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85. Le mysticisme.

De même que précédemment, la scolastique trouva son correctif dans le mysticisme, qui se présente encore sous diverses formes, selon qu'il est le produit de la réflexion des théologiens ou qu'il est né dans les couvents.

ChezGersonil est, comme jadis chez Hugues et Richard de Saint-Victor, allié a la scolastique. Cet homme éminent, une des plus nobles personnalités du moyen âge, a paru déjà plusieurs fois dans cette histoire. Son vrai nom était Jean Charlier ; celui de Gerson lui vient de son village natal, dans le diocèse de Reims (27). Né en 1363, il fit ses études à Paris, principalement sous Pierre d'Ailly; en 1392 il devint docteur en théologie, en 1395 chancelier de l'université. Un peu plus tard il obtint du duc de Bourgogne Philippe le Hardi, dont il était l'aumônier, le doyenné de Bruges; en 1408 il fut nommé à Paris curé de Saint Jean-en-Grève. Après le concile de Constance il renonça à la vie publique; à cause de l'opposition qu'il avait faite aux principes de Jean Petit sur le meurtre des tyrans, le duc Jean sans Peur l'avait pris en haine; Paris étant livré alors aux Anglais et aux Bourguignons, il se retira en Tyrol, où le duc Albert lui offrit un asile au château de Rattenberg au bord de l'Inn; il écrivit là plusieurs ouvrages, entre autres quatre livres de consolatione theologioe, composés de dialogues en prose et en vers, à l'exemple de la Consolation philosophique de Boëce. Appelé à Vienne par le duc Frédéric d'Autriche qui désirait l'attacher à son université, il séjourna pendant quelque temps dans cette ville. En 1419 il rentra en France pour passer ses dernières années à Lyon, où un de ses frères était prieur du couvent des célestins; les principaux de ses traités mystiques datent de cette époque. Il mourut le 29 juillet 1429; la légende parle de miracles opérés sur sa tombe.

Dégoûté de la scolastique raisonneuse, quoique incapable de s'affranchir de ses procédés, Gerson s'appliqua à rendre à la théologie son but pratique; discamus non tam dîsputare quam vivere, memores finis nostri, ces mots expriment toutes les tendances de sa vie (28). S'il veut faire du mysticisme une science, il songe à une science de l'expérience intérieure, dont la forme doit être la logique et le fond un ensemble de faits psychologiques et religieux. Ses ouvrages offrent un mélange de formules et de classifications empruntées à l'école, et d'observations profondes sur les états de l'âme et sur le bonheur de l'homme qui s'élève à Dieu. La vraie théologie est pour lui la théologie affective, qui enseigne comment la volonté humaine renonce a elle-même pour s'identifier par l'amour avec la volonté divine.

A ce point de vue il combat le panthéisme d'Amaury de Bennes et des frères du libre esprit, et censure même le livre des noces spirituelles de Ruysbroek.

La pratique mystique, ou la méthode qu'il faut suivre pour s'unir avec Dieu, consiste dans l'observation de certains préceptes en partie ascétiques, en partie simplement moraux ; en s'y conformant on s'élève aux hauteurs de la contemplation; mais Gerson est trop sensé pour confondre cette dernière avec les visions et les extases, qui ne sont trop souvent, selon lui, que des illusions (29).

Il n'a pas fait école; en France les temps n'étaient pas propices au calme de la méditation. A la fin du siècle ses doctrines furent popularisées en Allemagne par le prédicateur strasbourgeois Geiler de Kaisersberg, qui fit une édition de ses oeuvres et qui prêcha sur plusieurs de ses traités.

 

Un mysticisme plus monacal est celui deThomas a Kempis, disciple des frères de la vie commune et un des chanoines réguliers de Zwoll, mort en 1471 (30). Dans ses divers écrits se révèle, à côté d'une ardente dévotion à la Vierge, le désir de trouver la paix dans l'union avec Dieu et avec le Christ. Pendant longtemps on lui a aussi attribuél'Imitation de Jésus-Christ, un des livres les plus répandus et les plus discutés. Le titre d'une ancienne version française, l'Internelle consolation (31), en résume le but : consoler les hommes en leur apprenant à imiter le Seigneur par le renoncement à l'amour du moi. Si l'auteur n'est pas Thomas a Kempis, c'est sans aucun doute un membre de la même congrégation .(32).

La spéculation mystique de l'école d'Eckart est reproduite dans un traité, qu'on est convenu d'appeler laThéologie germanique; il date des dernières années du quatorzième siècle ou des premières du quinzième; l'auteur a été prêtre dans la maison (le l'ordre teutonique à Francfort; il a écrit pour « les vrais amis de Dieu » et contre « les faux esprits libres » (33). Il part de l'antithèse de ce qui est parfait et un, et de ce qui est imparfait et divisé ; ce qui est parfait, c'est Dieu dans sa divinité, laquelle devient Dieu en se manifestant comme Père, Fils et Saint-Esprit ; l'homme revient à la conscience de l'unité par le renoncement au monde et au moi ; Adam doit mourir, pont, que Christ puisse naître; quand cette naissance a eu lieu, on est déifié. Le livre contient de ces hyperboles mystiques qu'on pourrait interpréter dans un sens panthéiste; mais il est pénétré d'un sens moral trop sérieux pour justifier cette interprétation; l'auteur, d'ailleurs, proteste contre les erreurs des partisans de la liberté spirituelle absolue, qui identifient l'homme avec Dieu et qui ne se croient plus liés par aucune loi.

C'est aussi en partie à Eckart que se rattacheNicolas de Cuse, né en 1401, fils d'un batelier de Cues sur la Moselle, et mort cardinal en 1464 après une vie très agitée (34). Ses ouvrages traitent des sciences les plus diverses ; il était savant surtout en mathématiques et en astronomie. Comme théologien il a élaboré un système de philosophie religieuse, fondé sur Pseudo-Denis, sur quelques commentaires de Proclus, et sur Eckart qu'il aime à citer parmi ses autorités; mais par l'emploi de la terminologie et des formules mathématiques, cette doctrine est si obscure qu'on a de la peine à s'y reconnaître. Nicolas l'a exposée dans plusieurs traités, dont le plus important est celui de la docte ignorance. Dieu est à la fois le maximum et le minimum, il ne peut être ni plus grand ni plus petit qu'il n'est; le monde est le maximum contracté, dans son essence il n'est pas différent de Dieu; l'universel se retrouve dans le particulier, qui n'est que l'universel particularisé. La vérité absolue sur Dieu et le monde est inaccessible à l'homme; elle est une grandeur infinie et l'homme est une grandeur finie, entre ces deux grandeurs il n'y a pas de commune mesure, le fini ne peut pas comprendre l'infini; l'homme n'a donc qu'à confesser son ignorance, c'est en elle que consiste sa science et sa sagesse, sancta et docta ignorantia. Mais si par sa raison il ne peut former que des conjectures, la connaissance de la vérité, lui devient possible dès que Dieu vient l'illuminer par sa grâce; c'est pourquoi la foi est la condition de la connaissance, elle nous transporte même au delà, en nous ouvrant les horizons de la contemplation immédiate de l'essence divine. Dans ce système la tendance panthéiste, quoique mitigée par le mélange d'éléments chrétiens, est beaucoup plus incontestable que chez Eckart ; mais l'église ne s'en inquiéta point (35).


Table des matières

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27 V. les ouvrages cités au § 66, note 2,2. - Engelhardt, De Gersonio Hundeshagen, -Dic mystische Theologie Erlangen 1822, 2 P. in-4°. - mystische Theologie , Gersons. Leipzig 1834. - Liebner, Gersons Theol. Studien and Kritiken, 1835, 2e livr. - Jourdain, Doctrina J. Gersonii de theologia mystica. Paris 1838.

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28 Les principaux traités mystiques sont: de mystica theologia speculativa, de myst. theol. practica, de monte contemplationis. Opera, T- 3.

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29 De probatione spirituum. De distinctione verarum visionum a falsis. T. 1, p. 37, 43.

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30 Opera, ed. Sommalius. Cologne 1560, in-4° et souvent. - Scholtz, Thomoe a Kempis sententia de re christiana. Groningue 1839. - Bähring, Th. a. K. Berlin 1849. - Kettlewell, Th. a K. and the brothers of common life. Londres 1882, 2 vol.

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31 Le livre de l'internelle consolation, publ. par Moland et d'Héricault. Paris 1856. C'est moins une traduction littérale qu'un remaniement.

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32 Peu de livres ont été imprimés aussi souvent que l'Imitation de Jésus-Christ ; elle fut traduite dans la plupart des langues de l'Europe. On discute sur l'auteur depuis plus de 900 ans. Les uns ont cru que c'était Gerson, mais celui-ci a un autre style et une tournure d'esprit différente. D'autres ont songé à un certain Gersen, abbé des bénédictins de Verceil, dont l'existence est encore à prouver, malgré les travaux de C. de Grégory, Paris 1827 et 1842, et l'ouvrage plus récent de Wolfsgruber, Giovanni Gersen, sein Lebe» und sein Werk de imitat. Christi, Augsbourg 1880. Jusque dans les derniers temps c'est Th. a Kempis qui semblait avoir les meilleurs droits ; ils furent défendus encore par Bähring, Th. von K., Prediger der Nachfolge Christi, Leipzig 1872, et surtout par Hirsche, Prolegomena zu einer Ausgabe der Imit. Chr. , Berlin 1873, et Thomoe Kempensis de imit. Chr. libri Il ex autographo, Berlin 1874. Cet autographe, qui est de 1441, porte à la fin ces mots : finitus et completus per manus fratris Thomoe Kempensis; l'éditeur en conclut que le scribe était aussi l'auteur. Plus tard on découvrit un manuscrit de dix ans plus ancien, avec la souscription : finitus et completus est liber iste per manus fratris Johannis Cornelii. Anzeiger für Kunde der deutschen Vorzeit, 1881, p. 63. Un Jean Cornelii est mentionné comme cbanoine régulier mort en 1472 dans le couvent de Bethléhem près de Louvain. Lui et Th. a Kempis ont copié un traité qui existait du temps de leur jeunesse ; les deux copies ayant été faites par deux Flamands, membres de la même corporation, on peut admettre que le livre lui-même est d'origine flamande et que l'auteur est un des chanoines réguliers de Windesheim. La plupart, d'ailleurs, des manuscrits les plus anciens ont été écrits dans les Pays-Bas. Voir aussi deux articles de M. Arthur Loth dans la Revue des questions historiques., janvier 1874 et octobre 1877.

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33 Ce traité fut publié d'abord par Luther sous ce titre : Theologia teutsch. Wissemb. 1516, 1518, in-4°. Ce titre signifie simplement une théologie en langue allemande. Nouv. éd. par Pfeiffer, Stuttgard 1851 3e éd. 1876. - Theologia germanica, libellus aureus : quomodo sit exuendus velus homo novus, ex germanico translatus, studio Joli. Theophili. Anvers 1558. Munich 1593, avec un titre un peu différent. Le traducteur est Séb. Castalion. - Théologie germanique, livret auquel est traicté comment il faut dépouiller le vieil homme et vestir le nouveau. Anvers 1558. Nouvelle trad. par Poiret : La théologie réelle vulgairement dite la théol. germanique. Amsterd. 1700, in-12°. En anglais, par Miss Winkworth, Londres 1854. - Ullmann , Das reformatorische und speculative in der Denkweise des Verfassers der deutschen Theologie. Theol. Stud. und Krit. 1852, 4e livr. - Reifenrath, Die deutsche Theol. des frankfurter Gottesfreundes. Halle 1863. - Plitt, Die deutsche Theol. Zeitschr. für lutherische Theol. 1865, 1re livr.

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34 La meilleure édition de ses oeuvres est celle de Bâle 1565, 3 vol. in-f°. - Harzheim, Vita Nicolai de Cusa, Trèves 1730. Scharpff, Der Cardinal .Vie. von Cusa. Mayence 1843, T. 1, unique. - Düx, De)- deutsche Cardinal N. von C. und die Kirche seiner Zeit. Ratisb. 1847, 2 vol. - Clemens, Giordano Bruno und Nic. von C. Bonn 1847. - Zimmermann, Der Card. N. v. G. als Vorläufer Leibnitzens. Weimar 1852. - Stumpf, Politische Ideen des N. v. C. Cologne 1865. - Nicolas avait fait des propositions très remarquables sur une réforme de la constitution de l'empire germanique. il est aussi le premier qui ait enseigné, sans qu'on y fît attention, le, mouvement de,la terre autour du soleil et la pluralité des mondes.

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35 Un Italien, Jean Venchi, ayant reproché à Nic. de Cuse d'identifier le créateur et Ies créatures, un de ses disciples publia une Apologia de docta ignorantia. Opera, T. 1 , p. 63. - Giordano Bruno emprunta au divino Cusano la théorie du maximum et du minimum et la développa dans toutes ses conséquences

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