DANS LE MONDE DE LA FOI
Avec
Abraham
IV
Il n'y a point de juste, pas même
un seul !
Comme il était près
d'entrer en Égypte, il dit à
Saraï, sa femme : « Voici, je
sais que tu es une femme belle de figure. Quand les
Égyptiens te verront, ils diront :
C'est sa femme ! Et ils me tueront, et te
laisseront la vie. Dis, je te prie, que tu es ma
soeur, afin que je sois bien traité à
cause de toi, et que mon âme vive,
grâce à toi.
Gen. XII, 11-13.
« Croire ! Croire ! Toujours
croire ! Qu'est-ce que cela peut bien
rapporter ? » demande quelqu'un.
Nous vivons dans un siècle d'affaires - la
plupart aujourd'hui considèrent choses et
événements au point de vue du profit
qu'on en tire. La religion est jugée de la
même façon que le reste. Or nous
sommes obligés de répondre à
la question qui vient d'être
posée : La foi ne rapporte rien, au
sens où vous l'entendez. Sans doute celui
qui se sait devenu par la foi un véritable
enfant de Dieu, celui-là possède la
paix du coeur, l'assurance d'être
héritier de la vie éternelle. Mais
qu'est-ce que cette assurance aux yeux du
monde ? Un bien imaginaire. Nous disons au
mondain que les chrétiens sont la
lumière et le sel de la terre, et le mondain
nous répond au dedans de lui :
« Qu'est-ce que cela peut bien leur
rapporter ? »
Reconnaissons-le, la foi ne procure pas la
fortune. Elle dépense plus qu'elle n'amasse,
parce qu'elle se sent pressée de donner. En
mainte occasion, où le mondain se livre au
plaisir, le croyant entend la conscience lui
dire : « Renonce à
toi-même, charge ta croix ! »
La foi ne procure pas les honneurs ; le
chrétien doit être prêt, pour sa
foi, à devenir l'objet des
railleries et du mépris. Il est
obligé de renoncer à la haine,
à l'envie, à la chicane ; il est
appelé à pardonner, à marcher
dans les voies de l'humilité. Notez que Dieu
ne protège pas toujours son enfant contre
les calamités du temps et du lieu où
il vit. Abram est forcé par la famine de
quitter momentanément Canaan ; Dieu ne
fait point de miracle en sa faveur. Le patriarche
fuit devant la disette. Il est contraint d'aller en
Égypte, et à son arrivée en ce
pays, Saraï, sa femme, est enlevée par
l'ordre du roi. En cette circonstance sans doute,
Dieu intervient d'une manière plus visible.
Saraï n'était-elle pas destinée
à être l'aïeule du vainqueur du
serpent ? L'épreuve, que nous avons
rappelée, n'en infligea pas moins à
Abram des jours pleins d'angoisse.
La grande épreuve des croyants, c'est
le péché qu'ils portent partout avec
eux. Sans doute le croyant entreprend de faire son
procès au péché, mais ce
procès-là traîne plus en
longueur encore que ceux qu'on confie aux avocats.
En ce monde, le péché en appelle
toujours de la sentence de mort prononcée
contre lui. Abram allait l'apprendre en
Égypte, par une dure expérience. Il
craignait que les Égyptiens ne le tuassent
pour s'emparer de sa femme, qui était belle.
Son effroi l'engagea alors à mentir. Il fit
passer Saraï pour sa soeur. Et de la sorte il
se trouva ainsi livrer lui-même plus
sûrement celle-ci au caprice du Pharaon,
enlever au roi païen tout scrupule. Ah !
dans cette conjoncture, comme on vit bien que Dieu
veille toujours sur les siens !
L'Éternel sortit de son silence et
prononça la parole : « Ne
touchez pas à mes oints, et ne faites pas de
mal à mes prophètes. »
(Ps. CV, 15.) Mais l'avertissement
donné au roi, et qui consista,
d'après l'Écriture, dans de
« grandes plaies, » ne justifie
nullement Abram de son mensonge. J'admets
qu'à cette époque la femme
était envisagée comme un être
inférieur. Abram a pu dès lors se
croire plus facilement autorisé que ne le
serait un croyant de nos jours à donner
à Saraï un titre qui pouvait encourager
le roi à la faire amener dans sa maison,
parmi ses femmes. Il était
d'ailleurs exact que Saraï
était la demi-soeur d'Abram, sa soeur de
père et non de mère.
(Gen. XX, 12.) Malgré tout, il
reste qu'Abram. commettait une tromperie, car son
propos tendait expressément à faire
croire aux Égyptiens que Saraï
était simplement sa soeur, qu'elle
n'était point sa compagne.
Non ! ce n'est à aucun
degré une belle histoire que celle qui est
racontée dans notre texte. Abram n'a point
agi ici avec une loyauté chevaleresque.
Abram, dans ce moment, est l'homme de peu de foi.
Si sa foi, à cette heure, avait
été vive, il se serait dit :
« Le Dieu qui m'a conduit en
Égypte saura bien me protéger et
protéger ma compagne. Ne m'a-t-il pas promis
que je deviendrais le père d'une nombreuse
postérité ? Et cette promesse me
garantit que je ne saurais mourir maintenant, car
je n'ai encore point d'héritier. Dieu n'a
nul besoin de ma ruse pour me garder. Il a la
puissance de me conserver la vie en dépit de
tout. Le moyen à employer est son affaire,
non la mienne. Ce qu'il me demande, c'est de me
fier à lui. »
Tel eût été le langage
de la foi. Mais la foi du père des croyants
subissait en ce moment une éclipse.
« Il n'y a point de juste, pas même
un seul, » nous dit Paul.
(Rom. III, 10.) Parole profonde, dont
la vérité nous est attestée
dans l'Écriture, précisément
par l'histoire des plus saints hommes de Dieu.
C'est Isaac qui montre une préférence
outrée pour son fils
aîné ; c'est Jacob qui, sous un
déguisement, trompe son vieux
père ; c'est David qui consomme le
meurtre d'Urie, après avoir commis une
première faute ; c'est Elie qui, dans
un accès de désespoir, demande
à Dieu de le retirer de ce monde ;
c'est Jean-Baptiste qui se livre au doute et fait
demander à Jésus s'il est le
Messie ; c'est Pierre reniant par trois fois
le Sauveur. Je m'arrête. On pourrait composer
tout un livre d'images avec les scènes
scandaleuses ou tristes qui déparent la vie
des grands hommes de Dieu.
L'album dont l'idée se
présente à mon esprit ne serait pas
sans utilité. En m'exprimant ainsi, je ne
songe point à
l'autorisation qu'il paraîtrait donner aux
grands pécheurs pour se livrer au mal. Celui
qui se croirait par là autorisé
à pécher montrerait simplement qu'il
ne sait pas encore le premier mot de la vie de la
foi. Les faits qui chargent les hommes de Dieu sont
rapportés dans un autre but : pour nous
empêcher de douter de la miséricorde
de Dieu. Dans les moments sublimes de sa vie, Abram
nous semble si grand que nous
désespérons de marcher jamais sur ses
traces. Et il y a de même, dans toutes les
vies des hommes de Dieu de la Bible, des heures
où ils nous écrasent. Je trouve
dès lors que Dieu a manifesté
très hautement sa miséricorde en nous
signalant les faiblesses de ses saints. Sans ces
faiblesses, qui les rapprochent de nous, nous
n'oserions essayer d'imiter les saints de la Bible.
Aussi faut-il blâmer les théologiens
qui emploient leur science, un art
ingénieux, à blanchir de toute
souillure les serviteurs de l'Éternel sous
l'Ancienne et la Nouvelle alliance.
Les saints que canonise l'Eglise catholique
sont d'une autre nature. Ils jeûnent ;
ils renoncent au mariage ; ils ne cessent de
se mortifier ; ils s'infligent des tourments
surhumains ; ils supportent des douleurs
surhumaines et, par là, ayant plus de vertus
qu'il n'en faut pour être sauvés,
créent un trésor de mérites
que l'Eglise distribue à qui lui plais. En
notre qualité de protestants, nous n'avons
pas la ressource de nous consoler par l'acquisition
d'oeuvres surérogatoires. Soyons du moins
reconnaissants pour l'étendue de la
grâce divine. Celle-ci fait toute notre
force. Jamais elle ne brille d'un plus vif
éclat que lorsqu'elle pardonne à des
enfants de Dieu, à des hommes de Dieu.
Vivons dès lors de grâce et non de
mérites. Ce que nous recevons de Christ, le
Saint qui n'a jamais failli, est seul digne
d'être estimé.
Admirons, à propos d'Abram, la
singulière véracité des
récits bibliques. Tout en relatant la faute
du père des croyants, l'histoire sainte a
soin aussi de nous montrer, de mettre en relief la
soumission du roi païen aux avertissements de
la Providence. Quelle confiance ne devons-nous
pas avoir dans un livre tel que
la Bible, dénué à ce point de
la recherche de la gloire humaine !
Faisons de plus une remarque pratique.
Disons-nous que si Dieu consent à oublier
les défaillances de ses serviteurs, nous
devons de notre côté apprendre
à pardonner. Il est des pères et des
mères qui présentent à leurs
enfants comme modèles de soi-disant petits
saints, n'ayant jamais existé que dans
l'imagination de ceux qui en parlent. Je me
souviens que, dans mon enfance, dans mon lieu
natal, une mère avait l'habitude de nous
montrer à ses enfants, mon frère et
moi, avec cette réflexion toujours la
même : « Voilà des
enfants comme il faut, des enfants tels que vous
devriez être. Tâchez donc d'imiter ces
deux enfants ! Combien je serais heureuse
s'ils étaient à
moi ! » Nous souriions en entendant
de tels propos. Mais qu'en pensaient ceux auxquels
ils étaient adressés ? Pour qui
connaît le coeur humain, il n'est pas de
meilleur moyen de glacer une âme d'enfant que
les propos employés par cette mère.
Celle-ci a de par le monde bien des compagnes,
occupées à idéaliser les
enfants des autres et à noircir leurs
propres enfants. On peut se demander si cette
méthode éducative n'est pas pire
encore que l'indulgence extrême avec laquelle
certains parents considèrent les noirs
méfaits de leurs fils.
Oh ! puissions-nous apprendre enfin,
à l'école du Seigneur, la
véracité et la simplicité.
Soyons vrais et simples dans nos rapports avec les
autres, avec nos alentours, avec les enfants. C'est
la crainte de Dieu qui sera pour nous, à cet
égard comme à d'autres, le
commencement de la sagesse.
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