Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XVI

Le meurtre honoré ou le duel.

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 « Et l'Éternel dit : Le cri contre Sodome et Gomorrhe s'est accru, et leur péché est énorme. »

Gen. XVIII, 20.


1. Le cri contre Sodome et contre nos pays modernes.

« Le cri contre Sodome s'est accru », ainsi parle le Seigneur. Cela laisse entendre que ce cri était monté jusqu'au ciel. Dieu avait dit également au premier meurtrier, à Caïn : « La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi. » - « L'âme de l'homme est dans le sang », d'après l'Ancien Testament. C'est donc l'esprit de la victime qui a crié contre Caïn. Ainsi criaient les esprits de ceux qui avaient été perdus corps et âme par la tyrannie, l'injustice, la corruption des habitants de Sodome.
Ils criaient à Dieu contre Sodome et demandaient vengeance. « Une image » murmurent quelques lecteurs.
Je réponds : En êtes-vous bien sûrs ? Savez-vous tout ce qui se passe dans le monde invisible ? Savez-vous ce dont les esprits, qui souffrent là-bas, sont capables ? Prenez garde à vous, homme sensuel, dont les convoitises ont causé la perte d'une jeune fille ; prenez, garde à vous, intrigant, qui par vos ruses avez réduit une famille à la mendicité. Prenez garde aux accusations des esprits des morts !

Et je me dis qu'il monte aussi un cri vers le ciel contre notre civilisation. Notre temps n'est-il pas souillé par maint interdit ? Je pourrais parler ici de la réglementation du vice, de cette traite des jeunes filles qui se pratique encore dans nos contrées par d'infâmes offices. Je ne m'étendrai pas toutefois sur ces forfaits, sur cette oeuvre de ténèbres de notre époque. Je désire que ce petit livre puisse être lu par les jeunes gens, les jeunes filles. J'inviterai cependant nos chrétiens, nos chrétiennes à s'armer contre les fléaux que j'ai signalés. Coalisons-nous contre les lois qui patentent le mal et prenons le taureau par les cornes. Loin de nous une fausse délicatesse qui n'est que la caricature de la véritable !

J'ai autre chose en vue. La Providence a voulu qu'il m'arrivât de Berlin un journal imprimé en lettres de sang. J'emploie cette expression, parce qu'une partie du journal, le fragment qui me frappa dans cette gazette, était le procès, auquel avait donné lieu un duel ayant des suites mortelles. Un étudiant avait provoqué au pistolet cinq autres étudiants. Le malheureux allait risquer cinq fois sa vie ; il avait mis en danger cinq autres vies. Le premier de ses adversaires avait été grièvement blessé. Le second avait été tué. La victime avait 22 ans. Là-dessus la police était intervenue et avait mis un terme au combat. La cause de l'affaire ? Elle était des plus futiles. Les étudiants provoqués avaient avancé que leur camarade s'était inconsidérément laissé aller à engager sa parole d'honneur. Il n'en avait pas fallu davantage pour amener cette effusion du sang. Et ceux qui avaient participé au duel venaient d'être jugés. Le meurtrier était condamné à quatre ans de forteresse, mais ses adversaires étaient libérés.

Si je raconte cet incident, c'est qu'il est symptomatique. C'est un exemple entre plusieurs. Je dis que l'existence du duel à notre époque est un outrage à la morale chrétienne, un usage barbare, une tache de sang sur les contrées où il est en vigueur.

Dans la règle, le duel naît d'un malentendu, de quelque propos léger, d'une vétille. Et c'est pour cela qu'on verse le sang. Et l'on oublie que le sang répandu crie vengeance. Et ce n'est pas seulement du sang répandu que s'élève vers le ciel un cri de vengeance, c'est des larmes versées par les parents, par le père, la mère de la victime, quand il y en a une. Au prix de quels soins les parents en deuil avaient élevé leur fils ! Un cri de vengeance monte encore des larmes de l'épouse, de la fiancée, des frères, des soeurs, des amis de celui qui a été tué. Toutes les fois que le duel fait une victime, il en fait par là même une seconde, le meurtrier ; il en fait par là même une foule d'autres, ainsi que je l'ai dit, dans la famille de cette première victime.

Quelques mots du tort causé aux universités allemandes par l'usage du duel. On imaginera difficilement le temps, les forces, l'argent consacrés ou perdus dans ces rencontres, par la longue préparation qu'elles exigent de nos étudiants. Tout cela par des hommes qui, dans quelques années, prendront les titres respectables de professeurs, de juristes, de médecins, de pasteurs, deviendront et seront appelés à être les modèles, les éducateurs, les chefs, les juges de notre peuple. Cruelle ironie ! Voici un juge dont le visage est tout couturé ; sa figure rappelle par ses balafres d'anciens duels. De quel droit ce juge appliquera-t-il une peine sévère au garçon boucher qui s'est servi un peu trop vigoureusement de ses poings ? L'homme cultivé n'a-t-il pas fait pis que le grossier compagnon ? N'est-il pas plus coupable, parce qu'il est plus cultivé ? N'était-il pas davantage obligé par sa culture à contenir son ressentiment ?

Les peines qui punissent le duel sont légères. Supposez que deux compagnons cordonniers se fussent battus au lieu de nos deux étudiants, et que l'un d'eux eût tué l'autre. Le compagnon cordonnier n'eût-il pas été châtié plus sévèrement que le duelliste ? Remarquez qu'en Allemagne le meurtre par le duel est assimilé par la loi aux crimes politiques, puni d'années de forteresse. Aussi, tandis que le meurtrier ordinaire qui sort de la prison commune, après avoir fait ses 25 ans de détention, est montré au doigt, regardé jusqu'à la fin de ses jours comme une bête malfaisante, à jamais déshonoré pour tout dire, le duelliste est-il reçu à bras ouverts par la société. Il n'est nullement déshonoré. Que parlons-nous de déshonneur ! L'étudiant qui en a tué un autre en duel jouit d'une considération particulière. Il ne serait déshonoré que dans le cas où, pour un motif de conscience, il aurait refusé de se battre.

En Allemagne encore, l'officier qui oppose un pareil refus est banni du corps des officiers. Il résulte de là qu'un croyant, prenant au sérieux sa foi, ne saurait devenir officier. Ne courrait-il pas le danger d'être à chaque instant entraîné dans quelque affaire que sa conscience lui interdit ? J'ai le souvenir de deux vaillants officiers chrétiens, appartenant à la confession catholique ; je les appelle vaillants parce qu'ils préférèrent renoncer au service que se battre. Ces hommes accomplirent là une action héroïque, croyez-moi. Ils durent souffrir le martyre pour rester fidèles à leurs convictions. Ils ont donné au monde un grand exemple. Combien, en effet, d'officiers voudraient être soustraits au joug imposé à cet égard par le préjugé ? Mais le courage qu'eurent les deux jeunes hommes dont j'ai parlé, est rare. Je sais des officiers qui se sont rendus sur le terrain à contre-coeur ; ils ont intentionnellement tiré par-dessus la tête de leur adversaire, mais ont été eux-mêmes tués. Eh bien, je dis qu'un État dans lequel se passent de pareilles choses n'a pas le droit de prendre le titre d'État chrétien.

Assurément, la loi condamne le duel, mais la coutume et le préjugé sont plus forts que la loi. L'officier qui s'adresse à ses supérieurs dans le cas mentionné n'en reçoit aucun appui, pour l'aider à respecter la loi. Je trouve en ce fait un grand danger. Placer les moeurs au-dessus des lois, rendre celles-ci clémentes pour certains crimes, c'est jeter le trouble dans les esprits. Est-ce que si notre noblesse, nos classes cultivées venaient à s'éprendre de la polygamie, il faudrait laisser tomber les lois existant contre la bigamie ?

Malheur à ceux qui interprètent ou appliquent avec arbitraire la loi divine. Le sachant ou non, ils ébranlent un des fondements de l'ordre social. Malheur à ceux qui disent : « Il est défendu en général de tuer, toutefois la défense comporte des exceptions, ainsi le duel. »

On me répondra que, s'il n'est pas d'exceptions, la guerre de défense, où l'on tue aussi, est également interdite. Mais le soldat qui se bat pour défendre son pays injustement attaqué, est le représentant de l'ordre, du droit. Il a affaire à des meurtriers. Son devoir est de les punir par la mort. Je suis dans la même position, quand je me vois obligé de défendre ma vie au péril de celle d'autrui, parce qu'on menace la mienne ; je me trouve alors frapper au nom de la justice. Je fais ce que la force armée ne manquerait pas de faire pour moi, si elle était présente. Je me borne à suppléer à son absence.

Peut-être les partisans du duel voudront-ils soutenir que cet usage est une nécessité sociale, au même titre que la guerre défensive ou la défense personnelle. Ils vous diront sans doute qu'il ne s'agit pas de justice, mais d'honneur et que l'honneur, comme la justice, est plus précieux que la vie. Je connais ces raisonnements, je les ai souvent entendus. Le défenseur de l'étudiant meurtrier dont j'ai parlé les tint tout au long devant le tribunal appelé à juger son client. Parlons donc un peu de l'honneur.


2. Un Moloch moderne.

L'étudiant dont j'ai parlé dut se battre pour l'honneur, voilà qui est entendu. Pour défendre son honneur, il était obligé d'exposer cinq fois sa vie - pour défendre son honneur, il fallait qu'il se résignât à faire couler bien des larmes dans les familles de ses victimes ; pour défendre son honneur, il fallait qu'il foulât aux pieds les lois publiques ; pour défendre son honneur, il fallait qu'il violât la loi éternelle, la loi divine, de même qu'il avait violé la loi civile ; pour défendre son honneur, il fallait qu'il outrageât la charité et frappât au visage celui qui personnifie la charité, Jésus-Christ ; pour défendre son honneur, il fallait qu'il rompît avec le sentiment immuable et universel de l'Eglise chrétienne. L'honneur qui exige de tels sacrifices, ou pour mieux dire qui oblige à de tels péchés, n'est-il pas la plus monstrueuse des idoles ?

Oui, c'est une idole, une misérable idole, un Moloch, auquel sont offertes des hécatombes humaines. Le défenseur de l'étudiant mentionné il y a quelques instants, s'exprimait ainsi dans son plaidoyer : « Les cercles d'officiers et d'étudiants ont une notion particulière de l'honneur. » Et il avait partiellement raison. Je dis partiellement, parce qu'il existe, grâce à Dieu, des associations d'étudiants qui rejettent expressément le duel. Mais supposons pour un instant qu'elles n'existent pas. Supposons que la caractéristique des cercles universitaires et des cercles d'officiers, fournie par le défenseur de l'étudiant, soit rigoureusement exacte, suivra-t-il de là que les membres de ces cercles ont raison d'avoir une autre notion de l'honneur que les négociants, les agriculteurs, les artisans ? Ne voit-on pas que cette idée de l'honneur, particulière à certaines classes, est tout à fait arbitraire. Considérez d'un peu près ceux que vous voyez de la sorte à cheval sur l'honneur, vous verrez qu'ils ne savent guère en réalité ce que c'est que l'honneur. Leur honneur est atteint par la plus petite parole de blâme prononcée contre eux, le fût-elle par des hommes ivres, un peu trop égayés, incapables de se rendre compte des suites de leurs propos. Ils prétendent souffrir bien plus encore dans leur honneur, s'ils ne violent pas la loi pour obtenir une satisfaction ! En revanche, ils ne tiennent point pour déshonorant de participer à une orgie, de passer des nuits à boire, d'avoir des maîtresses, de séduire une jeune fille, une femme mariée, de faire des dettes qui ne seront jamais payées, de laisser sans le solder le compte de leur blanchisseuse ! Et vous croyez que tout cela n'a rien de déshonorant ? Vous croyez que tout cela peut être simplement matière à plaisanteries ?

Ce que je sais bien, c'est que le duel sera rayé du code de l'honneur en Allemagne, lorsque l'empereur, les princes allemands voudront bien lui appliquer le nom qu'il mérite, l'appeler un homicide. Qu'on cesse de considérer la réparation demandée au duel comme une satisfaction, à laquelle l'honneur est intéressé, qu'on cesse d'entourer d'un semblant de gloire cette stupide rencontre à main armée qui ne prouve rien, et le duel cessera de paraître nécessaire. Puissent nos gouvernements sentir leur responsabilité à cet égard.

Nul plus que moi ne respecte l'empereur d'Allemagne. Je me permettrai toutefois de dire qu'une pierre précieuse manque à la couronne impériale, tant que l'autorité n'a pas mis un terme au scandale permanent de nos duels. Il lui appartient d'agir. Napoléon 1er a dû dire : « Quand deux de mes officiers se battent et que l'un d'eux reste sur le carreau, je fais emmener l'autre par la charrette du bourreau. » Le grand-électeur de Prusse, dans une déclaration contre le duel, datée de 1688, et renouvelée en 1743, s'exprimait ainsi au sujet du meurtrier : « Il expiera son forfait par la mort, sera enterré dans un lieu vil par le bourreau, et au cas où il ne serait pas noble, pendu pour servir d'exemple à tous. » Voilà qui était parler.

Que l'on en finisse surtout avec le rabâchage de la nécessité du duel. S'il était nécessaire, les étudiants anglais, les officiers anglais ne le connaîtraient-ils pas ? Affirmera-t-on peut-être que les étudiants anglais, que les officiers anglais sont moins courageux que d'autres, ou accusera-t-on de lâcheté les héros de la vieille Rome ? J'affirme qu'il faut plus de courage pour braver le préjugé, s'exposer à de sottes railleries en refusant d'aller sur le terrain, que pour exposer sa vie. S'il y avait toujours dans le dernier cas de l'héroïsme, il faudrait dire que les Japonais sont un peuple de braves, parce qu'ils s'ouvrent le ventre en présence d'un outrage. Il faudrait encore estimer le suicide comme un acte chevaleresque.

Quiconque a une voix doit l'employer pour réagir contre l'épouvantable abus que je viens de signaler. L'Eglise catholique refuse la sépulture ordinaire à celui qui est tué dans un duel. Je ne discute pas cette décision. Je soutiens seulement que nous avons moins de vaillance que les catholiques, si nous n'osons pas crier au Moloch moderne son nom de Moloch.

Ne nous lassons pas de parler, quand même ce serait d'abord en vain. La goutte qui tombe régulièrement sur la pierre finit par l'user. Il n'est qu'à s'inspirer de la parole de l'apôtre : « Aucun de nous ne vit, aucun de nous ne meurt pour soi-même. Si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur. Si nous mourons, nous mourons aussi au Seigneur. C'est pourquoi, soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. »

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