Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VII

Lointaine aurore de l'Évangile.

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 Melchisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était prêtre du Dieu Très-Haut. Il bénit Abram, et dit : « Béni soit Abram par le Dieu Très-Saint, maître du ciel et de la terre ! Béni soit le Dieu Très-Haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains ! » Et Abram lui donna la dîme de tout.

Gen. XIV, 18-20.


Quand, à l'aurore, l'habitant d'une vallée alpestre, debout sur le seuil de sa maison, dirige son regard vers les cimes qui l'entourent, il voit celles-ci teintes d'une lumière pourprée. Le soleil ne s'aperçoit pas encore ; notre villageois sait qu'il attendra encore de longues heures son apparition ; il n'en salue pas moins le rayon qui éclaire déjà les sommités. Semblables à ces cimes émergeant de l'obscurité dans la lumière, les témoins de l'Ancienne Alliance attirent notre attention. Leur figure a une grandeur particulière. Elle baigne dans une lumière céleste. Nous savons que celle-ci est la lumière de Christ qui du haut du ciel, des milliers d'années à l'avance, a voulu se créer des précurseurs. Notre texte nous a mis en présence de deux figures dans lesquelles nous avons pu saluer un rayon de la gloire de Christ : Abram et Melchisédek.

Devant nous est une petite ville fortifiée, assise sur le rocher dont David fera plus tard sa Sion. Le nom de cette cité est Salem. Ses portes viennent de s'ouvrir. Il en sort une procession solennelle, composée d'hommes aux vêtements riches et éclatants, donnant tous les signes de la joie. À la tête de la troupe, un vieillard à l'aspect majestueux ! C'est le Roi-Prêtre de Salem. Il porte le nom précieux de Melchisédek, lequel signifie Roi de justice. Il connaît Abram ; il a ouï parler de ses exploits contre les envahisseurs de Canaan. Sorti au-devant du patriarche pour le saluer, Melchisédek lui apporte aussi du pain et du vin. Une fois en face d'Abram, il étend sur lui ses mains pour le bénir et prononce ces paroles : « Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut, maître du ciel et de la terre ! Béni soit le Dieu Très-Haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains. » Abram s'incline aux paroles du mystérieux inconnu ; il accepte sa bénédiction, plein d'un saint respect et donne à Melchisédek la dîme de son butin. Ce faisant, il rend hommage à la grandeur du Prêtre-Roi de Salem. Il reconnaît sa supériorité.

Le tableau n'est-il pas propre à frapper notre attention ? Quel est ce mystérieux Melchisédek ? L'auteur de la Genèse l'appelle prêtre du Dieu Très-Haut. Cet homme avait donc gardé le précieux dépôt de la religion primitive de l'humanité. Tandis que le paganisme, autour de lui, déployait ses pompes, il restait fidèle à la foi au Dieu qu'avait connu Noé. Ne dirait-on pas un rocher demeuré debout au milieu des flots ? Il est seul, avec ceux qui lui obéissent, à garder la pure croyance. Cependant la foi de Melchisédek n'explique pas pourquoi Abram le considère comme un supérieur et se laisse bénir par lui. Évidemment le roi de Salem n'est pas pour le patriarche un simple frère dans la foi. L'auteur de la Genèse, disons-le, ne projette aucune lumière sur l'attitude de déférence prise en cette circonstance par le père des croyants.

La rencontre de ces deux hommes est devenue, on le sait, plus tard, pour les poètes et les prophètes israélites un thème à réflexions : « Tu es prêtre pour toujours, chantera David, à la manière de Melchisédek. » C'est dans le Psaume CX que David s'exprime ainsi. Melchisédek le fait songer au Messie, comme le montrent les premiers mots de cet hymne : « L'Éternel a dit à mon Seigneur : « Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied. » L'auteur de l'épître aux Hébreux s'occupe, au chapitre VII de sa lettre, du mystérieux personnage. Il remarque que celui-ci est mentionné « sans père, sans mère, sans généalogie, ni commencement de jours, ni fin de vie. » Il le considère donc comme un type du Fils de Dieu. Il fait observer que le nom de Melchisédech, roi de Salem, veut dire non seulement Roi de justice, mais encore Roi de paix, puisque Salem signifie paix. Il en conclut que Melchisédek est semblable au Fils de Dieu qui est prêtre à perpétuité.

Quelque mystère planera toujours sur cette histoire. Sous le voile qui enveloppe cette figure, nous discernons pourtant en elle des traits prophétiques de ceux du Fils unique du Père. Jésus-Christ n'est-il pas prêtre à toujours, puisqu'il s'est offert lui-même comme une sainte victime pour le salut d'un monde perdu ? La justice et la paix ne sont-elles pas les caractères de sa royauté ?

L'humanité a perdu la paix par le péché, parce qu'elle a perdu la justice. C'est pourquoi elle se sent si malheureuse. La vraie justice lui fait défaut, là même où l'oeil humain trouverait encore à louer. Car ce que les lois appellent de ce nom de justice ne le porte pas toujours aux yeux de Dieu. Pour Dieu, la justice n'existe que dans l'âme rachetée, pardonnée par Christ, et dans les oeuvres qu'inspire le pur amour né de cette réconciliation

Partout ailleurs triomphe l'iniquité, source de larmes innombrables. Et cette iniquité consiste dans l'envie, les disputes, les haines, la colère, la violence, tandis que le fruit de la justice est la paix. Ce n'est pas seulement d'ailleurs cette vertu de la justice qui nous manque, c'est même, peut-on affirmer, le désir de la posséder.

Quand Christ, le céleste Melchisédek, est apparu sur la terre, il nous a apporté ce qui nous faisait défaut : la justice devant Dieu et la paix. N'a-t-il pas révélé au monde la miséricorde de Dieu ? Ne nous a-t-il pas montré en Dieu un coeur plein de compassion à notre égard ? C'est depuis sa venue seulement que le monde sait ce que signifie le mot charité. Avec ce mot, les noms d'espérance, de liberté ont pris une nouvelle acception, sont devenus la désignation de réalités vivantes, bénies, dans lesquelles ceux qui sont travaillés et chargés vont puiser de nouvelles forces.

Je nommerai parmi les dons qui découlent de notre réconciliation avec Dieu, par la justice de Christ, la liberté. Celle-ci contribue à notre paix. Connaissait-on, avant l'Évangile, le droit de servir Dieu selon sa conscience ? Parlait-on seulement de liberté ? Savait-on que tout être humain a une dignité ? Savait-on que l'esclave est le frère de l'homme libre, que la femme est la soeur de l'homme ? Savait-on que chaque âme a un prix infini aux yeux de Dieu, qu'elle est en soi une majesté ? Savait-on que la voix du plus misérable des humains, parce qu'elle est une voix d'homme, doit trouver l'oreille des puissants prête à l'écouter ? La paix, en d'autres termes la charité, la liberté, la vérité, n'est-ce pas en cela que consiste la véritable culture, la véritable civilisation ? Ne l'oubliez jamais, c'est Jésus-Christ, le véritable Melchisédek, ce n'est nul autre que Jésus-Christ qui a apporté ces biens à l'humanité.

Vous me direz : « À quoi tous ces dons ont-ils servi ? Les ténèbres morales ne recouvrent-elles pas aujourd'hui encore cette pauvre terre ? Ne voyons-nous pas partout autour de nous, malgré l'oeuvre de Christ, le mécontentement, l'oppression, la douleur sous toutes ses formes ? Comment cela se fait-il ? » - Oui, comment cela se tait-il ? Est-ce la faute de Christ, si la haine des classes et les haines nationales héréditaires divisent les peuples au dedans d'eux et entre eux ? Est-ce la faute de Christ, si les nations se tiennent en face les unes des autres, armées jusqu'aux dents ? Est-ce sa faute, si dès milliers et des milliers de familles voient la santé de leurs membres flétrie, leur prospérité tarie par l'alcoolisme ? Est-ce sa faute, si dans nos grandes villes se produisent parfois d'effroyables banqueroutes, et, si en dehors des cas extraordinaires que je vise, les faillites succèdent incessamment aux faillites ? Est-ce sa faute, si la charité est bannie du monde des affaires, lequel s'inspire rigoureusement du vieux mot de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? » En bon français : « Pourquoi me refuserais-je le plaisir de ruiner mon frère, quand il est assez sot pour se laisser ruiner ? » Est-ce la faute de Christ, si des milliers d'hommes finissent chaque année dans le suicide, après des pertes d'argent ou d'autres épreuves terrestres ? Est-ce la faute de Christ, si nos millionnaires modernes laissent toujours Lazare gisant à leur porte, sans le secourir ? Est-ce la faute de Christ, si nos riches se servent de leur argent, comme s'il leur avait été donné pour satisfaire leur soif de jouissances ? Encore une fois, tout cela est-il la faute de Christ ?

Vous savez bien le contraire. Nos athées eux-mêmes savent le contraire, pourvu qu'ils aient pris la peine de s'informer. Et quant à nous, disciples de Christ, nous affirmerons que la cause de tous ces maux est qu'on ne veut pas entendre parler de Christ, qu'on lui ferme la porte de son coeur, de sa maison. Là où il est le maître, il répand libéralement ses précieux biens : la paix, la liberté, la charité. Là où Jésus règne, tous les jours sont des jours lumineux. Ah ! quand nous sera-t-il donné de contempler enfin une civilisation chrétienne, un peuple vraiment chrétien, un peuple rempli de l'Esprit de Christ ? Qui douterait que chez un tel peuple, les malentendus, les misères matérielles et spirituelles disparaîtront, fondront sous l'haleine de l'amour de Christ, comme la neige aux premiers rayons du soleil ? Car un peuple vraiment chrétien est un peuple qui aime la paix, qui vit dans la justice, parce qu'il est réconcilié avec Dieu. Il n'importe vraiment, lorsqu'un peuple en est là, qu'il soit en monarchie ou en république !

O enfant des hommes, ô enfant des hommes, entends la voix de ton Sauveur ! En ce temps agité et troublé, le divin Melchisédek s'approche de nouveau de toi et heurte à ta porte. Il a les mains pleines de dons bienfaisants, mais il ne pourra te les accorder si tu ne t'inclines devant lui par la prière. Il s'approche, il vient à toi, le roi de justice et de paix. Ce qu'il a dans ses mains, c'est le pain et le vin. Comprends-tu ce que signifient ces mots de pain et de vin ? Oh ! écoute, prête l'oreille ! Environ 2000 ans après Melchisédek, un repas avait lieu dans une salle haute de Jérusalem. Là, Jésus-Christ, notre souverain sacrificateur, était assis au milieu de ses disciples. Il pensait à l'offrande qu'il allait faire de sa vie, pour le monde entier. Et il prit tour à tour du pain et du vin. En prenant le pain, il le rompit et dit : « Prenez, mangez, ceci est mon corps qui est rompu pour vous. » Il tendit ensuite à ses disciples la coupe remplie de vin et leur dit : « Prenez-en tous, cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang qui est répandu pour plusieurs, pour le pardon des péchés. » Puis il ajouta : « Faites cela en mémoire de moi. » Telle a été l'institution de la Cène, que Jésus veut voir célébrer par son Église jusqu'à la fin des temps.

Un lien n'unit-il pas dans votre esprit ce pain et ce vin, offerts par Jésus à ses disciples, au pain et au vin que Melchisédek apportait à Abram ? Là le patriarche est seul à goûter l'aliment fortifiant ; ici, dans les repas de la Cène chrétienne, la postérité spirituelle d'Abram se rassemble en grand nombre autour du divin aliment, symbole du pardon des péchés, signe et sceau de notre adoption par Dieu, de notre communion éternelle avec lui.

O vous qui vous nommez chrétiens, appréciez-vous suffisamment le don que vous fait Dieu dans le repas sacré ? Si vous l'appréciez, pourquoi vous en approcher si rarement ? Pourquoi être arrêté par le premier prétexte venu, quand il s'agit de vous rendre à la table du Seigneur ? Oui, pourquoi ? N'est-ce pas que vous n'êtes point disposé à faire dans votre coeur une place au Roi des cieux et de la terre ? L'illustre Chrysostôme a dit : « C'est un Roi qui, à la Cène, entre dans votre âme ; un grand calme, une sainte paix, un profond recueillement doivent précéder sa venue. » Dans ces mots, vous apprenez si vous étiez digne de vous approcher de la table sainte. Ce sont eux aussi qui nous indiquent la raison pour laquelle tant de chrétiens se refusent à venir au repas sacré. Cette raison n'est-elle pas celle-ci : Vous ne voulez pas qu'un autre règne sur vous ? Peut-être aussi vous déplaît-il d'avoir à imposer à vos pensées agitées le recueillement qui doit précéder l'entrée en nous du grand Roi ! Vous n'avez pas la force d'éloigner les images mondaines qui vous hantent. Vous reculez devant la consécration totale de votre être à Dieu. Mais alors à quoi bon faire profession d'orthodoxie, chercher à progresser dans la connaissance de la vérité, accomplir des oeuvres, montrer un certain zèle chrétien !

Revenons à nous-mêmes, redevenons, pour la sincérité, de petits enfants ! N'ayons plus qu'un but, cacher, avec l'élan d'une foi qui se donne, nos fronts fatigués, nos coeurs lassés dans le sein du Dieu de charité.

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