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86. La théologie naturelle.

Le mysticisme n'a pas été la seule réaction contre la scolastique ; une nouvelle théologie, dite naturelle, s'est également mise en opposition avec le système professé dans les écoles, non pour le combattre, mais pour le rendre plus accessible aux laïques ; elle se proposait de concilier l'expérience et la religion. De tout temps les docteurs avaient admis qu'il y a deux sources de la connaissance de Dieu, la création et la Bible ; parfois même ils avaient prétendu que la première était destinée plus spécialement aux laïques, la seconde aux prêtres ; au treizième siècle Berthold de Ratisbonne avait prêché que Dieu a donné aux clercs le livre de l'Écriture sainte et au peuple le livre de la nature ; on devait découvrir en ce dernier non seulement le créateur et ses perfections, mais aussi des analogies ou des symboles des doctrines de l'église; le monde visible devenait une sorte de confirmation allégorique du dogme.

Cette même idée fut développée, sous une forme plus philosophique, parRaymond de Sabonde, originaire de Barcelone; il enseigna la philosophie, la théologie et la médecine dans l'université de Toulouse, et mourut en cette ville vers 1436. Dans son Livre des créatures (36), il veut fournir aux clercs et aux laïques une démonstration du christianisme, débarrassée des formules de l'école et partant de l'étude de la nature. A la théologie des scolastiques il en oppose une autre «qui n'a besoin d'aucun art libéral, qui au lieu de se servir d'arguments obscurs ne tire ses preuves que de choses que chacun connaît par expérience, qui n'allègue aucune autorité, pas même celle de la Bible, parce que son but est de confirmer ce qui est couché aux saintes Écritures, et qui par conséquent peut se comprendre en un mois et sans peine » (37). « Dieu, dit-il dans sa préface, nous a donné deux livres, celui de l'universel ordre des choses ou de la nature, et celui de la Bible. Celui-là fut donné le premier et dès l'origine du monde; chaque créature n'est que comme une lettre tracée par la main de Dieu; de façon que, d'une multitude de créatures, comme d'un grand nombre de lettres, ce livre a été composé l'homme fait partie de ce livre, et il en est la lettre capitale...

Le second livre, celui des saintes Écritures, a été depuis donné à l'homme, et ce au défaut du premier, où l'homme, aveuglé qu'il était, ne voyait rien. Le premier est commun à tout le monde, et non pas le second... En outre, le livre de la nature ne se peut ni effacer, ni falsifier, ni faussement interpréter. » Venant l'un et l'autre de Dieu, les deux livres ne peuvent que s'accorder entre eux sur tous les points. La nature, qui se réfléchit dans l'homme, ne peut être connue que si l'homme se connaît lui-même ; la première chose qu'il doit savoir, c'est qu'il est pécheur et qu'il a besoin de la grâce; il ne lit clairement dans le livre des créatures, que quand il est purifié de la souillure du péché originel ; c'est pourquoi les philosophes païens n'ont jamais pu trouver la vraie sagesse. Quand donc Raymond parle de la raison, il entend la raison éclairée par le christianisme ; l'homme a besoin de la révélation pour comprendre la nature, mais une fois qu'il l'a comprise, elle lui sert à mieux se rendre compte de la vérité chrétienne.

C'était là une manière originale et intéressante de déterminer les rapports de la nature et de la religion; mais les conséquences que Raymond en déduit ne sont que des artifices de dialectique sophistique. Il entreprend d'expliquer l'un après l'autre tous les dogmes de l'église ; cette partie de son oeuvre ne consiste qu'en résumés de ce qu'avaient enseigné les docteurs antérieurs, principalement saint Augustin et Thomas d'Aquin. Ce qui est nouveau chez lui, c'est que le critérium de la vérité des doctrines est leur accord avec les besoins de l'âme : il faut accepter celles qui nous promettent le plus de satisfaction intérieure, lors même qu'elles seraient plus difficiles à prouver que les opinions contraires. Cet argument, appliqué d'une manière plus conséquente, aurait dû amener Raymond a des conclusions fort différentes de celles qu'il propose ; à quel besoin de l'âme et à quel phénomène de la nature peuvent correspondre l'absolutisme des papes et la supériorité du pouvoir pontifical sur le temporel ? Sa démonstration tourne dans un cercle ; les dogmes sont des mystères, l'observation de la nature doit aider à les confirmer, et pourtant on ne saisit le but religieux de la nature que quand on a la foi, et dès qu'on croit, on peut se passer de confirmation. Son livre n'est en somme qu'une apologie du système de l'église ; en Espagne, où les chrétiens étaient journellement en contact avec les Arabes, très versés dans la philosophie, une pareille oeuvre a pu avoir une certaine utilité ailleurs on ne l'a goûtée que médiocrement; le Livre des créatures ne s'est guère répandu avant la fin du quinzième siècle.

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87. Essais d'une théologie plus indépendante.

Dès le milieu du quinzième siècle on voit paraître une tendance à la fois plus libre et plus religieuse que la théologie officielle des écoles. En partie sous l'influence des frères de la vie commune, en partie sous celle de saint Augustin, quelques savants des contrées rhénanes et des Pays-Bas se rapprochèrent du christianisme de la Bible (38).

Le premier d'entre eux est Jean Pupper, de la petite ville de Goch dans le, duché de Clèves; il reçut sa première éducation dans une maison de frères de la vie commune, acheva ses études à Paris, où il prit en aversion la scolastique, fonda en 1451 à Malines un prieuré de chanoinesses régulières et mourut en 1475. Dans ses écrits il ne reconnaît d'autre autorité en matière de dogme et de morale que l'Écriture (39). Quatre erreurs, selon lui, ont dénaturé le christianisme : le trop grand empire laissé à la législation mosaïque, contrairement à l'intention de Jésus, qui n'a donné à ses disciples qu'un petit nombre de préceptes; l'opinion que la foi peut être sans les oeuvres, et celle que les oeuvres procurent un mérite indépendamment de la foi; enfin les voeux monastiques regardés à tort comme une condition de la vie parfaite; le vrai principe chrétien est celui de l'amour, car l'amour, qui ne souffre pas de contrainte, produit librement toutes les vertus.

 

Sauf une attaque passagère de la part d'un dominicain,Jean de Gochne fut pas inquiété. Un de ses contemporains et de ses compatriotes,Jean Ruchrath, de Wesel,également dans le pays de Clèves, eut le malheur de s'attirer une condamnation; après avoir été professeur à Erfurt, il fut successivement prédicateur à Mayence et à Worms. En 1479 il fut cité devant une commission inquisitoriale; embarrassé par des questions insidieuses et par des menaces, il rétracta les erreurs qu'on lui reprochait, on brûla ses livres et on l'enferma lui-même dans un couvent, où il mourut en 1481 (40). Ses «erreurs» étaient que tout ce qui est nécessaire au salut est contenu dans l'Écriture; que celle-ci ne sait rien ni des indulgences ni d'un trésor d'oeuvres surérogatoires, que le pape n'a aucun pouvoir sur les élus qui forment l'église sainte (invisible) et que l'église universelle (visible) peut tomber dans l'erreur.

Le même esprit se remarque chezJean Wessel de Gansfort,qui fut d'abord élève des frères de la vie commune et qui fréquenta ensuite les universités de Cologne et de Paris; il fit un voyage à Rome, enseigna pendant quelque temps la philosophie à Heidelberg, et se retira enfin dans sa patrie, où il mourut en 1489 à Groeningue, sans avoir été ni prêtre ni moine (41). Pour lui le christianisme est la source d'une vie intérieure qui se passe directement entre l'homme et Dieu; la foi seule nous justifie ; supposer qu'on petit être justifié par les oeuvres, c'est ignorer en quoi consiste la justice; uni à Jésus-Christ par la foi, ou participe de sa vie; les croyants forment la communion des saints ; quand les prêtres, les conciles, les papes s'écartent de la vérité, un n'est pas tenu de leur obéir ; l'excommunication prononcée par un homme n'exclut personne du royaume de Dieu, de même que les indulgences n'y font entrer personne; la pénitence est un acte intérieur, le pardon un effet de la grâce divine. Ces principes ont aussi été ceux de Wiclif et de Jean Hus.

Vers la fin du siècle trois théologiens de l'Allemagne du Sud. plus scolastiques que ceux qui viennent d'être nommés et n'allant pas aussi loin, témoignent également de l'esprit nouveau qui commençait à pénétrer dans la science. Sans quitter le terrain de la tradition, ils se sont mis sur celui de la Bible, et de là ils ont reconnu que le système régnant n'était pas à l'abri de la critique. Ce sont trois professeurs de Tubingue,Gabriel Biel, mort en 1495, le dernier nominaliste qui ait écrit sur les Sentences (42),Conrad Summenhart, mort vers 1501 (43), et le franciscain scotistePaul Scriptoris, mort en 1504 (44). Quoique très catholiques et grands admirateurs de la perfection de la vie monacale, ils ont blâmé l'abus qu'on faisait des indulgences et censuré les vices qui régnaient dans les couvents; ils ont cru que Dieu seul peut absoudre les pécheurs, ils ont placé les conciles universels au-dessus des papes et ont demandé qu'on en convoquât un pour réformer l'église, ils ont insisté enfin sur les études bibliques, plus nécessaires aux théologiens que toutes les autres. Summenhart et Scriptoris ont su le grec et même l'hébreu. Ce qui n'est pas moins digne de remarque, c'est que Biel et Summenhart ont abordé aussi les questions d'économie sociale qui commençaient à agiter le monde ; ils ont émis sur les contrats, sur le prêt à intérêts, les redevances, la dîme, des idées nouvelles, mais dont l'examen est en dehors de notre cadre.

Un savant français de cette même époque,Jacques Lefèvre d'Étaples, né vers 1455, revint plus directement encore à la Bible et s'éloigna davantage de la scolastique; Il était philosophe et mathématicien ; en théologie il penchait vers le mysticisme (45). Il publia les oeuvres de Pseudo-Denis (46) et celles de Nicolas de Cuse (47), ainsi qu'une ancienne traduction latine des Noces spirituelles de Ruysbroek (48). Il fit mieux; il donna une édition comparative des différents textes latins du psautier, avec un commentaire où il remplaçait par l'interprétation littérale le sens allégorique, le seul, disait-il, que recherchaient les moines (49). Il publia en outre une traduction latine des épîtres de saint Paul, qui n'est au fond qu'une révision de la Vulgate d'après le grec (50); mais dans les annotations qui l'accompagnent, Lefèvre étudie les pensées de l'apôtre sans égard à la théologie officielle ; fidèle à saint Paul, il rejette le mérite des oeuvres et rapporte tout à la grâce. Il continua ses travaux bibliques après la Réforme.


Table des matières

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36 Écrit d'abord en espagnol, traduit en latin: Theologia naturalis sive liber creaturarum. Deventer 1487, in-f°, et souvent. Traduit en français par Montaigne: La théologie naturelle de Raymond Sebon, livre d'excellente doctrine. Paris 1569 et encore plusieurs fois. - Matzke, Die natürliche Theol. des R. von S. Breslau 1846. - Roth, De Raymundo de Sabundia. Zurich 1846. - Huttler, Die Religionsphilosophie des R. v. S. Augsb. 1851. - Kleiber, De Raymundi de Sab. vita et scriptis. Berlin 1856, in-4°. - Dictionnaire philos., 1re éd., T. 5, p. 365.

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37 Préface, trad. de Montaigne.

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38 Ullmann, Reformatoren vor der Reformation, vornehmlich in Deutschland und den Niederlanden. Hamb. 1841, 2 vol. Ullmann, en forçant le sens du mot réformateur, compte aussi dans le nombre les mystiques.

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39 De libertate christiana, ed. Grapheus. Anvers 1521, in-4°. - Dialogus de quatuor erroribus circa legem, evangelicam exortis et de votis et religionibus facticiis. Epistola apologetica de scholasticorum scriptis et religiosorum votis. Chez Walch, Monimenta medii oevi, Göttingue 1757, vol. 1, fasc. 4, p. 75; vol. 2, fasc. 1, p 1.

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40 Disputatio adversus indulgentias. De auctoritate, officio et potestate pastorum, chez Walch, o. c., vol. 1, fasc. 1, p. 111 ; vol. 2, fasc. 2, p. 117. - Actes du procès, d'Argentré, T. 1, P. 2, p. 291.

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41 Farrago rerum theologicarum, publié d'abord par Luther, 1521, in-4°. - Opera quoe inveniri poterunt omnia, cdd. Pappus et Tratzberg. Gröningue 1614, in-4°. - Muurling, De Wesselii Gansfortii cum vita tum meritis Utrecht 1831, P. 1, unique.

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42 Collectorium ex Occamo in IV libros Sentent. Tubingue 1495, in-f°. On a en outre de G. Biel quelques recueils de sermons et une Expositio canonis missoe, Tub. 1499, in-4°. - Linsenmann, G. Biel und die Anfänge der Universität Tübingen, G. B., der letzte Scholastiker und der Nominalismus. Tübinger theol. Quartalschrift, 1865.

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43 Linsenmann, Konrad Summenhart. Tüb. 1877 , in-4°, où sont indiqués les ouvrages de S., à l'exception de quelques traités adressés à des religieuses et encore inédits.

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44 V. Sur lui Chronikon, des Conr. Pellicanus, herausg. von Riggenbach. Bâle 1877, p. 12 et suiv. - Dans les leçons que Scriptoris fit à Tubingue sur Duns Scot, il émit des doutes sur la transsubstantiation.

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45 Graf, Essai sur la vie et les écrits de Jacques Lefèvre d'Étaples. Strasb. 1842. Du même, un article plus complet dans la Zeitschr. für hist. Theol. 4852, 1re livr.

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46 Paris 1498, 1555, in-f°.

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47 Paris 1514, 3 vol. in-f°.

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48 V. § 74, note 50.

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49 Psalterium quintuplex. 1re éd. Paris 1509, in-f°

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50 Epistoloe divi Pauli cum commentariis. 1re éd. Paris 1513, in-f°.

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