Abram était très riche en troupeaux, en argent et en or.... Abram dit à Lot : « Qu'il n'y ait point, je te prie, de disputes entre moi et toi, ni entre mes bergers et tes bergers, car nous sommes frères. Tout le pays n'est-il pas devant toi ? Sépare-toi donc de moi : Si tu vas à gauche, j'irai à droite ; si tu vas à droite, j'irai à gauche. »
1. La richesse et la foi vont-elles
ensemble ?
Ce n'est pas un crime d'être riche. Le
père des croyants, si souvent
présenté comme un modèle de
foi, était très riche. Au reste, il
est souvent parlé dans la Bible de
serviteurs de Dieu riches. Le peuple de Dieu,
à toutes les époques, a
été composé de riches et de
pauvres. Dieu ne se borne pas à permettre
aux uns la richesse ; il la veut pour eux, il
la leur donne. Le récit biblique envisage
les richesses d'Abram comme un don de la
bénédiction divine.
Cela ne veut pas dire que tel soit le cas de
toutes les richesses. Il en est de mal acquises,
octroyées par le diable, aux serviteurs
qu'il compte ici-bas. Lorsque l'opulence est
créée au moyen des larmes des veuves
et des orphelins, par la frustration des salaires
des mercenaires, un cri de vengeance monte contre
elle vers le ciel. Ce cri est entendu. Il n'en est
pas moins vrai qu'il est des fortunes honorablement
acquises, données par la main divine.
L'affirmation des socialistes :
« La propriété c'est le
vol ; » les revendications d'un
parti qui demande que la propriété
fasse retour à la communauté, sont en
désaccord avec l'esprit de la Bible. Elles
ne sont pas moins contraires à la pure
raison. L'Écriture nous dit que Dieu a fait
le riche et le pauvre pour qu'ils se rencontrent.
(Prov.
XXII, 2.) En dépit de
toutes les révolutions, le riche et le pauvre se
côtoieront dans la société.
Dieu veut que les riches apprennent par les pauvres
à donner, à éprouver de la
compassion. Dieu veut éclairer d'un rayon de
lumière la misère des pauvres en leur
faisant rencontrer la sympathie des riches.
Il est dans la Bible plus d'une parole
dirigée contre les riches. Les
« malheur à vous
riches ! » qui se trouvent dans les
livres saints ne s'adressent qu'aux riches durs,
avares, fermant leur âme aux inspirations
d'en haut. Le neveu d'Abram, nous le verrons, Lot,
se perdra par sa cupidité ; celle-ci
lui fera choisir comme résidence le pays de
Sodome, malgré la corruption de cette
contrée. Le jeune homme riche de
l'Évangile appartient à la même
catégorie ; il le prouve en se refusant
à suivre Jésus, et la parole
sévère du Maître :
« Combien il est difficile aux riches
d'entrer dans le royaume des
cieux ! » s'applique en fait
à un nombre très considérable
de riches.
Si la richesse mal acquise
dégénère en
malédiction, la richesse dont on use mal,
avec parcimonie, avec égoïsme, avec
orgueil, pour satisfaire ses passions, n'est pas
moins dangereuse. Il suffit d'un coup d'oeil
jeté sur la vie pour s'apercevoir combien
sont périlleuses la sécurité
charnelle, la paresse engendrées trop
souvent par la richesse.
Celui qui se propose avant tout de devenir
riche, nous n'hésitons pas à le
déclarer, car c'est l'Écriture qui le
dit, s'expose à la tentation et au
piège. Le docteur Jonas, l'ami de Luther,
entendit un jour un homme se vanter d'avoir choisi
pour son but l'acquisition des biens de ce monde.
Le docteur lui dit : « Mon cher ami,
il vous faut en ce cas aller cacher votre âme
dans le creux d'un arbre, car le désir de
devenir riche ne se concilie point avec le soin
qu'il faut prendre de cette âme. Il ne va pas
sans beaucoup de soucis, sans précipiter
dans beaucoup de péchés. Une fois
devenu riche, ce sera le moment de songer à
votre âme et d'aller la
déterrer. » Un témoin de
l'entretien reprit en s'adressant au même
personnage :
« Si vous m'en croyez, vous ne
vous donnerez pas la peine de retourner à
l'arbre, car le diable aura dès longtemps
emporté votre âme. » Les
propos que nous venons de rapporter ont quelque
rudesse dans la forme ; ils sont pleins de
justesse au fond. Le souci de notre avenir
éternel n'ira jamais avec le souci de
devenir riche.
Mais, je le répète, il est des
riches parvenus à la fortune sans avoir fait
de celle-ci leur première
préoccupation. Toutefois, ces riches,
auxquels Dieu a donné leurs biens, peuvent
aussi faire de leur fortune une occasion de
perdition. Comment cela ? Ah ! chaque don
de Dieu s'accompagne d'une obligation. Celui qui a
reçu de Dieu la richesse a le strict devoir
de l'employer à la gloire de Dieu. Le
chrétien ne porte bien son nom que lorsqu'il
est la lumière et le sel de la terre. De
là pour lui la nécessité de se
servir de sa richesse pour faire aimer le nom du
Père céleste. Ne savez-vous pas
qu'avec vos biens vous pouvez contribuer au bonheur
ou au malheur de ceux qui vous entourent ?
Malheur à celui qui ne vit que pour
lui-même ou même exclusivement pour les
siens ! Malheur à qui laisse passer une
précieuse occasion de tirer l'âme de
son frère de la détresse,
peut-être du désespoir, de montrer que
la charité chrétienne n'est pas un
vain mot. Oui, malheur !
Jésus nous parle d'un homme riche qui
se vêtait de pourpre et de fin lin et se
traitait magnifiquement tous les jours. Le portrait
de ce personnage est celui d'un hôte, d'un
convive agréable à rencontrer. Le
Sauveur semble encore nous dire que cet homme
était patient, humain jusqu'à un
certain point, puisqu'il nous le montre laissant le
pauvre Lazare, avec ses plaies, devant sa porte.
N'eût-il pas été facile au
riche d'éloigner le pauvre de son
voisinage ? Et avec toutes ses
qualités, ce riche s'en va tout simplement
en enfer. Entendez-le, en enfer ! Parce que
les péchés de négligence sont
en certains cas de véritables crimes ;
« Ce que vous n'avez pas fait à
l'un de ces petits de mes frères, vous ne me
l'avez pas fait à
moi-même, » a dit Jésus.
Bref, celui qui possède les biens de ce monde doit
en jouir
avec un
certain tremblement. Il a à se dire qu'il
rendra compte de leur emploi. Dieu lui demandera
s'il s'en est servi pour sa gloire, pour le bonheur
de ses semblables.
La foi seule enseigne le vrai point de vue
d'où il convient d'envisager les biens de la
terre. Elle nous élève au-dessus des
richesses terrestres, pour nous faire souhaiter
avant tout d'être riches en Dieu. Croyez-vous
que celui qui est riche en Dieu, qui a
goûté les puissances du siècle
à venir, s'attachera outre mesure à
sa fortune ? Il sera reconnaissant envers Dieu
de sa position terrestre. Mais il se sait en
même temps posséder quelque chose
d'infiniment meilleur. Et ses biens ne sont point
pour lui l'objet d'une idolâtrie. Quiconque
vit de la miséricorde de Dieu sera
pressé de reconnaître cette
miséricorde. L'or et l'argent qu'il a en
abondance l'aideront précisément
à manifester l'amour du prochain qui remplit
son coeur.
Le riche Abram est un lumineux exemple des
vues élevées avec lesquelles un
croyant considère ses biens terrestres. La
Genèse nous le montre exerçant
l'hospitalité envers les voyageurs, logeant
des anges sans le savoir. Nous aurons à
revenir sur le désintéressement dont
il fit preuve à l'égard de Lot. De
retour de son expédition guerrière,
il paie spontanément la dîme à
Melchisédec, roi de Salem
(Gen.
XIV, 18-20.). Quand le roi de
Sodome, délivré par lui, veut qu'il
garde le butin, il ne se dit pas :
« L'argent est l'argent. C'est toujours
bon à prendre. » Non, mais avec
une noble fierté, il repousse des
trésors qui avaient appartenu aux Sodomites,
et étaient souillés de toutes sortes
de hontes, de sang et de larmes. Il ne voudra pas
joindre cet argent maudit à celui qu'il
tient de la main de Dieu. Notre héros ne
veut pas qu'un roi de Sodome puisse dire :
« J'ai enrichi Abram. » Et
celui qui, à ces mots, ne sent pas de quel
point de vue élevé le patriarche
regardait ses biens, son or et son argent, n'est
pas digne, laissez-moi le dire, de posséder
de l'or et de l'argent.
(Gen.
XIV, 21-24.).
Toute la vie d'Abram nous le fait voir usant
de la pleine liberté à l'égard
de la richesse. Jamais vous ne le voyez esclave de
ses biens, il n'est pas lié à eux.
L'homme qui a laissé son pays sera
prêt à chaque instant à laisser
ses richesses, si par là il contribue
à l'honneur de Dieu, au salut des
hommes.
Où en êtes-vous à cet
égard, mon cher lecteur ? Une lettre
chrétienne m'est parvenue naguère,
d'au delà de l'Océan. Elle contenait
ces mots : « Depuis vingt ans je
connais le Sauveur, et cependant je n'ai
goûté aucune paix intérieure.
Aujourd'hui je sais que la chaîne qui
enserrait mon coeur était l'avarice. Je l'ai
brisée. Je me trouve libre et joyeux, en
état de grâce... » Des
milliers sont dans le même cas. La paix
céleste n'entre point dans leur coeur, parce
qu'ils se refusent à être les
intendants de la fortune qui leur a
été confiée, à
administrer leurs biens selon la volonté du
Seigneur.
Je ne vous dirai pas quelle part de votre
revenu vous devez consacrer aux autres, si c'est le
cinq, le deux ou le demi pour cent. De nombreux
éléments doivent entrer en ligne de
compte dans la fixation de ce chiffre, en premier
lieu les intérêts de votre famille.
Chacun n'en a pas moins le saint devoir de
s'imposer en faveur de la charité. L'enfant
de Dieu est obligé de briser la chaîne
de Mammon, s'il veut rester en communion avec
Jésus-Christ. La briser n'est pas facile
à une époque où fleurit le
culte du veau d'or. À son service, on
jeûne, on prie aussi. Le démon de
l'argent sait se déguiser en ange de
lumière. Le grand Chrysostôme dit
quelque part que les miracles des temps
apostoliques peuvent être remplacés
par un témoignage aussi efficace, celui du
désintéressement des
chrétiens. « Si le choix vous
était laissé, s'écrie-t-il
encore, entre la faculté de transformer
l'herbe des champs en or et celle de fouler aux
pieds tout l'or de la terre, comme vous foulez
l'herbe des champs, ne choisiriez-vous pas la
dernière alternative ? »
Chrysostôme a la naïveté de
supposer qu'on répondra par un oui à
sa demande. Dieu veuille que nous soyons de ceux
auxquels ce oui est facile !
Dieu veuille que nous ne soyons pas de ceux qui, au
jour des comptes suprêmes, trembleront
lorsqu'il leur sera dit : « Rends
compte de ton administration ! »
2. Divine folie.
La richesse ne va pas sans beaucoup de
soucis, de préoccupations et d'ennuis.
Quiconque possède un équipage sera
dans le cas d'envier parfois celui qui n'en a
point : le propriétaire de
l'équipage n'a-t-il pas à s'occuper
de l'entretien de ses chevaux, de ses voitures, de
son cocher ? Qui possède de nombreuses
valeurs mobilières a un moment
d'anxiété chaque matin, en consultant
le bulletin de la Bourse. L'armateur ayant des
vaisseaux en voyage ne dort point pendant les nuits
où le vent souffle avec fureur. Abram a
connu les désagréments divers
attachés à la possession d'une grande
fortune. Il arriva, par exemple, que ses troupeaux
et ceux de Lot se mêlèrent; de
là des querelles entre ses bergers et ceux
de Lot. Comme elles renaissaient sans cesse, il
fallut songer à se séparer. Abram dut
nécessairement souffrir de cette
extrémité, car de nombreux souvenirs
le liaient à Lot, outre les liens de la
parenté. Il allait, sans Lot, se trouver
plus seul dans son pèlerinage. Et cette
séparation était la
conséquence de la richesse d'Abram, aussi
bien que de celle de Lot.
Quelles seraient les conditions dans
lesquelles on se séparerait ? Comment
allait-on se partager les pâturages
disponibles du midi de la Palestine ? C'est
à propos de ces questions qu'Abram nous
donne un grand exemple. Oncle de Lot, son
aîné, objet direct de l'appel de Dieu,
à la suite duquel Lot était venu avec
lui en Canaan, Abram aurait eu le droit de dire,
sans autre, à son neveu :
« Prends de ce côté, pour
moi j'ai choisi celui-ci. » Ou bien Abram
aurait pu recourir au sort, pour le cas où
il lui eût paru trop dur de dicter à
Lot une décision. Celui dont nous racontons
l'histoire ne fait ni l'un ni l'autre :
Après avoir montré à Lot la
nécessité d'une séparation, il le prie de choisir
lui-même une région du pays. À
Lot le choix. Admirable
désintéressement !
Ainsi Abram renonce à son droit
strict, à l'avantage matériel qu'il
aurait retiré de l'exercice de ce droit.
Quant à Lot, il a hâte de choisir les
grasses prairies de la vallée de Siddim, du
voisinage de Sodome. Le malheureux se laisse guider
par le regard de ses yeux, et cela lui
coûtera cher. Les calculateurs se trompent
souvent, ainsi que le prouvera la suite de cette
histoire. La suite de l'histoire montre aussi
qu'Abram n'en a nullement voulu à son neveu
de sa conduite intéressée. Quand Lot
est emmené en captivité, avec les
habitants de Sodome, par les rois coalisés
que conduit Kedor-Laomer, nous n'entendons pas
Abram dire : « Mon neveu n'a que ce
qu'il mérite ! Ayant lié ses
intérêts à ceux d'un peuple
corrompu, ayant fixé sa demeure au sein de
ce peuple, il ne pouvait manquer de souffrir avec
lui. » Nulle trace d'une pensée de
ce genre chez Abram ! Ce qu'il fait ? Il
expose sa vie avec le plus grand dévouement
pour sauver Lot !
Sentez-vous dans cette occasion la grandeur
d'âme de notre héros ? Si vous la
sentez, demandez-vous d'où procéda
cette grandeur d'âme du serviteur de
l'Éternel ? Quelle en fut la
source ? À cette question il n'y a
qu'une réponse : La foi. Certainement
la foi d'Abram n'était pas celle dont se
targuent tant de chrétiens, une pure
connaissance intellectuelle de la grâce
divine, une croyance des lèvres. Foi de
tête, trop fréquente, et qui ne
vaincra jamais le monde ! La foi d'Abram
était ce sentiment de confiance qui
s'épanouit dans la communion avec Dieu.
Du point de vue de cette communion, Abram
considérait les choses de la terre dans leur
véritable proportion : Les joies et les
souffrances de la terre, ses gains et ses pertes,
ses jouissances et ses renoncements, ils n'avaient
pas plus de consistance à ses yeux que les
nuages qui circulent dans le ciel.
Grâce à sa communion avec Dieu,
le croyant voit grandir en lui l'image divine. Dans
une certaine mesure, la nature divine s'incarne en
lui. Aussi peut-on dire du croyant qu'il est né de
Dieu, et, dans une certaine mesure, que son origine
est divine comme celle de Christ. Cette nature
divine implantée en nous croit avec les
années, en dépit du
péché. Et c'est elle qui se manifeste
par toutes sortes de bonnes oeuvres. Vous, qui
dites : « Il ne suffit pas d'avoir
la foi, il faut agir, » comprenez enfin que
l'activité morale et religieuse n'a pas de
racine plus solide en nous que la foi. Vous qui
vous vantez de votre orthodoxie, comprenez encore
que l'orthodoxie sans l'amour, sans un esprit
paisible, vaut moins que rien. Je dis moins, car
elle est un objet de scandale, de mépris et
de moquerie.
Celui qui marche dans la communion de Dieu,
marche nécessairement dans l'amour, dans le
renoncement à lui-même, car Dieu est
amour. Celui qui marche dans la communion de Dieu
est encore un enfant de paix, car Dieu est un Dieu
de paix. Celui qui marche dans la communion de Dieu
voit toutes les choses de la terre petites, en
comparaison de la seule chose nécessaire, -
le salut de son âme et des âmes, -
à laquelle il s'agit pour lui de travailler.
Il n'est plus tenté de jouer au grand
seigneur. Se souvenant de la parole :
« Le plus petit parmi vous sera le plus
grand, » il n'est plus à cheval
sur son droit. Il s'occupe de faire droit à
chacun.
Le secret de la grandeur d'âme d'Abram
est donc sa communion avec Dieu. Et le secret de sa
communion avec Dieu est sa foi.
Songez maintenant à la puissance de
l'exemple d'Abram sur les gens de sa maison, sur
toute cette tribu qui l'accompagnait. Pensez un peu
aussi à l'action de cet exemple sur les
Cananéens étonnés ! Il se
peut que plus d'un des serviteurs du patriarche ait
murmuré dans son for intime, pesté
à part lui contre la largeur du chef, qu'il
l'ait même traité d'insensé.
Pour la plupart des hommes, le comble de la sagesse
est de s'assurer en ce monde la plus grande
quantité d'avantages matériels.
À, cause de cela même, le
désintéressement produit sur nombre
d'esprits une impression profonde. Ses oeuvres sont inattendues.
Elles
apparaissent
comme des messages de la charité divine.
Elles étonnent, ravissent, comme raviraient
des anges du ciel descendus sur la terre.
L'autorité d'Abram, sur sa maison, sur sa
tribu, autorité qui était celle d'un
véritable chef, aura été
singulièrement affermie par son attitude
dans les questions matérielles. Imitez le
patriarche, chefs de maison, parents, et vous aurez
moins à souffrir que d'autres dans vos
relations avec les membres de votre famille. La
question brûlante, actuelle, la question des
domestiques, ne se posera pas pour VOUS.
Ce n'est pas seulement les serviteurs
d'Abram qui profitent de son exemple. Abram est
pour nous, disciples de l'Évangile, un
modèle très vivant. Son
désintéressement semble s'être
inspiré de la pensée contenue dans la
parole du Sauveur : « Tout ce que
vous voulez que les hommes vous fassent,
faites-le-leur aussi de même. » Le
patriarche vit à l'aurore des
révélations de Dieu ; il se
conduit néanmoins déjà comme
un croyant de la nouvelle alliance. Combien nous
sommes loin de marcher à cet égard
sur ses traces ! Bien que notre âme ait
été éclairée,
dès notre jeunesse, dès notre
enfance, par le soleil de l'Évangile et la
lumière de la miséricorde divine,
nous n'en avons pas moins eu l'habitude de
répéter en maintes
circonstances : « Il faut maintenir
notre droit. » Or cette phrase peut bien
être, en tout temps, à sa place dans
la bouche d'un juriste - elle n'y est que rarement
sur les lèvres d'un chrétien. Luther
écrit à ce sujet :
« Supposez qu'Abram eût
consulté un juriste, nul doute que celui-ci
ne lui eût crié :
« Tiens ferme. » Hélas,
les chrétiens, vous le savez, se conduisent
trop souvent comme des avocats. On entend
constamment chez eux cette phrase :
« Il faut maintenir notre
droit. » Je suis même
persuadé que nombre de chrétiens, en
voyant Abram si généreux à
l'égard de son neveu, ont été
tentés de lui crier :
« Eh ! tu ne connais guère le
monde ; tu te conduis comme un simple, comme
un enthousiaste ! Les autres vont abuser. Si
tu veux vivre tranquille, il s'agit de leur
apprendre à
respecter ton droit. C'est la condition de ta
sécurité. Justice et charité,
dans la pratique, ne vont pas
ensemble ! » Des millions raisonnent
de la sorte, ont maintes fois intérieurement
parlé ainsi ; j'entends des millions de
chrétiens baptisés, confirmés,
appartenant à une tendance chrétienne
et évangélique, tout à fait
positive.
Qu'entend-on par ce fameux Il faut
« maintenir son droit ? »
Que le droit doit triompher avant qu'il soit
question de paix avec le prochain, de devoir, de
charité envers lui. Il n'importe à
ceux qui s'expriment ainsi que des sentiments
d'amertume, la haine, la calomnie suivent le
triomphe de cette prétention. Ils continuent
à faire valoir leur droit.
Il faut « maintenir son
droit » répète le paysan,
et il intente un procès à son voisin
pour une parcelle de terre couverte d'une herbe
maigre : de là une inimitié qui
durera des années, des dizaines
d'années : on consacrera aux frais du
procès cent fois, mille fois les frais de la
valeur de la bande de terre contestée. La
même fureur de maintenir son droit s'est
emparée de nos jours de toutes les classes
de la société, de bas en haut et de
haut en bas. C'est pour faire valoir ses droits que
A dispute avec B, pendant une heure, en
présence d'une société
nombreuse sur l'importante question que
voici : Le train du soir pour Paris
était-il, il y a deux ans, un rapide ou un
train omnibus ?
La question de nos droits nous divise, qui
que nous soyons. Un mot un peu vif, prononcé
sans intention blessante, vous a froissé.
Pendant une année vous passez à
côté de celui qui a le malheur
d'être l'auteur de l'incartade, sans le
saluer, disant « Il faut d'abord qu'il
ait reconnu sa faute. » Si vous
étiez chrétien, ne seriez-vous pas
allé à lui, avec des paroles telles
que celle-ci : « Gardons-nous,
n'est-ce pas, de laisser le diable creuser un
fossé entre nous. Voici ma main, tendez-moi
la vôtre. »
C'est avec cette expression proverbiale
« Il faut maintenir son
droit, » que le monde s'est rempli de discussions,
de disputes,
d'animosités. Trop souvent les
chrétiens évangéliques mettent
en pratique la dure loi : « Oeil
pour oeil, dent pour dent. » Et pourtant,
il y aurait plus de jours de soleil en ce monde, si
les croyants daignaient se souvenir de la parole du
Sauveur : « Que celui qui voudra
être grand parmi vous soit votre
serviteur ! » Combien il y aurait
plus de joie en ce monde, si l'on avait davantage
de cette charité qui ne soupçonne
point le mal, si l'on se souvenait de la parole du
Maître déjà citée :
« Tout ce que vous voulez que les hommes
vous fassent, faites-le-leur aussi de
même. »
Un officier de hussards de
Frédéric le Grand avait
pénétré dans une ferme et
demandé au propriétaire de lui
indiquer un champ d'avoine où ses cavaliers
pussent fourrager. Le fermier sort, conduisant le
soldat. On arrive à un champ en excellent
état. Déjà l'officier avait
commandé à ses hommes de descendre de
cheval, quand le paysan se mit à supplier en
pleurant le commandant d'attendre encore une ou
deux minutes. On arrive à un second champ
d'avoine, de moins belle apparence que le premier.
Alors l'officier apostrophe le paysan et lui dit en
ricanant : « Brave homme, tu as
voulu, n'est-ce pas, épargner le premier
champ parce qu'il était à
toi ! » Mais le paysan
répond : « Nullement ;
le premier champ était à mon voisin,
celui-ci est le mien » Digne laboureur,
tu as marché sur les traces d'Abram En
faites-vous autant, mon cher lecteur ?
3. L'humilité, source de
grandeur.
« Aime, souffre,
supporte ! » telle est l'instruction
que nous retrouvons à toutes les pages de
l'Écriture. On l'y découvre si
souvent que nous y revenons encore une fois, bien
que nous ayons déjà
apprécié longuement le
désintéressement d'Abram, son oubli
de soi. Il va sans dire qu'il ne faudrait pas,
d'une manière absolue, ériger en
précepte le renoncement au droit. On
demandera quand nous avons à renoncer au
droit et quand nous avons à le maintenir. Cherchez,
non ce
qui
est agréable à la chair, ce qui
convient le mieux à votre
égoïsme, mais ce qui pourra le mieux
servir la gloire de Dieu et contribuer au salut des
autres hommes ! Comment parviendrai-je
à faire naître des sentiments d'amour
chrétien, de respect pour la
vérité ? Voilà la
question que vous avez à vous poser. Si vous
remarquez que votre humilité, l'oubli de ce
qui vous est dû glorifiera le nom de Dieu,
engagez-vous joyeusement dans cette voie.
Répétez après
Jésus : « Père,
glorifie ton nom ! » Cette
prière doit être l'âme de toutes
vos requêtes, le soupir auquel en reviennent
toutes nos aspirations.
Mais si, par mon support, j'encourage
l'effronterie, l'oppression, je me garderai bien de
choisir cette voie. Jésus, frappé sur
une joue par le serviteur du souverain
sacrificateur, ne présente pas l'autre joue.
Il sait qu'en enfonçant dans la conscience
de cet homme, comme un trait aigu, une parole de
reproche, il sera plus utile à la cause de
la vérité, qu'en s'offrant à
un nouvel outrage. Paul sera prêt à
mourir pour sa foi, quand telle sera la
volonté de Dieu ; en attendant, il se
couvre de son droit de citoyen romain comme d'un
bouclier protecteur. Il le manie comme une arme
offensive, pour donner un avertissement aux
magistrats romains, les inviter à ne pas se
livrer aux entraînements de la violence. Il
gagnera ainsi le respect de ceux qui l'entourent,
attirera l'attention sur sa personne et son
témoignage.
Je pourrai me voir obligé, dans
l'intérêt de la bonne
réputation du nom de chrétien, de
confondre publiquement des calomniateurs, de les
traîner devant des tribunaux.
Démasquer un hypocrite, montrer la porte
à un mendiant éhonté,
ridiculiser un moqueur seront parfois des actes
chrétiens, inspirés par la plus pure
charité chrétienne. Gardons-nous de
nous prêter toujours au jeu des ennemis de
l'Évangile. La cause du christianisme en ce
monde serait perdue, si la piété se
laissait confondre avec la bêtise, avec la
faiblesse ; si la douceur ne servait
qu'à enhardir la grossièreté.
Un jour l'empereur Maximilien 1er
fut abordé par un mendiant qui, sans se
gêner, lui tint ce discours :
« Toi et moi, nous sommes frères,
et comme hommes et comme chrétiens ; je
te somme de me donner une part de ton
bien. » L'empereur lui donna la plus
petite pièce de la monnaie de
l'époque : « Demandes-en
autant, dit-il, aux frères que tu comptes
sur la terre ; tu seras alors plus riche que
moi. » Plaisanterie pleine de
sel !
En résumé, que nos actions
soient toujours inspirées par des sentiments
chrétiens, qu'elles visent à
éveiller des impressions salutaires dans les
âmes, c'est-à-dire à rendre
plus glorieux le nom de Dieu parmi les
hommes !
Celui qui suit cette voie possédera
la paix de Dieu. Il sera béni de Dieu. C'est
ce qui arriva à Abram. À peine se
fut-il séparé de Lot, que
Jéhovah s'approcha de lui, lui parla, lui
confirma toutes les promesses
précédentes. Dieu lui commanda en
même temps de parcourir le pays dans sa
longueur et sa largeur, comme pour en prendre par
la foi de nouveau possession.
(Gen.
XIII, 17, 18). Ainsi fit Abram.
Il alla planter ses tentes dans le voisinage
d'Hébron, parmi les chênes de
Mamré. Et là, nous est-il dit, il
bâtit un nouvel autel à
l'Éternel.
(Gen.
XIII, 18).
L'érection de cet autel à
l'arrivée est significative. Sûrement
Abram aura dans sa promenade à travers la
Terre sainte, atteint l'une des cimes de sa vie
spirituelle. Que de pressentiments aura
éveillés dans son âme la vue
des différentes parties de la Terre
promise ! Nous le voyons s'avancer du
désert de l'Arabie jusqu'aux Alpes du
Liban ! Bethléhem et Morija, Nazareth
et le Thabor n'auront-ils pas parlé d'une
manière particulière à cette
âme religieuse ? Et quand le patriarche
se reposa de ce voyage, sous les palmiers
d'Hébron, quel chant de louange il dut faire
monter vers le ciel pour exprimer sa gratitude,
quels avant-goûts du grand repos de
l'éternité il ressentit !
N'avons-nous jamais fait une
expérience pareille à la sienne, en
ce moment ? Lorsque nous sommes parvenu, après
quelque lutte
terrible contre notre mauvaise nature, à
accomplir la volonté de Dieu, nous
éprouvons à notre tour comme un divin
pressentiment de la béatitude
éternelle, nous nous sentons plus
près de Dieu et nous le sentons plus
près de nous.
Remarquez que, lorsque Dieu s'approche
d'Abram pour le bénir, il ne lui dit
point : « Tu as agi noblement envers
Lot, aussi agirai-je à mon tour noblement
envers toi. » Abram comprenait du reste
pourquoi Dieu lui répétait ses
promesses. Un enfant a-t-il donné à
son frère ou à sa soeur le jouet
qu'ils enviaient et le père, témoin
de cet acte, baise-t-il au front l'auteur de ce
sacrifice, celui-ci n'a pas besoin qu'on lui dise
la raison de cette effusion !
Nous voudrions peut-être avoir
vécu au temps des prophètes, recevoir
comme eux des révélations divines.
Nous désirerions avoir eu dans notre vie,
à l'instar de Paul, un chemin de Damas. Nous
aimerions contempler des prodiges semblables
à ceux que virent les apôtres. En
lisant la biographie de Luther, nous formons le
voeu de vaincre le monde, à la suite du
réformateur. Ne pouvant ressembler à
Luther, nous soupirons du moins après une
activité analogue à celle d'un
Francke on d'un Fliedner. Nous avons soif pour
nous, dans notre vie, de grandeur, de la gloire qui
entoure un Abram. Et le Seigneur ne nous appelle
qu'à être fidèles dans les
petites choses, dans d'innombrables petites choses
où il y a peu de réputation à
conquérir. Là est notre vocation.
Nous avons à apprendre à mortifier
notre volonté propre, notre moi orgueilleux,
à briser notre opiniâtreté,
notre prétention à avoir raison
envers et contre tous. Nous sommes appelés
à beaucoup de patience, à beaucoup de
compassion, à nous occuper du bonheur des
autres sans compter sur leur reconnaissance, sur
leur considération. Et nous trouvons tout
cela fort au-dessous de nous.
Eh bien, je demande si c'est à juste
titre que nous dédaignons cette tâche.
N'est-il plus vrai que les premiers seront les
derniers et les derniers les premiers ? Sachez-le,
pourvu que nous
fassions ce que le Seigneur nous demande, nous lui
sommes agréables. Le garçon de ferme,
aussi bien que le président d'un synode,
glorifient Jésus-Christ, quand ils
s'appliquent à accomplir leur devoir sous le
regard de Dieu. Ils parviendront tous deux au
royaume céleste. Tous deux contempleront la
face de Dieu éternellement,
éternellement, je vous dis
éternellement. Dieu n'aura pas davantage
honte de s'appeler le Dieu de l'un que de s'appeler
le Dieu de l'autre.
O mes bien-aimés, l'Évangile
est si simple ! Si simple, si à la
portée de tous ; il est si clair, si
lumineux ! Nous l'entendrons, quand nous
voudrons le recevoir simplement ; nous le
comprendrons comme le petit enfant comprend la voix
de sa mère. Je sais que les hommes ont
embrouillé le vieil Évangile, je le
dis à regret devant Dieu - ils en ont fait
un écheveau emmêlé. Et
maintenant il est difficile d'en saisir le
commencement, le milieu et la fin. Toute sorte
d'opinions se sont en effet élevées
sur la manière dont il s'agit d'agencer les
doctrines de l'Évangile pour qu'elles
forment un tout satisfaisant et utile. Les simples
n'en continuent pas moins à les suivre.
L'Évangile répand, en dépit
des disputes des théologiens, comme du
passé, sa joie dans l'âme de l'humble
fille de nos campagnes. Il met des cantiques sur
les lèvres de l'enfant qui se sent
racheté, qui a appris, grâce à
ce livre, le nom de son Sauveur. Il console et
réjouit toujours ceux qui vont à lui.
Et vous ?
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