Saraï, femme d'Abram, prit Agar l'Égyptienne, sa servante, et la donna pour femme à Abram, son mari, après qu'Abram eut habité dix années dans le pays de Canaan.
Le voyageur qui parcourt les steppes immenses de
l'Arabie y rencontre des tribus sans nombre,
errantes, poussant devant elles des troupeaux de
chameaux, de chevaux, d'ânes, de boeufs et de
chèvres. Ces nomades vivent sous des tentes
rapidement posées et aussi facilement
levées. Ils sont à l'écart des
grands mouvements de la civilisation. Une fois
cependant ils ont pris contact avec l'Occident,
lorsque surgit parmi eux l'esprit puissant qui
avait nom Mahomet. Dieu se servit de lui et de sa
religion comme d'un fouet pour châtier
l'Eglise corrompue. Mahomet lança ses Arabes
à la conquête du monde, et ils ne se
firent pas faute de dévaster notre continent dans
tous les
sens.
Aujourd'hui encore l'islam est une écharde
dans la chair des chrétiens d'Occident.
Si vous demandiez à ces tribus, qui
unissent de rares vertus à des vices
éclatants, quels sont leurs ancêtres,
elles vous répondraient en nommant avec
orgueil Abram et Agar.
Agar n'était qu'une esclave
égyptienne. Nous ne savons à la suite
de quels événements elle était
tombée entre les mains de la famille du
patriarche. Elle paraît avoir
été fidèle, plus
attachée à Saraï que d'autres
esclaves, sinon la suite du récit ne se
comprendrait pas. Saraï donna en effet Agar
comme seconde épouse à son mari.
C'est pour qu'Abram ne manquât pas de
descendants qu'elle proposa cette union. Mais Agar
s'enorgueillit bientôt de sa nouvelle
position. Elle se montra insolente envers sa
maîtresse. Celle-ci dut se plaindre à
Abram et en reçut la permission de molester,
d'humilier à son gré Agar. Elle ne
s'y appliqua sans doute que trop, et cela en
soumettant sa rivale aux travaux les plus
grossiers, les plus communs. Saraï voulait,
montrer à Agar que, malgré l'espoir
nourri par elle de donner un fils à Abram,
elle n'en était pas moins une esclave. Agar
était fière. Elle s'irrita des
humiliations, et elle finira par s'enfuir avec
Ismaël dans le désert, plutôt que
de se soumettre au joug pesant de sa
maîtresse.
Tel est le récit que nous lisons dans
la Bible. Étrange histoire, n'est-il pas
vrai ? Ne comprend-on pas que beaucoup de
personnes pieuses regrettent à part elles
que cette histoire se trouve dans la Bible ?
Écoutez ce qui se dit : « Il
n'y a là rien d'édifiant ; les
traits de cette histoire sont au contraire propres
à troubler les croyants dans leur culte pour
le patriarche ; pour les mondains c'est un
sujet de lazzis. Pourquoi avoir introduit cet
épisode dans l'Ancien
Testament ? » Voici ma
réponse : Il y figure parce qu'il s'est
passé. La Bible renferme bien d'autres
histoires, plus étonnantes encore, autrement
scandaleuses, et les a insérées
également pour cette seule raison qu'elles
se sont passées. Le fait que
l'Écriture ne cache point
ce qui s'est passé dans la vie de ses
héros, qu'elle ne vise point à
embellir et à flatter ses portraits est
déjà, à lui seul,
édifiant. L'Écriture, pour être
écoutée, doit se montrer avant tout
digne de foi. Comment notre confiance dans la Bible
ne serait-elle pas fortifiée par ces
récits sans fard, qui révèlent
ouvertement le péché des serviteurs
de Dieu ? Nous n'aurons aucune raison de
douter des écrivains sacrés,
lorsqu'ils nous raconteront des faits merveilleux,
si nous avons appris à admirer leur
véracité rigoureuse sur des points
secondaires. Après cela je suis d'avis qu'on
crée une Bible expurgée à
l'usage exclusif des enfants, laquelle passe sous
silence cette histoire et celles du même
genre.
Je me trouve, quant à moi,
édifié en voyant des serviteurs de
Dieu aussi grands qu'Abram chanceler dans leur foi.
Le patriarche avait eu une première
défaillance, lorsqu'il parlait de faire
d'Eliézer son héritier. Cinq
années se sont écoulées
depuis. Et voilà le patriarche
retombé de nouveau dans son
incrédulité. Il y est poussé
cette fois par l'exemple de Saraï, qui pense
aider Dieu dans la réalisation de la
promesse. Elle se dit que l'important est que le
fils attendu soit le fils d'Abram. Ce fils n'a pas
besoin d'être le sien. Et de même
qu'Eve a tenté Adam, Saraï tente Abram.
Ainsi Rebecca voudra faciliter par la ruse
l'accomplissement de la promesse qui concerne
Jacob. On peut alléguer, à la
décharge d'Abram, que l'idée ne vient
point de lui. Mais il faut remarquer aussi qu'il a
la faiblesse de s'approprier cette
idée.
On a dit que Saraï, en cette
circonstance, avait fait preuve d'un grand oubli de
soi, même de dévouement. Elle donnait
certainement à Abram une grande preuve
d'affection, en renonçant volontairement
à être sa seule épouse. Mais
pour qu'un sentiment généreux ait une
complète valeur, il faut qu'il soit
inspiré par la foi. Les hommes ont nourri
des idées fort diverses, différentes
suivant les temps, sur la grandeur d'âme.
Notre idéal moral ne doit pas être
déterminé par l'opinion changeante de
notre époque, mais par la parole de Dieu. En
dehors de l'influence de la
Bible, la loi morale risque d'être souvent
mal interprétée ; on risque fort
de donner le nom de bien à ce qui est mal et
de mal à ce qui est bien. C'est ainsi que le
duel est considéré en certains pays,
en France, en Allemagne en particulier, parmi les
officiers, comme un acte qui met en lumière
la loyauté, le courage, toutes les vertus
chevaleresques. La multiplication des duels
à notre époque, loin d'être
pour nous une preuve de haute moralité, en
est une de l'absence de la crainte de Dieu. Ne
faut-il pas être dépourvu de toute
crainte de Dieu pour mettre en danger la vie du
prochain à cause d'une vétille, d'une
parole malsonnante dite
légèrement ? C'est ici que le
goût de légiférer, si
accentué dans les conseils et les
gouvernements modernes, devrait se donner
carrière. Les moeurs aussi sont coupables.
En Allemagne, un officier sera forcé de se
battre en certains cas, ou de se brûler la
cervelle s'il ne veut pas être
congédié. Est-ce raisonnable ?
Croit-on que le peuple qui assiste à de tels
spectacles n'en retire pas une instruction
fâcheuse. Ce recours à la force
brutale n'a-t-il pas pour effet de diminuer
l'autorité de la loi ?
Retournons sous la tente du patriarche. Ne
nous laissons pas séduire par l'intention
pure de Saraï. Son motif fut erroné,
puisque l'obéissance vaut mieux que le
sacrifice. N'excusons pas non plus Abram. Son
acceptation de la proposition n'est pas due
à des convoitises charnelles, elle n'en est
pas moins une défaillance de sa foi. Dans
cette circonstance, lui aussi a cru devoir aider la
Providence à réaliser la promesse.
Mais c'est parce qu'Abram a péché que
son histoire renferme pour nous des encouragements
précieux.
Ne pouvons-nous pas nous dire que, si Abram
n'a pas été rejeté
malgré ses erreurs, Dieu ne nous rejettera
pas non plus, si nous tombons dans
l'incrédulité ? Bénie
soit cette histoire, mon cher lecteur, puisqu'elle
empêche notre doute de
dégénérer en désespoir,
nos défaillances de devenir des chutes
irrémédiables ! Vous avez dans
votre passé des heures célestes,
où vous avez si bien goûté
l'amour de Dieu, le pardon des
péchés, qu'il vous paraissait
impossible de jamais déchoir de votre
état de grâce. Vous avez dû
pourtant traverser des jours d'obscurité.
Peut-être n'aviez-vous pas assez
veillé ; peut-être avez-vous
vécu dans une trop grande
sécurité ; peut-être Dieu
a-t-il voulu vous éprouver et, en vous
ôtant le sentiment de sa faveur, vous forcer
à marcher davantage par la foi. Quelle
consolation ne trouve-t-on pas, à de pareils
moments, dans la lumière de ce trait de
l'histoire d'Abram, qui nous a montré si
incroyant le père des croyants ! Vous
aviez encore cru avoir vaincu pour toujours un
penchant particulier. Votre triomphe, que vous
teniez pour durable, vous paraissait la meilleure
preuve de la réalité de votre
conversion. Et voici, le vieil ennemi s'est tout
à coup retrouvé en vous plus vivace
que jamais. Vous n'avez pu échapper à
sa morsure. Ah, ne fûtes-vous pas alors bien
près du désespoir ?
N'entendiez-vous pas Satan murmurer, à votre
oreille, qu'il ne fallait plus penser à vous
ranger parmi les serviteurs de Dieu, que vous
étiez perdu ? Et n'est-ce pas le
récit des défaillances des saints de
l'ancienne alliance qui vous a relevé de
votre découragement ? Soyons donc
reconnaissants envers l'écrivain
inspiré auquel est due l'insertion de cette
histoire dans le volume sacré.
À un autre point de vue, cette
histoire est édifiante. Elle permet de
mesurer le progrès fait par l'idéal
conjugal, depuis la prédication de
l'Évangile. Depuis Jésus-Christ, une
conception nouvelle du mariage a
succédé à l'ancienne. Chez les
peuples de l'Orient la polygamie était le
fait régulier et normal. Aucune conscience
ne se soulevait contre cet état de choses.
Même la conscience d'un Abram ne devait pas
être trop froissée par lui. Par ses
notions sur ce sujet, Abram était sans doute
un homme de son temps. Sa faute fut d'obéir
à une suggestion
d'incrédulité. Ce n'est pas tant pour
obéir à la coutume que parce qu'il ne
croyait plus à la réalisation de la
promesse divine dans son mariage avec Saraï
qu'il prit Agar comme seconde épouse.
Qu'aucun lecteur ne dise : Ce qui
était jusqu'à un certain point
excusable chez Abram l'est aussi chez nous. Vous
entendez souvent de tels propos, non pas seulement
au sein du peuple, mais dans les cercles
cultivés. Je les ai entendus moi-même.
Et je n'ai pas hésité à
traiter d'hypocrites ceux qui les tenaient. Et,
chose remarquable, ils ne se sont pas autrement
formalisés de mon accusation. Il n'est pas
besoin d'être un chrétien vivant, il
suffit de professer la croyance à la
vérité de l'Évangile pour
comprendre que, nous, modernes, nous avons à
être animés sur ce point d'un autre
esprit que les patriarches. Il n'est pas besoin
d'être très savant pour comprendre que
la culture moderne, la civilisation moderne
reposent sur la monogamie, le mariage de l'homme
avec une seule femme. Un coup d'oeil sur l'histoire
ne montre-t-il pas l'état d'avilissement de
la femme dans les pays où règne la
polygamie ; ce coup d'oeil ne fait-il pas voir
en outre que les peuples qui se livrent à la
polygamie ont été atteints d'une
décadence précoce ? Mais que
parlé-je de la polygamie ! Notre
chrétienté n'est-elle pas
livrée à des désordres de
telle nature que je ne voudrais pas les
décrire ou qu'ils feraient rougir ce
papier ? S'il existe encore des lois
réglementant la débauche, un
mouvement de protestation contre elles, toujours
plus fort, s'est pourtant produit. Grâces
soient rendues à Dieu pour l'oeuvre du
relèvement moral ! Que sa
bénédiction repose sur ceux, sur
celles qui mènent ce saint
combat !
De nombreux lecteurs de la Bible
s'étonneront de ce que le volume
sacré, en rapportant ce trait de la vie
d'Abram, n'ait aucun mot de blâme. Ils
voudraient qu'une parole au moins eût
condamné la conduite du patriarche. Mais
Dieu ne parle-t-il que par des paroles ? Ne
parle-t-il pas aussi par les faits ? Ce second
langage n'est-il pas encore plus puissant que le
premier ? La tromperie de Jacob à
l'égard de son vieux père est
châtiée par la longue suite
d'infortunes qui en est le résultat, et qui
constitue pour une part la destinée de
Jacob. Est-ce que les conséquences de cette
actionne disent pas assez haut qu'elle était
criminelle aux yeux
de Dieu ? C'est ici le lieu d'appliquer ce
passage : « Parce que je me suis tu,
tu as cru que je te ressemble - mais je te punirai,
et je remettrai toute ta conduite sous tes
yeux. » Est-ce qu'Abram et sa femme n'ont
pas été également et
naturellement punis de cette
défaillance ? Désormais la paix
n'habite plus sous les tentes du vieillard.
L'orgueil, l'envie, la jalousie mettent aux prises
ses deux femmes, puis les serviteurs et les
servantes. Quelle ne fut pas la douleur d'Abram,
lorsque, pour retrouver quelque
tranquillité, il se vit obligé de
renvoyer Agar avec le fils qu'elle avait
eu ?
En un mot, le passage est suffisamment
édifiant pour tous ceux qui ont quelque
idée de la véritable
édification. Mais que l'Évangile
demeurât l'Évangile, au cas où
l'on enlèverait de la Bible cette histoire,
comme mainte autre, cela n'est pas douteux. Sans
doute il y a une grande vérité en ce
que disait Tholuck : « La plupart
des hommes sont sauvés par les passages
saillants de l'Évangile, ceux qu'on imprime
en grosses lettres. » Tholuck songe sans
doute à des paroles comme celle-ci :
« Dieu a tant aimé le monde qu'il
a donné son Fils unique au monde, afin que
quiconque croit en lui ne périsse point mais
qu'il ait la vie éternelle, » ou
comme celle-ci : « C'est une parole
certaine et entièrement digne d'être
reçue, que Jésus-Christ est venu dans
le monde pour sauver les
pécheurs.... » J'ose
espérer que tous mes lecteurs connaissent
ces passages, et qu'il n'eût pas
été besoin de les transcrire en
entier. Ce sont là des sommaires de la bonne
nouvelle. Quiconque les comprend bien, les
médite dans la contemplation de la croix de
Jésus-Christ, trouvera par eux le chemin du
salut. Heureusement qu'il ne faut pas beaucoup de
science ni de théologie pour être
sauvé. Malheur à nous, si nous avions
à lire toute la Bible pour parvenir à
la vraie paix. En ce cas un grand nombre
demeureraient en dehors du royaume des cieux, qui
pourtant sont assurés d'y entrer, parce que
Dieu aime les pauvres d'esprit.
Tout cela, nous l'accordons. Et pourtant
nous sommes obligés de
contredire avec énergie ceux qui voudraient
s'en tenir aux grands passages et négliger
les petits. Nous blâmons avec décision
ceux qui voudraient voir imprimées en
petites lettres les histoires comme celle d'Agar ou
même voudraient les voir enlevées de
toutes les Bibles. Enfin nous sommes très
éloigné d'être de l'avis de
ceux qui réclament dans chaque fragment
inspiré quelques paroles pour le coeur. Oui,
les pages inspirées de Dieu parlent toujours
au coeur, mais dans un autre sens que vous ne
l'entendez. Le coeur est le foyer de la vie
spirituelle. Ce qui ne pénètre pas
jusqu'à ce foyer n'est pas digne
d'être appelé divin. Il est non moins
évident que toute connaissance spirituelle
méritant ce nom fructifie dans le coeur.
Mais c'est se tromper gravement que de tenir pour
parlant seuls au coeur les messages directs de
l'amour divin, dépeignant les compassions de
Dieu ou la vie future. Reconnaissons plutôt
que toutes les révélations qui nous
ont été fournies sur la justice de
Dieu, le développement du royaume des cieux
sur la terre, que tout ce qui met à nu la
nature de l'âme humaine est salutaire. Au
fond, tout cela parle au coeur. Et je soutiens
qu'il n'est rien dans l'Écriture qui,
considéré d'un vrai point de vue, ne
parle à nos coeurs.
J'assistais, il y a quelques années,
à une fête de missions. Le
prédicateur avait choisi pour texte ce
verset des Actes : « Dieu a voulu
que tous les hommes, sortis d'un seul sang,
habitassent sur toute la surface de la
terre.... »
(Act.
XVII, 26.) Il montra
l'importance de la vérité qui fait de
tous les hommes des descendants d'un même
ancêtre, des fils d'une même race - il
s'attachait à établir que notre
culture et notre civilisation perdraient leur
raison d'être, si nous ne savions pas voir un
frère dans le nègre, dans l'insulaire
de la Polynésie. Il prouva ensuite que la
mission chez les païens suppose que tous les
hommes ont une même nature, qu'ils sont par
conséquent capables d'être
relevés par le même Évangile,
etc. Tous ces développements étaient
fort intéressants. Mais la réunion
était composée en majeure partie
de piétistes. Et ceux-ci
ne paraissaient qu'à demi satisfaits des
considérations philosophiques auxquelles se
livrait l'orateur.
Les signes non équivoques de
lassitude se multiplièrent. Je
commençai à éprouver quelque
embarras, lorsque je vis l'un des anciens de la
communauté s'approcher du prédicateur
et le prier de bien vouloir dire quelque chose qui
parlât au coeur, en racontant par exemple des
histoires de conversion. Indigné, l'orateur
repartit : « C'est parce que vous
n'avez pas de coeur pour l'humanité que vous
réclamez quelque chose qui parle davantage
au coeur. » Peut-être aurait-il dû
retenir le trait, d'autant plus qu'il prit un air
offensé. Mais s'il eut tort à cet
égard, il avait au fond assez raison :
Toute l'Écriture parle au coeur. Gardez-vous
donc, mon cher lecteur, de répéter
précipitamment après tant
d'autres : « Cela ne dit rien au
coeur. » Souvenez-vous de la parole de
Jacques : « Que tout homme soit
prompt à écouter, lent à
parler, - c'est-à-dire lent à
critiquer, - lent à se mettre en
colère, » - c'est-à-dire
à rejeter comme indignes telles ou telles
histoires de la Bible.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |