« Abram tomba sur sa face ; il rit, et dit en son coeur : Naîtrait-il un fils à un homme de cent ans et Saraï, âgée de quatre-vingt-dix ans, enfanterait-elle ? »
1. Un rire douloureux.
J'entendais récemment une fort belle
prédication sur ce passage de
l'Apocalypse : « Ce sont ceux qui
viennent de la grande tribulation. » Le
prédicateur se demandait ce que signifient les
mots
« la grande tribulation. » Sa
réponse fut : « La grande
tribulation est la vie humaine. Quand nous serons
au ciel, que nous habiterons dans la gloire, notre
pèlerinage terrestre nous apparaîtra
comme une série ininterrompue de
tribulations ! »
Est-ce bien là le sens du passage de
l'Apocalypse en question ? Je crois qu'on peut
être là-dessus d'un avis
différent de celui du prédicateur. Il
n'en reste pas moins que la vie est une suite de
tribulations. Les réalités qui nous
entourent sont opposées à
l'idéal que nous portons en nous. Les signes
de la mort s'aperçoivent partout sur notre
chemin ; partout nous sentons l'aiguillon de
ce roi des épouvantements. Le plus beau
rayon de soleil éclaire sur la terre des
millions de soupirs, de plaintes. Quiconque a des
yeux verra couler près de lui des larmes.
Celui qui a un coeur ne peut conserver longtemps
ici-bas une joie sans mélange. Et quant
à celui qui n'a point de coeur, il ne sait
pas ce que c'est que la joie.
Regardez autour de vous ! Le sol
n'est-il pas jonché des ruines de vos
projets, des débris de vos châteaux en
Espagne. Partout se lamentent des coeurs
déchirés. Ajoutez à ce
spectacle celui de la méchanceté
humaine, toujours à l'affût et
à l'oeuvre. Comme si ce n'était point
assez des gémissements que la mort a fait
naître dans le monde, les hommes trouvent le
moyen par leur malice d'empoisonner la vie des
autres hommes. Le télégraphe et les
journaux sont occupés chaque matin à
nous raconter les grands crimes commis sur notre
planète, les catastrophes qui s'y
produisent. En vérité, l'état
de l'humanité est tel que, si nous y
prenions garde, il ferait passer constamment en
nous des frissons d'horreur.
Maintenant, comment pensez-vous que, dans la
perfection et la félicité à
venir, dans cette gloire dont nous avons à
peine une idée, nous apparaîtra la vie
terrestre ? Alors tous nos voeux seront
comblés, nous serons ce que nous souhaitons
être, nos yeux seront baignés de
nouvelles clartés .... Et n'est-il pas
évident que, de ce haut sommet, la vie
terrestre se montrera à nous comme une vie
misérable, pleine
de calamités ? Je crois que nous
goûterons alors pour la première fois
une véritable joie, que nous nous dirons, en
face d'un triste passé : « Je
savais à peine auparavant ce que
c'était que la joie. »
« Je commence à peine
à vivre ; jusqu'à présent
j'étais à demi morte, »
s'écriait dans l'excès de son bonheur
une jeune épouse. Elle avait vécu
jusqu'alors parmi des personnes au coeur froid,
dont aucune ne pouvait la comprendre. Mais
désormais, elle était devenue la
femme d'un homme excellent, qu'elle aimait de tout
son coeur. Aussi sa vie antérieure lui
apparaissait-elle comme une mort. Une nouvelle vie
s'était éveillée en elle. Elle
avait appris à chanter, ce qu'elle ne
faisait pas auparavant. Elle se sentait
pressée de chanter. De nouvelles
facultés se développaient rapidement
dans cet esprit. Et maintenant, mes
bien-aimés frères, si le bonheur
terrestre, toujours imparfait, souillé par
le péché, peut par moments faire
déborder le coeur, que sera-ce du bonheur
céleste, des harmonies des choeurs glorieux
quand elles frapperont votre oreille ?
Oui, ici-bas, nous n'aimons
qu'imparfaitement et nous sommes
éclairés seulement par un pâle
soleil. Et le moment est venu d'indiquer la
souffrance la plus profonde de la grande
tribulation, au milieu de laquelle nous passons nos
jours. Les mondains ignorent, dans une certaine
mesure, cette douleur ou ferment les yeux sur elle.
Mais ceux dont le regard est fixé sur
l'éternité, ceux qui sont devenus
enfants de Dieu, ceux-là sont
tourmentés jour et nuit, par la douleur
à laquelle je fais allusion. Elle est
grande, parce qu'elle a pour siège la partie
la plus profonde de notre être, parce que
nous la gardons jusqu'à notre entrée
dans la vie future. Je pense, en m'exprimant ainsi,
à ce combat de la chair et de l'esprit qui
se renouvelle sans cesse pour nous, à cette
contradiction dont le chrétien est la proie,
que Paul a bien connue, ensuite de laquelle nous ne
faisons pas ce que nous voulons et nous voulons
autre chose que ce que nous faisons
(Rom.
VIl).
« Je souffre de ne pas t'aimer, -
comme j'aurais voulu t'aimer, » a
chanté le poète. Trop peu nombreux
sont ceux qui connaissent ce tourment né de
la lutte entre le vouloir et le pouvoir. Ceux qui
en ont fait l'expérience n'ignorent pas que
cette douleur est la plus profonde de toutes. Tous
les jours, elle nous assaille de nouveau. Nous
saisissons, par exemple, dans leurs splendeurs, les
promesses divines, mais ce sera pour
reconnaître bientôt qu'elles sont loin
d'être réalisées. Nous
entendrons les grands mots de rédemption, de
pardon des péchés ; et la vie
des chrétiens mettra en ce moment en relief
sous nos yeux leurs faiblesses, la puissance du
péché. Le Nouveau Testament
célébrera le triomphe de Christ sur
le monde, sur les puissances ennemies - un coup
d'oeil autour de nous nous montrera ces puissances
ennemies déchaînées,
victorieuses comme si les jours de leur empire
n'étaient point comptés.
Qui n'a souffert de ces poignants
contrastes, mais qui donc a pu mieux les constater
qu'Abram ? Il nous sert de fortifiant
modèle ; mais il n'eut lui-même
guère de modèles devant les yeux. Les
épreuves auxquelles il fut soumis furent des
plus graves. Et les épaules puissantes du
patriarche se voûtèrent souvent sous
ce fardeau. Son coeur se fût brisé, sa
foi eût fait naufrage, si Dieu ne lui avait
accordé des encouragements particuliers. Si,
dans cet anniversaire de sa naissance, dont nous
nous occupons, il reçoit une communication
spéciale d'en haut, c'est qu'il en avait
besoin. Le baromètre de la foi d'Abram
était descendu à vent et pluie.
La consolation que Dieu lui donne, en lui
déclarant qu'il est le Dieu tout-puissant
(XVII,
1), en lui annonçant
une postérité qui sera
multipliée à l'infini
(XVII,
2), manque cette fois son
effet sur le patriarche. Il est trop abattu pour
que ces paroles le relèvent. Il se
prosterne, il est vrai, sur sa face. Mais ce n'est
pas pour prier ; c'est pour dire
intérieurement, en soupirant :
« Hélas, Seigneur, ne vois-tu pas
que je n'en puis plus ? » Notre
texte nous dit qu'il ne put s'empêcher de
rire, en répondant : « Naîtrait-il un
fils à un homme de cent
ans ? » Remarquez que la
colère de Jéhovah ne s'enflamme point
contre ce rire incrédule. Dieu sait de quoi
nous sommes faits. Dieu continue à verser
sur son serviteur l'abondance de ses promesses. Il
le relève peu à peu.
Dieu avait tout à l'heure
donné à Abram un nom nouveau (vers. 5
et 15).
Ce nom nouveau est le signe de
la grâce qui transforme. Le nom primitif de
notre héros était Abram :
« père élevé,
patriarche », son nom sera
désormais Abraham :
« père d'une
multitude ». Il n'est pas douteux
qu'à partir de ce jour Abram n'ait pris en
effet le nom d'Abraham. La Bible le lui donne
dès cette date. Et pourtant ce nom
était une ironie pour la raison ; il
devait résonner aux yeux des
Cananéens comme une moquerie. Mais
c'était le nom choisi de Dieu. L'amen divin
reposait sur lui. Ce nom devait finir par
correspondre à la réalité.
Dieu avait pareillement changé le nom de
Saraï qui veut dire « noble,
distinguée », en celui de Sara qui
signifie « princesse » et est
plus grand. Sara doit apparaître
désormais aux peuples de la terre comme une
princesse anoblie de Dieu. Il y a là une
allusion à sa maternité future, et
l'allusion, pour cette femme âgée
devait paraître presque une raillerie.
Aussi Abraham n'accueille-t-il pas l'oracle
divin. Il en rit et il adresse à Dieu cette
prière : « Oh !
qu'Ismaël vive devant ta face. » La
signification de cette requête est
aisée à comprendre. Abraham ne
demande point à Dieu de ne pas faire mourir
Ismaël ; il n'a point pu avoir la
pensée que tel fût le projet de Dieu.
Ce qu'il demande à Dieu, c'est
qu'Ismaël vive comme l'héritier de la
promesse, qu'il se substitue au fils depuis
longtemps annoncé par Dieu.
Quoi donc ? Qu'entendons-nous ? Le
patriarche aurait-il perdu sa foi ? Abraham
n'aurait-il point cru jusqu'alors que Sara lui
donnerait un fils ? N'aurait-il pas
préféré voir le fils de Sara
devenir son héritier, plutôt
qu'Ismaël ? Sans aucun doute. Mais il
était lassé d'attendre ; le
miracle promis lui parait trop grand pour se
réaliser. Il aime mieux
un don moins merveilleux dans le présent,
qu'un don extraordinaire dans l'avenir. Supposez
qu'un débiteur vint dire à son
créancier : « Si tu laisses
entre mes mains ton capital, je te le rembourserai
dans peu d'années avec de riches
intérêts composés ; mais,
si tu veux une rente immédiate, je ne puis
te donner que le quatre pour cent. » En
se plaçant au point de vue de la sagesse
humaine, le créancier fera bien de choisir
le quatre pour cent et de renoncer au soixante pour
cent qu'on a fait miroiter devant ses yeux. Oui, en
se plaçant au point de vue de la sagesse
humaine. Mais quand il s'agit d'une promesse de
Dieu, on risque d'offenser celui-ci en lui
demandant un don moins grand que celui qu'il
offre.
Pourtant Jéhovah ne se montre pas
offensé. Il sait voir, à travers les
apparences et les manifestations momentanées
de l'incrédulité, la
fidélité qui persiste au fond de
l'âme. Et, sans colère, mais avec une
grande précision, Dieu se borne à
répéter à Abraham que ce sera
le fils de Sara qui héritera de la promesse.
Ismaël aura sans doute sa
bénédiction, mais c'est une
bénédiction toute terrestre. Le
royaume de Dieu appartiendra à la
descendance de celui qui n'est pas encore
né. Ainsi Dieu ne change pas. Il sait ce
qu'il a à faire. fi sait que ses
pensées sont meilleures que les
nôtres. Malgré nos soupirs,
malgré nos étonnements, il poursuit
imperturbablement sa voie.
Cette persistance de Dieu dans ses desseins
ne devrait-elle pas être pour nous un grand
motif d'encouragement ? Auriez-vous confiance
dans un médecin qui choisirait ses
remèdes selon les désirs de ses
malades ? Un bon médecin sait ce qu'il
veut; l'angoisse du patient ne l'empêchera ni
de taillader ni de percer un abcès d'un coup
de lancette. Que penser d'un docteur qui vous
dirait : « Une opération est
nécessaire, mais elle vous ferait trop
souffrir ! » ou encore :
« Il n'est aucun autre remède que
celui-ci, mais ne lui
préféreriez-vous pas
celui-là ! » Ne
répondriez-vous pas : « C'est
à vous de choisir ; je m'en remets
à vous, à moins que vous ne
m'obligiez à chercher un
conseil chez un autre
médecin ? » Et nous n'aurions
pas confiance dans le souverain médecin des
corps et des âmes, dans l'infaillible docteur
dont les opérations nous assurent la vie
éternelle ? Ne serait-ce pas le comble
de la folie que de demander à Dieu de
changer ses projets à notre
égard ? Nous le voudrions qu'il ne le
voudra pas, sauf pourtant dans le cas où il
aurait résolu de punir. Oui, Dieu change
souvent ses desseins, lorsque ceux-ci sont des
desseins de condamnation. Il suffit que l'homme
s'humilie pour qu'il fasse grâce, car il est
avant tout un Dieu de miséricorde
(Nomb.
XIV. 1-3, 20).
Mais Dieu ne change pas
volontiers ses desseins de miséricorde. Les
choses demeureront donc, dans l'histoire qui nous
occupe, ce qu'elles étaient : Dieu
continuera à promettre et Abraham à
attendre.
2. Sachons attendre.
Que personne ne dise :
« À quoi me servent les promesses
de Dieu, s'il me faut continuer à attendre
ce qu'il a annoncé ? » Ce
langage est d'un insensé. Laissez-moi vous
proposer une parabole. Un père a promis
à son fils de lui faire faire un grand
voyage : il lui en indique le but nettement et
clairement. Il ne lui dit pas toutefois quand le
voyage aura lieu. Un certain temps s'écoule,
pendant lequel le père ne souffle plus mot
du voyage. Puis il se remet à en parler. Il
nomme le lieu où ils iront, il décrit
le plaisir qu'ils auront. Un peu plus tard il donne
à son fils un bâton de voyage en lui
disant : « Voilà qui te
servira pour notre course. » Le fils
répond : « Oui, mon
père, mais quand celle-ci aura-t-elle
lieu ? » Et le père de se
borner à sourire, sans rien répondre.
Un peu plus tard, toutefois, il donne encore
à son fils un sac de voyage ; plus tard
encore il lui montre des photographies des villes,
des montagnes, des lacs qu'ils verront. Est-ce que
les présents du père, ses
communications laisseront le fils
indifférent ? Oui, si c'est un
caractère froid, défiant. Mais si
c'est un bon fils, il aura senti son espoir se
ranimer, chaque fois que son
père lui a parlé de nouveau du
voyage. Il se sera dit : « Mon
père n'a pas oublié son
projet. » C'est assez pour que ce fils
ait continué à attendre
patiemment.
Après une passagère
défaillance, Abraham a repris confiance. Il
ne nous est pas raconté sans doute qu'il ait
prononcé d'enthousiastes paroles de
reconnaissance, qu'il ait loué, en quelque
psaume, la grandeur de Dieu. La joie ne
déborde pas dans l'âme du patriarche.
Il se peut que son coeur tremble encore, que ses
yeux soient encore mouillés de larmes. Aussi
ne bâtit-il point un autel, comme il l'a fait
dans de précédentes occasions. Mais
il obéit à la volonté de Dieu
et croit.
La suite du récit le montre
établissant, pour lui et sa maison, le signe
de l'alliance, indiqué dans cet entretien,
par Dieu : la circoncision. Par la, encore il
obéit.
L'obéissance de la foi est toujours
pour celle-ci une source de joie. C'est le secret
que j'ai à vous communiquer, à vous
qui vous plaignez de manquer d'allégresse
dans votre piété.
L'obéissance, voilà la voie royale
qui conduit à la joie. Faites donc
simplement ce que la volonté divine
réclame de vous ; faites-le comme
Abraham, sans murmurer, sans douter, et la joie ne
tardera pas à venir couronner votre
foi.
Souvent nous nous plaisons à
accomplir des oeuvres que Dieu ne nous demande
point et nous négligeons celles qu'il nous
demande. Par exemple vous sentez qu'il est temps de
mettre un terme au différend qui vous
sépare de N., que vous avez à vous
humilier de vos torts à son égard.
Mais la chose ne va pas toute seule, vous ajournez
votre démarche. Pour faire taire votre
conscience, vous vous livrez alors avec une double
ardeur aux oeuvres de la mission intérieure.
Ou bien vous avez senti clair comme le jour que
l'Esprit de Dieu vous engage à renoncer
à votre péché favori, le
goût des honneurs. Malheureusement, on est
à la veille des élections du conseil
municipal et vous êtes saisi de
l'effréné désir de faire
partie de ce corps. Vous croirez satisfaire Dieu en
établissant dans votre maison un culte
quotidien. Ainsi l'on s'efforce
de donner le change à Dieu, l'on fait avec
lui des marchandages, sans se rendre compte, il va
sans dire, de la laideur du procédé.
Que penseriez-vous de votre cuisinière, ma
chère madame qui lisez ces lignes, si cette
domestique, à laquelle vous avez
commandé, de peler des pommes de terre, ne
le faisait pas, et, pour s'excuser, vous offrait de
vous aider à broder ? Que dire du
médecin appelé auprès d'un
malade, qui, au lieu de s'enquérir des
symptômes de la maladie, l'entretient des
commérages circulant en ville, des
récentes faillites ? Mes exemples
paraissent cherchés. C'est pourtant ainsi
qu'on en agit avec Dieu. On veut entrer en
arrangement avec sa volonté, au lieu de
l'accomplir purement et simplement. « La
foi, a-t-on dit, est la puissance qui vainc le
monde ! » Oui, elle est bien cela,
mais à condition de vaincre d'abord en nous
le mal, de vaincre notre paresse, notre esprit de
mensonge, notre hypocrisie. Abraham a rempli cette
condition. C'est pour cela qu'il a
été, Abraham.
Désormais nous ne verrons plus sa foi
chanceler. Elle ne défaillera pas,
même le jour où Dieu lui imposera un
commandement contre nature, où il lui
demandera d'offrir son fils en sacrifice. Nous
avons vu, pour la dernière fois Abraham
douter. Oh ! comprenez cela, âmes
inquiètes ! Il y a une croissance de la
foi. Assurément le combat de la chair et de
l'esprit ne cesse jamais complètement
ici-bas. Mais, en croissant la foi triomphe d'un
nombre toujours plus grand d'habitudes mauvaises.
Voici un croyant qui dompte si bien ses doutes
qu'il arrive à la pleine assurance du salut.
En voici un autre qui réussit à se
débarrasser pleinement de la jalousie et de
l'envie. Ah ! il reste à ces hommes, je
le sais, d'autres défauts. Mais ces
victoires particulières sont l'annonce du
triomphe définitif de la lumière sur
les ténèbres. Elles nous disent qu'un
jour aucun grain de poussière ne ternira
plus la gloire des élus. Si donc la lutte
terrible de la chair et de l'esprit est la douleur
par excellence de notre vie de tribulation, les
victoires de la foi sont la joyeuse
prophétie de notre bonheur à venir.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |