Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XII

Court catéchisme.

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 Lorsque Abram fut âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, l'Éternel apparut à Abram, et lui dit : Je suis le Dieu tout-puissant. Marche devant ma face et sois intègre. J'établirai mon alliance entre moi et toi et je te multiplierai à l'infini.

Genèse XVII, 1-2.


1. Au début d'une centième année.

Une dame qui fêtait son centième anniversaire m'avait fait inviter. Je n'ai pas à dire où la chose se passait ; je prie le lecteur de ne pas me demander davantage le nom de la dame. Elle entrait donc ce jour-là dans un second siècle. Et elle se préoccupait de savoir comment elle fêterait son entrée dans son second siècle. Il allait pour elle sans dire que ce second siècle s'ouvrirait par un service religieux, appelant la bénédiction divine sur la nouvelle période commencée. Mais elle voulait aussi marquer ce jour futur par des oeuvres extraordinaires de charité. C'est là-dessus qu'elle désirait mon avis. Cette dame est pour moi un des êtres les plus extraordinaires que j'aie rencontrés ; vous me permettrez dès lors de vous entretenir encore un peu d'elle.

Lorsque je la vis pour la première fois, douze ans avant son centenaire, elle avait en tête d'autres préoccupations. Elle était arrivée à sa cinquantième année de mariage, au moment du jubilé de son union avec un mari beaucoup plus jeune qu'elle, mais dont elle n'avait point eu d'enfants. Elle aurait pu célébrer ses noces d'or, mais ne l'avait point fait et pour cause. Les deux époux avaient les relations les plus froides. Chacun était donc demeuré dans sa chambre en ce jour solennel. Et la dame m'avait fait quérir alors pour avoir mon conseil sur une demande en divorce !

J'avais trouvé mon hôtesse vénérable dans une position assez comique. Un petit canari voletait sur sa tête ; un autre sur ses épaules ; sur une table devant elle était un verre à pied rempli de vin, elle avait dans la main un livre du siècle dernier. Elle y lisait une page dans laquelle l'auteur s'était amusé à noter tous les malheurs, survenus à sa connaissance, ensuite d'une orthographe défectueuse ou d'une ponctuation incorrecte. Absorbée par cette amusante lecture, la dame ne s'était pas aperçue de mon entrée. Je dus légèrement tousser pour l'avertir de ma présence. Avec une vivacité juvénile, elle abandonna aussitôt son livre. Elle éloigna les oiseaux et, s'étant assurée que les portes étaient bien fermées, elle me fit part de son projet de divorce. Je fus assez mal reçu quand je lui dis : « Madame, après avoir supporté votre mari pendant cinquante ans, il vous serait difficile de vouloir vous en séparer. La chose ne se serait jamais vue ! » Elle reprit incontinent : « Mais n'est-ce pas assez de l'avoir supporté cinquante ans ? Songez-y donc, mon cher monsieur. Cinquante ans ! Cinquante années d'une pareille croix. Cinquante années ! Dieu ne peut pas, en bonne justice, m'en demander davantage. » Tous mes arguments s'émoussèrent devant son inflexible résolution. On aurait dit des flèches lancées par un gamin contre un mur de granit. Je sais par expérience que les conseils demandés aux pasteurs ne paraissent bons et ne sont suivis que lorsqu'ils sont d'accord avec la volonté secrète de celui qui vous consulte. Lorsque c'est le cas, on les envisage comme une confirmation divine. Lorsque ce n'est pas le cas, on s'excuse d'être obligé de suivre une autre voie. C'est ainsi que dans l'un et l'autre cas on réussit à faire sa volonté propre.

Dans l'histoire que je rapporte, la question fut résolue par les événements. L'époux mourut peu de temps après ma visite. Ce fut sa mort, non point mon conseil qui empêcha la statistique de s'enrichir d'un nouveau fait divers, triste et amusant, qui aurait pu être intitulé : Un divorce après les noces d'or. Je parvins pourtant, après la mort du mari, à réconcilier la vieille dame avec celui-ci. Chose remarquable à son âge, elle reconnut devant Dieu ses péchés, s'en humilia. Je ne pus cependant pas répondre d'une manière satisfaisante au romanesque désir qu'elle exprima de me voir évoquer l'âme de son mari, pour s'entretenir avec elle. Elle eut beau me citer l'histoire de Saül et de la pythonisse d'En-Dor (1 Sam. XXVIII). Je fis la sourde oreille. En revanche, lorsqu'elle me demanda de faire un service religieux à son centième anniversaire, et de bénir, pour employer ses termes propres, « le nouveau siècle qui s'ouvrait pour elle, » j'acquiesçai avec plaisir à son désir. Il semblait qu'elle dût parcourir ce siècle en entier, car, en dépit de ses cinquante années de mariage sans enfant, sans amour et sans bonheur, la vieille dame se portait parfaitement bien. Hélas, elle ne devait pas fêter son centième anniversaire. Le fil de sa vie se rompit soudain. Mais j'eus la douce assurance que son âme était entrée dans le repos du peuple de Dieu. Et, l'avouerai-je, je saluai plus volontiers son introduction dans les tabernacles éternels que dans le nouveau siècle qu'elle s'apprêtait à fêter sur cette terre.

Ce souvenir m'est revenu en mémoire en relisant le verset de mon texte : « Lorsque Abram fut âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, l'Éternel apparut à Abram. » Et les faits que je viens de rapporter se sont retracés à moi avec tant de vie que je me suis senti pressé de les communiquer au lecteur. Ils renferment d'ailleurs, me paraît-il, plus d'une instruction sur les illusions auxquelles nous sommes enclins.

J'arrive enfin à Abram. Il reçut aussi une visite à son anniversaire, et la plus grande de toutes, celle de Jéhovah. Ce ne fut pas à son centième anniversaire, mais il s'en fallait de si peu pour que le chiffre fût atteint ! Jéhovah apparut donc à Abram, en ce jour de fête, par une attention digne d'être marquée. Dieu voulait consoler son serviteur de son isolement. Comment le console-t-il ? Il lui dit : « Je suis le Dieu tout-puissant, marche devant ma face et sois intègre. » La raison pour laquelle Abram doit marcher devant la face de Dieu est la toute-puissance de l'Éternel. Le motif paraîtra étrange à qui n'est pas né à la vie spirituelle. À celui-là, il ne semblera guère propre à consoler. En effet, la mention de la toute-puissance divine est pour l'homme naturel une menace plutôt qu'une consolation. C'est comme si Dieu nous disait : « Je suis le tout-puissant et tu n'es qu'un vermisseau. J'ai la force de t'écraser quand il me plaira. Je te plongerai dans l'affliction, dans la frayeur. En retirant mon souffle de toi, je te livrerai à la mort. »

Pour beaucoup d'hommes, le sentiment de notre dépendance de Dieu s'accompagne, il n'en faut pas douter, d'une crainte servile. C'est cette terreur qui pousse un grand nombre aux actes de la piété. Le mobile n'est pas très noble ; mais il n'est pas non plus à dédaigner. Certes, il est bien supérieur à la crainte, cet amour de Dieu qui naît de la contemplation des perfections divines, de l'oeuvre du salut, du sentiment que Dieu est la source de toute joie. Mais dans ce monde de péché, tout le monde ne s'élève pas d'emblée jusqu'à l'amour. Laissez-moi demander ce que deviendrait l'humanité, si parfois elle ne tremblait pas à la pensée du jugement divin ? À quels excès les hommes ne se livreraient-ils pas, s'ils pouvaient faire tout ce qu'ils veulent ? Les crimes qui se commettent ne le sont-ils pas en général par des pécheurs ayant rejeté toute crainte de Dieu, non pas seulement l'amour, mais la crainte ? Croyez-moi, si ce monde était assez parfait pour permettre à l'homme, ainsi qu'on le souhaite, de réaliser tous ses désirs, la vie y serait bientôt insupportable, et la corruption sans nom. Combien, je vous le demande, s'entretiendraient encore avec Dieu, s'efforceraient de marcher dans sa communion, s'ils n'avaient plus rien à en attendre, si les afflictions promenées par la sévérité divine ne venaient pas briser leur endurcissement ? Invariablement, ce sont les yeux qui pleurent qui se tournent vers le ciel.

Pour le vrai croyant, la toute-puissance de Dieu n'est pas une cause de frayeur, mais la cause de l'entière sécurité. En soi, j'en conviens, la pensée de la toute-puissance divine ne saurait nous consoler. À quoi sert à un pauvre d'avoir pour voisin un millionnaire ? À elle seule la toute-puissance de Dieu, symbole des richesses infinies dont dispose le Créateur, n'est pas non plus pour moi un motif d'encouragement. Le pauvre n'éprouve quelque joie à la pensée du voisinage d'un millionnaire, que lorsqu'il sait celui-ci bienfaisant, prêt à venir au secours des pauvres. Il faut aussi que nous sachions que la toute-puissance divine est inspirée dans ses actes par le coeur le plus miséricordieux qui existe, pour qu'elle devienne pour nous un objet de confiance. Abram ne l'ignorait point. La vraie foi n'a pas seulement pour objet la toute-puissance de Dieu, mais encore sa charité.

Lorsque Abram entendit Dieu lui dire : « Je suis le Dieu tout-puissant, » un rayon de lumière pénétra dans les profondeurs de son âme. Nous connaissons, quant à nous, les pensées de paix de l'Éternel à l'égard de son serviteur. Nous sentons qu'Abram ne songeait point à douter de l'amour du Père céleste à son égard. Mais tout ce qu'Abram voyait, depuis de longues années qu'il était obligé de vivre en étranger parmi des païens, pouvait facilement l'amener à se demander si Dieu était tout-puissant. Il avait besoin d'être rassuré précisément sur ce point. La parole de Dieu que je viens de rappeler se traduit pour lui en ces termes : « Ne tremble point, quitte ton angoisse. Je peux l'impossible, c'est pourquoi marche devant ma face et sois intègre. » Ces derniers mots « sois intègre » nous expliquent le sens des premiers « marche devant ma face. » Marcher devant la face de Dieu, c'est être intègre. La seconde expression n'a pour but que de nous rendre davantage attentifs à la vérité renfermée dans la première.

Dans ce « marche devant ma face » sont contenues toutes les exigences de Dieu à l'égard d'Abram. On peut dire que ces quelques mots résument toute la théologie, tout le catéchisme, toute la dogmatique et toute la morale. Le trésor désigné par ces dix-huit lettres est incommensurable. Pour beaucoup la désignation est sans doute trop simple. Et l'on s'étonnera que Dieu n'ait pas trouvé quelque chose de meilleur à adresser à un serviteur déjà aussi avancé dans la foi. Mais si ces quelques mots sont l'a b c de la piété, ils en sont aussi, si je puis dire, le x y z. Bien qu'un Paul, un Luther, un Spener dépassent à beaucoup d'égards un Abram, je ne crois pas qu'en ce qui concerne la connaissance de Dieu, de sa bienveillance envers les hommes, ils eussent à recevoir un encouragement meilleur que celui donné au patriarche. « Marche devant ma face. » L'éternité n'aura rien de plus grand, de plus précieux, à nous révéler. Celui qui aura le mieux compris cette parole, qu'il soit un Lazare tout couvert d'ulcères, un voyant inspiré comme Jean, un grand réformateur, ou que ce soit une fille de cuisine, celui-là brillera du plus pur éclat dans le monde à venir.

L'expression sur laquelle je me suis arrêté n'est pas difficile à saisir sous la nouvelle alliance. En l'entendant, nous avons pensé à Jésus, le suprême modèle, à Jésus sur qui fut constamment tourné le regard de la bienveillance de Dieu. Jésus nous apprend par sa conduite, par ses actes et ses paroles, ce que c'est que marcher devant la face de Dieu. Il a laissé sur la terre des traces que nous n'avons qu'à suivre. « Marcher devant la face de Dieu, » sera donc marcher comme Jésus lui-même a marché. Et Jésus dit à tous, aux vétérans de son armée comme à la jeune recrue : « Suis-moi ! »

Pour Abram, la chose n'était pas tout à fait si claire. Mais cependant Dieu ne le laissa point manquer de la lumière nécessaire. Quel avantage n'avons-nous pas sur les païens dont l'idéal, un idéal vers lequel ils tendirent parfois tous leurs nerfs, était de ressembler à des dieux monstrueux ! Nous devrions remercier à genoux jour et nuit la Providence de ce que le Dieu devant lequel nous avons à marcher n'est pas un Dieu d'iniquité. C'est le Dieu tout-puissant, qui met sa toute-puissance au service du bien, de son amour, d'un amour saint, sans doute, mais qui ne connaît pas la colère envers les siens.

Or les âmes que Dieu bénira le plus dans l'éternité sont celles qui, dans la mesure de leur connaissance de la divinité, se sont efforcées de lui être fidèles, de s'acquitter avec intégrité de leurs devoirs à son égard, de suivre sa voie. Quelle ne sera pas la joie, la jubilation et l'allégresse dans les cieux de ceux qui, ayant cherché Dieu dans la douleur, et sans le trouver complètement, ainsi que les païens, pourront le contempler alors face à face, lui-même en Christ. Ne soyons pourtant pas satisfaits à trop bon marché. Tâchons de serrer encore d'un peu plus près l'importante vérité contenue dans les quelques mots que nous venons d'effleurer : « Marche devant ma face. » Demandons-nous :


2. Qu'est-ce que marcher devant la face de Dieu ?

Je sors, au moment où j'écris ces lignes, de la demeure d'un malade. Celui-ci souffre horriblement d'asthme et d'oppression. Mais il est plus heureux que la plupart des riches de ce monde. Il a découvert la perle de grand prix depuis de longues années. Je le trouvai traversant une crise pénible : Son front était baigné de sueur. L'oeil était fixe. Je lui demandai comment cela allait intérieurement : « Bien, très bien, fut la réponse. Il est près de moi ! » (Ce « il » mystérieux, dans la bouche du malade, représente Christ.) Tandis qu'il s'exprimait ainsi, une sorte de clarté avait illuminé et comme transfiguré son visage. C'est que ce pauvre malade était persuadé que Christ se tenait personnellement dans son voisinage. On ne peut marcher avec quelqu'un, en effet, que lorsqu'il est près de vous en personne.

Dieu doit être pour nous non pas seulement une pensée, une somme d'idées, représentation, qui, j'en conviens, peut avoir sa beauté et son utilité ; Dieu doit être d'abord pour nous une personne vivante. Marcher avec Dieu sera donc avant tout rendre Dieu présent dans son existence. Et cela suppose que Dieu s'est révélé à nous comme l'être sage, puissant, plein de charité. S'il n'en était pas ainsi, nous sentirions-nous pressés d'entrer dans sa communion ?

Faisons une autre observation : Lorsque Dieu nous appelle à marcher avec lui, il n'a pas dû nous prescrire un devoir impossible, quelque chose d'irréalisable. Je serais profondément déraisonnable, si je donnais à un homme l'ordre suivant : « Élève-toi dans les airs, et envole-toi par-dessus les montagnes ! » Dieu agirait avec barbarie à notre égard, on peut dire qu'il se moquerait de nous, s'il réclamait de nous une obéissance impossible. Il va sans dire, quand je m'exprime ainsi, que je ne suppose point que notre communion avec Dieu soit jamais parfaite, irréprochable en ce monde. Elle ne l'a été qu'en Jésus-Christ. Comment la perfection pourrait-elle être l'oeuvre de l'homme imparfait ? Mais d'autre part notre imperfection ne doit pas rendre impossible, dans la mesure permise par notre nature, la communion avec Dieu.

Bref, la communion de l'âme avec Dieu est une relation de personne à personne. Ce n'est pas la rencontre accidentelle de deux personnes de même rang, où chacune des deux a sur l'autre sa part d'influence. Ce n'est pas, si vous voulez un autre exemple, l'association de deux amis voyageant de concert, décidant tour à tour du chemin à prendre, des halles à faire, de la nature des repas. Il n'en est pas ainsi. Dans la communion de l'homme avec Dieu, c'est Dieu qui indique la route, dirige et commande en toutes choses ; c'est lui aussi qui donne. L'homme est vis-à-vis de Dieu dans la position de l'écolier vis-à-vis de son précepteur, du serviteur vis-à-vis de son maître, de l'enfant vis-à-vis de son père. Celui qui marche avec Dieu ne peut pas prendre conseil de ses goûts, de ses désirs. Il rayera de son vocabulaire, en ce qui concerne la chair et la volonté propre, le mot liberté. La passion qui l'anime est celle de se préparer, corps et âme, pour l'éternité. Il laissera d'ailleurs à la sagesse divine le soin d'accomplir en lui, pour la plus grande part, cette préparation. Il se soumettra avec une parfaite confiance aux directions de son guide céleste.

Avez-vous, mon cher lecteur, l'idée de faire ceci ou cela ? Dites-vous qu'avant tout il faut vous conformer à la volonté de votre Créateur. « Je t'instruirai et te montrerai la voie que tu dois suivre ; je te conseillerai, j'aurai le regard sur toi, » dit Dieu à son peuple dans le Psaume XXXII. La même parole se trouve, avec d'autres termes, à toutes les pages de l'Écriture. Ne doutez donc point que Dieu ne veuille vous conduire. « J'aurai le regard sur toi » est une expression pleine de tendresse. Mais un enfant n'est réellement conduit par le regard de son père, que lorsqu'il tient lui-même les yeux constamment fixés sur ce père, attentif à tout ce que fait son père, évitant ce qui distrait. Car il est besoin de peu de chose pour interrompre l'entente secrète du père et de l'enfant. Celle-ci se poursuit dans une langue sans paroles. Aussi le plus bel éloge que des parents puissent faire de leur enfant est-il celui-ci « Il lisait dans mes yeux. »

Dieu nous montre sa tendresse, en nous révélant ses intentions à notre égard. N'allez pas croire qu'il le fera si nous vivons dans l'indifférence vis-à-vis de lui, si nous n'avons pas la résolution de nous attacher aux indications de sa volonté. Ah, ce n'est pas chose facile de se tenir toujours ainsi en la présence de Dieu. Il faut se faire violence, imposer silence aux événements, aux convoitises pour entendre bien la voix de Dieu, pour être attentif à ses gestes, à ses signes. Or, alors même que nous y tendons de tout notre coeur, notre nature mauvaise nous joue encore bien des tours.

Chaque fois que nous serons sortis de notre vrai rôle, il importera d'y rentrer le plus vite possible. Nous aurons chaque jour de nouveau à apprendre à vivre sous le regard de Dieu, à tout faire avec lui, à tout supporter pour lui. Loin de nous l'imitation de ce pharisaïsme religieux, qui a sans cesse à la bouche, parce qu'il ne les a pas dans le coeur les mots : « tout avec Dieu ! » C'est dans le coeur que nous avons à garder cette parole. C'est dans nos actes, notre attitude au sein de la souffrance qu'elle doit se montrer.

L'apôtre a écrit : « Soit que vous mangiez, ou que vous buviez ou que vous fassiez quelque autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu. » Comprenons qu'il parle des actes les moins nobles de notre nature, de ceux par lesquels nous ressemblons aux animaux, le manger et le boire. Il ne nous dit pas : « Priez, rompez le pain dans le repas sacré, à la gloire de Dieu ! » Que la prière, que la fraction du pain doivent avoir pour but la gloire de Dieu, cela s'entend de soi. Mais qu'il en doive être ainsi du manger et du boire, de nos actes physiques, non seulement de nos actes intérieurs, mais de nos actes extérieurs et des plus extérieurs, voilà ce qui pourrait étonner. La parole de l'apôtre ramène toute la vie de l'homme au service de Dieu.

La piété de Paul n'a donc rien de commun avec ceux qui n'ont qu'un Dieu des dimanches, un Dieu de l'heure de leur culte quotidien. Elle n'a rien de commun non plus avec ceux qui répètent à voix basse ou à voix haute : « Les affaires sont les affaires. Dieu n'a rien à voir dans mes comptes, ni dans mes plaisirs. » L'ami de Dieu n'aurait pas de plaisir dans un plaisir qui ne serait pas conforme à la volonté de Dieu. C'est ainsi qu'un enfant bien né se gardera de rien faire en cachette de son père et de sa mère. Le chrétien sait qu'aucune bénédiction durable ne l'attend en dehors des voies divines. Une pluie d'or et d'argent ne le séduira pas.

La présence de Dieu ne donne pas seulement à notre activité sa direction, elle en fait aussi le véritable prix. C'est elle qui rend grand ce qui est petit. La jeune fille qui pèle des pommes de terre à la cuisine ou cire une paire de souliers, l'employé subalterne qui allume le gaz des rues, fait briller l'électricité, le charretier qui conduit un tombereau de fumier, la lavandière qui frotte à la fontaine son linge sale accomplissent une grande oeuvre, quand ils la font sous le regard de Dieu, en se disant que c'est Dieu qui les a placés à leur poste, que c'est grâce à la fidélité de Dieu, à sa présence qu'ils accomplissent leur vocation. De hautes pensées s'éveillent ainsi en eux, tandis que leurs mains sont occupées à la plus infime besogne. Le contentement d'esprit suit chez eux le travail.

Comment serait-il mécontent, celui qui voit Dieu partout, qui croit à sa sagesse et à sa bonté ? Il sait que Dieu le prépare pour la vie future, pour les splendeurs de la gloire à venir, aussi bien que le professeur, occupé de l'instruction de la jeunesse, prépare celle-ci, aussi bien que le juriste définit un point de droit, aussi bien que le médecin s'efforce d'arracher un corps à la maladie, aussi bien que le pasteur travaille à nourrir, à guérir, à vivifier des âmes immortelles, aussi bien que le chef du gouvernement, le prince ou le roi s'intéresse à tout un peuple placé sous ses ordres. Ce qui est petit parait grand, ce qui est grand parait petit dans la sainte présence de Dieu. À la lumière divine une seule chose importe : la fidélité dans la foi.

Ne t'afflige donc point, si de petits soins, des travaux de peu d'importance et purement extérieurs absorbent ton attention. Telle est la vocation non seulement de la plupart des femmes, mais aussi des hommes. Ils sont rares ceux qui ont une occupation idéale. Et parmi ceux-là, artistes, savants, écrivains, ecclésiastiques, on rencontre souvent des esprits fort charnels, des plus prosaïques. La vocation ne fait pas l'homme, c'est l'homme qui rehausse ou abaisse sa vocation. J'ai trouvé mille fois les pensées les plus élevées chez les ouvriers qui maniaient la bêche, la hache, le balai, le savon, la navette du tisserand et le rabot. Leur qualité d'enfants de Dieu leur avait donné la véritable noblesse d'âme. Qu'est-ce qui agrandit davantage la vie que cette pensée : « Dieu est avec toi, Dieu te voit ? » Qu'est-ce qui suggérera des idées plus belles que le souvenir du but éternel pour lequel nous sommes faits ? Quelle n'est pas notre force, lorsque nous commençons à agir en priant, en nous plongeant par la requête dans le monde de l'éternité !

Ne pensez-vous pas que marcher avec Dieu sera le meilleur moyen de bien marcher avec les hommes ? Ne pensez-vous pas, que malgré toutes les difficultés dont est hérissé notre commerce avec nos semblables, quand vous aurez l'habitude de vous tenir en présence de Dieu, vous garderez plus facilement la paix et l'harmonie de votre âme ? Ne pensez-vous pas que vous serez protégé contre la fatigue laissée par les vains propos, contre les paroles qui éveillent les convoitises, excitent l'envie ?

Quelqu'un a dit : « Il est difficile de vivre en société. » Celui qui parlait ainsi ne songeait point à la fatigue corporelle qui résulte d'une vie très répandue. Il pensait à la peine qu'éprouve le chrétien d'assaisonner toujours de sel et de grâce sa conversation, d'empêcher son âme d'être entraînée par la mondanité. Combien, à ce point de vue, la réflexion citée parait pleine de justesse ! Nous avons à être la bénédiction de ceux qui nous entourent ; l'enfant de Dieu doit partout avoir quelque chose à donner ; nous avons constamment à racheter le temps en vue de l'éternité qui s'approche ; et tout cela est particulièrement malaisé au sein de la société moderne si agitée. Cela est particulièrement difficile dans les innombrables visites de félicitation, de doléance, de charité auxquelles le chrétien est sans cesse appelé. Mais ce qui est difficile devient possible pour qui a le mot éternité écrit sur le front, dans le coeur, pour qui marche dans la communion de Dieu.

Il n'est point impossible d'introduire dans la correspondance des pensées sages et bienfaisantes. Il suffit de vouloir. Il suffit de se rappeler que Dieu est présent, qu'il lit par-dessus votre épaule, quand vous écrivez. Gardez-vous de croire que le papier souffre tout. Quant à ceux qui supposeraient que mes conseils vont plonger les consciences dans le scrupule, les rendre hargneuses, faire envoler la gaieté et apprendre à grimacer, je n'ai rien à leur dire. Ils ne connaissent évidemment ni Dieu, ni le monde de la foi. Ils n'ont pas encore compris que la véritable joie, la véritable lumière, les vraies consolations abondent là où, par la foi, on tient les yeux fixés sur l'éternité.

Que cette marche avec Dieu ne s'apprenne pas en un jour, qu'elle ne soit pas encore parfaite à la fin de la plus longue vie, c'est ce qui saute encore aux yeux. Ne nous étonnons point que Dieu soit obligé de répéter à Abram, dans sa quatre-vingt-dix-neuvième année : « Marche devant ma face. » Cette marche ne s'accomplissait pas sans peine, même pour cet homme de Dieu, même dans sa quatre-vingt-dix-neuvième année. Hélas, nous sommes chair, nés de la chair. À chaque anniversaire nouveau, devant chaque période nouvelle de notre vie, en face de chaque nouvelle situation qui nous est faite, n'avons-nous pas, - dirai-je à vivre d'une nouvelle vie ou à mourir d'une nouvelle mort ? - je dirai les deux. Car chaque situation où nous entrons, qu'elle soit plus agréable à notre vieille nature ou plus désagréable, comporte des tentations inconnues, des incitations à l'orgueil ou au désespoir, à l'égoïsme, à la vanité, à la mondanité sous une forme grossière ou sous une forme raffinée. Les éducateurs savent que les enfants en grandissant ont à lutter contre des défauts inconnus, contre des tentations inconnues, venues du changement des circonstances. Il en est ainsi pour le chrétien qui avance dans l'existence.

Comment parlerai-je assez bien du bonheur, de la paix que procure la communion avec Dieu ? Laissons les descriptions, c'est à l'expérience à nous instruire sur ce sujet. C'est dans cet état d'esprit seulement qu'existe notre liberté. Lecteur, ne m'accusez pas de contradiction, parce que j'ai dit naguère que pour appartenir à Dieu, pour marcher avec Dieu, il faut renoncer à sa liberté. La liberté à laquelle on renonce en entrant dans le commerce divin est seulement la liberté charnelle, cette liberté qui n'est qu'une servitude déguisée.

Ce n'est qu'en Dieu que l'homme parvient à la véritable liberté, parce que c'est en Dieu seul qu'il se sent dans son véritable élément, parce qu'il a été créé pour trouver en Dieu sa fin et faire briller en soi l'image divine. Or, de la présence de Dieu dans sa vie, descend sur celui qui a compris sa véritable destinée un nouveau courage, une nouvelle force. À mesure qu'il se dépouille de sa vie égoïste, il saisit toujours mieux la vie éternelle. À mesure qu'il renonce à sa liberté charnelle, il expérimente toujours plus la vérité de ce mot de l'apôtre : « Là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. » Le croyant qui marche avec Dieu peut s'avancer avec assurance, avec sécurité. Il est délivré de la crainte des hommes, de la peur qui naît parfois des dangers dont nous sommes enveloppés. « Dieu avec moi, » cette devise, lorsqu'elle se réalise, vous rend victorieux de toute angoisse. L'enfant appelé à cheminer, par une nuit d'orage, dans un sentier périlleux, s'épouvantera de ce qu'on lui demande. Mais l'effroi le quittera, si vous lui dites : « Ton père ira avec toi. » Le pieux Tersteegen parlait aux grands enfants que nous sommes, comme il faut leur parler, lorsqu'il écrivait :

Enfants, poursuivez le voyage,
Notre Père marche avec nous ;
On peut franchir avec courage,
Grâce à son bras puissant et doux,
L'endroit tenu pour redoutable.
Avec Dieu brille le soleil
Qui donne la force durable.
Avec Dieu nul fâcheux réveil.

Qui contredirait à ces paroles ? Qui ayant fait la douce expérience de la communion avec Dieu pourrait en parler autrement que le poète ? Sans doute, la sécurité goûtée n'est pas celle de la chair. Le chemin du chrétien passe souvent à travers des fondrières, des précipices, à travers d'inouïes douleurs. La volonté du Dieu avec lequel il faut marcher nous paraîtra souvent sévère et cruelle. C'est que notre nature est devenue étrangère à Dieu, qu'elle ne peut être guérie de sa maladie que par des remèdes héroïques. Dieu est minutieux avec ses enfants, précisément parce qu'ils sont ses enfants. Mais s'ils connaissent la sévérité divine, ils connaissent aussi les consolations de Dieu, les doux rayons du soleil de sa grâce, ses apparitions, ses interventions fortifiantes. Ils ont sur les lèvres un cantique de louange. Les plus éprouvés sont encore plus heureux que les plus heureux de ce monde. Comment cela ? Parce que dans les défilés les plus sombres, ils ont la conviction que « toutes choses concourent au plus grand bien de ceux qui aiment Dieu, » à leur bonheur éternel. Ils savent qu'ils sont sur le chemin de la patrie et qu'au milieu des halliers, des fondrières, ils avancent sûrement vers le but. Avoir une telle certitude, c'est posséder au milieu de toutes les tristesses une source infaillible de consolation.

L'été dernier, sur le tard de l'après-midi, dans les Grisons, je m'égarai au milieu d'une forêt voisine de Flims. Je crus du moins m'être égaré. J'étais inquiet ; déjà le soir tombait, et je ne savais où j'étais. Je me disais : Si le sentier étroit que tu suis allait se perdre tout à coup, ou bien dévaler vers un des lacs si nombreux dans cette contrée ! Tout à coup j'aperçus un écriteau fixé au tronc d'un arbre. Il faisait déjà si obscur à ce moment, que je dus brûler une allumette pour lire l'inscription. Quelle fut ma joie ! Contre mes conjectures, j'étais sur la bonne route. De quel pas léger, je repris ma course ! Avant tout, je remerciai Dieu. Je le remerciai aussi de m'avoir, dans cette vie, par sa grâce, mis sur le bon chemin, sur la route qui mène au ciel. L'assurance, qu'en avançant avec courage, nous gagnerons infailliblement les demeures célestes, vous remplit d'élasticité au milieu de toutes les circonstances. Et comment n'aurions-nous pas cette assurance, lorsque nous sommes guidés dans notre marche par le Dieu tout-puissant ? L'ordre : « Marche devant ma face » a-t-il rencontré de la docilité chez le croyant, il s'établit entre Dieu et l'homme une douce association. Aux mauvais passages de la route, lorsque le grand ennemi de l'homme, la mort, s'approche, Dieu se montre, ou bien croiriez-vous qu'il vous faussera compagnie là où vous aurez besoin de lui ? Pensée injurieuse ! Le commandement donné est la garantie du secours nécessaire, de l'arrivée au but. Qu'il y ait encore un repos pour le peuple de Dieu ; que ce repos existe pour toi, pauvre enfant battu de la tempête, qu'il t'attende, que tu doives y trouver un jour la plénitude de la vie, de ta destinée, l'épanouissement de ton être, c'est là une vérité certaine. Et tu n'en douteras plus, dès que tu marcheras réellement avec Dieu.

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