Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

TROISIÈME PARTIE

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BAPTISMUS LABORIOSUS
(Baptême douloureux)

 

Au commencement du cinquième siècle, vivait sur la rive occidentale du Jourdain un moine nommé Zosime, qui s'était consacré à Dieu dès sa jeunesse.
À l'époque du carême de l'an 450, l'abbé Zosime traversa le Jourdain et s'enfonça dans le désert inexploré qui borde la rive orientale de ce fleuve, afin d'y méditer dans le silence sur la tentation de notre Sauveur. Après avoir marché durant vingt jours, priant sans cesse, il s'arrêta un soir au coucher du soleil pour se reposer. Tout à coup il aperçut quelque chose qui ressemblait à un corps humain, maigre, épuisé, portant des cheveux aussi blancs que la neige. Au moment où il s'approcha, l'apparition s'enfuit.
- Reste, s'écria-t-il, et dis-moi ce que tu fais dans ce désert !

Marie l'Égyptienne (car c'était elle) s'arrêta et répondit :
- Pourquoi veux-tu me parler ? Tu as voyagé bien longtemps pour ne trouver qu'une pécheresse.

Zosime croyant avoir fait la rencontre d'une sainte recluse, lui demanda de prier pour lui.
- C'est vous, répondit-elle, qui devriez prier pour moi. J'en ai grand besoin, suppliez le Seigneur d'avoir pitié de moi. - Zosime la pria instamment de lui raconter son histoire. Elle s'y décida enfin et lui dit :
- Il me semble que je vais mourir de honte, en vous révélant qui je suis. Je tremble à l'idée de souiller vos oreilles et d'empoisonner l'air lui-même par mon histoire. Néanmoins, saint père, je vais parler pour vous obéir.
L'Égypte est ma patrie. J'avais de bons parents, qui m'aimaient tendrement, et cependant à l'âge de douze ans, je m'enfuis à Alexandrie. J'ose à peine penser à la vie que je menai dans cette ville ; il suffit que je vous dise que, pendant dix-sept ans, je vécus dans l'infamie. Cette existence, je la choisis volontairement, je n'avais pas l'excuse de la pauvreté.

Un jour je vis une grande foule qui courait vers le rivage. À la question que je fis on me répondit que ces gens partaient pour aller à Jérusalem, célébrer la fête de l'Exaltation de la croix de notre Sauveur. Je m'embarquai avec eux, sans autre but que de continuer mon même genre de vie.

Nous arrivâmes à Jérusalem. Le jour de la fête, je me rendis au sanctuaire avec la multitude, mais à peine mon pied eut-il touché le seuil, que je me sentis repoussée par une force invisible. J'attribuai ce fait à une faiblesse superstitieuse, et quatre fois de suite j'essayai d'entrer, mais en vain : je me sentais arrêtée comme par une sentinelle en armes. La foule entra, et je restai seule à la porte, et m'assis dans un coin, confuse et fatiguée. Tandis que j'étais là, j'entendis quelques mots du discours qui était adressé au peuple ; alors les yeux de mon âme s'ouvrirent et je compris pourquoi il ne m'était pas même permis de jeter les yeux sur le symbole de notre salut. Dans la désolation et l'angoisse de mon âme, je me frappai la poitrine, et pleurant et gémissant je fis ce voeu, que, s'il m'était permis d'entrer dans le sanctuaire et de regarder la croix sur laquelle Jésus mourut pour les pécheurs, je renoncerais au mal, je quitterais le monde et je m'enfuirais là où le Seigneur me dirait d'aller. Aussitôt que j'eus pris cette résolution, je sentis que mon voeu était accepté et que je n'étais plus exclue du sanctuaire. Je m'approchai de la porte et j'entrai sans obstacle. Écrasée par le sentiment de la bonté de Dieu et de sa promptitude à recevoir le pécheur qui se repent, je me jetai à terre baignée de mes larmes et je demandai à Dieu de me montrer ce que j'avais à faire.
Il me sembla entendre une voix qui me disait de fuir les villes et les chemins des hommes et de me réfugier dans le désert. Depuis cette heure je me suis constamment appliquée à fuir le visage des hommes dans l'espoir qu'un jour il me sera permis de contempler la face de Dieu.

- Depuis combien de temps habitez-vous ce désert et comment y avez-vous vécu ? demanda Zosime.
- J'ai vécu dans cette solitude plus de temps que je n'avais passé dans le péché. Les herbes et les fruits des bois ont été ma seule nourriture, et la grâce de Dieu ne m'a jamais fait défaut.
- Mais, reprit l'abbé, est-ce qu'un passage aussi brusque d'une vie de débauche à cette rude existence ne vous a pas coûté beaucoup ?
- Vous me faites là une question à laquelle j'ose à peine vous répondre, reprit Marie. Je frémis encore au souvenir des angoisses que j'ai souffertes ; priez Dieu de me donner la force de persévérer.

Oui, pendant bien des années, j'eus à lutter contre de terribles tentations. Je me débattis avec elles comme avec des bêtes féroces. Parfois, dans le silence de ce désert, je rêvais que j'étais de nouveau transportée au milieu dit tumulte des villes, je voyais une foule d'hommes qui me suivaient en me disant des paroles de flatterie ; l'air résonnait de leurs discours passionnés qui semblaient attendre ma réponse. J'avais faim, je défaillais et je soupirais après la bonne chère de l'Égypte, je rêvais aux vins qui m'avaient si souvent procuré l'ivresse. Il y avait des moments où les souvenirs qui me poursuivaient me torturaient à un tel point, que je me sentais près d'abandonner ma retraite. Alors je me jetais à terre, je pleurais, et je priais. Que de nuits j'ai ainsi passées remplissant le désert de mes cris et de mes supplications !

À la fin Dieu me donna la victoire, ces tourments cessèrent. Depuis ce moment je souffris certainement du froid et de la chaleur, de la faim et de la soif et de beaucoup d'infirmités, mais la miséricorde de Dieu m'a soutenue, tandis que je priais sans cesse pour les âmes qui avaient péché avec moi et à cause de moi. Je puis dire que jour et nuit je me suis offerte en sacrifice pour elles, demandant que leurs péchés fussent effacés et que ce coeur brisé que je jetais aux pieds du Sauveur leur obtînt l'entrée du paradis.

Marie prit alors congé du moine en lui demandant de revenir la voir l'année suivante au même endroit.
- Priez pour moi, cria-t-elle en s'éloignant.

À l'époque du carême, l'année suivante, Zosime revint à sa recherche. La route fut longue et pénible.
En s'approchant du lieu qu'elle lui avait fixé comme rendez-vous, il remarqua que rien n'indiquait la présence d'un être vivant. Il cherchait en vain à apercevoir une forme humaine, lorsque ses yeux tombèrent sur un cadavre étendu par terre, le visage tourné du côté de l'orient. À côté, sur le sol, étaient tracés ces mots : « Mon nom était Marie. »

Le moine pleura, il releva le corps et l'ensevelit dans l'antre d'un lion. Certes elle fut bien semblable au lion cette faible femme qui, pendant dix-sept années d'une lutte mortelle, seule parmi les bêtes sauvages, en lutte aux tentations de Satan, eut la force de protester sans relâche contre ses péchés passés et d'affronter avec cette supplication silencieuse et incessante la majesté d'un Dieu outragé.

Je me souviens d'avoir vu dans une église du nord de l'Italie un tableau représentant une femme qui se cramponne à une croix dans un sanctuaire où elle s'est réfugiée. Autour d'elle, on voit une foule d'hommes armés. Désespérée, ne sachant de quel côté regarder, elle ferme les yeux et entoure la croix de ses bras.
La blâmerons-nous d'avoir fui de la sorte devant des ennemis si nombreux ?

Vous me direz que si cette ferveur dans le repentir et cette persévérance indomptable s'étaient manifestées par un travail actif en faveur de ces êtres pour qui elle priait jour et nuit, cela eût mieux valu. Il est vrai ; néanmoins, cette femme et toutes celles qui ont fait comme elle, pourront, au jour du jugement, se lever contre les hommes de cette génération qui se rient des tentations et craignent par-dessus toutes choses d'être trop vertueux.

S'ils ont quelquefois du courage pour agir, ils n'en ont pas pour supporter l'idée de se trouver un instant seuls avec Dieu. La repentance de ces gens-là peut être une effervescence de sentiment, mais rarement une vraie souffrance.

Ce n'est pas ainsi qu'ils souffraient et qu'ils se repentaient, ces héros et ces héroïnes des vieux temps. Ils portaient la croix jusqu'à ce que la chair succombât. Mais aussi ils ont renversé des royaumes et mis en fuite les armées du malin ; ils ont arrêté les lions dévorants et éteint la violence du feu. La réprouvée d'Alexandrie a laissé un nom si grand que, lorsque Van Eyck, ce peintre au coeur pur, voulut résumer sur une toile l'histoire de la foi des premiers siècles, il plaça Marie l'Égyptienne au premier plan, dans la compagnie glorieuse de ceux qui adorent l'Agneau sans tache.
« Mais je vais vous montrer la voie la plus excellente. »

Au commencement du XIIIe siècle vivait une femme du nom de Marguerite de Cortone. Les historiens de l'Église d'Italie ont raconté sa triste histoire, ses chagrins et les péchés de sa jeunesse. Un événement tragique ouvrit les yeux de son âme et elle résolut de consacrer sa vie à la repentance. Lorsqu'elle retourna à la maison de son père d'où elle s'était enfuie, il la repoussa en lui faisant d'amers reproches. Elle prit son petit enfant par la main et s'en alla dans un jardin désert où elle se jeta à genoux et pleura amèrement. Alors elle dut passer une de ces heures terribles où toutes les puissances de l'enfer semblent se réunir pour détruire une âme tentée. C'est ainsi que, dans un jardin, saint Augustin livra sa dernière et plus terrible bataille contre l'enfer, alors que la paix descendit sur lui avec le chant d'un enfant. C'est dans un jardin aussi que le Sauveur du monde « commença à être fort triste et dans une amère douleur », et qu'il passa et surmonta cette heure d'agonie étrange qui rendit la victoire possible pour tous les hommes.

La première pensée de Marguerite dans son abandon et son désespoir, fut le suicide ; mais tout à coup le souvenir de son brillant passé revint à son esprit. Elle avait vingt-et-un ans et elle était remarquablement belle : n'était-ce pas disposer d'une toute-puissance ? Que de fois une fragile jeune fille méprisée et rejetée par les hommes à cause d'une première faute, n'a-t-elle pas à traverser cette heure terrible d'indécision et de doute ? D'un côté est la famine, l'isolement et la honte, de l'autre un chemin facile qui conduit au luxe, au triomphe, à la satisfaction de ses instincts d'affection passionnée. « S'ils ne veulent pas m'aimer dans mon repentir, qu'ils m'aiment donc dans mon péché. » Cette pensée a bien souvent décidé de la rechute d'une âme qui avait cependant une horreur profonde du péché.
Marguerite était réservée pour de meilleures choses.

Après une lutte terrible, une force toute-puissante vint à son secours, et elle entendit ces mots dans son coeur : « Quand mon père et ma mère m'auraient abandonné, toutefois l'Éternel me recueillera. »
Oui, se dit-elle, sa miséricorde dure éternellement. Elle se leva alors forte et calme et prête à obéir au gardien de son âme. Elle prit la route de Cortone et atteignit la ville au coucher du soleil. Au moment où elle en franchissait la porte, elle rencontra deux dames qui, frappées de sa beauté aussi bien que de sa tristesse et remarquant l'enfant qu'elle tenait à la main, s'approchèrent de l'infortunée. Marguerite leur raconta son histoire, et ces dames lui offrirent de loger chez elles. Elle passa quelque temps sous leur toit, mais trouva bientôt que sa vie y était trop facile. Dans son besoin de sacrifice et de dévouement, elle se consacra aux femmes les plus misérables et les plus abandonnées, les soignant dans leurs maladies et leur annonçant la miséricorde infinie de Dieu. Quoiqu'elle recherchât constamment la solitude, sa vie de dévouement fut bientôt connue et quelques personnes lui offrirent d'entrer dans le tiers-ordre de Saint-François, ordre de laïques qui s'engagent à remplir tous les devoirs actifs de la vie au milieu du monde.

Depuis ce moment, dit son biographe, « elle sembla être une nouvelle créature en Christ ; son coeur fut enflammé d'un saint amour pour Dieu et pour ses semblables. La tristesse et l'effroi firent place à la paix et à ce chagrin doux et amer tout à la fois, que l'âme pardonnée peut seule connaître. »

Elle travailla avec un redoublement de courage. Dans les hôpitaux où elle servait, il arrivait souvent que dans les intervalles de travail les employés causaient entre eux ou chantaient.
« Marguerite, elle, priait, et souvent ceux qui la voyaient en cet état, cessaient de chanter et s'agenouillant près d'elle priaient aussi. Tous les coeurs, même les plus adonnés aux plaisirs, étaient remués lorsqu'elle parlait de l'amour de Dieu et de la pureté de sa loi. »

Marguerite trouva bientôt que son travail l'éloignait trop des pauvres et la faisait vivre parmi des gens trop élevés ; aussi elle quitta bientôt l'hôpital et loua une petite chambre dans le quartier le plus pauvre de la ville. Là elle devint une vraie mère pour les pauvres et les déshérités. Son temps, sa vie, tout ce qu'elle possédait leur fut consacré, au point que parfois en hiver elle n'avait pas assez de couvertures pour se mettre à l'abri du froid. Son amour pour eux était si grand, sa sympathie si délicate et si puissante, que des multitudes assiégeaient sa porte, ne voulant pas d'autre protection que la sienne, ni d'autre guide spirituel qu'elle-même.
Elle travaillait de ses mains pour se procurer l'argent qu'elle donnait aux indigents ou qu'elle employait à aider les jeunes filles et les femmes abandonnées.

Marguerite eut cependant des heures sombres où le souvenir du passé et les tentations du présent se réunissaient pour troubler son âme et pour ébranler sa foi. Sa seule ressource était alors de se réfugier au pied de la croix. Des fragments de son écriture qui ont été conservés jusqu'à nos jours, révèlent la force qui la rendit capable d'être « fidèle jusqu'à la mort ». Un prêtre âgé lui conseilla un jour de modérer son travail et son dévouement.
« Mon père, » lui répondit-elle, « tant que je vivrai il n'y aura pas de trêve possible entre mon âme et le mal qui habite en moi. » Souvent, comme les saints d'autrefois, elle cherchait à renouveler les forces de son corps au moyen de cette grande pensée : « Pourquoi ne servirais-tu pas le Seigneur aussi activement que tu servais naguère le péché ? Non, ne te lamente pas, ne dis pas que tu meurs. Si tu veux vivre avec Christ, travaille pour remporter ta couronne et ne te relâche point. »

L'âme qui a vraiment appris à aimer Dieu, recevra de Lui avec confiance le travail ou la souffrance. S'Il envoie à ceux qui ont péché, des privations, des souffrances ou un redoublement de travail, son but n'est pas de détruire leurs espérances et leur foi naissante, mais au contraire de les justifier.

Et vous, amis, dont le visage se tourne maintenant vers la lumière, vous qui regrettez votre robuste jeunesse, non point à cause des satisfactions terrestres qu'elle vous procurait, mais parce que vous vous sentez moins capables de servir Celui qui vous a aimés, rassurez-vous. Vous parlez d'une vie manquée, d'une espérance déçue. Ces paroles sont tristes, mais je vous le demande, ne semble-t-il pas que dans le royaume de la grâce ce soit une loi que toute vie, pour être victorieuse la fin, soit manquée au début ?
N'en fut-il pas de même pour quelque temps de la carrière de notre Sauveur ? Aux yeux des hommes ne fut-elle pas un insuccès suivi d'une fin tragique ?

Maintenant que vous vous êtes élevés au-dessus du désespoir, que vous avez reçu le don de la vie et de l'amour, il ne vous manque plus qu'une chose : un complet acquiescement à la volonté de Dieu. Acceptez sans murmure les corrections et les désappointements terrestres qu'il juge bon de vous infliger.
Présentez-lui vos âmes comme des tablettes vides et blanches sur lesquelles il inscrira ce qu'il lui plaira, ou comme des instruments brisés, impropres à tout, sauf à l'usage le plus relevé.

Votre avenir terrestre ne fût-il que de quelques semaines, de quelques jours, pendant lesquels vous aurez à souffrir dans votre corps le salaire du péché, ne perdez pas courage et souvenez-vous du malfaiteur mourant !
N'a-t-il pas rendu témoignage à Christ (et un témoignage qui sera cité jusqu'à la fin des siècles) ?
N'a-t-il pas réfuté le blasphème de son compagnon et annoncé du haut de sa croix honteuse la vertu de Celui qui est sans péché ?

Beaucoup de ceux à qui je m'adresse ont encore une longue carrière devant eux et une oeuvre sérieuse à accomplir. Ah ! comme je voudrais leur faire comprendre quelles bénédictions sont en réserve pour eux, si seulement ils veulent accepter la guérison qui leur est offerte et consacrer entièrement leur vie à Dieu. Ceux d'entre vous qui sont tombés mais qui se sont relevés, grâce à la force de Celui qu'ils n'ont pas cessé d'implorer, me comprendront lorsque je leur parlerai d'une consécration à Dieu plus complète que celle que nous voyons communément chez les chrétiens. Les paroles de Christ ne leur paraîtront pas exagérées lorsqu'il fait allusion à ceux qui quitteront leurs maisons, leurs frères, leurs pères, leurs mères, leurs femmes et leurs enfants, et leur pays, pour l'amour de Lui. Ils comprendront aussi que l'on se refuse, en partie, le boire, le manger, le sommeil et les plaisirs mondains.

Oui, il y a des idoles du coeur et de l'âme, de beaux rêves, des ambitions naturelles, des demeures chéries, des affections et des espérances qu'il faut savoir donner pour l'amour de Christ. Mais qui sera capable de ces sacrifices ? Peut-être êtes-vous de ceux que leur passé rendra prêts à les faire avec le secours de Dieu.
L'oeuvre de Dieu ne sera peut-être pas accomplie sur cette terre avant que Christ ait des armées de martyrs volontaires à son service.

La société est en péril, elle meurt de blessures qui ne se fermeront pas, tant que les jeunes, les braves, les indomptables ne se jetteront pas dans le gouffre au nom de Christ. C'est parmi vous que cette nouvelle armée peut se recruter.

Dieu peut faire de ceux qui ont été défigurés par le péché, les plus courageux et hardis soldats de la croix. Il peut réclamer de vous les services les plus nobles, vous mettre au poste d'honneur, faire de vous les pionniers du désert, les chefs de l'armée des désespérés. Oui, il sera capable, pour sa gloire, de tirer des débris de la terre des matériaux précieux. Il réunira les fragments épars de vos forces pour les diriger vers un but saint et unique. Mais pour cela, Christ a besoin de martyrs de bonne volonté.

Dans tous les temps il en a eu de pareils. Il y a eu des hommes et des femmes qui ont brisé leur coeur, coupé leur main, ou arraché leur oeil droit pour l'amour de Christ, et c'est sur l'autel de ces sacrifices que s'est allumée une sainte ferveur qui a remué le monde. Le monde s'étonnait en voyant les miracles que ces martyrs de Christ accomplissaient dans le coeur et l'âme de beaucoup d'hommes. Ils ont passé, inconnus, et cependant connus de tous ; ils sont morts, et voici ils vivent toujours ; ils étaient pauvres et ils en ont enrichi plusieurs ; ils n'avaient rien et pourtant ils possédaient toutes choses ; ils prenaient plaisir aux infirmités, aux reproches, aux persécutions, à toutes les misères possibles, pour l'amour de Christ.

Je n'admire pas beaucoup ces débauchés convertis qui, tout en professant la crainte de Dieu, s'entourent avidement de toutes les bonnes choses de la vie. Ils évitent un péché positif, mais tâchent de jouir le plus possible de la vie.

Dieu, qui est miséricordieux pour tous, a peut-être permis que cet homme eût tous ces biens en partage, le laissant être heureux à sa manière - mais est-ce là le vrai bonheur ? et cette vie sans croix volontaire est-elle autre chose qu'une vie d'égoïsme ? Je suis plein de tristesse et de honte, lorsque je vois des hommes qui ont été ardents au péché, être si peu dévoués dans leur repentance. Ah ! s'ils pouvaient voir leur passé à la vraie lumière de Dieu, s'ils pouvaient comprendre ce que c'est que d'avoir gaspillé leur jeunesse et leurs forces, profané l'amour et aidé à la destruction de ces corps qui devraient être les temples de Dieu ; oh ! alors ils renonceraient aux biens de la terre, non point par mépris pour ces dons de Dieu, mais par honte de méconnaître la sainte douleur du péché au point de songer encore à jouir des plaisirs de ce monde. Ils traverseraient cette vie comme des étrangers et des pèlerins dont la mission est de répandre des secours et des bénédictions autour d'eux. Ils iraient là où le Seigneur les envoie, le visage tourné vers le ciel, se hâtant de travailler à la grande moisson avant que la nuit vienne ; et pour chaque âme qu'ils ont autrefois blessée par leur négligence ou par un péché positif, ils en rendraient mille au Seigneur.
Plus de ces misérables calculs pour décider dans quelle mesure ils renonceront au monde, à leurs aises et à leurs plaisirs et quelle quantité de ces biens il leur sera permis de garder !

Aujourd'hui, la seule question à se poser est celle-ci : sous quelle forme ferons-nous le sacrifice complet de notre vie pour l'offrir en holocauste à Celui qui nous a sauvés ?

Je sais que ces paroles sembleront dures à quelques-uns, mais pour d'autres, l'idée d'un abandon complet d'eux-mêmes sera plus agréable que celle d'une demi-consécration. Il y en a qui oseront regarder en face le rude sentier de la Via Crucis ; qui comprendront que c'est le seul chemin où ils puissent désormais marcher. Du moment où leur résolution sera prise, un grand calme remplira leur âme et les joies futures commenceront à luire dans leurs coeurs avec une vivacité inconnue jusqu'alors. S'il y a une perte réelle d'un côté, il y a un gain positif de l'autre.

Le maître que nous servons est trop généreux pour souffrir que ceux qui se sont dépouillés pour l'amour de lui n'aient aucune compensation immédiate. Il répand ses biens les plus précieux sur ceux qui se sont faits pauvres à cause de lui. Cela doit être, car sans cela, leur vie extérieure de travail et de pauvreté, ferait d'eux aux yeux du monde les plus misérables des hommes, et ce ne serait pas juste.

Si, d'une part, ils ont volontairement accepté des souffrances extérieures, par contre les luttes et les douleurs de l'âme sont apaisées ; leur coeur est encore plein de tristesse, mais non point de l'inquiète et amère tristesse du monde. Ils ne connaissent plus que la douleur de celui qui est l'Homme de douleur, et ceux qui l'ont une fois goûtée la préfèrent à toutes les joies de la terre.

Notre siècle, plus qu'aucun autre, a besoin de dévouement. Ses maux grandissent, les coeurs des hommes sont pleins de doutes et d'angoisses. Nous savons bien que Dieu peut rétablir, la foi et la justice sur la terre, mais nous ne connaissons qu'imparfaitement les moyens qu'il peut employer. Sûrement, la vie individuelle de ceux qui lui rendent témoignage sur cette terre doit aider puissamment au renouvellement de la vie spirituelle dans le monde. Dieu se sert des voix humaines pour plaider sa cause. Les miracles qui se font dans la vie des hommes sont les seuls qui convaincront les incrédules.

Et maintenant je vous demande, à vous qui aspirez à une nouvelle vie, de contempler sincèrement et courageusement l'état du siècle où vous vivez, de considérer les symptômes graves qu'il présente et les dangers dont il est menacé. Cet examen, en stimulant votre activité, vous fera comprendre plus clairement (à vous jeunes gens surtout) le rôle que vous êtes appelés à jouer. Il vous montrera aussi en quoi vos expériences passées, quelque tristes et humiliantes qu'elles soient, pourront être tournées au profit de l'humanité pécheresse, qui plus que jamais soupire et gémit en attendant une rédemption.

Notre pays semble être aujourd'hui comme Hercule dans la fable grecque, debout et hésitant au point d'intersection de deux routes qui vont dans des directions divergentes. Son avenir est pesé dans la balance.

Sans foi morale, il est impossible qu'aucune nation progresse. Or récemment, on a pu remarquer chez nous une décadence de cette foi. Nous risquons d'être entraînés par une pente fatale à cet état que la France a déjà atteint, dit Proudhon, et qu'il caractérise par ces mots qui résonnent comme un glas funèbre : - une nation finie. Les richesses et la puissance s'allient souvent au matérialisme et à la débauche pour perdre un pays. D'autre part, une science sophistique se vante d'être la régénératrice de l'humanité, tout en foulant aux pieds les sentiments et les aspirations de ces êtres que Dieu a créés si admirables et si sensibles. Elle aspire à prendre la place de Dieu pour gouverner non seulement la création matérielle, mais encore les âmes et les affections des hommes. Les idées creuses et je dirai même l'hypocrisie, qui règnent dans les couches élevées de la société au milieu de l'immense développement matériel de notre civilisation, sont un grand danger pour notre époque. Nous risquons fort d'être ramenés à « ces incertitudes et à ce désespoir, produits de la philosophie païenne, qui, en balayant tout ce qui élève l'homme, nous plongeront dans cet état de débauche et de cruauté qui caractérisa la société païenne. »

Notre pays ne pourra échapper à la ruine morale et politique que s'il reçoit d'en haut un esprit de repentance profonde et sincère.

Nous avons besoin de revenir aux premiers principes, d'accepter et d'enseigner avec persévérance des vérités pures et saintes. Ne restons pas inactifs, ne nous reposons pas sur ceux qui doivent être nos chefs spirituels, pour répandre ces enseignements ; ils pourront nous venir en aide, mais leur concours ne suffit pas. Ne nous attendons pas non plus à rencontrer cette initiative du bien dans les classes élevées de la société, où beaucoup de gens n'ont que l'influence factice que donne le rang ou le prestige extérieur. Travaillons chacun dans notre sphère, nous appuyant sur ceux qui vivent sous le regard de Dieu, quelle que soit leur position, et puis mettons notre espoir dans la nouvelle génération qui s'élève et qui sera notre force si elle échappe à « la corruption qui règne dans le monde par la convoitise » et à ce matérialisme fatal que les mondains et les hommes de plaisir érigent en principe et qu'ils professent comme leur foi.

Il y a un fait qui prouve bien clairement que notre pays marche aujourd'hui dans une voie qui tend au matérialisme : c'est l'assentiment public donné pendant ces dix dernières années au principe d'inégalité entre les sexes en ce qui touche aux questions de moralité (1). Ce principe, qui n'est pas celui de Christ et qui est incompatible avec la justice et le droit, a été inventé par les hommes pour satisfaire leurs appétits les plus bas.

L'Évangile nous enseigne l'égalité absolue de l'homme et de la femme, comme du riche et du pauvre, en face de la loi morale.

Jésus-Christ ne semble-t-il pas avoir voulu condamner hautement ce principe faux qui admet que la femme soit opprimée tandis que toute indulgence est accordée à l'homme, lorsqu'il prononce les plus sévères jugements sur les riches débauchés et qu'il accueille avec tant de douceur cette pauvre pécheresse prosternée à ses pieds ? Non seulement il l'accueille, mais il efface son péché, et aux yeux de ces justes selon le monde, il lui rend sa place dans cette société dont elle était exclue.

Cette grande scène de l'Évangile établit de la manière la plus frappante l'éternelle vérité de l'unité de la loi morale, vérité dont les hommes se sont maintenant aussi éloignés que l'orient est éloigné de l'occident. Et non seulement les hommes s'en sont séparés, mais les femmes des classes élevées, les femmes qui vivent dans le bien-être, à l'abri des tentations, et qui ne possèdent par conséquent qu'une vertu relative, ont fini par devenir positivement cruelles et injustes envers leur propre sexe, grâce à leur lâche complaisance pour le préjugé et pour l'opinion des hommes.

C'est ainsi que, niant de siècle en siècle les enseignements du Christ sur ce sujet, la société en est arrivée à créer des lois, des usages et des institutions publiques qui sont criminelles, immorales et injustes au dernier degré. L'homme qui réclame le privilège indigne de pouvoir pécher en toute liberté, est reçu malgré ses débauches dans la société, et c'est à lui que sont confiées les plus hautes responsabilités morales et sociales.
D'autre part la faute d'une femme, fût-elle même déterminée par les tentations de la pauvreté ou par l'entraînement de l'amour, devient pour elle la porte qui conduit à une vie de misère et de honte. La société la poursuit, la traque de tous côtés, si bien que la réhabilitation devient impossible.


1 L'auteur fait ici allusion à l'adoption, en Angleterre, du régime de la réglementation de la prostitution par les Actes de 1864, 1866 et 1869 sur les maladies contagieuses. - Les éditeurs. 
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