Comme il était près d'entrer en Égypte, il dit à Saraï, sa femme : « Voici, je sais que tu es une femme belle de figure. Quand les Égyptiens te verront, ils diront : C'est sa femme ! Et ils me tueront, et te laisseront la vie. Dis, je te prie, que tu es ma soeur, afin que je sois bien traité à cause de toi, et que mon âme vive, grâce à toi.
« Croire ! Croire ! Toujours croire ! Qu'est-ce
que cela peut bien rapporter ? » demande quelqu'un. Nous
vivons dans un siècle d'affaires - la plupart aujourd'hui considèrent
choses et événements au point de vue du profit qu'on en tire. La
religion est jugée de la même façon que le reste. Or nous sommes
obligés de répondre à la question qui vient d'être posée : La foi
ne rapporte rien, au sens où vous l'entendez. Sans doute celui qui se
sait devenu par la foi un véritable enfant de Dieu, celui-là possède
la paix du coeur, l'assurance d'être héritier de la vie éternelle.
Mais qu'est-ce que cette assurance aux yeux du monde ? Un bien
imaginaire. Nous disons au mondain que les chrétiens sont la lumière
et le sel de la terre, et le mondain nous répond au dedans de
lui : « Qu'est-ce que cela peut bien leur
rapporter ? »
Reconnaissons-le, la foi ne procure pas la fortune. Elle
dépense plus qu'elle n'amasse, parce qu'elle se sent pressée de
donner. En mainte occasion, où le mondain se livre au plaisir, le
croyant entend la conscience lui dire : « Renonce à
toi-même, charge ta croix ! » La foi ne procure pas les
honneurs ; le chrétien doit être prêt, pour sa foi,
à devenir l'objet des railleries et du mépris. Il est obligé de
renoncer à la haine, à l'envie, à la chicane ; il est appelé à
pardonner, à marcher dans les voies de l'humilité. Notez que Dieu ne
protège pas toujours son enfant contre les calamités du temps et du
lieu où il vit. Abram est forcé par la famine de quitter momentanément
Canaan ; Dieu ne fait point de miracle en sa faveur. Le
patriarche fuit devant la disette. Il est contraint d'aller en Égypte,
et à son arrivée en ce pays, Saraï, sa femme, est enlevée par l'ordre
du roi. En cette circonstance sans doute, Dieu intervient d'une
manière plus visible. Saraï n'était-elle pas destinée à être l'aïeule
du vainqueur du serpent ? L'épreuve, que nous avons rappelée,
n'en infligea pas moins à Abram des jours pleins d'angoisse.
La grande épreuve des croyants, c'est le péché qu'ils portent
partout avec eux. Sans doute le croyant entreprend de faire son procès
au péché, mais ce procès-là traîne plus en longueur encore que ceux
qu'on confie aux avocats. En ce monde, le péché en appelle toujours de
la sentence de mort prononcée contre lui. Abram allait l'apprendre en
Égypte, par une dure expérience. Il craignait que les Égyptiens ne le
tuassent pour s'emparer de sa femme, qui était belle. Son effroi
l'engagea alors à mentir. Il fit passer Saraï pour sa soeur. Et de la
sorte il se trouva ainsi livrer lui-même plus sûrement celle-ci au
caprice du Pharaon, enlever au roi païen tout scrupule. Ah ! dans
cette conjoncture, comme on vit bien que Dieu veille toujours sur les
siens ! L'Éternel sortit de son silence et prononça la
parole : « Ne touchez pas à mes oints, et ne faites pas de
mal à mes prophètes. » (Ps.
CV, 15.) Mais l'avertissement donné au roi, et qui consista,
d'après l'Écriture, dans de « grandes plaies, » ne justifie
nullement Abram de son mensonge. J'admets qu'à cette époque la femme
était envisagée comme un être inférieur. Abram a pu dès lors se croire
plus facilement autorisé que ne le serait un croyant de nos jours à
donner à Saraï un titre qui pouvait encourager le roi à la faire
amener dans sa maison, parmi ses femmes. Il était d'ailleurs
exact que Saraï était la demi-soeur d'Abram, sa soeur de père et non
de mère. (Gen.
XX, 12.) Malgré tout, il reste qu'Abram. commettait une
tromperie, car son propos tendait expressément à faire croire aux
Égyptiens que Saraï était simplement sa soeur, qu'elle n'était point
sa compagne.
Non ! ce n'est à aucun degré une belle histoire que celle
qui est racontée dans notre texte. Abram n'a point agi ici avec une
loyauté chevaleresque. Abram, dans ce moment, est l'homme de peu de
foi. Si sa foi, à cette heure, avait été vive, il se serait dit :
« Le Dieu qui m'a conduit en Égypte saura bien me protéger et
protéger ma compagne. Ne m'a-t-il pas promis que je deviendrais le
père d'une nombreuse postérité ? Et cette promesse me garantit
que je ne saurais mourir maintenant, car je n'ai encore point
d'héritier. Dieu n'a nul besoin de ma ruse pour me garder. Il a la
puissance de me conserver la vie en dépit de tout. Le moyen à employer
est son affaire, non la mienne. Ce qu'il me demande, c'est de me fier
à lui. »
Tel eût été le langage de la foi. Mais la foi du père des
croyants subissait en ce moment une éclipse. « Il n'y a point de
juste, pas même un seul, » nous dit Paul. (Rom.
III, 10.) Parole profonde, dont la vérité nous est attestée dans
l'Écriture, précisément par l'histoire des plus saints hommes de Dieu.
C'est Isaac qui montre une préférence outrée pour son fils aîné ;
c'est Jacob qui, sous un déguisement, trompe son vieux père ;
c'est David qui consomme le meurtre d'Urie, après avoir commis une
première faute ; c'est Elie qui, dans un accès de désespoir,
demande à Dieu de le retirer de ce monde ; c'est Jean-Baptiste
qui se livre au doute et fait demander à Jésus s'il est le
Messie ; c'est Pierre reniant par trois fois le Sauveur. Je
m'arrête. On pourrait composer tout un livre d'images avec les scènes
scandaleuses ou tristes qui déparent la vie des grands hommes de Dieu.
L'album dont l'idée se présente à mon esprit ne serait pas sans
utilité. En m'exprimant ainsi, je ne songe point à
l'autorisation qu'il paraîtrait donner aux grands pécheurs pour se
livrer au mal. Celui qui se croirait par là autorisé à pécher
montrerait simplement qu'il ne sait pas encore le premier mot de la
vie de la foi. Les faits qui chargent les hommes de Dieu sont
rapportés dans un autre but : pour nous empêcher de douter de la
miséricorde de Dieu. Dans les moments sublimes de sa vie, Abram nous
semble si grand que nous désespérons de marcher jamais sur ses traces.
Et il y a de même, dans toutes les vies des hommes de Dieu de la
Bible, des heures où ils nous écrasent. Je trouve dès lors que Dieu a
manifesté très hautement sa miséricorde en nous signalant les
faiblesses de ses saints. Sans ces faiblesses, qui les rapprochent de
nous, nous n'oserions essayer d'imiter les saints de la Bible. Aussi
faut-il blâmer les théologiens qui emploient leur science, un art
ingénieux, à blanchir de toute souillure les serviteurs de l'Éternel
sous l'Ancienne et la Nouvelle alliance.
Les saints que canonise l'Eglise catholique sont d'une autre
nature. Ils jeûnent ; ils renoncent au mariage ; ils ne
cessent de se mortifier ; ils s'infligent des tourments
surhumains ; ils supportent des douleurs surhumaines et, par là,
ayant plus de vertus qu'il n'en faut pour être sauvés, créent un
trésor de mérites que l'Eglise distribue à qui lui plais. En notre
qualité de protestants, nous n'avons pas la ressource de nous consoler
par l'acquisition d'oeuvres surérogatoires. Soyons du moins
reconnaissants pour l'étendue de la grâce divine. Celle-ci fait toute
notre force. Jamais elle ne brille d'un plus vif éclat que lorsqu'elle
pardonne à des enfants de Dieu, à des hommes de Dieu. Vivons dès lors
de grâce et non de mérites. Ce que nous recevons de Christ, le Saint
qui n'a jamais failli, est seul digne d'être estimé.
Admirons, à propos d'Abram, la singulière véracité des récits
bibliques. Tout en relatant la faute du père des croyants, l'histoire
sainte a soin aussi de nous montrer, de mettre en relief la soumission
du roi païen aux avertissements de la Providence. Quelle confiance ne
devons-nous pas avoir dans un livre tel que la
Bible, dénué à ce point de la recherche de la gloire humaine !
Faisons de plus une remarque pratique. Disons-nous que si Dieu
consent à oublier les défaillances de ses serviteurs, nous devons de
notre côté apprendre à pardonner. Il est des pères et des mères qui
présentent à leurs enfants comme modèles de soi-disant petits saints,
n'ayant jamais existé que dans l'imagination de ceux qui en parlent.
Je me souviens que, dans mon enfance, dans mon lieu natal, une mère
avait l'habitude de nous montrer à ses enfants, mon frère et moi, avec
cette réflexion toujours la même : « Voilà des enfants comme
il faut, des enfants tels que vous devriez être. Tâchez donc d'imiter
ces deux enfants ! Combien je serais heureuse s'ils étaient à
moi ! » Nous souriions en entendant de tels propos. Mais
qu'en pensaient ceux auxquels ils étaient adressés ? Pour qui
connaît le coeur humain, il n'est pas de meilleur moyen de glacer une
âme d'enfant que les propos employés par cette mère. Celle-ci a de par
le monde bien des compagnes, occupées à idéaliser les enfants des
autres et à noircir leurs propres enfants. On peut se demander si
cette méthode éducative n'est pas pire encore que l'indulgence extrême
avec laquelle certains parents considèrent les noirs méfaits de leurs
fils.
Oh ! puissions-nous apprendre enfin, à l'école du
Seigneur, la véracité et la simplicité. Soyons vrais et simples dans
nos rapports avec les autres, avec nos alentours, avec les enfants.
C'est la crainte de Dieu qui sera pour nous, à cet égard comme à
d'autres, le commencement de la sagesse.
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