« Et l'Éternel dit : Le cri contre Sodome et Gomorrhe s'est accru, et leur péché est énorme. »
1. Le cri contre Sodome et contre nos
pays
modernes.
« Le cri contre Sodome s'est
accru », ainsi parle le Seigneur. Cela
laisse entendre que ce cri était
monté jusqu'au ciel. Dieu avait dit
également au premier meurtrier, à
Caïn : « La voix du sang de ton
frère crie de la terre jusqu'à
moi. » - « L'âme de
l'homme est dans le sang »,
d'après l'Ancien Testament. C'est donc
l'esprit de la victime qui a crié contre
Caïn. Ainsi criaient les esprits de ceux qui
avaient été perdus corps et âme
par la tyrannie, l'injustice, la corruption des
habitants de Sodome.
Ils criaient à Dieu contre Sodome et
demandaient vengeance. « Une
image » murmurent quelques lecteurs.
Je réponds : En êtes-vous
bien sûrs ? Savez-vous tout ce qui se
passe dans le monde invisible ? Savez-vous ce
dont les esprits, qui souffrent là-bas, sont
capables ? Prenez garde à vous, homme
sensuel, dont les convoitises ont causé la
perte d'une jeune fille ; prenez, garde
à vous, intrigant, qui par vos ruses avez
réduit une famille à la
mendicité. Prenez garde aux accusations des
esprits des morts !
Et je me dis qu'il monte aussi un cri vers
le ciel contre notre civilisation. Notre temps
n'est-il pas souillé par maint
interdit ? Je pourrais parler ici de la
réglementation du vice, de cette traite des
jeunes filles qui se pratique encore dans nos
contrées par d'infâmes offices. Je ne
m'étendrai pas toutefois sur ces forfaits,
sur cette oeuvre de ténèbres de notre
époque. Je désire que ce petit livre
puisse être lu par les jeunes gens, les
jeunes filles. J'inviterai cependant nos
chrétiens, nos chrétiennes à
s'armer contre les fléaux que j'ai
signalés. Coalisons-nous contre les lois qui
patentent le mal et prenons le taureau par les
cornes. Loin de nous une fausse délicatesse
qui n'est que la caricature de la
véritable !
J'ai autre chose en vue. La Providence a
voulu qu'il m'arrivât de Berlin un journal
imprimé en lettres de sang. J'emploie cette
expression, parce qu'une partie du journal, le
fragment qui me frappa dans cette gazette,
était le procès, auquel avait
donné lieu un duel ayant des suites
mortelles. Un étudiant avait provoqué
au pistolet cinq autres étudiants. Le
malheureux allait risquer cinq fois sa vie ;
il avait mis en danger cinq autres vies. Le premier
de ses adversaires avait été
grièvement blessé. Le second avait
été tué. La victime avait 22
ans. Là-dessus la police était
intervenue et avait mis un terme au combat. La
cause de l'affaire ? Elle était des
plus futiles. Les étudiants provoqués
avaient avancé que leur camarade
s'était inconsidérément
laissé aller à engager sa parole
d'honneur. Il n'en avait pas fallu davantage pour
amener cette effusion du sang.
Et ceux qui avaient participé au duel
venaient d'être jugés. Le meurtrier
était condamné à quatre ans de
forteresse, mais ses adversaires étaient
libérés.
Si je raconte cet incident, c'est qu'il est
symptomatique. C'est un exemple entre plusieurs. Je
dis que l'existence du duel à notre
époque est un outrage à la morale
chrétienne, un usage barbare, une tache de
sang sur les contrées où il est en
vigueur.
Dans la règle, le duel naît
d'un malentendu, de quelque propos léger,
d'une vétille. Et c'est pour cela qu'on
verse le sang. Et l'on oublie que le sang
répandu crie vengeance. Et ce n'est pas
seulement du sang répandu que
s'élève vers le ciel un cri de
vengeance, c'est des larmes versées par les
parents, par le père, la mère de la
victime, quand il y en a une. Au prix de quels
soins les parents en deuil avaient
élevé leur fils ! Un cri de
vengeance monte encore des larmes de
l'épouse, de la fiancée, des
frères, des soeurs, des amis de celui qui a
été tué. Toutes les fois que
le duel fait une victime, il en fait par là
même une seconde, le meurtrier ; il en
fait par là même une foule d'autres,
ainsi que je l'ai dit, dans la famille de cette
première victime.
Quelques mots du tort causé aux
universités allemandes par l'usage du duel.
On imaginera difficilement le temps, les forces,
l'argent consacrés ou perdus dans ces
rencontres, par la longue préparation
qu'elles exigent de nos étudiants. Tout cela
par des hommes qui, dans quelques années,
prendront les titres respectables de professeurs,
de juristes, de médecins, de pasteurs,
deviendront et seront appelés à
être les modèles, les
éducateurs, les chefs, les juges de notre
peuple. Cruelle ironie ! Voici un juge dont le
visage est tout couturé ; sa figure
rappelle par ses balafres d'anciens duels. De quel
droit ce juge appliquera-t-il une peine
sévère au garçon boucher qui
s'est servi un peu trop vigoureusement de ses
poings ? L'homme cultivé n'a-t-il pas
fait pis que le grossier compagnon ? N'est-il
pas plus coupable, parce qu'il est plus cultivé ?
N'était-il
pas davantage obligé par
sa culture à contenir son
ressentiment ?
Les peines qui punissent le duel sont
légères. Supposez que deux compagnons
cordonniers se fussent battus au lieu de nos deux
étudiants, et que l'un d'eux eût
tué l'autre. Le compagnon cordonnier
n'eût-il pas été
châtié plus sévèrement
que le duelliste ? Remarquez qu'en Allemagne
le meurtre par le duel est assimilé par la
loi aux crimes politiques, puni d'années de
forteresse. Aussi, tandis que le meurtrier
ordinaire qui sort de la prison commune,
après avoir fait ses 25 ans de
détention, est montré au doigt,
regardé jusqu'à la fin de ses jours
comme une bête malfaisante, à jamais
déshonoré pour tout dire, le
duelliste est-il reçu à bras ouverts
par la société. Il n'est nullement
déshonoré. Que parlons-nous de
déshonneur ! L'étudiant qui en a
tué un autre en duel jouit d'une
considération particulière. Il ne
serait déshonoré que dans le cas
où, pour un motif de conscience, il aurait
refusé de se battre.
En Allemagne encore, l'officier qui oppose
un pareil refus est banni du corps des officiers.
Il résulte de là qu'un croyant,
prenant au sérieux sa foi, ne saurait
devenir officier. Ne courrait-il pas le danger
d'être à chaque instant
entraîné dans quelque affaire que sa
conscience lui interdit ? J'ai le souvenir de
deux vaillants officiers chrétiens,
appartenant à la confession
catholique ; je les appelle vaillants parce
qu'ils préférèrent renoncer au
service que se battre. Ces hommes accomplirent
là une action héroïque,
croyez-moi. Ils durent souffrir le martyre pour
rester fidèles à leurs convictions.
Ils ont donné au monde un grand exemple.
Combien, en effet, d'officiers voudraient
être soustraits au joug imposé
à cet égard par le
préjugé ? Mais le courage
qu'eurent les deux jeunes hommes dont j'ai
parlé, est rare. Je sais des officiers qui
se sont rendus sur le terrain à
contre-coeur ; ils ont intentionnellement
tiré par-dessus la tête de leur
adversaire, mais ont été
eux-mêmes tués. Eh bien, je dis qu'un
État dans lequel se passent de pareilles choses
n'a pas le
droit de prendre le titre d'État
chrétien.
Assurément, la loi condamne le duel,
mais la coutume et le préjugé sont
plus forts que la loi. L'officier qui s'adresse
à ses supérieurs dans le cas
mentionné n'en reçoit aucun appui,
pour l'aider à respecter la loi. Je trouve
en ce fait un grand danger. Placer les moeurs
au-dessus des lois, rendre celles-ci
clémentes pour certains crimes, c'est jeter
le trouble dans les esprits. Est-ce que si notre
noblesse, nos classes cultivées venaient
à s'éprendre de la polygamie, il
faudrait laisser tomber les lois existant contre la
bigamie ?
Malheur à ceux qui
interprètent ou appliquent avec arbitraire
la loi divine. Le sachant ou non, ils
ébranlent un des fondements de l'ordre
social. Malheur à ceux qui disent :
« Il est défendu en
général de tuer, toutefois la
défense comporte des exceptions, ainsi le
duel. »
On me répondra que, s'il n'est pas
d'exceptions, la guerre de défense,
où l'on tue aussi, est également
interdite. Mais le soldat qui se bat pour
défendre son pays injustement
attaqué, est le représentant de
l'ordre, du droit. Il a affaire à des
meurtriers. Son devoir est de les punir par la
mort. Je suis dans la même position, quand je
me vois obligé de défendre ma vie au
péril de celle d'autrui, parce qu'on menace
la mienne ; je me trouve alors frapper au nom
de la justice. Je fais ce que la force armée
ne manquerait pas de faire pour moi, si elle
était présente. Je me borne à
suppléer à son absence.
Peut-être les partisans du duel
voudront-ils soutenir que cet usage est une
nécessité sociale, au même
titre que la guerre défensive ou la
défense personnelle. Ils vous diront sans
doute qu'il ne s'agit pas de justice, mais
d'honneur et que l'honneur, comme la justice, est
plus précieux que la vie. Je connais ces
raisonnements, je les ai souvent entendus. Le
défenseur de l'étudiant meurtrier
dont j'ai parlé les tint tout au long devant
le tribunal appelé à juger son
client. Parlons donc un peu de l'honneur.
2. Un Moloch moderne.
L'étudiant dont j'ai parlé dut
se battre pour l'honneur, voilà qui est
entendu. Pour défendre son honneur, il
était obligé d'exposer cinq fois sa
vie - pour défendre son honneur, il fallait
qu'il se résignât à faire
couler bien des larmes dans les familles de ses
victimes ; pour défendre son honneur,
il fallait qu'il foulât aux pieds les lois
publiques ; pour défendre son honneur,
il fallait qu'il violât la loi
éternelle, la loi divine, de même
qu'il avait violé la loi civile ; pour
défendre son honneur, il fallait qu'il
outrageât la charité et frappât
au visage celui qui personnifie la charité,
Jésus-Christ ; pour défendre son
honneur, il fallait qu'il rompît avec le
sentiment immuable et universel de l'Eglise
chrétienne. L'honneur qui exige de tels
sacrifices, ou pour mieux dire qui oblige à
de tels péchés, n'est-il pas la plus
monstrueuse des idoles ?
Oui, c'est une idole, une misérable
idole, un Moloch, auquel sont offertes des
hécatombes humaines. Le défenseur de
l'étudiant mentionné il y a quelques
instants, s'exprimait ainsi dans son
plaidoyer : « Les cercles
d'officiers et d'étudiants ont une notion
particulière de l'honneur. » Et il
avait partiellement raison. Je dis partiellement,
parce qu'il existe, grâce à Dieu, des
associations d'étudiants qui rejettent
expressément le duel. Mais supposons pour un
instant qu'elles n'existent pas. Supposons que la
caractéristique des cercles universitaires
et des cercles d'officiers, fournie par le
défenseur de l'étudiant, soit
rigoureusement exacte, suivra-t-il de là que
les membres de ces cercles ont raison d'avoir une
autre notion de l'honneur que les
négociants, les agriculteurs, les
artisans ? Ne voit-on pas que cette
idée de l'honneur, particulière
à certaines classes, est tout à fait
arbitraire. Considérez d'un peu près
ceux que vous voyez de la sorte à cheval sur
l'honneur, vous verrez qu'ils ne savent
guère en réalité ce que c'est
que l'honneur. Leur honneur est atteint par la plus
petite parole de blâme prononcée
contre eux, le fût-elle par des hommes ivres,
un peu trop égayés, incapables de se rendre compte
des
suites
de leurs propos. Ils prétendent souffrir
bien plus encore dans leur honneur, s'ils ne
violent pas la loi pour obtenir une
satisfaction ! En revanche, ils ne tiennent
point pour déshonorant de participer
à une orgie, de passer des nuits à
boire, d'avoir des maîtresses, de
séduire une jeune fille, une femme
mariée, de faire des dettes qui ne seront
jamais payées, de laisser sans le solder le
compte de leur blanchisseuse ! Et vous croyez
que tout cela n'a rien de déshonorant ?
Vous croyez que tout cela peut être
simplement matière à
plaisanteries ?
Ce que je sais bien, c'est que le duel sera
rayé du code de l'honneur en Allemagne,
lorsque l'empereur, les princes allemands voudront
bien lui appliquer le nom qu'il mérite,
l'appeler un homicide. Qu'on cesse de
considérer la réparation
demandée au duel comme une satisfaction,
à laquelle l'honneur est
intéressé, qu'on cesse d'entourer
d'un semblant de gloire cette stupide rencontre
à main armée qui ne prouve rien, et
le duel cessera de paraître
nécessaire. Puissent nos gouvernements
sentir leur responsabilité à cet
égard.
Nul plus que moi ne respecte l'empereur
d'Allemagne. Je me permettrai toutefois de dire
qu'une pierre précieuse manque à la
couronne impériale, tant que
l'autorité n'a pas mis un terme au scandale
permanent de nos duels. Il lui appartient d'agir.
Napoléon 1er a dû dire :
« Quand deux de mes officiers se battent
et que l'un d'eux reste sur le carreau, je fais
emmener l'autre par la charrette du
bourreau. » Le grand-électeur de
Prusse, dans une déclaration contre le duel,
datée de 1688, et renouvelée en 1743,
s'exprimait ainsi au sujet du meurtrier :
« Il expiera son forfait par la mort,
sera enterré dans un lieu vil par le
bourreau, et au cas où il ne serait pas
noble, pendu pour servir d'exemple à
tous. » Voilà qui était
parler.
Que l'on en finisse surtout avec le
rabâchage de la nécessité du
duel. S'il était nécessaire, les
étudiants anglais, les officiers anglais ne
le connaîtraient-ils pas ?
Affirmera-t-on peut-être que les
étudiants anglais, que les officiers anglais sont
moins
courageux que d'autres, ou accusera-t-on de
lâcheté les héros de la vieille
Rome ? J'affirme qu'il faut plus de courage
pour braver le préjugé, s'exposer
à de sottes railleries en refusant d'aller
sur le terrain, que pour exposer sa vie. S'il y
avait toujours dans le dernier cas de
l'héroïsme, il faudrait dire que les
Japonais sont un peuple de braves, parce qu'ils
s'ouvrent le ventre en présence d'un
outrage. Il faudrait encore estimer le suicide
comme un acte chevaleresque.
Quiconque a une voix doit l'employer pour
réagir contre l'épouvantable abus que
je viens de signaler. L'Eglise catholique refuse la
sépulture ordinaire à celui qui est
tué dans un duel. Je ne discute pas cette
décision. Je soutiens seulement que nous
avons moins de vaillance que les catholiques, si
nous n'osons pas crier au Moloch moderne son nom de
Moloch.
Ne nous lassons pas de parler, quand
même ce serait d'abord en vain. La goutte qui
tombe régulièrement sur la pierre
finit par l'user. Il n'est qu'à s'inspirer
de la parole de l'apôtre :
« Aucun de nous ne vit, aucun de nous ne
meurt pour soi-même. Si nous vivons, nous
vivons pour le Seigneur. Si nous mourons, nous
mourons aussi au Seigneur. C'est pourquoi, soit que
nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes
au Seigneur. »
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