Melchisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était prêtre du Dieu Très-Haut. Il bénit Abram, et dit : « Béni soit Abram par le Dieu Très-Saint, maître du ciel et de la terre ! Béni soit le Dieu Très-Haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains ! » Et Abram lui donna la dîme de tout.
Quand, à l'aurore, l'habitant d'une vallée alpestre, debout sur le
seuil de sa maison, dirige son regard vers les cimes qui l'entourent,
il voit celles-ci teintes d'une lumière pourprée. Le soleil ne
s'aperçoit pas encore ; notre villageois sait qu'il attendra
encore de longues heures son apparition ; il n'en salue pas moins
le rayon qui éclaire déjà les sommités. Semblables à ces cimes
émergeant de l'obscurité dans la lumière, les témoins de l'Ancienne
Alliance attirent notre attention. Leur figure a une grandeur
particulière. Elle baigne dans une lumière céleste. Nous savons que
celle-ci est la lumière de Christ qui du haut du ciel, des milliers
d'années à l'avance, a voulu se créer des précurseurs. Notre texte
nous a mis en présence de deux figures dans lesquelles nous avons pu
saluer un rayon de la gloire de Christ : Abram et Melchisédek.
Devant nous est une petite ville fortifiée, assise sur le
rocher dont David fera plus tard sa Sion. Le nom de cette cité est
Salem. Ses portes viennent de s'ouvrir. Il en sort une procession
solennelle, composée d'hommes aux vêtements riches et éclatants,
donnant tous les signes de la joie. À la tête de la troupe, un
vieillard à l'aspect majestueux ! C'est le Roi-Prêtre de Salem.
Il porte le nom précieux de Melchisédek, lequel signifie Roi de justice.
Il connaît Abram ; il a ouï parler de ses exploits contre les
envahisseurs de Canaan. Sorti au-devant du patriarche pour le saluer,
Melchisédek lui apporte aussi du pain et du vin. Une fois en face
d'Abram, il étend sur lui ses mains pour le bénir et prononce ces
paroles : « Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut, maître du
ciel et de la terre ! Béni soit le Dieu Très-Haut, qui a livré
tes ennemis entre tes mains. » Abram s'incline aux paroles du
mystérieux inconnu ; il accepte sa bénédiction, plein d'un saint
respect et donne à Melchisédek la dîme de son butin. Ce faisant, il
rend hommage à la grandeur du Prêtre-Roi de Salem. Il reconnaît sa
supériorité.
Le tableau n'est-il pas propre à frapper notre attention ?
Quel est ce mystérieux Melchisédek ? L'auteur de la Genèse
l'appelle prêtre du Dieu Très-Haut. Cet homme avait donc gardé le
précieux dépôt de la religion primitive de l'humanité. Tandis que le
paganisme, autour de lui, déployait ses pompes, il restait fidèle à la
foi au Dieu qu'avait connu Noé. Ne dirait-on pas un rocher demeuré
debout au milieu des flots ? Il est seul, avec ceux qui lui
obéissent, à garder la pure croyance. Cependant la foi de Melchisédek
n'explique pas pourquoi Abram le considère comme un supérieur et se
laisse bénir par lui. Évidemment le roi de Salem n'est pas pour le
patriarche un simple frère dans la foi. L'auteur de la Genèse,
disons-le, ne projette aucune lumière sur l'attitude de déférence
prise en cette circonstance par le père des croyants.
La rencontre de ces deux hommes est devenue, on le sait, plus
tard, pour les poètes et les prophètes israélites un thème à
réflexions : « Tu es prêtre pour toujours, chantera David, à
la manière de Melchisédek. » C'est dans le Psaume
CX que David s'exprime ainsi. Melchisédek le fait songer au
Messie, comme le montrent les premiers mots de cet hymne :
« L'Éternel a dit à mon Seigneur : « Assieds-toi à ma
droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied. »
L'auteur de l'épître aux Hébreux s'occupe, au chapitre VII de sa
lettre, du mystérieux personnage. Il remarque que celui-ci est
mentionné « sans père, sans mère, sans
généalogie, ni commencement de jours, ni fin de vie. » Il le
considère donc comme un type du Fils de Dieu. Il fait observer que le
nom de Melchisédech, roi de Salem, veut dire non seulement Roi de
justice, mais encore Roi de paix, puisque Salem signifie paix. Il en
conclut que Melchisédek est semblable au Fils de Dieu qui est prêtre à
perpétuité.
Quelque mystère planera toujours sur cette histoire. Sous le
voile qui enveloppe cette figure, nous discernons pourtant en elle des
traits prophétiques de ceux du Fils unique du Père. Jésus-Christ
n'est-il pas prêtre à toujours, puisqu'il s'est offert lui-même comme
une sainte victime pour le salut d'un monde perdu ? La justice et
la paix ne sont-elles pas les caractères de sa royauté ?
L'humanité a perdu la paix par le péché, parce qu'elle a perdu
la justice. C'est pourquoi elle se sent si malheureuse. La vraie
justice lui fait défaut, là même où l'oeil humain trouverait encore à
louer. Car ce que les lois appellent de ce nom de justice ne le porte
pas toujours aux yeux de Dieu. Pour Dieu, la justice n'existe que dans
l'âme rachetée, pardonnée par Christ, et dans les oeuvres qu'inspire
le pur amour né de cette réconciliation
Partout ailleurs triomphe l'iniquité, source de larmes
innombrables. Et cette iniquité consiste dans l'envie, les disputes,
les haines, la colère, la violence, tandis que le fruit de la justice
est la paix. Ce n'est pas seulement d'ailleurs cette vertu de la
justice qui nous manque, c'est même, peut-on affirmer, le désir de la
posséder.
Quand Christ, le céleste Melchisédek, est apparu sur la terre,
il nous a apporté ce qui nous faisait défaut : la justice devant
Dieu et la paix. N'a-t-il pas révélé au monde la miséricorde de
Dieu ? Ne nous a-t-il pas montré en Dieu un coeur plein de
compassion à notre égard ? C'est depuis sa venue seulement que le
monde sait ce que signifie le mot charité. Avec ce mot, les noms
d'espérance, de liberté ont pris une nouvelle acception, sont devenus
la désignation de réalités vivantes, bénies, dans lesquelles ceux
qui sont travaillés et chargés vont puiser de nouvelles forces.
Je nommerai parmi les dons qui découlent de notre
réconciliation avec Dieu, par la justice de Christ, la liberté.
Celle-ci contribue à notre paix. Connaissait-on, avant l'Évangile, le
droit de servir Dieu selon sa conscience ? Parlait-on seulement
de liberté ? Savait-on que tout être humain a une dignité ?
Savait-on que l'esclave est le frère de l'homme libre, que la femme
est la soeur de l'homme ? Savait-on que chaque âme a un prix
infini aux yeux de Dieu, qu'elle est en soi une majesté ?
Savait-on que la voix du plus misérable des humains, parce qu'elle est
une voix d'homme, doit trouver l'oreille des puissants prête à
l'écouter ? La paix, en d'autres termes la charité, la liberté,
la vérité, n'est-ce pas en cela que consiste la véritable culture, la
véritable civilisation ? Ne l'oubliez jamais, c'est Jésus-Christ,
le véritable Melchisédek, ce n'est nul autre que Jésus-Christ qui a
apporté ces biens à l'humanité.
Vous me direz : « À quoi tous ces dons ont-ils
servi ? Les ténèbres morales ne recouvrent-elles pas aujourd'hui
encore cette pauvre terre ? Ne voyons-nous pas partout autour de
nous, malgré l'oeuvre de Christ, le mécontentement, l'oppression, la
douleur sous toutes ses formes ? Comment cela se
fait-il ? » - Oui, comment cela se tait-il ? Est-ce la
faute de Christ, si la haine des classes et les haines nationales
héréditaires divisent les peuples au dedans d'eux et entre eux ?
Est-ce la faute de Christ, si les nations se tiennent en face les unes
des autres, armées jusqu'aux dents ? Est-ce sa faute, si dès
milliers et des milliers de familles voient la santé de leurs membres
flétrie, leur prospérité tarie par l'alcoolisme ? Est-ce sa
faute, si dans nos grandes villes se produisent parfois d'effroyables
banqueroutes, et, si en dehors des cas extraordinaires que je vise,
les faillites succèdent incessamment aux faillites ? Est-ce sa
faute, si la charité est bannie du monde des affaires, lequel
s'inspire rigoureusement du vieux mot de Caïn : « Suis-je le
gardien de mon frère ? » En bon français :
« Pourquoi me refuserais-je le plaisir de ruiner mon frère, quand
il est assez sot pour se laisser ruiner ? » Est-ce la faute
de Christ, si des milliers d'hommes finissent chaque année dans le
suicide, après des pertes d'argent ou d'autres épreuves
terrestres ? Est-ce la faute de Christ, si nos millionnaires
modernes laissent toujours Lazare gisant à leur porte, sans le
secourir ? Est-ce la faute de Christ, si nos riches se servent de
leur argent, comme s'il leur avait été donné pour satisfaire leur soif
de jouissances ? Encore une fois, tout cela est-il la faute de
Christ ?
Vous savez bien le contraire. Nos athées eux-mêmes savent le
contraire, pourvu qu'ils aient pris la peine de s'informer. Et quant à
nous, disciples de Christ, nous affirmerons que la cause de tous ces
maux est qu'on ne veut pas entendre parler de Christ, qu'on lui ferme
la porte de son coeur, de sa maison. Là où il est le maître, il répand
libéralement ses précieux biens : la paix, la liberté, la
charité. Là où Jésus règne, tous les jours sont des jours lumineux.
Ah ! quand nous sera-t-il donné de contempler enfin une
civilisation chrétienne, un peuple vraiment chrétien, un peuple rempli
de l'Esprit de Christ ? Qui douterait que chez un tel peuple, les
malentendus, les misères matérielles et spirituelles disparaîtront,
fondront sous l'haleine de l'amour de Christ, comme la neige aux
premiers rayons du soleil ? Car un peuple vraiment chrétien est
un peuple qui aime la paix, qui vit dans la justice, parce qu'il est
réconcilié avec Dieu. Il n'importe vraiment, lorsqu'un peuple en est
là, qu'il soit en monarchie ou en république !
O enfant des hommes, ô enfant des hommes, entends la voix de
ton Sauveur ! En ce temps agité et troublé, le divin Melchisédek
s'approche de nouveau de toi et heurte à ta porte. Il a les mains
pleines de dons bienfaisants, mais il ne pourra te les accorder si tu
ne t'inclines devant lui par la prière. Il s'approche, il vient à toi,
le roi de justice et de paix. Ce qu'il a dans ses mains, c'est le pain
et le vin. Comprends-tu ce que signifient ces mots de pain
et de vin ? Oh ! écoute, prête l'oreille ! Environ 2000
ans après Melchisédek, un repas avait lieu dans une salle haute de
Jérusalem. Là, Jésus-Christ, notre souverain sacrificateur, était
assis au milieu de ses disciples. Il pensait à l'offrande qu'il allait
faire de sa vie, pour le monde entier. Et il prit tour à tour du pain
et du vin. En prenant le pain, il le rompit et dit :
« Prenez, mangez, ceci est mon corps qui est rompu pour
vous. » Il tendit ensuite à ses disciples la coupe remplie de vin
et leur dit : « Prenez-en tous, cette coupe est la nouvelle
alliance en mon sang qui est répandu pour plusieurs, pour le pardon
des péchés. » Puis il ajouta : « Faites cela en mémoire
de moi. » Telle a été l'institution de la Cène, que Jésus veut
voir célébrer par son Église jusqu'à la fin des temps.
Un lien n'unit-il pas dans votre esprit ce pain et ce vin,
offerts par Jésus à ses disciples, au pain et au vin que Melchisédek
apportait à Abram ? Là le patriarche est seul à goûter l'aliment
fortifiant ; ici, dans les repas de la Cène chrétienne, la
postérité spirituelle d'Abram se rassemble en grand nombre autour du
divin aliment, symbole du pardon des péchés, signe et sceau de notre
adoption par Dieu, de notre communion éternelle avec lui.
O vous qui vous nommez chrétiens, appréciez-vous suffisamment
le don que vous fait Dieu dans le repas sacré ? Si vous
l'appréciez, pourquoi vous en approcher si rarement ? Pourquoi
être arrêté par le premier prétexte venu, quand il s'agit de vous
rendre à la table du Seigneur ? Oui, pourquoi ? N'est-ce pas
que vous n'êtes point disposé à faire dans votre coeur une place au
Roi des cieux et de la terre ? L'illustre Chrysostôme a
dit : « C'est un Roi qui, à la Cène, entre dans votre
âme ; un grand calme, une sainte paix, un profond recueillement
doivent précéder sa venue. » Dans ces mots, vous apprenez si vous
étiez digne de vous approcher de la table sainte. Ce sont eux aussi
qui nous indiquent la raison pour laquelle tant de chrétiens se
refusent à venir au repas sacré. Cette raison n'est-elle pas
celle-ci : Vous ne voulez pas qu'un autre règne sur vous ?
Peut-être aussi vous déplaît-il d'avoir à imposer à
vos pensées agitées le recueillement qui doit précéder l'entrée en
nous du grand Roi ! Vous n'avez pas la force d'éloigner les
images mondaines qui vous hantent. Vous reculez devant la consécration
totale de votre être à Dieu. Mais alors à quoi bon faire profession
d'orthodoxie, chercher à progresser dans la connaissance de la vérité,
accomplir des oeuvres, montrer un certain zèle chrétien !
Revenons à nous-mêmes, redevenons, pour la sincérité, de petits
enfants ! N'ayons plus qu'un but, cacher, avec l'élan d'une foi
qui se donne, nos fronts fatigués, nos coeurs lassés dans le sein du
Dieu de charité.
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