier. Cependant légion est le nombre de ceux qui prennent plaisir à critiquer, à dénigrer, à trouver le mauvais côté des choses. Que celui qui sent en lui cet esprit satanique, se hâte de prendre position contre lui, de le combattre avec énergie chaque jour, ne lui laisse point de relâche jusqu'à ce qu'il l'ait vaincu. Sinon Dieu lui appliquera un jour la parole : « Avec la mesure dont tu as mesuré, à ton tour tu seras mesuré. »

Il est divin et humain, par conséquent chrétien, de regarder tout avec bienveillance, et pour autant que cela est possible, de saisir en chaque chose son bon côté, de juger les hommes avec indulgence, d'essayer de découvrir en eux les sentiments qui les rendent accessibles à la vérité chrétienne, de vouloir même trouver aux plus mauvaises causes une excuse, une circonstance atténuante. Telle est la véritable charité. Elle excuse tout. Le Sauveur fut le Roi de la charité. Il a pratiqué l'art suprême de la miséricorde dans le jugement. Voyez-le couvrir du bouclier de sa pitié la femme adultère et en même temps éveiller dans son âme la haine du péché. Car il lui dit : « Va et ne pèche plus désormais. » Lorsqu'il sera rejeté, crucifié, que l'humanité accomplira à son égard le grand crime, il intercédera encore en faveur de ses ennemis ; il s'écriera : « Ils ne savent ce qu'ils font. » Il montre qu'à ses yeux les Juifs ne sont pas encore mûrs pour le jugement, qu'ils ne sont pas indignes du pardon divin, puisqu'il a commencé par dire : « Père, pardonne-leur ! »

Le disciple est inférieur au Maître. L'amour du Maître trouve en nous des instruments défectueux, des canaux souillés. Pourtant l'amour du Maître finit par pénétrer le coeur des disciples, et, quoique sachant bien qu'ils n'égaleront pas leur chef, ceux-ci devront s'efforcer de lui ressembler par la charité. Il est une douceur naturelle qui est un précieux don pour ceux qui la possèdent. Malheureusement, elle dégénère souvent en mollesse, en faiblesse, en une indulgence incapable de réagir contre le mal.

Celui qui tient de Jésus-Christ une certaine amabilité, qui l'a reçue d'en-haut, saura voir dans les hommes non seulement leurs bons côtés, mais aussi les mauvais. Seulement il ne sera pas heureux de voir ces derniers, il en gémira. Il les constatera à regret, avec larmes, en cherchant à y remédier.

Je lisais récemment le récit de la conversation d'une dame chrétienne avec une jeune fille, tombée bien bas. La dame avait autrefois cherché à ramener la jeune fille par de sérieux avertissements. Tout avait été inutile. Quand elle s'occupa de nouveau de la pauvre créature, qui avait été sa domestique, elle la trouva vêtue de soie, mais plongée en même temps dans le désespoir. Comment s'y prit la dame pour lui parler un langage de nature à être entendu ? Elle lui parla le langage de l'amour. Elle lui dit simplement : « Ma pauvre, ma pauvre Marie, quelle peine ne causez-vous pas à votre Sauveur qui vous cherche - que de douleurs vous vous causez à vous-même, avant de trouver la paix chrétienne ! Vous avez toujours soupiré après l'amour ; vous êtes allée après lui dans les sentiers défendus. Et maintenant, l'heure est venue pour vous de le rencontrer. Il vient à vous dans le chemin de la sainteté. Vous le posséderez dans sa vérité, dans sa pureté, en Jésus qui est amour.... » La dame prit la jeune fille par la main, celle-ci se laissa conduire au Sauveur, et bientôt l'on put dire de la pauvre créature tombée : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé. »

Cette dame avait marché sur les traces d'Abraham, sur les traces de Jésus-Christ. Ne croyez pas exercer une action durable, décisive sur le coeur humain autrement que par l'amour. Seuls les hommes pénétrés de la charité céleste, qui admettent dans chaque coeur une réceptivité pour la grâce divine, voient s'ouvrir les âmes. Souvenez-vous-en, vous tous, parents, pasteurs, instituteurs, éducateurs religieux. La critique, le dénigrement à jet continu peuvent être supportés par le bois et la pierre ; ils peuvent faire figure auprès des chats, des chiens ou des singes ; ils ne peuvent recueillir que le dédain en s'adressant au coeur humain.


4. Le respect dans la confiance.

Je me souviens du temps où les enfants disaient « vous » à leurs parents, où ils commençaient une lettre en ces termes : « Très honoré père, j'ose vous prier, etc. » Aujourd'hui le « vous » est vieux genre et a rejoint les perruques des ancêtres vénérables, les fraises de nos aïeules. Nous trouvons que les enfants n'ont jamais trop de confiance dans leurs parents. Cela est juste, jusqu'à un certain point, à condition qu'à la confiance se joignent l'humilité, la reconnaissance et l'obéissance.

La confiance de l'enfant doit être pénétrée d'une sainte gratitude envers l'homme qu'il appelle son père, témoigner cette gratitude par une entière soumission.

La confiance de l'enfant s'accompagnera du sentiment qu'un père sait mieux que son enfant ce qui convient à ce dernier, qu'un refus dans la bouche d'un père, un châtiment de la main d'un père sont encore des marques d'affection.

Cette humilité dans la confiance fait malheureusement défaut à la plupart de nos enfants. Il monte, me trompé-je, des palais des riches, des demeures misérables des pauvres une plainte universelle contre l'ingratitude des enfants actuels. Ils n'ont, nous dit-on, ni reconnaissance, ni humilité, ni piété ; ils acceptent comme un tribut, dû à leur majesté, tout ce que les parents font pour eux ; ils sont désagréables, disposés au murmure dès qu'on n'accomplit pas leur volonté ; ils sont contredisants, désobéissants envers leurs parents, soit que ceux-ci leur accordent ce qu'ils souhaitent, soit qu'ils fassent opposition à leurs désirs. Elle devrait être écrite dans le coeur de tous les enfants, cette épitaphe d'un fils sur son père :

Son doux regard m'était l'étoile
Dans laquelle Dieu se dévoile,
Il protégea mes jeunes ans
Versant l'amour sur ses enfants.
Je ne rendrai point à mon père
Tout le bien qu'il a su me faire.

Enfants, n'attendez point que votre père soit mort pour lui rendre le bien qu'il vous a fait. Quand il sera mort, il sera trop tard. Je ne pense pas qu'il faille en revenir au « vous » antique. Mais les parents modernes ont à adresser à Dieu d'instantes prières pour que leurs enfants croissent non seulement en tendresse, mais en humilité, en respect, en piété filiale.

Les jeunes membres de la nouvelle génération, auxquels ces qualités font défaut, ne sauraient s'adresser à Dieu avec le ton que demande la prière. Comme des enfants gâtés qui n'obtiennent pas aussitôt ce qu'ils réclament, ils voudront se briser la tête contre la muraille, quand leur prière ne sera pas aussitôt entendue. Il nous appartient de leur enseigner le langage qui seul convient aux entretiens de l'âme avec Dieu. C'est dans la famille, vis-à-vis de leurs parents, que nos enfants apprendront le respect avec lequel nous avons à nous approcher de Dieu.

Quel modèle de prière nous offre Abraham ! Lorsque Dieu lui eut répondu qu'il pardonnerait à Sodome, s'il s'y trouvait cinquante justes, il eût pu cesser d'intercéder.

N'avait-il pas obtenu ce qu'il demandait ? Il avait donc le droit de laisser se reposer ses mains. C'est ce qu'il eût fait, s'il n'eût été animé que d'un demi-amour de l'humanité, s'il n'eût été qu'un demi-chrétien. Hélas, comme nous sommes peu ardents dans l'intercession ! Nous nous imaginons avoir fait tout notre devoir en recommandant à Dieu un parent, un ami. Mais là où existe le zèle pour les âmes, on éprouve une sainte angoisse à la pensée de leur perdition, et l'intercession recommence sans cesse. Le disciple de Jésus-Christ est constamment à genoux, je veux dire qu'il intercède constamment.

Il en est ainsi d'Abraham. Une idée a tout à coup traversé son esprit. S'il manquait cinq justes aux cinquante dont il a parlé... ! Une anxiété vive agite son âme à cette idée. Il ne peut y tenir. Il est obligé d'exprimer à Dieu son inquiétude, de crier de nouveau à la miséricorde divine. Il dit à Dieu : « Peut-être des cinquante justes en manquera-t-il cinq : Pour cinq, détruiras-tu toute la ville ? » Il est évident pour moi que Dieu n'aurait pas aussi facilement accordé la nouvelle requête à son serviteur, si celui-ci s'était exprimé en termes moins choisis. Il aurait pu, par exemple, ne pas mettre en relief le chiffre de cinq, produire plutôt celui de quarante-cinq et dire : « Ne pardonneras-tu pas à la ville à cause des quarante-cinq justes qui s'y trouvent peut-être ? » Combien le tour employé par Abraham est plus intelligent, plus émouvant : « Pour cinq, détruiras-tu toute la ville ? » C'est ingénieux, enfantin et habile en même temps. Qui a appris à Abraham à accentuer ainsi l'insignifiance de la différence qui sépare quarante-cinq de cinquante ? Sa charité. Grâce à elle, il obtient encore un exaucement.

Le patriarche a d'ailleurs soin de ne pas sortir des bornes du respect qu'il doit à la volonté de Dieu, à ses décrets. Il introduit sa demande avec précaution. Il a commencé par dire - « Voici, j'ai osé parler au Seigneur, moi qui ne suis que poudre et cendre .... » Il dira plus loin : « Que le Seigneur ne s'irrite point et je parlerai. »

Retenons l'enseignement contenu dans cette manière de parler. Nous appartenons à la nouvelle alliance. Nous connaissons mieux qu'Abraham l'amour infini de Dieu. Nous en lisons l'immensité sur la croix du Calvaire. Nous avons appris à crier : « Abba, notre bien-aimé Père ! »

Les croyants devenus en Christ de véritables enfants de Dieu sont guéris de leurs angoisses, de toutes leurs angoisses, s'ils le veulent, par un seul regard jeté sur la charité divine. Tout souci projette une ombre sur la communion avec Dieu, et nous avons à parvenir à une pleine communion avec le Père céleste. La foi qui doit nous animer est donc celle qui ne sait autre chose que la miséricorde divine. Notre espérance, lorsqu'elle prend tout son essor, ne voit plus que la gloire à venir. Notre amour, lorsqu'il s'épanouit, ne cherche plus que l'amour de Dieu. Je sais tout cela, mais en vérité tout cela n'exclut point en nous le sentiment de la repentance, Il nous est défendu à jamais d'oublier ce que nous avons été, ce que nous sommes encore.

Notre gratitude doit être proportionnée à la grandeur du don divin, et la grandeur du don divin doit nous prosterner devant Dieu, créer en nous une humilité de petit enfant. Oublions-nous dans nos requêtes que nous nous adressons au Saint des saints, au Seigneur de toute gloire, au Créateur de toutes choses ? Alors malheur à nous ! Le cantique des anges : « Saint, saint, saint..., » monte de la bouche des croyants en face de Bethléhem comme de Golgotha. Le pieux Tersteegen s'est plongé dans ses vers, comme bien peu de chrétiens l'ont fait, au sein de l'amour infini. Et cependant ses chants respirent toujours la plus profonde humilité. Écoutons-le :

Toi, devant qui les chérubins s'inclinent
Chantant en choeur : Saint, saint est l'Éternel,
Être puissant, tes regards illuminent !
À toi la gloire et l'hommage éternel
Seigneur, accueille cette fois
Ma voix,
Bien que mon offrande
Ne soit pas grande !

Nous sommes en même temps des enfants de Dieu, et une poignée de poussière, de la cendre. Nous sommes des enfants de Dieu par la grâce qui nous a été faite ; nous sommes de la cendre et de la poussière par notre nature. L'oeuvre de la nature et celle de la grâce se mêlent sans cesse en nous. Nous avons à nous en souvenir, quand nous cherchons la face de Dieu. « Ce que nous serons, écrit l'apôtre, n'est pas encore manifesté. » Cela veut dire que l'humanité et la divinité ne sont pas encore fondues en nous. Un serviteur de Dieu comme Jacques, le frère du Seigneur, a été forcé d'écrire : « Nous bronchons tous en plusieurs manières. » Le péché s'attache à nous ; il paralyse notre foi - il souille notre conscience ; il met du plomb dans nos ailes ; il rend charnelles nos pensées. C'est pourquoi nous ne sommes que poussière et cendre devant le regard du Très-haut.

Je souffre, je l'avoue, en entendant prononcer souvent si légèrement le nom de notre Père céleste. Ne dirait-on pas qu'il s'agit d'un indulgent aïeul prêt à sourire des fautes de son petit-fils ? Pour beaucoup, Dieu ressemble au sacrificateur Héli qui se bornait à reprendre ainsi ses fils : « Mes enfants, ce que j'entends dire n'est pas bon ; » là-dessus le bon vieillard fermait les yeux sur leurs crimes. C'est déshonorer Dieu que de lui prêter ce rôle paterne. Celui qui prie Dieu avec une telle disposition d'esprit ne trouvera jamais sa présence. Oui, c'est profaner le nom de Dieu que d'oublier qu'en lui la sainteté s'unit à l'amour.

Le même respect doit accompagner nos prières au Sauveur. Elles doivent toujours être inspirées par la pensée que Christ est celui devant lequel tout genou fléchira au ciel et sur la terre. Je n'aime pas les prières où l'on s'adresse à Christ de la façon suivante : « 0 toi qui m'es plus doux que tout, mon Jésus, mon gracieux Jésus, mon cher frère ! » De telles invocations sont dépourvues de tact, de goût. Parce que le Fils de Dieu s'est abaissé jusqu'à nous, nous n'avons pas à le rapetisser complètement à notre niveau. Si un grand de ce monde venait à frapper sur votre épaule en vous disant : « Aie bon courage, mon ami ! » vous retourneriez-vous pour frapper aussi sur son épaule et lui répondre : « mon ami ! » Jésus-Christ s'est fait votre frère, mais il est autre chose que cela, il est beaucoup plus que cela : il est le Fils de Dieu, le saint Rédempteur dont nul n'est en lui-même digne de baiser les pieds. C'est pourquoi, mon frère, prends garde à tes paroles lorsque tu t'adresses à lui. Un saint respect doit accompagner ton amour. Dans la prière Dieu doit rester Dieu, l'homme rester homme.


5. Est-ce toi ou Dieu que tu cherches dans la prière ?

Nos prières sont boiteuses, lorsque nous ne commençons pas par prendre devant Dieu la place humble qui nous convient. Mais elles sont plus malades parfois encore grâce à leur contenu. Quel est le contenu normal d'une prière ? Je réponds qu'elle doit demander avant tout la présence de Dieu. Ainsi Dieu doit être le premier objet de nos requêtes. Je suppose que vous m'avez compris, mon cher lecteur, vous me permettrez cependant de m'expliquer plus clairement.

Je dis que Dieu doit être le fil d'or reliant toutes nos requêtes, nos prières et nos actions de grâces. Que son nom soit sanctifié, en tous lieux, que son règne vienne dans le vaste monde, que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel ; que tout cela se fasse tout d'abord en toi ; que Dieu, l'Éternel, devienne un avec toi et toi avec lui. voilà ce qui sera l'âme de tes prières, ô croyant, si tu es fidèle ! Et c'est cette âme précisément qui te fait défaut, je le crains. Les gens d'église savent rarement ce que c'est que prier. Prier, pour eux, c'est demander ; ils ne remercient guère que lorsque la volonté de Dieu est d'accord avec leur propre volonté. L'adoration par laquelle nous nous plongeons dans les profondeurs de la divinité leur est inconnue. Encore une fois, ils savent ce que c'est que demander ; mais ils ne demandent que pour eux-mêmes ou pour ceux au bonheur desquels leur bonheur est étroitement lié. L'intercession, au sens large du mot, ne joue chez eux aucun rôle.

Au lieu de dire : « Ta volonté soit faite, » en bien des cas, nous ferions donc mieux de dire : « Ma volonté soit faite, » et si cette demande a un air impie, nous ferions mieux de dire tout au moins : « Ta volonté se fasse autant que possible, en conformité avec la mienne ! » C'est ainsi que la prière tombe dans l'impiété. Elle devient justement le contraire de ce qu'elle est destinée à être. Que doit-elle être ? Une consécration vivante à Dieu de tout notre être, de notre volonté propre, nous amenant à nous plonger dans la source inépuisable de la miséricorde divine, dans l'amour profond, mystérieux et compatissant du Très-haut. Il est triste de constater la place que l'amour du monde, la crainte de la douleur, la recherche du moi, de ce qui brille, la chair et le sang en un mot, prennent dans la prière. Que tous ces sentiments terrestres nous entraînent à l'ordinaire, cela n'est pas trop étonnant peut-être. Ce qui est grave, c'est que nous marchions encore sous leurs enseignes à l'heure de la prière. Si quelque chose a donc besoin d'être amélioré chez les chrétiens, c'est d'abord leurs prières.

Jésus a fait entendre dans l'oraison dominicale le véritable accent de la requête. Cette prière est répétée ou imitée tous les jours, mais bien peu se rendent compte de sa signification. L'oraison dominicale nous invite à demander à Dieu le pain quotidien. Le pain quotidien, n'est-ce pas tout ce qui est nécessaire à la vie présente ? Sans aucun doute. Mais les trésors, les honneurs, les dignités ne font pas précisément partie de ce nécessaire ; en revanche les afflictions appartiennent à ce nécessaire. Sans elles, en effet, la vie ne serait pas supportable, parce que les hommes se livreraient sans frein à leurs passions. Quiconque connaît un peu le monde sait que la douleur arrête seule l'essor démesuré des convoitises chez le grand nombre ; les croyants, ceux du moins qui ont quelque expérience du coeur humain, devraient mieux le savoir que personne. L'idée centrale de l'oraison dominicale est au fond celle-ci : « Sève céleste, que ton action ait un accès véritable au sein de l'humanité pécheresse ! » C'est cet accès qui est demandé dans les requêtes de la première partie de l'oraison ; c'est cet accès qui est demandé dans la dernière partie avec le pardon des péchés, avec la délivrance de la tentation.

Les enfants de Dieu ont toujours entendu de la sorte l'oraison dominicale. On a appelé les psaumes le Livre de prière de la Bible. L'appellation est juste. Mais voyez quel est l'objet principal des supplications des chantres inspirés, de leurs actions de grâces. Même quand ils présentent à Dieu des souffrances temporelles, pour en réclamer la délivrance, c'est une autre délivrance, la délivrance intérieure, spirituelle, qui reste toujours le grand objet de leurs préoccupations. Dans leurs actions de grâces, ils remercient Dieu avant tout de ce qu'il leur pardonne leurs péchés ; dans leurs requêtes pleines de larmes, ils s'écrient de préférence : « Ne m'ôte point ton bon esprit ! » Ou bien encore ils diront : « Seigneur, manifeste ta force en Israël, que tous les peuples voient ta gloire ! »

Comparez les prières des hommes de Dieu en d'autres parties de la Bible ! Partout ils supplieront Dieu de se réconcilier avec les hommes. Nous avons entendu Abraham intercéder pour Sodome. Quand il réclame le fils de la promesse, ce n'est pas seulement pour sa satisfaction personnelle, c'est pour l'accomplissement des oracles divins. Jérémie pleure sur la ruine de son peuple, mais il attend en même temps de ce peuple le salut des autres nations. Moïse lutte avec Dieu pour obtenir le pardon d'Israël. Prêtez l'oreille aux prières d'un Luther. Il demande avec une confiance enfantine, mais aussi avec une énergie qui ne se lasse point que la parole de Dieu ait libre cours dans le monde. Il rappelle à Dieu que la défense de l'Évangile est l'affaire de Dieu, non pas la sienne, à lui, Luther. Mélanchthon est malade à la mort, Luther demande la guérison de son ami d'une manière pressante. Mais ce n'est pas qu'il ne puisse se passer de son ami. C'est parce que Dieu lui-même ne saurait s'en passer. Toutes ces prières de Luther sont faites au nom de Jésus. Elles jaillissent du coeur de Dieu qui les inspire. C'est pour cela qu'elles sont exaucées.

C'est ainsi que l'enfant qui répond aux désirs de son père, lui parle de ce qui l'intéresse, s'imprègne de son esprit dans les souhaits qu'il exprime. Voyez comment les enfants sont habiles à présenter à leurs parents les motifs les plus propres à les fléchir !

Bref, c'est le règne de Dieu en nous, autour de nous, qui jusqu'à la fin du monde doit être le premier objet de nos demandes. En priant, nous devons sortir de nous pour nous occuper de la réalisation des pensées de Dieu à l'égard de l'humanité.

Est-ce à dire que nous devions oublier les nôtres, notre peuple ? La forêt ne doit pas nous empêcher de voir les arbres. Vous êtes marié : votre femme, vos enfants doivent avoir une place plus grande dans vos requêtes que des étrangers. Il ne serait pas naturel non plus que vous oubliassiez d'autres proches parents. Mais d'autre part, il ne faut pas que vos proches, le salut de votre famille, de votre peuple rejettent complètement dans l'ombre les autres familles, les autres peuples. La prière idéale n'est pas nationale, mais internationale. L'Allemand ne dira pas à Dieu : « Que le règne de l'Allemagne s'étende sur la terre ! » mais : « Ton règne vienne ! » Il ne dira pas non plus à Dieu : « Que ton règne vienne dans les pays allemands ! » mais : « Ton règne vienne dans le monde entier ! » Gardons-nous de l'étroitesse ; gardons-nous de faire de l'esprit de parti, de la politique dans nos prières !

Ne perdons jamais de vue en ce domaine la largeur de la bonté divine. Dieu appelle chaque homme à devenir son enfant. Par là, mon frère, chaque homme est appelé à devenir ton frère ; chaque femme doit devenir ta soeur, dans un sens infiniment plus élevé que l'acception ordinaire de ces mots « frère et soeur ». Ayons toujours devant les yeux le lien spirituel créé entre les âmes par l'Évangile, et qui est bien plus puissant que les liens de la chair et du sang ! Songeons à cette grande multitude d'esprits glorifiés, vêtus de vêtements de lumière, de tout peuple, de toute tribu, de toute langue, qui se tient devant le trône de Dieu et de l'Agneau ! Le but de Dieu n'est-il pas le rassemblement de ses élus ? Et ce but de Dieu ne doit-il pas être aussi le but de vos prières ? Quand tel sera l'esprit de vos requêtes, elles accompliront des miracles au ciel et sur la terre. Ainsi que l'a remarqué Vinet, la puissance de Dieu fléchit devant le soupir de celui qui se prosterne devant lui, quand c'est lui-même qui a inspiré ce soupir.

Quelques-uns de mes lecteurs ne sont pas contents. Ils voudraient que je parlasse des prières ayant pour objet quelque bien terrestre, temporel. Ils murmurent : « Tout ce que vous dites du règne de Dieu est excellent. Mais nous sommes hommes. Nous vivons dans un monde de péché et de misère. Nous voudrions parfois pouvoir en sortir. Impossible. Ne faut-il pas dès lors que Dieu s'intéresse à notre existence terrestre, qu'il s'occupe, si je puis dire ainsi, de l'endroit où le soulier nous blesse ? »

Il serait triste en effet que nous ne pussions pas parler à Dieu de tout ce qui nous pèse. Mais quand lui parlons-nous de nos affaires temporelles ? Quand nous avons besoin de lui. Seulement alors. Maintenant que penserait un père terrestre de son enfant, si celui-ci ne venait à lui que pour demander son aide et, si en dehors de cela, cet enfant vivait comme si son père n'existait pas ? C'est pourtant ainsi que nous agissons. Henri Heine était depuis de longues années couché sur le lit de souffrance, où l'avait étendu une maladie de la moelle épinière, lorsqu'il dit un jour à son ami Meissner : « Si je pouvais encore sortir avec des béquilles, savez-vous où j'irais ? » - « Non ! » - « Directement à l'église ! » - « Vous plaisantez ! » - « Non, non, j'irais à l'église. Comment aller ailleurs avec des béquilles ? Ah, si je pouvais marcher sans béquilles, j'irais sans doute me promener plus volontiers sur les boulevards où l'on rit, j'irais au bal, à Mabille ! » Heine fut un malheureux qui avait laissé mourir en lui le sentiment du divin. Bien peu oseraient parler comme lui, parce que bien peu ont son esprit. Mais si l'on ne parle pas comme Heine, on fait ce qu'il disait. Les choses divines, Dieu, c'est bon pour les jours de détresse ; l'on s'en passe aussi longtemps qu'on peut. Si Dieu n'avait pris soin de nous forcer à marcher avec des béquilles, j'entends : s'il ne nous avait liés à la souffrance, de façon à nous forcer à chercher un appui, les prières seraient aussi rares en ce monde que les pensées de génie, et l'on sait que celles-ci n'abondent guère.

D'autres âmes ne se passeront pas entièrement de Dieu. Elles ont chaque jour le besoin de prier. En même temps elles constatent que leurs prières manquent déplorablement de flamme et de spiritualité. Quand cet état de choses cessera-t-il ? Quand nos requêtes auront-elles la sainte flamme ? Quand nos soupirs auront-ils l'ardeur, la force, deviendront-ils pressants ? Quand notre coeur sera étreint par l'angoisse comme l'est celui de la mère, alors qu'elle lutte avec le Seigneur pour la vie de son enfant. Voyez comme elle oublie tout, pour arracher à la mort cette vie précieuse !

Écoutez encore cette jeune fille, torturée par la douleur. Comme ses accents sont sérieux ! Écoutez cet homme, réveillé de son assoupissement, qui craint d'être perdu pour l'éternité. Comme il crie vers Dieu du fond de sa misère ! Or, si vous examinez vos prières, mon cher lecteur, vous vous convaincrez promptement que vous ne demandez point à Dieu de vous enlever les joies terrestres qui vous séparent de lui ; vous ne cessez de lui dire : « Débarrasse-moi de cette épreuve, accorde-moi le bonheur temporel ! »

N'en est-il pas ainsi ? Comprenez-moi et qu'un malentendu ne fasse pas de vous sa victime ! N'allez pas croire que je suis disposé à railler ceux qui demandent à être débarrassés de leur mal de dents, de leur mal de coeur, de leur langueur physique. Je ne suis point de la race des écrivains qui, du haut de leur bien-être, confortablement assis à une table de travail, se plaisent à tonner contre le matérialisme de leur génération. C'est un thème offrant carrière à l'éloquence, à la poésie que celui de la vanité des biens de ce monde. Il est facile d'exécuter des variations sur l'air : « Que sont les joies de la terre ? Une poignée de sable, une occasion de chagrin ! » Cette mélodie a pour contre-partie l'autre mélodie : « Que sont les tristesses de la terre ? De petits nuages troublant un instant l'azur du ciel ! »
Mais l'auteur, qui fait entendre ces chansons, doit s'être trouvé parfois lui-même plongé jusqu'au cou dans le bourbier, ballotté au milieu des grosses eaux, sinon il ne prendra pas le ton voulu et juste en parlant de nos joies et de nos plaisirs.

Elle est parfaitement vraie, cette parole d'un de nos poètes : « Celui qui n'a jamais mangé son pain au milieu des larmes, qui n'a jamais passé des nuits en pleurs, ne vous connaît pas, ô puissances à venir ! » Non, il ne vous connaît pas ; il ne se connaît pas davantage lui-même ; il ne sait ni consoler les autres ni prier. Mais celui qui a traversé la souffrance, ne s'exprimera jamais légèrement sur la perte des biens temporels. Il sait que cette perte, pour être temporelle, est poignante, qu'elle n'est pas d'abord un sujet de joie, mais bien de tristesse.

L'auteur de ces lignes connaît par sa propre expérience, et non par l'imagination seulement, la plainte de la souffrance. Il n'a pas seulement souffert du mal de dents. Il a été, la proie de la souffrance physique sous des formes variées, et cela non pas seulement pendant des semaines, mais pendant des dizaines d'années. Plusieurs fois il a conduit au tombeau ce qu'il avait de plus cher, et chaque fois la vie lui est apparue sous l'aspect le plus sombre, dépouillée de toute joie, de toute lumière. Comme Elie, sous le genévrier, il s'est couché maintes fois accablé sous son fardeau. Autant que qui que ce soit, il a l'habitude des orages et des tempêtes de l'âme ; il a compris ce que c'est que d'être contraint par l'angoisse à crier vers Dieu. Il n'ignore pas enfin que le moyen de rendre de telles prières agréables à Dieu, est de s'engager à mener sous son regard une vie plus fidèle, plus consacrée à son service. C'est pourquoi il ose vous demander votre confiance, et prendra la liberté de vous redire que la délivrance par excellence, la délivrance à réclamer d'abord n'est pas celle d'un mal extérieur et temporel, mais celle des affections qui séparent de Dieu.

Vous déclarerez mille fois votre situation intolérable, et cependant vous la traverserez soutenu par une main supérieure. La plus profonde tristesse est constamment transformée par la grâce divine en pure joie. J'avoue que je n'aurais pas pu vivre un seul jour de ma vie pastorale, si je n'avais eu les consolations divines pour me fortifier devant le spectacle de la douleur. J'ai dès lors le devoir de confesser aussi que lorsque j'ai demandé que ce spectacle s'éloignât de moi, je n'ai pas su ce que je demandais. Les consolations divines n'étaient-elles pas encore plus bienfaisantes que la vue de la souffrance n'était déprimante ? Quiconque possède la vie spirituelle aura fait la même expérience. À chaque épreuve, le tentateur vous suggérera, - oh, il sait être très aimable à l'occasion, il parait s'occuper beaucoup de notre bien-être, le diable, - le diable vous suggérera, dis-je, que la vie que vous menez est insupportable, qu'elle ne saurait durer s'il y a un Dieu au ciel. Je vous en prie, ne l'écoutez pas, renvoyez-le, en refusant de l'entendre. Le grand apôtre des Gentils, Paul lui-même pensa que son écharde l'empêchait de remplir sa vocation apostolique, et à trois reprises il supplia le Seigneur de le délivrer. Mais Dieu maintint l'écharde, et Paul n'en devint pas moins Paul. Seulement il fit l'expérience de la force de Dieu qui se glorifie dans notre infirmité.

Un pasteur était atteint, le samedi soir, au moment où il avait à se préparer pour sa prédication, de violentes névralgies : supplications au Seigneur de guérir son serviteur, pour que celui-ci pût vaquer à sa préparation, prêcher le lendemain avec force et que la parole du Seigneur eût son efficace. Il paraît que l'inquiétude du ministre, ses larmes, ses requêtes non exaucées étaient

aux yeux du Seigneur une meilleure préparation que l'étude. Il monta, le lendemain, en chaire pour réclamer, il est vrai, l'indulgence de sa communauté envers sa prédication qui devait se ressentir d'un fâcheux état de santé. Mais après le service, un de ses auditeurs, l'un de ceux qu'il avait lieu de croire avancé dans la piété vint le saluer dans la sacristie et lui tint ce petit discours : « Tout en vous souhaitant le plus grand bien, nous ne pouvons nous empêcher de désirer que vous ayez encore souvent des névralgies ; car vous ne vous êtes jamais adressé d'une manière si émouvante aux coeurs travaillés et chargés ! » Et le pasteur comprit qu'en ne l'exauçant pas, Dieu l'avait exaucé. Combien ont eu leurs meilleures pensées au sein de la fournaise ! Combien doivent à la douleur d'avoir appris à connaître les vertus de Jésus-Christ, sa force victorieuse du péché et du monde. Le gendre du célèbre Francke, le fondateur des établissements de charité à Halle, fut le pasteur Freylinghausen ; il a laissé une poésie sur le Mal de dents qui commence ainsi :
Mon coeur, sois content !

Elle est très connue en Allemagne. Je sais un autre petit cantique qui a pour sujet le Mal de tête ; il est dû à une femme pieuse. Celle-ci souffrait de maux de tête constants et sut bénir pour eux le Père céleste. Voici quelques vers de ce morceau :

Mon Berger me reste fidèle
Même quand il me fait souffrir.
Si chaque jour il me flagelle,
C'est pour m'empêcher de périr.
Ma douleur me tient loin du monde
Me garde en une paix profonde !

Lecteur, ne me croyez pas meilleur que je suis. N'allez pas supposer que je m'abstiens, en ce qui me concerne, de demander la délivrance extérieure et temporelle. Il serait contre nature dans la maladie de ne pas demander la guérison...


(1) Oui, Dieu emploie ici le langage humain, les procédés humains, mais ce n'est pas seulement, croyons-nous, pour laisser aux sentiments de pitié, qui remplissent l'âme d'Abraham, la faculté de s'exprimer dans une requête. Il veut, pour mettre sa propre impartialité hors de cause, procéder à une enquête visible. C'est pour cela qu'il descend lui-même sur les lieux.
N. du T. 
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