Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

V

Désintéressé

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Abram était très riche en troupeaux, en argent et en or.... Abram dit à Lot : « Qu'il n'y ait point, je te prie, de disputes entre moi et toi, ni entre mes bergers et tes bergers, car nous sommes frères. Tout le pays n'est-il pas devant toi ? Sépare-toi donc de moi : Si tu vas à gauche, j'irai à droite ; si tu vas à droite, j'irai à gauche. »

Gen. XIII, 8, 9.


1. La richesse et la foi vont-elles ensemble ?

Ce n'est pas un crime d'être riche. Le père des croyants, si souvent présenté comme un modèle de foi, était très riche. Au reste, il est souvent parlé dans la Bible de serviteurs de Dieu riches. Le peuple de Dieu, à toutes les époques, a été composé de riches et de pauvres. Dieu ne se borne pas à permettre aux uns la richesse ; il la veut pour eux, il la leur donne. Le récit biblique envisage les richesses d'Abram comme un don de la bénédiction divine.

Cela ne veut pas dire que tel soit le cas de toutes les richesses. Il en est de mal acquises, octroyées par le diable, aux serviteurs qu'il compte ici-bas. Lorsque l'opulence est créée au moyen des larmes des veuves et des orphelins, par la frustration des salaires des mercenaires, un cri de vengeance monte contre elle vers le ciel. Ce cri est entendu. Il n'en est pas moins vrai qu'il est des fortunes honorablement acquises, données par la main divine.

L'affirmation des socialistes : « La propriété c'est le vol ; » les revendications d'un parti qui demande que la propriété fasse retour à la communauté, sont en désaccord avec l'esprit de la Bible. Elles ne sont pas moins contraires à la pure raison. L'Écriture nous dit que Dieu a fait le riche et le pauvre pour qu'ils se rencontrent. (Prov. XXII, 2.) En dépit de toutes les révolutions, le riche et le pauvre se côtoieront dans la société. Dieu veut que les riches apprennent par les pauvres à donner, à éprouver de la compassion. Dieu veut éclairer d'un rayon de lumière la misère des pauvres en leur faisant rencontrer la sympathie des riches.

Il est dans la Bible plus d'une parole dirigée contre les riches. Les « malheur à vous riches ! » qui se trouvent dans les livres saints ne s'adressent qu'aux riches durs, avares, fermant leur âme aux inspirations d'en haut. Le neveu d'Abram, nous le verrons, Lot, se perdra par sa cupidité ; celle-ci lui fera choisir comme résidence le pays de Sodome, malgré la corruption de cette contrée. Le jeune homme riche de l'Évangile appartient à la même catégorie ; il le prouve en se refusant à suivre Jésus, et la parole sévère du Maître : « Combien il est difficile aux riches d'entrer dans le royaume des cieux ! » s'applique en fait à un nombre très considérable de riches.

Si la richesse mal acquise dégénère en malédiction, la richesse dont on use mal, avec parcimonie, avec égoïsme, avec orgueil, pour satisfaire ses passions, n'est pas moins dangereuse. Il suffit d'un coup d'oeil jeté sur la vie pour s'apercevoir combien sont périlleuses la sécurité charnelle, la paresse engendrées trop souvent par la richesse.

Celui qui se propose avant tout de devenir riche, nous n'hésitons pas à le déclarer, car c'est l'Écriture qui le dit, s'expose à la tentation et au piège. Le docteur Jonas, l'ami de Luther, entendit un jour un homme se vanter d'avoir choisi pour son but l'acquisition des biens de ce monde. Le docteur lui dit : « Mon cher ami, il vous faut en ce cas aller cacher votre âme dans le creux d'un arbre, car le désir de devenir riche ne se concilie point avec le soin qu'il faut prendre de cette âme. Il ne va pas sans beaucoup de soucis, sans précipiter dans beaucoup de péchés. Une fois devenu riche, ce sera le moment de songer à votre âme et d'aller la déterrer. » Un témoin de l'entretien reprit en s'adressant au même personnage :
« Si vous m'en croyez, vous ne vous donnerez pas la peine de retourner à l'arbre, car le diable aura dès longtemps emporté votre âme. » Les propos que nous venons de rapporter ont quelque rudesse dans la forme ; ils sont pleins de justesse au fond. Le souci de notre avenir éternel n'ira jamais avec le souci de devenir riche.

Mais, je le répète, il est des riches parvenus à la fortune sans avoir fait de celle-ci leur première préoccupation. Toutefois, ces riches, auxquels Dieu a donné leurs biens, peuvent aussi faire de leur fortune une occasion de perdition. Comment cela ? Ah ! chaque don de Dieu s'accompagne d'une obligation. Celui qui a reçu de Dieu la richesse a le strict devoir de l'employer à la gloire de Dieu. Le chrétien ne porte bien son nom que lorsqu'il est la lumière et le sel de la terre. De là pour lui la nécessité de se servir de sa richesse pour faire aimer le nom du Père céleste. Ne savez-vous pas qu'avec vos biens vous pouvez contribuer au bonheur ou au malheur de ceux qui vous entourent ? Malheur à celui qui ne vit que pour lui-même ou même exclusivement pour les siens ! Malheur à qui laisse passer une précieuse occasion de tirer l'âme de son frère de la détresse, peut-être du désespoir, de montrer que la charité chrétienne n'est pas un vain mot. Oui, malheur !

Jésus nous parle d'un homme riche qui se vêtait de pourpre et de fin lin et se traitait magnifiquement tous les jours. Le portrait de ce personnage est celui d'un hôte, d'un convive agréable à rencontrer. Le Sauveur semble encore nous dire que cet homme était patient, humain jusqu'à un certain point, puisqu'il nous le montre laissant le pauvre Lazare, avec ses plaies, devant sa porte. N'eût-il pas été facile au riche d'éloigner le pauvre de son voisinage ? Et avec toutes ses qualités, ce riche s'en va tout simplement en enfer. Entendez-le, en enfer ! Parce que les péchés de négligence sont en certains cas de véritables crimes ; « Ce que vous n'avez pas fait à l'un de ces petits de mes frères, vous ne me l'avez pas fait à moi-même, » a dit Jésus. Bref, celui qui possède les biens de ce monde doit en jouir avec un certain tremblement. Il a à se dire qu'il rendra compte de leur emploi. Dieu lui demandera s'il s'en est servi pour sa gloire, pour le bonheur de ses semblables.

La foi seule enseigne le vrai point de vue d'où il convient d'envisager les biens de la terre. Elle nous élève au-dessus des richesses terrestres, pour nous faire souhaiter avant tout d'être riches en Dieu. Croyez-vous que celui qui est riche en Dieu, qui a goûté les puissances du siècle à venir, s'attachera outre mesure à sa fortune ? Il sera reconnaissant envers Dieu de sa position terrestre. Mais il se sait en même temps posséder quelque chose d'infiniment meilleur. Et ses biens ne sont point pour lui l'objet d'une idolâtrie. Quiconque vit de la miséricorde de Dieu sera pressé de reconnaître cette miséricorde. L'or et l'argent qu'il a en abondance l'aideront précisément à manifester l'amour du prochain qui remplit son coeur.

Le riche Abram est un lumineux exemple des vues élevées avec lesquelles un croyant considère ses biens terrestres. La Genèse nous le montre exerçant l'hospitalité envers les voyageurs, logeant des anges sans le savoir. Nous aurons à revenir sur le désintéressement dont il fit preuve à l'égard de Lot. De retour de son expédition guerrière, il paie spontanément la dîme à Melchisédec, roi de Salem (Gen. XIV, 18-20.). Quand le roi de Sodome, délivré par lui, veut qu'il garde le butin, il ne se dit pas : « L'argent est l'argent. C'est toujours bon à prendre. » Non, mais avec une noble fierté, il repousse des trésors qui avaient appartenu aux Sodomites, et étaient souillés de toutes sortes de hontes, de sang et de larmes. Il ne voudra pas joindre cet argent maudit à celui qu'il tient de la main de Dieu. Notre héros ne veut pas qu'un roi de Sodome puisse dire : « J'ai enrichi Abram. » Et celui qui, à ces mots, ne sent pas de quel point de vue élevé le patriarche regardait ses biens, son or et son argent, n'est pas digne, laissez-moi le dire, de posséder de l'or et de l'argent. (Gen. XIV, 21-24.).

Toute la vie d'Abram nous le fait voir usant de la pleine liberté à l'égard de la richesse. Jamais vous ne le voyez esclave de ses biens, il n'est pas lié à eux. L'homme qui a laissé son pays sera prêt à chaque instant à laisser ses richesses, si par là il contribue à l'honneur de Dieu, au salut des hommes.

Où en êtes-vous à cet égard, mon cher lecteur ? Une lettre chrétienne m'est parvenue naguère, d'au delà de l'Océan. Elle contenait ces mots : « Depuis vingt ans je connais le Sauveur, et cependant je n'ai goûté aucune paix intérieure. Aujourd'hui je sais que la chaîne qui enserrait mon coeur était l'avarice. Je l'ai brisée. Je me trouve libre et joyeux, en état de grâce... » Des milliers sont dans le même cas. La paix céleste n'entre point dans leur coeur, parce qu'ils se refusent à être les intendants de la fortune qui leur a été confiée, à administrer leurs biens selon la volonté du Seigneur.

Je ne vous dirai pas quelle part de votre revenu vous devez consacrer aux autres, si c'est le cinq, le deux ou le demi pour cent. De nombreux éléments doivent entrer en ligne de compte dans la fixation de ce chiffre, en premier lieu les intérêts de votre famille. Chacun n'en a pas moins le saint devoir de s'imposer en faveur de la charité. L'enfant de Dieu est obligé de briser la chaîne de Mammon, s'il veut rester en communion avec Jésus-Christ. La briser n'est pas facile à une époque où fleurit le culte du veau d'or. À son service, on jeûne, on prie aussi. Le démon de l'argent sait se déguiser en ange de lumière. Le grand Chrysostôme dit quelque part que les miracles des temps apostoliques peuvent être remplacés par un témoignage aussi efficace, celui du désintéressement des chrétiens. « Si le choix vous était laissé, s'écrie-t-il encore, entre la faculté de transformer l'herbe des champs en or et celle de fouler aux pieds tout l'or de la terre, comme vous foulez l'herbe des champs, ne choisiriez-vous pas la dernière alternative ? » Chrysostôme a la naïveté de supposer qu'on répondra par un oui à sa demande. Dieu veuille que nous soyons de ceux auxquels ce oui est facile ! Dieu veuille que nous ne soyons pas de ceux qui, au jour des comptes suprêmes, trembleront lorsqu'il leur sera dit : « Rends compte de ton administration ! »


2. Divine folie.

La richesse ne va pas sans beaucoup de soucis, de préoccupations et d'ennuis. Quiconque possède un équipage sera dans le cas d'envier parfois celui qui n'en a point : le propriétaire de l'équipage n'a-t-il pas à s'occuper de l'entretien de ses chevaux, de ses voitures, de son cocher ? Qui possède de nombreuses valeurs mobilières a un moment d'anxiété chaque matin, en consultant le bulletin de la Bourse. L'armateur ayant des vaisseaux en voyage ne dort point pendant les nuits où le vent souffle avec fureur. Abram a connu les désagréments divers attachés à la possession d'une grande fortune. Il arriva, par exemple, que ses troupeaux et ceux de Lot se mêlèrent; de là des querelles entre ses bergers et ceux de Lot. Comme elles renaissaient sans cesse, il fallut songer à se séparer. Abram dut nécessairement souffrir de cette extrémité, car de nombreux souvenirs le liaient à Lot, outre les liens de la parenté. Il allait, sans Lot, se trouver plus seul dans son pèlerinage. Et cette séparation était la conséquence de la richesse d'Abram, aussi bien que de celle de Lot.

Quelles seraient les conditions dans lesquelles on se séparerait ? Comment allait-on se partager les pâturages disponibles du midi de la Palestine ? C'est à propos de ces questions qu'Abram nous donne un grand exemple. Oncle de Lot, son aîné, objet direct de l'appel de Dieu, à la suite duquel Lot était venu avec lui en Canaan, Abram aurait eu le droit de dire, sans autre, à son neveu : « Prends de ce côté, pour moi j'ai choisi celui-ci. » Ou bien Abram aurait pu recourir au sort, pour le cas où il lui eût paru trop dur de dicter à Lot une décision. Celui dont nous racontons l'histoire ne fait ni l'un ni l'autre : Après avoir montré à Lot la nécessité d'une séparation, il le prie de choisir lui-même une région du pays. À Lot le choix. Admirable désintéressement !

Ainsi Abram renonce à son droit strict, à l'avantage matériel qu'il aurait retiré de l'exercice de ce droit. Quant à Lot, il a hâte de choisir les grasses prairies de la vallée de Siddim, du voisinage de Sodome. Le malheureux se laisse guider par le regard de ses yeux, et cela lui coûtera cher. Les calculateurs se trompent souvent, ainsi que le prouvera la suite de cette histoire. La suite de l'histoire montre aussi qu'Abram n'en a nullement voulu à son neveu de sa conduite intéressée. Quand Lot est emmené en captivité, avec les habitants de Sodome, par les rois coalisés que conduit Kedor-Laomer, nous n'entendons pas Abram dire : « Mon neveu n'a que ce qu'il mérite ! Ayant lié ses intérêts à ceux d'un peuple corrompu, ayant fixé sa demeure au sein de ce peuple, il ne pouvait manquer de souffrir avec lui. » Nulle trace d'une pensée de ce genre chez Abram ! Ce qu'il fait ? Il expose sa vie avec le plus grand dévouement pour sauver Lot !

Sentez-vous dans cette occasion la grandeur d'âme de notre héros ? Si vous la sentez, demandez-vous d'où procéda cette grandeur d'âme du serviteur de l'Éternel ? Quelle en fut la source ? À cette question il n'y a qu'une réponse : La foi. Certainement la foi d'Abram n'était pas celle dont se targuent tant de chrétiens, une pure connaissance intellectuelle de la grâce divine, une croyance des lèvres. Foi de tête, trop fréquente, et qui ne vaincra jamais le monde ! La foi d'Abram était ce sentiment de confiance qui s'épanouit dans la communion avec Dieu.

Du point de vue de cette communion, Abram considérait les choses de la terre dans leur véritable proportion : Les joies et les souffrances de la terre, ses gains et ses pertes, ses jouissances et ses renoncements, ils n'avaient pas plus de consistance à ses yeux que les nuages qui circulent dans le ciel.

Grâce à sa communion avec Dieu, le croyant voit grandir en lui l'image divine. Dans une certaine mesure, la nature divine s'incarne en lui. Aussi peut-on dire du croyant qu'il est né de Dieu, et, dans une certaine mesure, que son origine est divine comme celle de Christ. Cette nature divine implantée en nous croit avec les années, en dépit du péché. Et c'est elle qui se manifeste par toutes sortes de bonnes oeuvres. Vous, qui dites : « Il ne suffit pas d'avoir la foi, il faut agir, » comprenez enfin que l'activité morale et religieuse n'a pas de racine plus solide en nous que la foi. Vous qui vous vantez de votre orthodoxie, comprenez encore que l'orthodoxie sans l'amour, sans un esprit paisible, vaut moins que rien. Je dis moins, car elle est un objet de scandale, de mépris et de moquerie.

Celui qui marche dans la communion de Dieu, marche nécessairement dans l'amour, dans le renoncement à lui-même, car Dieu est amour. Celui qui marche dans la communion de Dieu est encore un enfant de paix, car Dieu est un Dieu de paix. Celui qui marche dans la communion de Dieu voit toutes les choses de la terre petites, en comparaison de la seule chose nécessaire, - le salut de son âme et des âmes, - à laquelle il s'agit pour lui de travailler. Il n'est plus tenté de jouer au grand seigneur. Se souvenant de la parole : « Le plus petit parmi vous sera le plus grand, » il n'est plus à cheval sur son droit. Il s'occupe de faire droit à chacun.

Le secret de la grandeur d'âme d'Abram est donc sa communion avec Dieu. Et le secret de sa communion avec Dieu est sa foi.

Songez maintenant à la puissance de l'exemple d'Abram sur les gens de sa maison, sur toute cette tribu qui l'accompagnait. Pensez un peu aussi à l'action de cet exemple sur les Cananéens étonnés ! Il se peut que plus d'un des serviteurs du patriarche ait murmuré dans son for intime, pesté à part lui contre la largeur du chef, qu'il l'ait même traité d'insensé. Pour la plupart des hommes, le comble de la sagesse est de s'assurer en ce monde la plus grande quantité d'avantages matériels. À, cause de cela même, le désintéressement produit sur nombre d'esprits une impression profonde. Ses oeuvres sont inattendues. Elles apparaissent comme des messages de la charité divine. Elles étonnent, ravissent, comme raviraient des anges du ciel descendus sur la terre. L'autorité d'Abram, sur sa maison, sur sa tribu, autorité qui était celle d'un véritable chef, aura été singulièrement affermie par son attitude dans les questions matérielles. Imitez le patriarche, chefs de maison, parents, et vous aurez moins à souffrir que d'autres dans vos relations avec les membres de votre famille. La question brûlante, actuelle, la question des domestiques, ne se posera pas pour VOUS.

Ce n'est pas seulement les serviteurs d'Abram qui profitent de son exemple. Abram est pour nous, disciples de l'Évangile, un modèle très vivant. Son désintéressement semble s'être inspiré de la pensée contenue dans la parole du Sauveur : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi de même. » Le patriarche vit à l'aurore des révélations de Dieu ; il se conduit néanmoins déjà comme un croyant de la nouvelle alliance. Combien nous sommes loin de marcher à cet égard sur ses traces ! Bien que notre âme ait été éclairée, dès notre jeunesse, dès notre enfance, par le soleil de l'Évangile et la lumière de la miséricorde divine, nous n'en avons pas moins eu l'habitude de répéter en maintes circonstances : « Il faut maintenir notre droit. » Or cette phrase peut bien être, en tout temps, à sa place dans la bouche d'un juriste - elle n'y est que rarement sur les lèvres d'un chrétien. Luther écrit à ce sujet : « Supposez qu'Abram eût consulté un juriste, nul doute que celui-ci ne lui eût crié : « Tiens ferme. » Hélas, les chrétiens, vous le savez, se conduisent trop souvent comme des avocats. On entend constamment chez eux cette phrase : « Il faut maintenir notre droit. » Je suis même persuadé que nombre de chrétiens, en voyant Abram si généreux à l'égard de son neveu, ont été tentés de lui crier : « Eh ! tu ne connais guère le monde ; tu te conduis comme un simple, comme un enthousiaste ! Les autres vont abuser. Si tu veux vivre tranquille, il s'agit de leur apprendre à respecter ton droit. C'est la condition de ta sécurité. Justice et charité, dans la pratique, ne vont pas ensemble ! » Des millions raisonnent de la sorte, ont maintes fois intérieurement parlé ainsi ; j'entends des millions de chrétiens baptisés, confirmés, appartenant à une tendance chrétienne et évangélique, tout à fait positive.

Qu'entend-on par ce fameux Il faut « maintenir son droit ? » Que le droit doit triompher avant qu'il soit question de paix avec le prochain, de devoir, de charité envers lui. Il n'importe à ceux qui s'expriment ainsi que des sentiments d'amertume, la haine, la calomnie suivent le triomphe de cette prétention. Ils continuent à faire valoir leur droit.

Il faut « maintenir son droit » répète le paysan, et il intente un procès à son voisin pour une parcelle de terre couverte d'une herbe maigre : de là une inimitié qui durera des années, des dizaines d'années : on consacrera aux frais du procès cent fois, mille fois les frais de la valeur de la bande de terre contestée. La même fureur de maintenir son droit s'est emparée de nos jours de toutes les classes de la société, de bas en haut et de haut en bas. C'est pour faire valoir ses droits que A dispute avec B, pendant une heure, en présence d'une société nombreuse sur l'importante question que voici : Le train du soir pour Paris était-il, il y a deux ans, un rapide ou un train omnibus ?

La question de nos droits nous divise, qui que nous soyons. Un mot un peu vif, prononcé sans intention blessante, vous a froissé. Pendant une année vous passez à côté de celui qui a le malheur d'être l'auteur de l'incartade, sans le saluer, disant « Il faut d'abord qu'il ait reconnu sa faute. » Si vous étiez chrétien, ne seriez-vous pas allé à lui, avec des paroles telles que celle-ci : « Gardons-nous, n'est-ce pas, de laisser le diable creuser un fossé entre nous. Voici ma main, tendez-moi la vôtre. »

C'est avec cette expression proverbiale « Il faut maintenir son droit, » que le monde s'est rempli de discussions, de disputes, d'animosités. Trop souvent les chrétiens évangéliques mettent en pratique la dure loi : « Oeil pour oeil, dent pour dent. » Et pourtant, il y aurait plus de jours de soleil en ce monde, si les croyants daignaient se souvenir de la parole du Sauveur : « Que celui qui voudra être grand parmi vous soit votre serviteur ! » Combien il y aurait plus de joie en ce monde, si l'on avait davantage de cette charité qui ne soupçonne point le mal, si l'on se souvenait de la parole du Maître déjà citée : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi de même. »

Un officier de hussards de Frédéric le Grand avait pénétré dans une ferme et demandé au propriétaire de lui indiquer un champ d'avoine où ses cavaliers pussent fourrager. Le fermier sort, conduisant le soldat. On arrive à un champ en excellent état. Déjà l'officier avait commandé à ses hommes de descendre de cheval, quand le paysan se mit à supplier en pleurant le commandant d'attendre encore une ou deux minutes. On arrive à un second champ d'avoine, de moins belle apparence que le premier. Alors l'officier apostrophe le paysan et lui dit en ricanant : « Brave homme, tu as voulu, n'est-ce pas, épargner le premier champ parce qu'il était à toi ! » Mais le paysan répond : « Nullement ; le premier champ était à mon voisin, celui-ci est le mien » Digne laboureur, tu as marché sur les traces d'Abram En faites-vous autant, mon cher lecteur ?


3. L'humilité, source de grandeur.

« Aime, souffre, supporte ! » telle est l'instruction que nous retrouvons à toutes les pages de l'Écriture. On l'y découvre si souvent que nous y revenons encore une fois, bien que nous ayons déjà apprécié longuement le désintéressement d'Abram, son oubli de soi. Il va sans dire qu'il ne faudrait pas, d'une manière absolue, ériger en précepte le renoncement au droit. On demandera quand nous avons à renoncer au droit et quand nous avons à le maintenir. Cherchez, non ce qui est agréable à la chair, ce qui convient le mieux à votre égoïsme, mais ce qui pourra le mieux servir la gloire de Dieu et contribuer au salut des autres hommes ! Comment parviendrai-je à faire naître des sentiments d'amour chrétien, de respect pour la vérité ? Voilà la question que vous avez à vous poser. Si vous remarquez que votre humilité, l'oubli de ce qui vous est dû glorifiera le nom de Dieu, engagez-vous joyeusement dans cette voie. Répétez après Jésus : « Père, glorifie ton nom ! » Cette prière doit être l'âme de toutes vos requêtes, le soupir auquel en reviennent toutes nos aspirations.

Mais si, par mon support, j'encourage l'effronterie, l'oppression, je me garderai bien de choisir cette voie. Jésus, frappé sur une joue par le serviteur du souverain sacrificateur, ne présente pas l'autre joue. Il sait qu'en enfonçant dans la conscience de cet homme, comme un trait aigu, une parole de reproche, il sera plus utile à la cause de la vérité, qu'en s'offrant à un nouvel outrage. Paul sera prêt à mourir pour sa foi, quand telle sera la volonté de Dieu ; en attendant, il se couvre de son droit de citoyen romain comme d'un bouclier protecteur. Il le manie comme une arme offensive, pour donner un avertissement aux magistrats romains, les inviter à ne pas se livrer aux entraînements de la violence. Il gagnera ainsi le respect de ceux qui l'entourent, attirera l'attention sur sa personne et son témoignage.

Je pourrai me voir obligé, dans l'intérêt de la bonne réputation du nom de chrétien, de confondre publiquement des calomniateurs, de les traîner devant des tribunaux. Démasquer un hypocrite, montrer la porte à un mendiant éhonté, ridiculiser un moqueur seront parfois des actes chrétiens, inspirés par la plus pure charité chrétienne. Gardons-nous de nous prêter toujours au jeu des ennemis de l'Évangile. La cause du christianisme en ce monde serait perdue, si la piété se laissait confondre avec la bêtise, avec la faiblesse ; si la douceur ne servait qu'à enhardir la grossièreté. Un jour l'empereur Maximilien 1er fut abordé par un mendiant qui, sans se gêner, lui tint ce discours : « Toi et moi, nous sommes frères, et comme hommes et comme chrétiens ; je te somme de me donner une part de ton bien. » L'empereur lui donna la plus petite pièce de la monnaie de l'époque : « Demandes-en autant, dit-il, aux frères que tu comptes sur la terre ; tu seras alors plus riche que moi. » Plaisanterie pleine de sel !

En résumé, que nos actions soient toujours inspirées par des sentiments chrétiens, qu'elles visent à éveiller des impressions salutaires dans les âmes, c'est-à-dire à rendre plus glorieux le nom de Dieu parmi les hommes !

Celui qui suit cette voie possédera la paix de Dieu. Il sera béni de Dieu. C'est ce qui arriva à Abram. À peine se fut-il séparé de Lot, que Jéhovah s'approcha de lui, lui parla, lui confirma toutes les promesses précédentes. Dieu lui commanda en même temps de parcourir le pays dans sa longueur et sa largeur, comme pour en prendre par la foi de nouveau possession. (Gen. XIII, 17, 18). Ainsi fit Abram. Il alla planter ses tentes dans le voisinage d'Hébron, parmi les chênes de Mamré. Et là, nous est-il dit, il bâtit un nouvel autel à l'Éternel. (Gen. XIII, 18).

L'érection de cet autel à l'arrivée est significative. Sûrement Abram aura dans sa promenade à travers la Terre sainte, atteint l'une des cimes de sa vie spirituelle. Que de pressentiments aura éveillés dans son âme la vue des différentes parties de la Terre promise ! Nous le voyons s'avancer du désert de l'Arabie jusqu'aux Alpes du Liban ! Bethléhem et Morija, Nazareth et le Thabor n'auront-ils pas parlé d'une manière particulière à cette âme religieuse ? Et quand le patriarche se reposa de ce voyage, sous les palmiers d'Hébron, quel chant de louange il dut faire monter vers le ciel pour exprimer sa gratitude, quels avant-goûts du grand repos de l'éternité il ressentit !

N'avons-nous jamais fait une expérience pareille à la sienne, en ce moment ? Lorsque nous sommes parvenu, après quelque lutte terrible contre notre mauvaise nature, à accomplir la volonté de Dieu, nous éprouvons à notre tour comme un divin pressentiment de la béatitude éternelle, nous nous sentons plus près de Dieu et nous le sentons plus près de nous.

Remarquez que, lorsque Dieu s'approche d'Abram pour le bénir, il ne lui dit point : « Tu as agi noblement envers Lot, aussi agirai-je à mon tour noblement envers toi. » Abram comprenait du reste pourquoi Dieu lui répétait ses promesses. Un enfant a-t-il donné à son frère ou à sa soeur le jouet qu'ils enviaient et le père, témoin de cet acte, baise-t-il au front l'auteur de ce sacrifice, celui-ci n'a pas besoin qu'on lui dise la raison de cette effusion !

Nous voudrions peut-être avoir vécu au temps des prophètes, recevoir comme eux des révélations divines. Nous désirerions avoir eu dans notre vie, à l'instar de Paul, un chemin de Damas. Nous aimerions contempler des prodiges semblables à ceux que virent les apôtres. En lisant la biographie de Luther, nous formons le voeu de vaincre le monde, à la suite du réformateur. Ne pouvant ressembler à Luther, nous soupirons du moins après une activité analogue à celle d'un Francke on d'un Fliedner. Nous avons soif pour nous, dans notre vie, de grandeur, de la gloire qui entoure un Abram. Et le Seigneur ne nous appelle qu'à être fidèles dans les petites choses, dans d'innombrables petites choses où il y a peu de réputation à conquérir. Là est notre vocation. Nous avons à apprendre à mortifier notre volonté propre, notre moi orgueilleux, à briser notre opiniâtreté, notre prétention à avoir raison envers et contre tous. Nous sommes appelés à beaucoup de patience, à beaucoup de compassion, à nous occuper du bonheur des autres sans compter sur leur reconnaissance, sur leur considération. Et nous trouvons tout cela fort au-dessous de nous.

Eh bien, je demande si c'est à juste titre que nous dédaignons cette tâche. N'est-il plus vrai que les premiers seront les derniers et les derniers les premiers ? Sachez-le, pourvu que nous fassions ce que le Seigneur nous demande, nous lui sommes agréables. Le garçon de ferme, aussi bien que le président d'un synode, glorifient Jésus-Christ, quand ils s'appliquent à accomplir leur devoir sous le regard de Dieu. Ils parviendront tous deux au royaume céleste. Tous deux contempleront la face de Dieu éternellement, éternellement, je vous dis éternellement. Dieu n'aura pas davantage honte de s'appeler le Dieu de l'un que de s'appeler le Dieu de l'autre.

O mes bien-aimés, l'Évangile est si simple ! Si simple, si à la portée de tous ; il est si clair, si lumineux ! Nous l'entendrons, quand nous voudrons le recevoir simplement ; nous le comprendrons comme le petit enfant comprend la voix de sa mère. Je sais que les hommes ont embrouillé le vieil Évangile, je le dis à regret devant Dieu - ils en ont fait un écheveau emmêlé. Et maintenant il est difficile d'en saisir le commencement, le milieu et la fin. Toute sorte d'opinions se sont en effet élevées sur la manière dont il s'agit d'agencer les doctrines de l'Évangile pour qu'elles forment un tout satisfaisant et utile. Les simples n'en continuent pas moins à les suivre. L'Évangile répand, en dépit des disputes des théologiens, comme du passé, sa joie dans l'âme de l'humble fille de nos campagnes. Il met des cantiques sur les lèvres de l'enfant qui se sent racheté, qui a appris, grâce à ce livre, le nom de son Sauveur. Il console et réjouit toujours ceux qui vont à lui. Et vous ?

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