Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XI

Agar et l'ange.

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 L'ange de l'Éternel la trouva près d'une source d'eau dans le désert, prés de la source qui est sur le chemin de Schur. Il dit : Agar, servante de Saraï, d'où viens-tu, où vas-tu ? Elle répondit : Je fuis loin de Saraï, ma maîtresse. L'ange de l'Éternel lui dit : Retourne vers ta maîtresse, et humilie-toi sous sa main. L'ange de l'Éternel lui dit : Je multiplierai ta postérité, et elle sera si nombreuse qu'on ne pourra la compter.

Gen. XVI, 7-10.


1. Y a-t-il des anges ?

Y a-t-il des anges ? telle fut la question que me posa, d'une bouche souriante et cependant quelque peu anxieuse, une jeune fille. Elle appartenait à une famille incrédule. Ses besoins religieux s'étaient éveillés peu de temps auparavant. Elle avait appris à connaître son Sauveur. Et le feu d'un ardent amour pour lui s'était allumé en elle. Elle savait montrer sa foi par sa douceur, sa sagesse, sa charité. Chacun dut convenir que le piétisme l'avait rendue meilleure. Les moqueries dont elle avait été d'abord poursuivie se turent dès lors d'elles-mêmes. Mais, si elle aimait de tout son coeur Jésus-Christ, il était dans l'Écriture beaucoup de choses qui lui paraissaient difficiles à accepter. Elle ne pouvait croire au diable ; certaines histoires bibliques la scandalisaient ; elle avait des objections contre divers miracles ; la doctrine de l'inspiration, reçue et accueillie dans les cercles religieux, la heurtait, car cette enfant était aussi cultivée que modeste. Elle demandait donc volontiers : « Y a-t-il des anges ? »

Les pasteurs de la ville de Brème entendent souvent des questions de ce genre. On s'exprime très librement dans notre petite république. C'est un grand avantage. Il va sans dire que les questions ne roulent pas sur les mêmes sujets, qu'il faut sans cesse y répondre d'une manière différente. J'entendis, pendant le repas qui suivit un baptême, un monsieur fort cultivé critiquer le symbole des apôtres. Sa religion à lui était : « Fais le bien, n'aie peur de personne ! » Je lui répondis, - ce qui était d'ailleurs exact, - que la même confession de foi m'avait été faite dans les mêmes termes dans une maison de correction par un meurtrier. Quelqu'un trouvera peut-être ma réponse peu polie. Pour moi je la trouve plutôt trop polie. L'humour m'a été souvent d'un grand secours contre les moqueurs. Un pasteur de ma connaissance que je connais bien, était interpellé, durant un dîner par un monsieur qui avait un peu trop fêté les vins, de la manière suivante : « Dites-moi donc, monsieur le pasteur, comment vous vous figurez l'enfer ? » « C'est bien aisé, fut la réponse, l'enfer est une petite chambre, dont il est impossible de sortir. Aux parois, de haut en bas sont suspendues des cages remplies d'innombrables canaris.

Ceux-ci chantent jour et nuit, sans s'arrêter, avec un bruit qui énerve, énerve toujours davantage, jusqu'à ce qu'enfin l'on n'ait plus d'autre sensation que celle de son énervement. » La réponse ne sera peut-être pas du goût de chaque lecteur. Je pense, pour moi, qu'elle était inspirée par la parole de Christ, le docteur qui savait le mieux parler aux âmes : « Ne jetez pas les choses saintes aux chiens, ni les perles devant les pourceaux. » La réponse du pasteur avait provoqué à l'adresse du moqueur un immense éclat de rire. Celui-ci était à son tour raillé. Et il le méritait bien.

Il serait cependant barbare, c'est-à-dire contraire à la plus élémentaire charité, car ce serait manquer absolument de charité, de considérer tous les douteurs comme des moqueurs endurcis. Un digne pasteur répondit un jour d'une manière qui me scandalisa à des doutes que je lui exposai. J'étais encore très jeune, je lui dis que je ne pouvais croire que l'âne de Balaam eût réellement parlé. Il me répliqua : « Ce doute est l'oeuvre du diable. La Bible affirme le fait. Il faut donc le croire. » Je ne me hasardai plus naturellement à exposer aucun de mes doutes au même pasteur. Son argumentation était par trop sommaire. Tout le monde ne parvient pas du premier coup à croire à l'inspiration littérale de la Bible.

Lorsque vous rencontrez des esprits qui aiment et cherchent la vérité, remerciez Dieu de tout votre, coeur, ayez pour eux des sentiments fraternels, traitez-les avec affection, quand même ils auraient de nombreux doutes à l'égard de la Parole de Dieu. Le Sauveur demandait avant d'accorder quelque faveur : « Crois-tu au Fils de Dieu ? » ou encore : « M'aimes-tu ? » De même les apôtres demandent simplement : « Crois-tu au Seigneur Jésus ? » Ils ne commencent pas par s'enquérir de la croyance aux anges, de la croyance aux démons, à tel miracle, à l'inspiration littérale des Écritures. Ils placent leurs auditeurs au centre du salut, en face du Sauveur ; ils ont l'assurance que tout ce qui est nécessaire à la paix de l'âme, à sa sanctification est peu à peu accordé aux coeurs sincères possédant la foi au Sauveur.

Avez pitié des douteurs, quand ils sont honnêtes. Conduisez-vous vis-à-vis d'eux, ainsi que David le recommandait à l'égard de son fils : « Agissez doucement, disait-il, avec le jeune homme Absalom ! » Je sais qu'on me répondra : « Pourtant le Sauveur a cru à l'existence personnelle du diable, des anges, aux récits de l'Ancien Testament. Qui donc rejette une page de l'Ancien Testament, rejette en même temps le Sauveur. Il accuse le Saint de Dieu d'erreur et par là même se tourne contre lui. » Parler ainsi, c'est tomber dans la subtilité et le fanatisme. Christ ne saurait approuver un tel langage. Il ne le tiendrait en aucun cas aux douteurs de notre époque. Dans son divin amour, il se réjouirait de leur enthousiasme pour ce qui est grand, pour ce qui est beau, pour les oeuvres nobles de l'activité humaine. Cessa-t-il de regarder ses disciples comme des disciples, parce qu'ils se refusèrent d'abord à recevoir son témoignage sur sa mort et sa résurrection ? Il se montra patient envers eux, leur accorda du temps.

Pour nous, nous sommes remplis de sympathie à l'égard de celui qui tourne des yeux pleins de larmes vers le monde invisible, qui cherche quelque chose de meilleur que ce que ce monde peut offrir. Il peut souffrir de mille doutes ; du moment qu'il aspire de tout son coeur à la possession de la vérité, il finira par la trouver. Le devoir de chacun est de l'aider, de chercher à augmenter le nombre des convictions déjà acquises. C'est précipiter le douteur dans l'incrédulité que lui dire : « La Bible est un grand tout, qu'il faut accepter ou rejeter en bloc ! »

Combien souvent, frères orthodoxes et piétistes, vous qui avez eu le bonheur de recevoir une éducation chrétienne, de sucer la foi avec le lait de votre mère, vous avez été injustes envers ceux qui ont été élevés dans des principes contraires. Les vérités de l'Écriture vous ont été présentées comme des faits aussi indiscutables que les événements les plus connus de l'histoire profane.

Vous n'avez pas plus nourri de défiance à leur égard que sur les chiffres du livret. Mais les douteurs dont je parle ont à conquérir pas à pas le territoire sacré de la vérité, à lutter corps à corps, à la sueur de leur front, contre les plus formidables ennemis, contre les idées religieuses de leur enfance, de leur famille, de leur temps. Aussi quand ils sont vainqueurs de leurs doutes, peut-on dire d'eux qu'ils ont gagné ce qu'ils possèdent. Ils deviennent des croyants plus fermes, plus heureux que les héritiers de l'orthodoxie, commodément assis dès leurs jeunes années dans leurs convictions.

On devine que je ne répondis point à la question de la jeune fille : « Y a-t-il des anges ? » de manière à l'épouvanter par des anathèmes ou avec une secrète indignation. Il est vrai que j'aurais employé d'autres expressions vis-à-vis d'un théologien qui, dans une feuille publique, parla très haut de la croyance aux anges. Selon lui, aucune personne cultivée n'admettrait plus l'apparition réelle des messagers célestes aux bergers, dans la nuit de Noël. Les plus orthodoxes auraient dès longtemps rejeté le fait, tout en regardant d'ailleurs comme impossibles à l'avenir de nouvelles interventions d'envoyés divins. Autant de mots, autant d'erreurs. Nous continuons dans nos prédications de Noël à entretenir nos auditeurs du message des anges : Si donc nous ne croyons pas aux anges, nous ne sommes que de vils menteurs, des hypocrites. Prétendre que nous regardons comme impossibles de futures apparitions d'envoyés célestes, est une non moins grave inexactitude. Notre avis est au contraire que les anges se montreront de nouveau à la fin des temps, lors de l'avènement et du retour de Jésus. À supposer que je doutasse de l'intervention des anges à l'époque actuelle, je ne cesserais pas pour cela de croire au rôle joué par eux dans les grandes époques décrites par la Bible. Est-ce que je nie les miracles, en me refusant à voir aujourd'hui autour de moi de nouveaux prodiges ? Le miracle appartient aux périodes marquantes de l'histoire du royaume des cieux. Destiné, pour ainsi dire, à manifester d'une manière particulièrement frappante l'action de Dieu, il devient superflu, dès que cette action fixe les yeux, qu'une évolution du règne de Dieu a terminé son cours, Je crois que les prodiges anciens se renouvelleront, comme les apparitions d'anges, lors de la conclusion finale de l'histoire humaine, alors que Dieu fera descendre le feu de son jugement sur la terre ou qu'il créera les nouveaux cieux et la nouvelle terre. Lessing a dit avec raison que l'existence de l'Eglise est un miracle, supposant la réalité de tous les autres miracles de l'Évangile.

Le théologien en question assimilait les récits bibliques sur les anges aux contes dont fut bercée notre enfance, où de bonnes fées, de bons génies venaient constamment au secours des pauvres mortels. Monde enchanté auquel il avait bien fallu renoncer ! Tout en regrettant les consolations que les chrétiens trouvaient naguère dans les histoires merveilleuses où figurent les messagers célestes, il se faisait fort de démontrer qu'il ne fallait point outrer la tristesse causée par la disparition de ces êtres du nombre des objets de nos croyances. Quelle était l'utilité des anges, d'après lui ? Ils étaient au service des élus. Efforcez-vous dès lors, concluait-il, de visiter les isolés, de sécher les larmes des âmes en deuil, de vêtir et de nourrir les pauvres, et vous accomplirez vous-mêmes l'office des anges ! Ceux-ci cesseront d'être nécessaires.

L'exhortation est bonne. Nous n'avons pas seulement à faire l'oeuvre des anges, mais celle de Christ, en nous mettant au service de nos frères. Car Jésus a dit : « Ce que vous aurez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, vous me l'avez fait à moi-même. » Il s'agit pour nous de ressembler au Fils de Dieu lui-même. Si nous réalisons fidèlement notre vocation à cet égard, en résultera-t-il cependant qu'il n'y ait point d'anges ? Dirons-nous que les anges sont de pures personnifications créées par l'imagination, dans le but inconscient d'honorer la charité ? Leur histoire n'est-elle qu'une belle légende ? Légende aussi, dit-on, la résurrection de Christ, légende destinée à incarner dans un événement précis, extérieur, la sublime vérité du renouvellement intérieur de l'âme chrétienne ! Légende, l'ascension, dans laquelle s'affirmait une autre idée : celle de nos aspirations célestes ! Qu'importe même, ajoute-t-on, que Jésus ait jamais ou non vécu. Ses pensées sur l'amour du Père, l'amour des hommes, sur le prix de l'âme humaine, sur la tolérance, sont l'essentiel dans l'enseignement de l'Évangile. À ce compte-là, les faits principaux de l'histoire évangélique se résoudraient en idées, Christ et le christianisme tout entier ne seraient que des idées ! Voilà le langage que l'on tient, auquel applaudissent de toutes leurs forces, les athées, les esprits systématiquement hostiles à toute religion.

Je m'étends ici sur cette question des anges, parce que mon texte nous montre pour la première fois dans l'Écriture un ange venu au secours d'un être humain. Je profite de l'occasion pour demander à ceux que scandalise la croyance aux anges : En quoi vous scandalise-t-elle ? Celui qui croit de tout son coeur à un Créateur vivant et personnel, Créateur des cieux et de la terre, Créateur des esprits des hommes, n'a pas de peine à concéder qu'il a pu appeler aussi à l'existence des esprits plus élevés que le nôtre, pour en faire les exécuteurs de sa volonté et de sa pensée, les témoins de sa gloire dans le ciel. En quoi une telle création serait-elle indigne de l'Éternel ? Schiller a écrit : « Le Souverain des mondes se trouvait solitaire .... C'est pourquoi il créa des esprits. » En ce mot, le poète a proclamé la raison profonde de l'origine des hommes et des anges. Ajoutez que si vous croyez à la chute d'une partie de l'humanité, vous n'avez pas de raison de douter de la chute d'une partie des anges, de leur transformation en démons.

Vous me dites : « Le Dieu tout puissant n'avait pas besoin des anges pour manifester sa bonté aux enfants des hommes. » Assurément. Mais pourquoi aussi ne lui aurait-il pas plu de recourir à ces instruments ? Allez-vous dicter à Dieu la conduite qu'il avait à tenir dans l'organisation du monde ? Nul doute qu'il ne pût, s'il le voulait, secourir exclusivement par des miracles les pauvres, les malheureux, comme aussi propager uniquement à coup de miracles son Évangile. Il ne le fait pas. Il a choisi des hommes faibles et pécheurs pour ses instruments dans ce double service. Et nous devons nous sentir très honorés, très heureux de pouvoir lui être utiles dans les deux domaines.

Les anges partagent avec nous la gloire de publier devant la terre les pensées de paix de l'Éternel ; ce sont les anges qui ont été ici-bas les premiers messagers de la bonne nouvelle de la venue de Christ ; des anges furent les premiers témoins de la résurrection de Jésus ; deux anges se montrent d'abord aux disciples, après l'ascension, pour les consoler du départ du Maître. Associons-nous dans une sainte émulation à leur oeuvre bienfaisante ! Leur service n'est point rendu superflu par notre activité. En une multitude de cas, la pensée de l'existence des anges, de l'intervention des anges, explique seule certains faits.

Des parents incrédules s'écriaient récemment, après une chute dans l'escalier de leur petit enfant, chute épouvantable, qui eût dû être mortelle : « Nous n'y comprenons rien ; il faut que les anges de Dieu l'aient porté dans leurs mains. » Et ils affirmaient ainsi l'existence de ces gardiens invisibles, dont Jésus a parlé, auxquels sont confiés les tout petits, et qui regardent sans cesse la face du Père céleste. Dans la parabole du mauvais riche, Jésus nous montre l'âme du pauvre Lazare, déposée par des anges dans le sein d'Abraham. Qui dira inutile pour nous l'espoir de rencontrer ces messagers à l'heure suprême, à cette heure où tout le pouvoir des hommes, où toute la richesse de la terre n'a pas plus de prix pour l'âme qu'un simple fétu ? Qui dira toutes les consolations fournies d'avance à chaque croyant par la perspective de voir un jour les anges l'introduire dans le sanctuaire céleste ? Le ciel serait trop haut, trop céleste, si nous ne devions pas y trouver les esprits des élus, de ceux de nos frères dans la foi parvenus à la perfection, en outre les purs esprits des anges, jamais sortis sans doute de la communion divine, mais ayant soutenu des relations avec les hommes, avant parcouru notre terre pour accomplir les pensées miséricordieuses de Dieu. Les anges crient là-haut sans se lasser : « Saint, Saint, Saint, est l'Éternel ! » Et leur accent attire nos regards vers l'invisible, nous invite à nous sanctifier nous-mêmes. Il est, au surplus, salutaire de se rappeler qu'il existe dans la création des êtres sans tache, n'ayant jamais eu, même un seul moment, une autre pensée, que la gloire de Dieu.
Les développements suivants serviront à mettre en lumière la divine poésie répandue sur les récits bibliques par la présence des anges.


2. Le message d'un ange.

Regardez cette jeune femme assise au seuil du désert. À bout de forces, épuisée par la chaleur du soleil, couverte de la poussière impalpable laissée par le sable de la route, elle est tristement assise sur une pierre, la tête dans ses mains. Sur son visage lassé sont inscrits les mots qu'Elie prononcera environ douze siècles plus tard dans le même désert, couché sous un genévrier « C'est assez, Seigneur, reprends maintenant mon âme »

Quelle pitié j'éprouve pour cette pauvre femme ! Elle est en chemin depuis plusieurs jours et plusieurs nuits, car on compte de Hébron jusqu'à Schur, pour un bon marcheur, cinq journées. Son courage a été grand. Elle s'est trouvée les soirs, dans la plaine, sans une tente où loger, absolument solitaire.... Que n'avait-elle pas à redouter des bêtes sauvages, des brigands, plus redoutables mille fois que les animaux sauvages ! Comme ses membres délicats ont dû souffrir des rayons ardents de l'astre du jour, de la morsure du froid pendant la nuit, Elle n'a point songé cependant à revenir en arrière, elle n'y songe pas même à cette heure. Le péril qu'elle court dans le désert est grand, mais sa fierté est plus grande.

Sa nature est bien celle de la femme qui va être appelée à devenir la mère d'un peuple avant tout indépendant, les Bédouins. Une Agar ne peut pas, ne veut pas céder ; elle reste inflexible, résolue à ne pas s'humilier. D'ailleurs, si la femme fléchit volontiers devant l'homme digne de ce nom, elle ne fléchit pas volontiers devant une autre femme. Et c'est de sa maîtresse qu'Agar a à se plaindre.

Les pensées de la voyageuse se dirigent sans relâche du côté du midi, où est située sa patrie. Elle a devant les yeux l'Egypte vers laquelle elle se hâte. Elle n'est pas très loin de la frontière de ce pays. Cependant à cette heure, elle traverse une crise de découragement. Proche d'entrer dans le pays de ses pères, elle se sent des idées noires. L'Égypte est-elle encore sa patrie ? Retrouvera-t-elle la maison de ses parents, le seuil près duquel elle a joué ? Des étrangers à la figure glaciale, à la parole froide n'habitent-ils point le foyer dont elle a gardé le souvenir ? Quel accueil lui réserve-t-on ? Ne s'en va-t-elle pas chez elle comme une esclave fugitive ? Qui l'estimera encore, qui l'aimera dans le pays où elle est née ? À supposer qu'elle possède encore là-bas une patrie, cette patrie remplacera-t-elle Hébron, la tente d'Abram ? Elle revoit avec une sorte de dédain les tristes fêtes païennes de sa jeunesse, sur les bords du Nil. Elle ne saurait oublier en revanche les heures heureuses, bénies, passées avec les serviteurs et les servantes d'Abram, autour des autels bâtis par ce dernier. Elle entend la voix du noble vieillard lui parler du Dieu qui a créé les cieux et la terre, lui déclarer qu'il n'existe qu'un seul mal : le péché, célébrer avec enthousiasme la paix dont on jouit en marchant sous le regard de Jéhovah. Combien furent douces et saintes ces heures religieuses ! Quels ne furent pas alors ses saints ravissements, ses pressentiments de l'invisible ? Puis comme la vie s'écoulait régulière et tranquille, sous les tentes du patriarche. Quels soins, quelles attentions il avait pour ses gens ! Quelle existence large et facile l'on menait autour de lui ! Agar se rappelle avec une émotion particulière les jours où elle jouissait de la faveur de Saraï et d'Abram. Mais les choses changèrent, et ce fut par sa faute. Et maintenant le passé est le passé. Elle a coupé derrière elle tous les ponts. La nuit sombre règne devant elle, autour d'elle, en elle.

Vraiment, nous serions tenté de pleurer en songeant à toutes les douleurs qui oppressent l'âme de la pauvre femme. Malheureusement il n'est pas en notre pouvoir de l'aider. Si loin que notre oeil se promène sur le sable du désert, nous n'apercevons personne qui puisse ou veuille aider l'esclave fugitive. Elle sait sans doute que derrière elle, dans le camp de la tribu d'Abram, il est des âmes qui pensent à elle. Mais combien est grande la distance qui la sépare de Mamré, de ses chênes et de ses palmiers frémissant au souffle du vent !

Pauvre femme solitaire, je te croirais complètement abandonnée, s'il n'y avait un Dieu au ciel. Heureusement ce Dieu existe. Lui n'a pas oublié la pauvre esclave. Il la regarde, il viendra à son secours, il la sauvera du désespoir. Cette enfant, perdue dans un désert sans bornes, n'est point cachée aux yeux de l'Éternel. Une esclave fugitive a assez de valeur devant lui pour qu'il lui envoie un ange chargé de la consoler.

Voyez-vous cette forme lumineuse s'approcher doucement de la femme penchée vers le sol ? Une main légère s'est posée sur les épaules de la malheureuse. Elle se lève précipitamment, toute effrayée, mais pour se calmer bientôt. Elle s'apaise à l'accent de la voix qui prononce son nom, le nom qu'elle reçut, à sa naissance, d'une mère aimée : « Agar ! » Dans ce seul mot prononcé avec tendresse, l'étranger s'est révélé à elle comme un ami plein d'affection, comme un ami qui la connaît. Ne montre-t-il pas encore qu'il sait toutes ses circonstances, lorsqu'il poursuit en ces termes : « Servante de Saraï, d'où viens-tu et où vas-tu ? » L'être qui lui parle ainsi est certainement doué d'une divination surnaturelle. Comment sans cela saurait-il sa condition ? Agar sent au ton de l'étranger que la question posée n'est pas dictée par la curiosité, que c'est une question inspirée par la sympathie. Cette demande : « d'où viens-tu et où vas-tu ? » lui semble un écho des pensées qui s'élevaient dans sa conscience, qui l'attristaient et l'accusaient en même temps.

Agar et l'ange se sont regardés. Gracieux tableau, plein de sérieux, qui atteste l'amour de Dieu pour les hommes, sa sainteté ! C'est pour la première fois qu'à nos yeux, dans la Bible, un ange descend sur la terre afin de sauver un enfant des hommes. Et cet enfant des hommes n'est pas le pieux patriarche Abram, qui vit habituellement dans la communion de l'Éternel, c'est une simple esclave, une esclave révoltée, fugitive, une femme malheureuse, près de tomber dans le désespoir. Oui, pour la première fois, la Bible nous raconte l'entretien d'un ange avec une créature humaine. C'est à Agar que cette faveur est accordée, non à cause de l'élévation de sa piété, mais parce qu'elle est triste à mourir et abandonnée. Elle lui est accordée en dépit, non, je me trompe, à cause de sa mauvaise voie. 0 miséricorde de Dieu ! Mon cher lecteur, cette scène ne vous permet-elle pas de lire dans le coeur de votre Père céleste ? Ne vous enseigne-t-elle pas la grandeur des compassions divines, la grandeur de la bonté que Dieu peut avoir pour les pécheurs ?

C'est par la bonté de Dieu qu'Agar était parvenue sans accident au seuil du désert. C'est par une bonté plus grande encore que l'ange lui est apparu. C'est par une nouvelle bonté qu'il lui annonce un fils destiné à devenir le père d'un peuple nombreux, dont le nom sera Ismaël, c'est-à-dire « Dieu entend ». Dieu a entendu, en effet, le cri secret de l'orpheline, de la délaissée. C'est pourquoi il est venu à elle. Mais sa bénédiction ne reposera sur elle, que si elle s'humilie devant sa maîtresse, que si elle retourne vers les tentes d'Abram. Il faut que ce coeur roidi se brise, que cette volonté inflexible fléchisse ! Le salut d'Agar est à ce prix. L'ange veut lui faire comprendre par sa question « d'où viens-tu et où vas-tu ? » qu'elle est sur un mauvais chemin.

Agar a avoué son péché, rendue confuse par la bonté de Dieu qui lui montre tant de bienveillance. Elle confesse ouvertement sa faute en disant : « Je fuis loin de Saraï, ma maîtresse. » Estimez à sa valeur ce peu de mots. La bouche des pécheurs est en général plus loquace, surtout lorsqu'il s'agit pour eux de se défendre et d'accuser autrui. Nous aurions peut-être trouvé naturel, trop naturel qu'Agar se fût répandue en longues récriminations contre les humiliations qui lui avaient naguère été imposées, qu'elle eût peint en couleurs sombres la conduite de Saraï à son égard. Elle ne fait rien de cela. Elle se borne à dire : « Je fuis. » Elle n'essaie même pas de s'excuser ou de se justifier. Heureuse Agar, tu es une esclave d'origine païenne, et voici tu mets sous nos yeux le plus magnifique des exemples ! Tu as eu le courage de dompter ton orgueil, de t'humilier ; tu t'es élevée en t'abaissant, tu t'ennoblis en te courbant sous la main de Dieu et des hommes. Nous étonnerons-nous après cela que l'ange fasse à Agar de si grandes et si précieuses promesses ? Nous étonnerons-nous qu'Agar elle-même ait été saisie, après l'apparition de l'ange, d'une sorte d'enthousiasme prophétique comme le montre la suite de son histoire et le nom qu'elle donne au lieu où elle est. (vers. 13 et 14).

Le Seigneur a montré sa bonté à Agar, en lui parlant par la voix d'un ange ; il a animé le désert, l'a transformé, pour ainsi dire, en campagnes riantes. Il a mis sur les lèvres de l'infortunée un nouveau cantique. Telles sont les oeuvres de l'Éternel.


3. Quel ange secourra nos jeunes filles ?

Laissons maintenant Agar avec l'ange, pour jeter un coup d'oeil sur notre époque ! Cette femme solitaire, égarée dans le désert, n'est-elle pas un type, une image ? Ne vous fait-elle pas penser à des milliers et des milliers de jeunes filles, qui, privées de toute protection, éloignées de leur patrie, de leur famille, errent dans le vaste désert de ce monde, exposées à toute sorte de dangers, quant au corps et quant à l'âme ? ( Par exemple, ce monde serait-il un désert ? » me demande-t-on. Je réponds : Les solitudes de l'Asie et de l'Afrique ne sont pas aussi dangereuses que le monde, plein de convoitises charnelles et de vanité. Lorsqu'une jeune fille est belle, qu'elle est aimable, qu'elle sait plaire, elle court alors un double danger. La place de la femme, de la jeune fille est dans la famille. Si vous n'avez plus de famille, il s'agit d'en chercher une nouvelle à laquelle vous attacher. La femme, lorsqu'elle est seule, court les plus grands périls. Ou bien elle se sentira malheureuse, et nous sommes toujours plus ou moins ce que nous nous sentons être. Ou bien elle se sentira heureuse dans son isolement, et c'est alors qu'il faudra avoir pitié de son malheur !

Hélas ! il est dans la société moderne tant de jeunes filles solitaires, perdues au sein du vaste monde, sans qu'il y ait là de leur faute ! Où sont les anges qui voleront au secours des pauvres délaissées ? Lectrices qui êtes d'accord avec moi sur la triste situation que je dépeins, ne voudrez-vous pas remplir l'office d'un bon ange, vous occuper de celles qui sont abandonnées, les aider, vous employer à leur créer un foyer ? Je le sais, un grand nombre de jeunes filles souffrent par leur faute. Le joug de la maison paternelle, de l'opinion leur a paru pesant. Elles se sont lassées de voir se fixer sur elles l'oeil scrutateur de leur père, de leur mère. Elles ont cru que la liberté idéale est un état où personne n'a plus rien à vous dire, aucun conseil. à donner, aucun reproche à adresser. Et elles ont dit adieu à la famille. Légères, elles se sont élancées, sans réflexion, sur l'océan mouvant du monde à la recherche d'une nouvelle situation. Allez, les soirs, dans les rues de nos grandes villes où sont situés les lieux de plaisirs à la mode, les locaux où l'on danse, où se donnent des concerts à bon marché. voyez s'y presser, y passer des flots de jeunes filles rieuses. Combien ont quitté imprudemment le foyer qui les gardait ! À combien d'entre elles ne serait-on pas tenté de dire : « Agar, d'où viens-tu et où vas-tu ? » As-tu donc oublié que tu es une créature de Dieu, appelée à le glorifier ? Ne t'aperçois-tu pas que tu es sur une voie de perdition ?

Il ne suffit pas de gémir sur l'un des maux de la société moderne. Il faut secourir celles qui se perdent en si grand nombre par leur faute, en cédant aux idées du jour, à la passion d'une fausse indépendance, comme celles qui sont exposées à se perdre par la situation que fait aux isolées notre civilisation si orgueilleuse de ses progrès. Femmes chrétiennes, volez au secours de vos soeurs en danger ! Maîtresses de maison, cherchez à rendre votre demeure agréable à vos domestiques ; qu'elles se sentent des membres de votre famille ! Qu'elles n'aient pas même l'idée d'aller chercher au dehors des récréations ! Vous n'avez pas d'ailleurs à vous occuper seulement de vos domestiques. Vous avez à chercher hors de votre maison, à protéger tout autour de vous les pauvres abandonnées. Soyez pour elles de bons anges, femmes chrétiennes, vous surtout qui avez du loisir ou qui n'êtes pas mariées. Il vous appartient spécialement de remplir l'office de messagères célestes, d'amies dévouées auprès de nos jeunes filles.

Une jeune fille a soif de joie. Si elle ne trouve pas la joie dans la bonne voie, elle la cherchera dans les sentiers défendus. Offrez à celles qui ont si peu de plaisirs les joies pures ! Qu'elles ne soient point seules dans leurs heures de liberté, qu'elles sachent où trouver un entretien agréable. La femme qui est entourée d'affection est facilement gagnée au bien, à moins qu'elle ne soit tombée très bas. Ah ! il n'en est que trop de tombées très bas, horriblement bas ! Les laisserons-nous aussi celles-là ? Les laisserons-nous au fond de l'abîme sans leur tendre la main ! Une fausse pudeur, une délicatesse exagérée vous empêchera-t-elle, chrétiennes, de travailler au relèvement des âmes perdues. Oh ! je sais tout ce qu'il y a de répugnant dans certaines chutes, dans certaines situations, dans le mot : Prostitution. Mais vous laisserez-vous arrêter par la vue de la boue où il faut descendre, si l'on veut tendre une main secourable ? Eh bien, si vous ne vous sentez pas la force de travailler au relèvement des femmes perdues, des jeunes filles tombées, - car cette vocation n'est pas de tous peut-être, - sachez au moins demander à Dieu de se susciter des missionnaires dans le monde du vice. Sachez aider celles qui travaillent déjà au relèvement, les encourager de votre sympathie. Ne rien faire du tout en face de toutes les souillures qui déshonorent encore notre civilisation, c'est se livrer à une délicatesse ressemblant fort à du pharisaïsme - Souvenez-vous de la parole du Maître saint à la femme tombée : « Je ne te condamne pas non plus. »


4. D'où viens-tu et où vas-tu ?

Cette question de l'ange s'adresse à chacun de nous. Ne devrions-nous pas chaque jour de notre pèlerinage terrestre nous demander si nous sommes sur la bonne voie, nous demander ce que nous venons de faire, ce que nous avons à faire ? Conçue d'une manière plus générale, la question « d'où viens-tu et où vas-tu ? » nous invitera à examiner l'origine de la vie humaine, son but. L'illustre philosophe Fichte a dit avec raison : « Toute pensée, toute science humaine travaillent en définitive à donner une réponse à cette question : Quelle est la véritable destinée de l'homme ? Quels sont ses moyens pour la réaliser le plus sûrement ? » On ne saurait douter de la justesse de ce propos, quoique bien peu se préoccupent sérieusement du but de notre existence. Si nous demandons « Quelle est la destinée de l'homme ? » l'Écriture nous répondra avec l'apôtre Paul : « Dieu a voulu que les hommes cherchassent le Seigneur, et qu'ils s'efforçassent de le trouver en tâtonnant, bien qu'il ne soit pas loin de chacun de nous. » Notre vocation véritable est en effet de chercher Dieu, le Dieu qui nous a créés à son image. Tout doit être subordonné à cette grande recherche, devenir un moyen de ce grand but : nos travaux terrestres, nos études de la nature, nos inventions et nos découvertes, nos expériences, nos souffrances, nos affections. Toutes choses doivent tourner nos regards vers Dieu, vers la recherche du ciel. D'autre part, il est certain que le Dieu cherché par nous ne sera trouvé qu'en Christ. C'est en Christ seulement que l'homme perdu devient un avec Dieu. Quand il est un avec Dieu, il participe à la vie divine ; foulant déjà le péché et la mort sous ses pieds, il touche au but. Dès lors la question : « D'où viens-tu et où vas-tu ? » sera identique à cette autre question : « Es-tu réconcilié avec Dieu par Christ ? »

Si vous ne pouvez répondre par un oui joyeux à cette dernière question, permettez-moi de vous demander quels sont les obstacles qui vous séparent de Christ. Car c'est en Christ seulement que vous tendrez à la réalisation de votre vocation, que vous marcherez vers le but, vers une destinée conforme aux origines de l'homme, je veux dire à cette image divine qu'il porte en lui. Oh ! si nous pouvions apprendre de l'ange à nous poser avec gravité la grande question : « 0 homme, d'où viens-tu et où vas-tu ? » L'examen auquel celle-ci nous conduirait, douloureux d'abord peut-être, finirait par remplir nos coeurs de joie.

La question : « D'où viens-tu et où vas-tu ? » s'adresse d'une manière spéciale aux coeurs troublés. Il en est certainement beaucoup parmi les lecteurs de ces pages. Mon coeur est plein de sympathie pour eux. Mais que parlai-je de mon coeur ? Je devrais dire : le coeur de Dieu. La sympathie de mon coeur est peu efficace. Celle de Dieu est autre chose. Que Dieu s'occupe de préférence des affligés, c'est ce que montre d'une manière générale l'histoire d'Agar. 0 vous tous qui ne sortez d'une vallée de larmes que pour entrer dans une autre, qui voyez les tristesses succéder aux tristesses, les déceptions aux déceptions, soyez sûrs que vous êtes l'objet particulier de la grâce de Dieu. Donnez-vous seulement la peine de lire le Psaume CXLVI. Le psalmiste chante au verset sixième la grandeur de Dieu qui a fait les cieux et la terre, la mer et tout ce qui s'y trouve ; au verset dixième par lequel se termine le Psaume, il exalte la royauté sans fin de l'Éternel. Mais que lisons-nous entre ce verset sixième et ce verset dixième ? Que Dieu fait droit aux opprimés, qu'il donne du pain aux affamés, qu'il délivre les captifs, qu'il ouvre les yeux des aveugles, qu'il redresse ceux qui sont courbés, qu'il aime les justes, qu'il protège les étrangers, qu'il soutient l'orphelin et la veuve. Dans quel livre de la terre trouver une description analogue de l'activité divine ? C'est à toutes ses pages, en vérité, que l'Écriture affirme que Dieu est spécialement le Dieu de ceux qui pleurent ; il ne fait couler leurs larmes que pour avoir l'occasion de les changer en une joie durable. Les larmes d'Agar ne furent-elles pas changées en joie ? 0 pauvre coeur qui pleures, prends donc courage !

Ce matin, je voyais de ma fenêtre un moineau, perché sur une palissade, jeter tout autour de lui de triomphants regards. Il tenait dans son bec une grosse miette de pain blanc. De là sa satisfaction. D'où lui venait ce butin ? Était-ce un présent, jeté par quelque main amie ? Était-ce le produit d'un vol je l'ignore. Il tenait sa miette et personne ne cherchait à la lui disputer. Malgré la neige abondante qui couvrait les rues et les campagnes, le petit oiseau avait donc trouvé sa pâture. Il allait la savourer avec délices. Ma pensée fut : quel soin le grand Dieu des cieux et de la terre prend du petit moineau ! Pourtant le petit moineau ne sert pas à grand'chose. Est-ce que Dieu laisserait sans direction, sans espérance, les hommes qu'il a créés à son image ? Dis-nous, pauvre Agar, s'il t'a jamais oubliée quand tu errais dans le désert, pleine de tristesse, et comme abandonnée. Ne t'a-t-il pas envoyé maintes fois son ange ?

Ne dis pas : « Je ne vois point d'issue ! » Ne dis pas « J'ignore d'où pourrait sortir la délivrance de mes épreuves. » 0 mon frère, tu n'es pas appelé à voir et à savoir ! Tu es simplement appelé à croire. Tu es appelé à te confier avec ton chagrin, avec tes déchirements, avec tes soucis sans nombre au coeur paternel de Dieu.

Ne dis pas : « Non, je n'ai pas encore vu la délivrance que vit Agar. Je n'ai pas encore vu d'anges venir à ma rencontre sur mon chemin. » 0 enfant des hommes, ne sois point ingrat ! N'outrage pas ton Dieu. La délivrance accordée à Agar doit-elle t'être accordée de la même façon ? Dieu ne t'a-t-il pas dans le passé conduit comme à cheval à travers les précipices et les abîmes ? N'es-tu pas étonné d'être sorti sain et sauf d'épreuves que tu n'aurais jamais cru pouvoir supporter ? Ne t'a-t-il pas maintes fois versé, dans l'âme, l'espoir, la consolation, par les doux rayons de son soleil, peut-être par la voix d'un enfant, peut-être par une prédication, peut-être par la vue d'une fleur, par le serrement d'une main amie, par l'oeil vif et gai d'un petit oiseau ? N'avez-vous pas dû dire avec le poète :

J'ignore si ce fut un ange
Qui vint à moi dans ma douleur,
Mais je sais, Dieu, qu'à ta louange
Il fut pour moi l'ange sauveur.

Garde-toi donc, garde-toi de l'ingratitude, âme attristée ! Garde-toi d'offenser Dieu par tes murmures. Les affligés, je le sais par mon expérience personnelle, sont préservés de beaucoup d'entraînements, de beaucoup de péchés. Leur tentation est de vouloir s'enfermer dans leur douleur et se refuser à toute consolation. Ils prennent goût à l'état de martyr, finissent par se délecter de leurs souffrances, s'en créent un paradis et sont sourds à la voix de l'ange que Dieu envoie pour les soulager. Enfant des hommes, prends garde à cette erreur ! Accueille avec reconnaissance la main qui s'étend sur toi pour te bénir. Ne dis pas : « J'ai trop perdu, j'ai perdu ce que j'aimais le mieux; ce que Dieu m'offre ne saurait remplacer ce que je n'ai plus. » Ah, l'on pèche souvent par ingratitude dans la souffrance. Ce qu'il y a de grave, c'est qu'on ne s'humilie pas de ces péchés-là. Les meilleurs, en voulant consoler l'affligé, sont souvent les plus disposés à laisser s'exhaler en toute liberté le dépit, l'irritation de l'âme. Ils oublient que l'un des buts de la douleur est d'humilier. Ils permettent à l'affligé de s'écrier, comme le faisait follement Jonas sous son ricin : « La mort m'est préférable à la vie ! » La plupart n'envisagent pas ce propos comme un péché. Il leur parait presque naturel, quand il leur semble inspiré par l'amertume de la douleur plutôt que par la colère. Mais l'amertume de la douleur recèle presque toujours une colère secrète et est un grand péché.

Non, non ! ne berçons pas avec trop de tendresse nos douleurs. Ce que l'ange disait à Agar, il nous le dit aussi, à nous tous qui, par notre défaut de vigilance, par notre infidélité dans les petites ou les grandes choses, avons perdu la paix. Il nous dit : « Humiliez-vous sous la puissante main de Dieu et il vous élèvera en son temps. » Recherchez soigneusement les causes de votre défaut d'énergie, d'espérance, de paix. Cherchez-les en vous-même, dans votre attitude, dans vos actes, dans ce que vous faites et dans ce que vous laissez faire. Dites à Dieu : « A toi la justice, à moi la confusion de face ; à toi l'honneur, à moi l'opprobre. » Si vous poussez à fond votre enquête morale, vous trouverez assez de raisons de vous humilier devant Dieu. Humiliez-vous aussi devant les hommes auxquels vous auriez causé quelque préjudice par vos paroles et par vos oeuvres. Sachez vous laisser reprendre par les hommes. Si leur parole est trop dure. si elle pèche ordinairement par l'excès de la sévérité, cherchez pourtant la raison de la sévérité, voyez si elle ne réside pas en vous. Pendant mon ministère de pasteur-suffragant, à Elberfeld, un collègue, volontiers paradoxal, critiqua de la façon suivante une de mes prédications : « Cette prédication vous a été inspirée mot après mot par le démon de la vanité. » Le jugement était acerbe. Il l'était évidemment trop. Pourtant aussi longtemps que je me répétai : « C'est par trop acerbe, » je m'irritai toujours davantage contre lui. Ce fut seulement quand je cherchai la part de vérité qui pouvait être contenue dans cette parole, qu'elle fut pour moi une bénédiction. Je n'ai pas toujours été assez raisonnable pour me livrer à cette enquête ; je ne me suis jamais repenti de m'y être livré, c'est-à-dire d'avoir été raisonnable.

Conclusion : Laissez-vous humilier par les hommes ! Mais souvenez-vous aussi que l'humiliation devant l'homme doit toujours être précédée de l'humiliation devant Dieu. Ceux-là seuls qui se laissent humilier sont sur la voie du relèvement, de la véritable grandeur. Et les anges de Dieu se réjouissent à leur sujet, soit que l'âme qui s'humilie appartienne à une pauvre esclave fugitive, comme Agar, soit qu'elle appartienne à une puissante reine.

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