Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Un ami des pauvres brûlé vif.

1530

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Les édits se succédaient avec rapidité. Celui de 1529 condamnait à la peine capitale quiconque, ayant abjuré à l'hérésie », y retombait: pour les hommes, les bûchers ; pour les femmes, le croiriez-vous? un supplice plus atroce encore: elles devaient être enterrées vivantes ! Est-il possible de pousser plus loin le fanatisme, le mépris de la nature humaine , les droits de Dieu sur la vie ? Quand vous lisez, dans les récits des voyageurs, les affreux festins de cannibales, les scènes horribles de malheureux scalpés, taillés en pièces, vous frémissez et vous vous dites : Ces monstres-là ne sont pas des hommes, mais des bêtes féroces sous une forme humaine. Et que dites-vous de ces raffinements de cruauté chez des peuples qui se disent civilisés, chez des évêques, des prêtres, des papes, commandant de sang-froid de telles barbaries ?

Il n'était pas nécessaire d'être convaincu de luthéranisme pour être frappé par ces édits : un simple soupçon, un mot perfide jeté par un envieux, par un adversaire secret, suffisait pour être mis au ban de la société. Avant le supplice du feu, il y avait l'exclusion des emplois, les confiscations, et les délateurs y trouvaient toujours leur profit. La vie la plus exemplaire, la bienfaisance la plus active ne mettaient pas les suspects à l'abri des coups des inquisiteurs. 

Transportons-nous à Bruxelles vers l'an 1530. Là vivait un honorable artisan, Gilles Tilmann, qui, lui aussi, avait trouvé la vérité dans la Parole de Dieu. Une foi simple et pure lui avait appris la douceur, la bénéficence, la charité. Par son travail, il était parvenu à une grande aisance et répandait d'abondantes aumônes. Il jouissait de l'estime et du respect de tous ses entours. Les prêtres même, quoiqu'ils ne le vissent plus agenouillés au confessionnal, on devant des idoles muettes, les prêtres étaient forcés de rendre justice à la pureté de ses moeurs et à son inépuisable générosité. Tilmann, en donnant le pain pour le corps, donnait aussi le pain pour l'âme et adressait les malheureux à Celui qui seul pardonne. Plus d'une fois, le clergé avait résolu de sévir contre cet hérétique ; mais toujours la crainte qu'inspirait le peuple, qui chérissait son bienfaiteur, avait contenu la rage cléricale. Ainsi se passèrent plusieurs années, durant lesquelles Tilmann grandit dans la communion du Sauveur.

En 1540 survient dans le Brabant la peste, accompagnée de la famine; le fléau multiplie ses victimes. Les villes surtout, avec leurs rues étroites, malpropres, leurs maisons insalubres, leur population entassée, offrent l'aspect le plus déchirant. A Bruxelles, presque chaque famille est frappée ; les pauvres périssent par centaines. Tilmann, au milieu de ces désastres, est une providence infatigable ; le fléau De l'atteint pas, et respecte une vie dont chaque instant est marqué par un bienfait. L'artisan chrétien recueille chez lui les malades indigents et leur prodigue tous ses soins. Plusieurs y trouvent, avec la guérison du corps, celle plus nécessaire encore de l'âme.

La peste avait épargné Tilmann ; les prêtres ne l'épargnèrent pas. Il est dénoncé comme violateur de l'édit et jeté en prison. Parmi les prisonniers sont plusieurs de ses frères en la foi. Le nouveau détenu ne s'émeut pas du traitement qu'il endure ; il ne peut plus soulager la misère au dehors, il va la soulager entre les murs de la prison. Il instruit les uns, console les autres, évangélise les criminels et remplit sous les verrous la même mission que quand il était en liberté.

L'un des détenus, Juste Jusberg, chrétien affermi, allait monter sur le bûcher. Avant l'heure suprême, jetant ses yeux pleins de larmes sur ses compagnons de captivité, il dit: « Plusieurs d'entre vous, mes frères, me suivront de près. » Son regard attendri tombe sur Tilmann, qui aussitôt s'écrie : « Bon Dieu, que tes divins décrets sont admirables ! Mes amis, vous voyez ici maintenant Juste Jusberg, notre bon frère, condamné par le jugement du monde, abandonné et près d'être ôté d'entre les hommes, comme on ôte des ordures et des balayures. Cependant, d'après la sentence et l'arrêt du Père céleste, vous devez l'estimer comme un véritable enfant de Dieu; vous avez tous entendu de sa bouche la confession d'un coeur héroïque et vraiment chrétien. Nous ne nous scandaliserons point à cause des jugements du monde, si nous considérons attentivement la condition du Fils de Dieu, que nous sommes tous appelés à suivre pas à pas. « Il a été battu de Dieu et affligé, navré pour nos forfaits et froissé pour nos iniquités. » « Le disciple n'est pas plus que le maître, » dit notre saint Sauveur : « si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous. » Mes frères, mettons-nous à genoux. - «Dieu vivant et éternel, Père de notre Sauveur Jésus-Christ, nous te prions de fortifier l'âme de ton serviteur Jusberg, ici présent, jusqu'à son dernier soupir; et quand cette dernière heure sera venue où il doit te rendre gloire par le sacrifice de son corps, que tu la reçoives pure et sans tache dans la gloire éternelle. »

La prévision de Jusberg ne tarda pas à s'accomplir. Amené devant le sinistre tribunal, Tilmann était prêt à sceller sa foi par son sang.

- Je te demande ta vie et tes biens, lui dit l'un des juges, car tu as forfait contre l'ordonnance de l'empereur.

- Vous avez ici sur le champ et l'un et l'autre ; il est en votre puissance d'en faire ce qu'il vous semblera bon.

- Tu es hérétique et par conséquent digne de mort.

- A Dieu ne plaise ! Je suis chrétien , et je ne veux professer aucune autre religion que celle de Jésus-Christ.

Il avait déjà fait par écrit une humble et fidèle confession de sa foi. Les juges la lui lisent et le somment de la rétracter.

- Je n'ai rien entendu là que de bonnes et honnêtes sentences ; il ne serait ni juste ni raisonnable de les blâmer et, lors même que je le voudrais, vous ne devriez pas le souffrir. Cependant, s'il y a quelque chose qui ne soit pas selon la vérité, je vous prie de me faire connaître ma faute, selon cette charité dont les chrétiens doivent faire usage les tins envers les autres ; vous me trouverez docile et disposé à recevoir toute bonne doctrine ; car je suis homme, et je puis faillir.

La haute réputation de piété, de bienfaisance, dont jouissait le condamné, faisait craindre une insurrection populaire. Les inquisiteurs voulaient bâter à tout prix son supplice. Mis à la torture pour qu'il déclarât les noms et les demeures des personnes qu'il avait, comme on disait, endoctrinées ou qui partageaient ses vues, il refusa d'être le délateur de ses frères. De crainte de nouvelles infections, on le séquestra dans un cachot, où les moines allèrent le harceler de leurs anathèmes.

Enfin le 25 janvier 1542, le bûcher est dressé. D'ordinaire, les sentences de mort étaient prononcées en public. Ici elle le fut à huis-clos, tant on redoutait le peuple. Au lieu de conduire de jour le prisonnier par la ville, les juges le font mener, de très grand matin, sous bonne escorte, à l'hôtel de ville, situé près du lieu des exécutions. Là était une image de Marie; les gardes commandent à Tilmannn de se mettre à genoux. « J'ai appris dans l'Evangile, dit-il, à n'adorer que Dieu seul, à le servir en esprit et en vérité. Passez donc outre et achevez votre entreprise. » Le procureur général, son plus fougueux adversaire, est en proie à la rage et fait avancer à pas de course le fatal cortège. Voyant sur le bûcher un tas énorme de fagots, le martyr, pensant encore à ses pauvres, s'écrie : « Qu'y a-t-il besoin de tant de bois pour brûler ce pauvre corps? Il en aurait fallu beaucoup moins ; que n'avez-vous pitié des pauvres qui meurent de froid dans cette ville , et ne leur distribuez-vous le surplus de ce bois! » Les bourreaux, plus humains que les prêtres, voulaient l'étrangler pour adoucir l'horreur du supplice: « Je n'ai pas peur du feu, leur dit-il, je J'endurerai pour la gloire de mon Seigneur Jésus-Christ, qui a souffert pour moi de plus grands tourments de corps et d'esprit. Laissez-moi seulement un peu prier. » Il s'agenouille, prie, les yeux levés vers le ciel; puis, s'étant relevé, il ôte ses souliers et recommande qu'on les donne aux pauvres. Les flammes eurent bientôt consumé son corps, et ses cendres furent jetées dans la rivière.


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Un marchand et l'empereur.

1540

 

On avait interdit la lecture de la Bible, les entretiens sur l'Ecriture, les assemblées religieuses . On aurait dû aussi interdire de passer les frontières et d'aller dans les pays infectés d'hérésie. On n'y songea pas ; ç'aurait été commander une impossibilité de plus. Toutes les interdictions étaient impuissantes; celle-ci l'aurait été encore davantage. Quelque ennemie que la papauté soit du christianisme biblique, elle rencontre des barrières trop hautes pour les franchir.

Des marchands, des moines, des prêtres espagnols ou flamands visitaient les contrées réformées sans aucune intention d'y puiser des idées nouvelles. D'ordinaire, des préventions, d'autant plus fortes qu'elles étaient inspirées par des édits impériaux, les accompagnaient dans ces pays-là. Plus ils étaient dévots, pieux à la manière de Rome, plus ils se montraient hostiles à toute innovation. Quelquefois le voile tombait. 

Un négociant de Burgos, en Espagne, François de Saint-Romain, nourri dès son enfance du plus pur lait romain, et fort peu disposé envers ceux qu'il regardait comme perdus, se trouvait, en 1540, à la foire d'Anvers, ville du Brabant. Ses affaires l'appelaient à Brême, il entra dans une église pour y remplir ses devoirs religieux. Qu'entend-il? Un ancien moine d'Anvers prêchant tout autrement et tout autre chose que les prêtres de ]'Espagne. Frappe au coeur par les vérités étranges qu'il a entendues , il court, après le service, chez le prédicateur et s'entretient trois jours durant avec cet homme, de la grande question du salut. Il en sort converti à l'Evangile. Toute son ambition est maintenant d'éclairer ses amis d'Anvers, de Burgos, et de leur faire part du trésor qu'il a découvert. De Brême, il croit qu'il est de son devoir de s'adresser à Charles V et de le supplier de ne plus persécuter ceux de ses sujets qui sont entrés dans la route tracée par la Parole de Dieu. Il lui représente que la charge de monarque vient de Dieu et que, comme souverain, il ne devait pas s'opposer au retour de la vérité dans ses états. Bien plus, il compose quelques traités en espagnol et plaide avec force la cause de la vraie religion.

Mais ses amis d'Anvers, qui ont reçu ses lettres, n'y voient qu'une criminelle hérésie ou le produit d'un cerveau malade. A son arrivée dans cette ville, des moines apostés l'attendent, le questionnent, se jettent sur lui et l'entraînent en prison.

Saint-Romain est encore jeune dans la foi, mais il a toute l'ardeur du premier amour. Il n'est point trop surpris de l'accueil qu'on lui fait; il comprend encore mieux ce à quoi doit s'attendre un disciple de Jésus-Christ. Les moines lui lient les pieds, les bras et visitent ses malles. Oh ! horreur! voilà des livres de Luther, de Mélanchthon, d'Oecolampade, etc.

- Vous êtes hérétique, luthérien?

- Je ne suis point luthérien ; mais je fais profession de la doctrine du Fils de Dieu, dont vous êtes ennemis et persécuteurs. Je n'ai appris que la seule doctrine du Fils de Dieu, Jésus-Christ, qui est mort pour les péchés du monde et ressuscité à cause de la justification de tous ceux qui croiront et recevront par la foi un si grand bienfait. C'est la doctrine dont je fais profession à haute voix. Quant à ce qui est de vos rêveries, de vos illusions et de vos tromperies, ainsi que de votre doctrine dépravée, je les abhorre de tout mon coeur.

- Crois-tu que le pape de Rome est le vicaire de Christ, le chef de l'Eglise sur la terre, qu'il tient dans ses mains tous les trésors de l'Eglise et qu'il a la puissance de lier et de délier selon son bon plaisir, de faire de nouveaux articles de foi et d'abolir ceux qui existent?

- Je ne crois rien de tout cela ; au contraire, je crois que le pape est un anti-christ, que son père est le diable, qu'il est l'ennemi de Jésus-Christ, qu'il veut qu'on lui rende les honneurs qui n'appartiennent qu'à Dieu seul, et que, poussé par l'esprit de Satan, il trouble tout le monde pour soutenir ses erreurs.

- Mais tu mérites la mort et le feu.

- je ne crains pas de mourir pour la cause de mon Seigneur, car il ne m'a pas dédaigné même j'estime qu'il me sera glorieux de pouvoir sceller de mon sang la sainte doctrine de Celui qui a répandu son sang pour moi. Que pourrez-vous faire autre sinon de brûler cette chair malheureuse et pécheresse?

On le crut fou. Au bout de huit mois de détention à Anvers, Saint-Romain recouvra sa liberté et se rendit à Louvain, puis à Ratisbonne, où était l'empereur, et déposa à ses pieds la même requête qu'il lui avait adressée par écrit.

Charles V le reçut avec bonté. Des Espagnols de sa suite allaient jeter le hardi solliciteur dans le Danube, lorsque le monarque commanda qu'on ne fit aucun mal à cet homme, mais qu'on examinât avec soin son procès. Saint-Romain est de nouveau mis au cachot. Pendant ce temps-là, Charles V alla combattre les Turcs en Afrique. A son retour, il trouva le prisonnier encore dans les fers et le fit conduire en Espagne. Rien n'ébranla la foi du captif.

« Voyez ces liens, disait-il en voyage ; je les endure pour la gloire de mon Seigneur Jésus-Christ. Ils m'apporteront en la présence de Dieu plus d'honneur que vous ne vîtes jamais pompe ni magnificence royale à la cour du souverain. Mon innocence et l'espérance de l'éternité me réjouissent d'une joie qui ne pourrait se raconter. »

En Espagne, il devient la proie des inquisiteurs, qui dépassent en cruauté les mauvais traitements des soldats. Ils l'enferment dans le plus sombre cachot, l'exposent de temps en temps en spectacle au peuple et l'accablent d'injures. Selon la coutume, des religieux s'efforcent de lui arracher une rétraction. A chaque assaut de ses aveugles adversaires, il reste vainqueur : « Nous sommes, dit-il, sauvés par l'unique sang de Jésus-Christ. Votre messe est une abomination ; la confession telle que vous l'exigez, l'absolution, le purgatoire, les indulgences, l'invocation des saints sont des blasphèmes contre Dieu et une profanation du sang du Sauveur. »

Le tribunal le condamne à être brûlé vif. On le mène au bûcher, la tête couverte d'un bonnet de papier, sur lequel sont peintes des figures de diable.

En chemin se dresse une grande croix, que les prêtres veulent contraindre le martyr d'adorer : « Les chrétiens n'adorent pas le bois, répond-il avec une fermeté tout apostolique. Allons, passons. » Le peuple s'imagine que c'est la croix qui n'a pas voulu des hommages de cet hérétique obstiné. Elle vient d'opérer un miracle ; elle peut guérir toute sorte de maladies. Les insensés la mettent en pièces et en emportent les débris comme une précieuse relique. Pendant cet exploit, le condamné est placé entre les fagots ; on y met le feu et bientôt le combat se termine par le plus glorieux triomphe. 

Vous le voyez : tout le crime des victimes c'était de suivre la Parole de Dieu plutôt que celle du pape. Transportons-nous de nouveau dans cette ville d'Anvers, où la réforme a pris de profondes racines. Entrons dans un de ces réduits d'où les fidèles attendent d'être menés au supplice. L'un d'eux, Jean Tromken, flamand, est entouré de moines qui l'interrogent :

- Combien y a-t-il de temps que vous avez été confessé ?

- Sept ans.

- Pourquoi ne pas vous être confessé depuis si longtemps?

- Parce que la confession auriculaire n'est qu'une invention des hommes.

- Ne croyez-vous pas que le prêtre peut vous nettoyer de vos péchés par pénitence et absolution ?

- Le sang seul de Jésus-Christ nettoie tous les péchés.

- Combien y a-t-il que vous n'avez communié au sacrement?

- Deux ans.

- Croyez-vous que le pain soit changé au corps de Christ?

- Non; mais je crois qu'en prenant le pain selon l'institution du Seigneur, je participe par la foi à son corps et à son sang et à tous les mérites qu'il m'a acquis par sa mort.

Les moines se retirent irrités d'un tel aveuglement. Peu après, sur l'ordre des magistrats, ils reviennent à la charge.

- Ne croyez-vous pas que le pape est le chef de l'Eglise ?

- Non ; car l'Eglise n'a qu'un chef, Christ.

- Mais ne croyez-vous pas que le pape est aussi chef?

- Non ; car alors l'Eglise aurait deux têtes et serait un monstre.

- Ah ! voilà le langage de tous les hérétiques. St. Pierre n'est-il pas le chef des apôtres ?

- Non ; les apôtres ont eu égale puissance et charge de Jésus-Christ.

Jean Tromken alla rejoindre Saint-Romain et tant d'autres témoins de la vérité. Il fut brûlé vif à Anvers, en octobre 1551.


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L'Evangile à Tournay.

1544

 

La persécution en France jetait une foule de fugitifs dans les contrées limitrophes, où la liberté avait pris racine. l'Alsace, l'Allemagne recevaient un grand nombre de ces nobles proscrits. Strasbourg posséda de bonne heure une église réformée, dont le célèbre Calvin fut le premier pasteur. Parmi les membres de cette congrégation était un homme plein de foi, qui secondait le réformateur dans ses travaux. Il se nommait Pierre Brully. Après le départ de Calvin pour Genève, Brully lui succéda.

En 1544, les réformés de Tournay, dans les Pays-Bas, demandèrent à ceux de Strasbourg un serviteur de Dieu qui, non seulement pût leur prêcher solidement la Parole, mais aussi administrer les sacrements et organiser l'Eglise. Tournay comptait déjà plusieurs martyrs : c'était donc une vocation périlleuse que celle qu'il s'agissait d'aller y remplir. Brully, encouragé par Bucer, l'un des pasteurs de Strasbourg, fut chargé de cette mission.

Il arrive à Tournay dans le mois de septembre, et comble de joie ces frères affamés de la Parole du salut. Au bout de quelques jours, il va visiter de petits groupes de fidèles à Lille, Arras, Douai, Valenciennes, puis il rentre à Tournay. Les assemblées grandissent : la lumière se répand avec une prodigieuse rapidité. Des prêtres déguisés se mêlent, en espions, à la foule des assistants. Un de ces malheureux, apprenant dans l'assemblée même que Brully devait être de retour, accourt en informer les chanoines. Ceux-ci obtiennent des magistrats de faire fermer les portes de la ville pendant trois jours; aucun habitant ne peut en sortir sans avoir été marqué d'une empreinte en cire sur le pouce. On fait partout des recherches dans les maisons pour découvrir le prédicateur de l'Allemagne (c'est ainsi qu'on désignait Brully); on crie dans les rues qu'une prime est assurée à quiconque le livrera mort ou vif. Brully se tient caché dans la demeure d'un de ses frères. Ses amis, imitant l'exemple des chrétiens de Damas, le descendent avec une corde par la muraille de la ville. Déjà il était au bas du mur; il allait s'enfuir, lorsqu'un des fidèles qui Pavaient dévalé, se baisse pour le saluer encore une fois à voix basse, et, sans le vouloir, détache une pierre du rempart; la pierre tombe et casse la cuisse au fugitif. Le malheureux blessé pousse des cris arrachés par la douleur. Les sentinelles l'entendent, accourent et l'emportent dans la prison du château. Brully est pris; grande joie chez les fougueux papistes. 

Peu de jours après, les évêques de, Tournay et de Cambray, accompagnés de plusieurs religieux, vont à la prison, dans l'unique but de se repaître du spectacle d'un hérétique pris dans leurs filets et de s'en divertir.

- Dis-nous, misérable, qui t'a excité à venir de si loin nous tourmenter?

- Si vous faisiez ce que doivent faire des évêques, comme vous en portez le titre, ni moi ni mes semblables n'aurions vraiment que faire de venir de si loin.

- Méchant, on te fera bientôt parler autrement et rendre compte de ton fait.

- Hélas ! vous qui croyez être évêques, vous rendrez, un jour, un triste compte devant le Seigneur que je sers.

A ces mots, l'évêque, furieux, est sur le point de se jeter sur le prisonnier; le gouverneur du château le retient : « Cet homme, dit-il, est entre les mains de la justice. l'empereur est à Bruxelles et il est déjà instruit du fait, »

Durant la détention de Brully, des perquisitions se firent dans les maisons suspectes, et plusieurs chrétiens scellèrent leur foi de leur sang. Le prisonnier, toujours souffrant, écrivit à sa femme, à ses frères, les lettres les plus émouvantes et les plus propres à les affermir dans la vérité. Quand il eut appris qu'il était condamné au supplice du feu, il leur envoya ces lignes, qui rappellent les plus beaux âges de l'Eglise : « Il me semble bon, mes frères, de vous parler de la joie que j'ai eue au sujet des afflictions qui nous sont survenues, afin que vous rendiez grâce à notre Seigneur avec moi, et que vous vous réjouissiez aussi avec moi de nos liens et de nos afflictions. Ce sont là les fruits de la doctrine que nous avons apprise : Qu'aucun de nous ne succombe en perdant courage. Encore un peu de temps, et celui qui doit venir viendra et il ne tardera point Faites donc en sorte de vous montrer de véritables soldats de Jésus-Christ, et ne soyez pas plus lâches que ceux qui combattent sous les ordres d'un prince terrestre, et qui, une fois qu'ils sont enrôlés par serment, se sacrifient pour la gloire de leur chef. Il n'y a ni fossés profonds, ni hautes murailles, ni grosse artillerie, ni bataillons rangés de l'ennemi qu'ils ne méprisent, et cela afin de s'acquitter de ce qu'ils ont promis quand ils se sont enrôlés. Quant à vous, vous avez renoncé au diable et au monde et vous êtes enrôlés au nombre des soldats de Jésus-Christ, c'est-à-dire dans le livre de vie. »

Les magistrats de Strasbourg, les princes d'Allemagne, réunis alors à Worms, supplièrent Charles V en faveur du prisonnier. Tout fat inutile. Après une incarcération de quatre mois, le 19 février 1515, Brully fut brûlé à petit feu sur la place du marché de Tournay.

Les prisons de cette ville regorgeaient de prisonniers. Un infâme ministre de Charles V, le cardinal Granville, était le bras droit des inquisiteurs. Parmi les détenus se trouvait Pierre Mioce, fabricant d'étoffes, converti au Seigneur par le ministère de Brully. Longtemps connu par le dérèglement de ses moeurs, il était devenu un homme nouveau, d'une vie exemplaire, et montrait un grand zèle pour l'avancement de la réforme. Il fût un des premiers qu'on jeta dans les fers, lors de la riche capture de Brully; tortures, menaces., tourments divers, rien ne put l'ébranler. Son procès ne fut pas long. Conduit au supplice et chargé de chaînes, il invitait le peuple à ne plus croire aux superstitions des prêtres, à leurs indulgences, mais à se convertir à l'Evangile du Dieu vivant et vrai. Les prêtres, placés près de lui, l'entendent, se plaignent de ce qu'on laisse parler un si méchant homme. Ne pouvant plus être entendu de la foule, le martyr chante un cantique à haute voix. Peu après, il est lié au poteau, un sachet de poudre suspendu à sa poitrine. On met le feu aux fagots, la poudre éclate, et les prêtres et moines de s'écrier : « Voilà l'âme de ce méchant que les diables emportent. » Le Seigneur la recueillit en paix dans ses demeures éternelles.



Deux artisans.

1550

 

La profession de foi la plus pure, la plus conforme au symbole des apôtres, bien loin d'être un préservatif contre la persécution, était donc ce qui irritait le plus les romanistes. Qu'un homme vînt dire : Je ne crois pas en Jésus-Christ, mais au pape et à ses ordonnances, il était bon catholique; qu'il fût vicieux, immoral, mais dévot, on ne l'inquiétait pas : il avait la religion du pays. Qu'au contraire, un homme ne voulût que Jésus-Christ comme Sauveur et Maître, et que sa vie fût régulière, chrétienne, sans se soumettre au pape et à ses ordonnances, il ne pouvait échapper à la prison ou au bûcher. Christ. et Rome sont deux pôles opposés : être à l'un, c'était être hors de l'autre. Ceux qui voulaient prendre une position intermédiaire, se donner à Christ, tout en restant dans Rome, ne servaient bien ni l'un ni l'autre. Nul ne peut servir deux maîtres.

Les réformés de Tournay, d'Anvers, les avaient, Aussi ce fut là que l'inquisition eut le plus de besogne. Nous avons assisté aux martyres de Brully, de Mioce. Suivons encore quelques autres témoins de la vérité dans les Flandres. 

Un marchand de toile, Godefroy de Hamelle, était fort adonné au monde et avait une conduite déréglée. Aussi longtemps qu'il vécut dans le péché, les prêtres ne s'occupèrent pas de lui. Mais, dès qu'il eut cru à la parole de Dieu et changé de vie, leur colère éclata. Godefroy, dans ses courses pour son négoce, visitait, dans chaque ville ou village, ses nouveaux frères. Ses affaires terminées, il se rendait dans les petites congrégations de fidèles, les encourageait et les exhortait à persévérer dans la foi. Cette modeste et active évangélisation ne pouvait rester inaperçue; sur la dénonciation des prêtres, le coupable fut arrêté et jeté dans les prisons de Tournay. Ecoutons sa défense, qu'il adressa aux juges de cette ville.

« Comme je sais que mes ennemis m'ont livré entre vos mains, non point comme chrétien, mais comme hérétique et schismatique, sachez que je ne me tiens pas pour tel, mais bien pour un pauvre pécheur chrétien, ou luthérien, s'il ne vous plaît pas de m'appeler autrement. Et afin de vous dire la cause pour laquelle je me dis chrétien, et non hérétique ou autrement, je vous prie, au nom du Seigneur, de vouloir bien écouter avec patience ma confession : c'est le symbole et les articles de la foi que je crois et que vous confessez, et que tous les chrétiens doivent savoir et croire. C'est pourquoi je suis bien étonné que ceux qui se sont mis ou ont été inquisiteurs de la foi ne s'enquièrent pas avant tout de la croyance qu'on a de ce symbole, vu que nous l'appelons te credo des, chrétiens. Mais c'est une chose pitoyable qu'on soit ainsi animé de rage; car je sais que ce n'est pas pour ma croyance aux véritables articles de la foi que je serai jugé à mort, mais seulement pour ne pas vouloir croire et adhérer aux commandements des hommes. » Puis il énumère les principaux articles du symbole; il déclare qu'il y croit de tout son coeur. Mais il ne dit mot du pape, ni de l'invocation de Marie, ni des autres croyances romaines. Dans sa candeur, il pense que ce qu'il professe constitue la foi chrétienne et qu'il n'est point schismatique : il a raison selon l'Ecriture et toute la chrétienté évangélique, mais il se condamne aux yeux des agents de Rome. 

Le 23 juillet 1552, on lui annonce sa sentence de mort comme hérétique. « Hélas ! s'écrie-t-il, non pas hérétique, mais inutile serviteur de Dieu. » Se jetant à genoux, il dit : « Seigneur Dieu, tu connais seul la cause pour laquelle je suis condamné. » Sur la place des exécutions, il émeut le peuple par les plus pathétiques paroles et le presse de croire à Jésus-Christ. Bien des larmes coulent, dans cette foule pressée autour du bûcher. « Nous ne savons, disent les moines fanatiques, pourquoi on fait mourir un tel homme, qui parle ainsi de notre Seigneur Jésus-Christ.» Etant monté sur l'échafaud, il récita à haute voix le symbole des apôtres. « Je crois, dit-il en terminant, la sainte Eglise universelle. » Un chanoine lui crie : « Eglise romaine. » Le martyr répond : « Je ne crois que l'Eglise universelle. »

- Recommande-toi donc à la vierge Marie, ajoute le chanoine.

- Mon seul médiateur, mon seul avocat, intercédant pour moi auprès du Père, c'est Jésus-Christ.

Un autre fidèle de Tournay, ouvrier tisseur, nommé Varlut, s'était rendu à Genève, vers 1550, pour y travailler de son état. Elevé par des parents chrétiens, il fut heureux de trouver, dans cette ville du refuge, des frères et une pleine liberté de rendre culte à Dieu. Il y fit de rapides progrès dans la connaissance de la vérité. Quelques années après, il se rend à Orléans. Ses dons pour l'évangélisation sont remarqués, et, quoique illettré, il cède aux instances de l'église, qui l'exhorte à ne pas laisser enfoui le don qu'il a reçu. Depuis le martyre de Hamelle, le troupeau de Tournay s'était accru et avait besoin d'un ouvrier fidèle et actif.

Varlut part donc pour Tournay et se dévoue à l'instruction de la jeunesse. Ses humbles travaux sont bénis. L'inquisition voudrait lui faire subir le même sort qu'à tant d'autres hérétiques, mais elle craint le peuple; tous ces bûchers où ont péri tant d'innocents, toutes ces barbaries ont ouvert les yeux à une foule de personnes; la ville compte un fort parti pour la réforme. On se contente de bannir Varlut des états du roi d'Espagne.

Le proscrit se retire en France. Les chrétiens respiraient un instant. Après avoir passé quelque temps à Orléans, Varlut, tout entier au ministère de la Parole, et malgré le bannissement et la perspective du bûcher, franchit la frontière et arrive à Tournay.

Peu après qu'il y eut repris ses travaux, l'Eglise était réunie dans une forêt peu distante de la ville. Tout à coup, pendant le service, apparaissent des hommes armés lancés par le grand vicaire. La plupart des fidèles peuvent s'enfuir; mais vingt-cinq d'entre eux tombent dans les mains des sbires de l'évêque. Dans ce nombre est le courageux Varlut avec un des plus fervents disciples, Alexandre Dayken.

Dayken, bonnetier de son état, avait séjourné trois ans à Rome et vu de près l'effrayante corruption du clergé. A Rome, il avait appris que l'Evangile était prêché dans les Grisons, à Genève, en Allemagne. Il part pour les Grisons et est gagné à la cause de la vérité. De Coire, il va à Genève, et, là, sa foi en la pure Parole de Dieu s'affermit au point qu'il forme le projet de rentrer dans son pays pour y répandre la bonne semence. Il sait qu'on y brûle les chrétiens; n'importe, il part et arrive à Valenciennes avec une provision de marchandises. Tout en vendant bas et bonnets, il annonce Christ. L'hérétique est bientôt reconnu sous l'habit du marchand, et il est, comme d'autres, banni des états de Charles V, sous peine de mort. Varlut venait d'être proscrit de Tournay, et Dayken n'hésite pas à aller prendre sa place. Après le retour de Varlut, Dayken le secondait dans ses travaux, lorsque l'évêque parvint à mettre la main sur tous les deux.

Les prisonniers demandent qu'on les laisse au moins prier.

- Vous ferez vos prières au château, répondent les soldats. Marchons !

- Nous voyons bien à qui vous ressemblez, leur dit Dayken, puisque vous ne voulez pas entendre parler de Dieu.

La foule était accourue. Dans le trajet de la forêt à la ville, plusieurs des captifs purent s'évader, grâce au concours de quelques amis et à la crainte qu'éprouvaient les agents de l'inquisition d'être mis en pièces par le peuple. Tout à coup une voix se fait entendre pour apaiser cet orage. C'est celle de Varlut, qui ne vent pas qu'on réponde à la force par la force. Il console les autres prisonniers : « Frères et soeurs, soyons fortifiés au Seigneur. Nous ne bataillons pas à l'aventure, déjà la victoire est dans nos mains et nous allons jouir de l'héritage éternel. » La troupe des captifs entonne un cantique, et le chant continuait encore quand ils franchirent la porte de la prison. 

Le bûcher attendait ces deux fidèles témoins de Jésus-Christ. Après maintes comparutions, où ils ne cessèrent de confesser leur Maître, ils entendirent avec le plus grand calme leur sentence de mort.

- Puisque vous allez mourir, leur dit un capitaine de la garde, voulez-vous que je fasse dire pour chacun de vous une messe ?

- Non, répondirent-ils; il nous suffit d'être arrosés du sang de Jésus-Christ auquel nous croyons. Nous le confessons séant à la droite du Père et nous sentons qu'il intercède pour nous.

Ainsi se termina la belle et sainte carrière de ces serviteurs de Dieu. Aux yeux d'un monde aveugle, le papisme romain triomphait; mais, aux yeux du chrétien, la véritable victoire était celle des martyrs.

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