Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Conversion de Valdo

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Quoiqu'il en soit, Valdo était uniquement préoccupé d'accroître sans cesse son avoir, peut-être pour assurer une dot considérable à ses deux filles,- quand il plut à Dieu de l'amener, par des avertissements successifs, à penser à son âme.

Comme il se trouvait devant sa maison en compagnie de plusieurs personnages influents de la ville, l'un d'eux s'écroula soudainement à ses pieds, frappé de mort subite. Cet événement fit sur Valdo une impression profonde. Rentré chez lui, dans le secret de son cabinet, il se demanda avec angoisse: « Qu'en serait-il de moi., si j'avais été appelé aussi soudainement à comparaître devant le Juge Suprême? »

Les occupations quotidiennes de son commerce n'avaient pas encore réussi à le distraire. de ces graves préoccupations, lorsque, à quelque temps de là, un dimanche, il entendit dans la rue un ménestrel qui achevait de chanter la complainte de Saint Alexis. Cette chanson a été retrouvée; elle commence ainsi

Signour et dames entendés un sermon
D'un saintisme home, qui Allessis eut non.

Elle poursuit en racontant qu'Alexis, jeune homme appartenant à une noble et riche famille de Rome, le jour même de ses noces, avait tout quitté: épouse, parents, richesses,- pour se rendre en pèlerinage en Terre Sainte. Revenu plus tard en habit de pèlerin, il s'était présenté en mendiant à la porte du palais de ses parents. Ceux-ci avaient fait apporter quelque nourriture, qu'il mangea accroupi dans une niche sous l'escalier. On l'y trouva mort d'épuisement le lendemain, et ce n'est qu'alors qu'il fut reconnu par son père et sa mère éplorés.

Saulve en est l'âme en le ciel nostre Signour

Li cors en gist a Rome a grant honnour.

Frappé par ce récit, Valdo amena chez lui le ménestrel et le lui fit répéter en entier. Cet exemple d'un abandon complet de tous les biens de la terre pour gagner le ciel ne fit qu'accroître son trouble. Devait-il l'imiter ? Renoncer à sa femme, à ses tendres enfants, à son commerce, à ses maisons et à ses terres, à sa position d'homme honoré dans la ville?

Dès le lendemain, au sortir d'une nuit tourmentée par une cruelle incertitude, il résolut d'aller consulter un maître de théologie. Celui-ci commença à lui énumérer les divers moyens que, selon les enseignements de l'Eglise romaine, l'on peut employer pour faire son salut : donations aux églises, pénitences, pèlerinages, entrée dans un ordre monastique, et autres choses encore.

Aucune de ces voies ne satisfaisait sa conscience et ne soulageait son âme, toujours en proie à la terreur du châtiment divin, qui pendait sur lui. Valdo posa alors au théologien cette question directe « De tous les chemins qui vont au ciel, quel est le plus sûr? je veux suivre la voie parfaite. » Le maître lui cita alors les paroles de Jésus au jeune homme riche : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et le donne aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; après cela, viens et me suis. » (Matthieu XIX, 21).

Il aurait pu se dire que le sacrifice d'une partie de ses richesses serait suffisant pour racheter ses fautes et apaiser Dieu. Mais cette parole du Christ avait commencé dans son coeur l'oeuvre de la nouvelle naissance; un nouvel homme avait surgi en lui. Il regarda bien en face sa situation matérielle, ainsi que l'état et les besoins de son âme et, sans doute après une lutte opiniâtre entre l'homme charnel et l'homme spirituel, il décida de suivre à la lettre le précepte divin.

Il dressa un inventaire de tout son avoir et offrit à sa femme de choisir, ou l'argent comptant, ou les biens-fonds. Elle préféra ceux-ci, qui consistaient en maisons, près, vignes, bois, fours et moulins. La voyant si attachée aux biens de ce monde, Valdo se décida d'enlever à son influence ses deux filles, qu'il plaça, à l'insu de leur mère, dans l'abbaye de Fontevrault, en Poitou, renommée alors comme maison d'éducation pieuse. Après avoir réalisé ses marchandises, il rendit d'abord, à ceux à qui il avait fait du tort, tout ce qu'il avait acquis injustement.

Il résolut ensuite de donner aux pauvres ce qui lui restait. La famine sévissait alors et les pauvres affluaient en ville. Cependant Valdo n'agit pas aveuglément à leur égard, mais avec une sagesse bonne à imiter de nos jours encore. Il ne leur distribua pas de l'argent, que plusieurs auraient dépensé au jeu ou à l'auberge, comme ce fut le cas plus tard pour les largesses de François d'Assise.

Mais il organisa, à partir de Pentecôte, une distribution de pain, de viande et d'autres aliments, trois fois par semaine.

Cependant son argent ne fut pas tout dépensé ainsi. Comme c'était dans l'Evangile qu'il avait trouvé la parole qui lui avait donné la paix de l'âme et rendu le contentement de l'esprit, il s'attacha à connaître mieux ce livre, en fréquentant les églises. Mais la Bible y était lue en latin, par un prêtre qui avait surtout hâte d'en finir, sachant que c'était un numéro du programme qu'il fallait suivre, mais que le peuple n'y comprenait rien. Cette lecture, loin de le satisfaire, ne fit qu'attiser toujours plus son ardent désir de comprendre et d'apprendre

« En entendant les Evangiles », écrit Etienne de Bourbon, « il fit un pacte avec deux prêtres, dont l'un traduisait du latin dans la langue vulgaire tandis que l'autre, sous sa dictée, écrivait de sa plus belle écriture. Ces ecclésiastiques s'appelaient Bernard

Ydros et Etienne d'Ane » (1). Ce chroniqueur avait su ces choses par Bernard lui-même et par plusieurs autres témoins oculaires. Il avait aussi vu souvent Etienne, au sujet duquel il raconte que, ayant eu part, comme chanoine, aux bénéfices du chapitre, il voulut se bâtir une maison, mais il mourut d'un accident au cours des travaux de construction.

On voit par tous ces détails qu'il s'agit ici de choses vues et non pas de simples suppositions, fruits de l'imagination des écrivains.

Mais revenons à Valdo.

Etienne d'Anse traduisit d'abord les Evangiles, puis quelques autres livres de la Bible, qu'il accompagna d'un petit recueil de maximes tirées des Pères de l'Eglise.

A mesure que quelques pages étaient prêtes, Valdo les lisait et relisait jusqu'à les savoir par coeur, toujours au dire du chroniqueur.

Mais, comme il partageait avec les pauvres gens ses biens matériels, il voulut en faire autant pour la perle de grand prix qu'il avait trouvée. Son auditoire était formé par la foule toujours plus nombreuse qui affluait à ses distributions. « Il leur enseigna », écrit un Inquisiteur, « le Nouveau Testament en langue vulgaire ».

Chez ces humbles, l'Evangile ne tarda pas à porter ses fruits de componction, de repentance et de salut. « Ils commencèrent peu à peu à déclarer leurs propres péchés et ceux des autres », dit la chronique, c'est-à-dire ceux du clergé peu soucieux de ses devoirs envers Dieu et le prochain. C'est que Valdo disait hautement « qu'il n'y avait plus de vie apostolique sur la terre, » et rappelait que « les apôtres du Christ étaient à la fois pauvres et prédicateurs ».

Enflammés par ces paroles, plusieurs de ses auditeurs se sentirent poussés, à leur tour, à rendre témoignage de leur foi, en la faisant connaître à d'autres. Valdo en réunit un bon nombre, hommes et femmes, pour les instruire de son mieux. Puis il les envoya annoncer l'Evangile sur les places et dans les maisons.

 

Le 15 août eut lieu la dernière distribution de vivres. Désormais Valdo ne possédait plus rien, Les moqueurs eurent beau jeu pour rire de ce fou, qui répétait.: « Nul né peut servir deux maîtres, Dieu et Mammon. »

Valdo alors monta sur un endroit élevé et adressa à la foule, mêlée de pauvres reconnaissants, de curieux et de malveillants, des paroles qui portèrent coup, tellement que la chronique nous en a conservé un écho. « Concitoyens », disait-il, « je ne suis pas hors de sens comme vous le pensez, je me suis seulement vengé d'un tyran qui m'avait rendu plus attaché aux richesses qu'à Dieu et plus obéissant à la créature qu'au Créateur. A l'avenir, appelez-moi insensé quand vous me verrez encore posséder de l'argent. Mais, vous aussi, apprenez à mettre votre confiance en Dieu et non à rechercher la richesse!»

Le lendemain, en revenant de la messe, il demanda à un ami de lui donner 'à manger. Celui-ci mit sa maison à sa disposition aussi longtemps qu'il voudrait en profiter. Mais quand sa femme l'apprit, elle courut en larmes chez l'archevêque se plaindre de ce qu'elle considérait comme un affront. Etait-ce par une affection réelle? Espérait-elle le ramener à la vit en commun? Ou bien voulait-elle faire une oeuvre méritoire en faisant du bien à celui qu'elle ne pouvait qu'admirer sans le comprendre? Le fait est que le prélat ordonna à l'hôte de Valdo de l'amener chez sa femme, qui le saisit aussitôt par l'habit en lui disant: « Si quelqu'un doit racheter son âme en te faisant des aumônes, n'est-ce pas mieux que ce soit moi plutôt qu'un autre? » Et, comme le prélat était aussi le seigneur temporel de Lyon, il lui intima de ne prendre ses repas nulle part ailleurs que chez sa femme, aussi longtemps qu'il serait dans la ville. Ceci se passait en 1173, sous l'archevêque Guichard.

Valdo n'avait fait aucune part de ses biens au clergé ni aux églises, qu'il savait suffisamment riches. Aussi ne rencontra-t-il aucune sympathie de ce côté-là. Au reste, la plupart étaient persuadés qu'il ne serait entouré d'une foule d'auditeurs qu'aussi longtemps qu'il aurait quelque chose à donner. Jésus n'avait-il pas dit, au lendemain de la multiplication des pains: « Vous me cherchez parce que vous avez mangé du pain et que vous avez été rassasiés? »

Cependant un certain nombre de personnes avaient pris la résolution d'imiter Valdo et de le suivre, après s'être défaits de leurs biens. « Et », poursuit la chronique, « comme les apôtres du Christ n'étaient pas seulement des pauvres mais aussi des prédicateurs, ils commencèrent à prêcher, eux aussi, la Parole de Dieu. »

Ceci n'était plus du goût des ecclésiastiques. Faire le voeu de pauvreté était alors une chose assez commune, surtout lorsqu'on était déjà pauvre et qu'on entrait dans un ordre monastique enrichi par les largesses des fidèles.

Mais se mettre à enseigner le peuple sans l'aveu des ministres de la religion !

« Par quelle autorité fais-tu ces choses, et qui t'a donné cette autorité? » objectaient à Jésus les chefs religieux de son temps. Sans s'en douter, ceux du temps de Valdo tinrent, à son égard, le même langage. L'archevêque le cita, ainsi que ses collaborateurs, à comparaître devant lui et leur défendit de se mêler d'expliquer les Ecritures et de prêcher. « Valdo usurpant », dit Etienne de Bourbon, « l'office de Pierre, répondit comme l'apôtre avait répondu aux principaux sacrificateurs: Il faut obéir. à Dieu plutôt qu'aux hommes ».

Ainsi, tandis qu'il se persuadait d'être enfin entré dans la voie étroite tracée par Christ, se trouvait, au contraire, être en contradiction avec le chef de son Eglise. Comme, fort de son, bon droit, il ne voulait pas céder, il fut expulsé, ainsi que ses amis, de Lyon et de tout son diocèse. Cet arrêt, loin de le décourager, le poussa à organiser ses disciples, sous le nom de « Pauvres de l'Esprit » ou « Pauvres de Christ », en leur demandant de professer ouvertement le voeu de pauvreté et de s'adonner à la prédication de l'Evangile. Et comme Jésus envoya ses apôtres et les soixante-dix disciples, de même les « Pauvres de Lyon », ainsi que l'on commençait à les appeler, allaient, deux à deux, dans les bourgs et les campagnes des régions environnantes, annonçant, chacun selon ses capacités, l'Evangile du salut et appelant le peuple à la repentance. C'était en 1176 ou 1177.

1. Anse est une petite ville, située sur la Saône, en amont de Lyon.

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