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75. Le mysticisme. Suite. Les amis de Dieu. - Les mystiques laïques.

Dans les misères qui ont accablé l'Allemagne vers le milieu du quatorzième siècle, quand l'interdit frappait les contrées dévouées à Louis de Bavière, et que des épidémies et des tremblements de terre répandaient la terreur dans tout le pays, les mystiques ont exercé par leurs traités et par leurs prédications une action salutaire. Sous leur impulsion il se forma des associations libres d'amis de Dieu, composées de personnes de toutes les classes; il y en eut notamment en Alsace, en Suisse, en Souabe; des amis de Dieu isolés se rencontraient dans les villages, dans les châteaux, dans les couvents. De leur nombre étaient des religieuses telles qu'Adélaïde Langmann , Christine et Marguerite Ebner, dont on a recueilli des visions et des révélations. Tous ces amis de Dieu étaient en relation avec Tauler et Suso; Ruysbroek envoya un jour à ceux d'Alsace son traité des noces spirituelles. Des laïques, appartenant à ces groupes, ont écrit des livres pour ceux qui cherchaient la paix dans la piété mystique.

Rulmann Merswin , riche négociant de Strasbourg, qui a eu Tauler pour confesseur et qui a été un des disciples les plus fidèles du grand ami de Dieu de l'Oberland (52) , a raconté, dans le langage un peu prolixe d'un homme peu lettré, l'histoire « des quatre années de sa vie de commençant », années remplies de luttes et de mortifications, qui amenèrent une soumission absolue à la volonté de Dieu. Il a composé un traité pour exhorter ses contemporains à se ranger sous la bannière de Jésus-Christ, afin de combattre « les esprits libres » qui suivent celle de Lucifer. Un autre, sur les trois degrés de la vie spirituelle, est remarquable à cause d'un entretien fictif entre un prêtre et maître Eckart ; le premier reproche au second de prêcher des choses trop subtiles pour être comprises des fidèles. Dans son livre des neuf rochers qui, à travers beaucoup de longueurs et de répétitions , révèle une certaine fantaisie poétique , Merswin décrit la corruption de tous les états de la société ecclésiastique et laïque, annonce des châtiments célestes, et explique comment les vrais amis de Dieu parviennent seuls à gravir les neuf rochers, du sommet, du plus élevé desquels il leur est donné de jeter un regard dans «l'origine». Sur les conseils du grand ami de Dieu, Merswin fonda à Strasbourg la maison de Saint-Jean, pour servir de retraite à des laïques et à des prêtres ; il passa les dernières années de sa vie près de cet asile, et mourut en 1382.

Le grand ami de Dieu de l'Oberland est un personnage mystérieux, dont le nom, la patrie et la résidence sont encore controversés ; comme il est nommé surtout dans des documents strasbourgeois, et que pour Strasbourg l'Oberland ne peut avoir été que la Haute-Alsace ou plutôt encore la Suisse, c'est là sans doute qu'il faut chercher le lieu de séjour de cet homme énigmatique (53). Mais quel qu'il ait été, il apparaît comme une individualité puissante et originale, remplie d'amour pour les hommes et cherchant à les ramener à Dieu, en leur enseignant le sacrifice de la volonté propre comme seul moyen de se procurer la paix et la liberté. Ne sachant rien de la théologie, mais connaissant l'Écriture, s'étant familiarisé par des voyages en divers pays avec les moeurs et les besoins du monde, jugeant librement les hommes et les choses, mais trop enclin à prendre pour des réalités les produits de son ardente imagination, ce laïque a écrit des traités allemands , qui en partie sont des contes édifiants et qui, malgré les défauts inévitables chez un homme sans culture savante, témoignent d'un réel talent de composition ; l'une ou J'autre de ces fictions romanesques, remplies de prodiges, a peut-être un fond historique qu'on réussira un jour à découvrir.

Dans un livre qu'il envoya à Rulmann Merswin et dont l'autographe existe encore, il fait le récit de sa propre vie mystique et de celle de quatre de ses compagnons. Il habitait avec ceux-ci sur une montagne, d'où il entretenait des relations avec les amis de Dieu des contrées voisines. Leurs croyances étaient celles de l'église ; ils avaient des songes, des extases, des visions, comme les catholiques les plus orthodoxes ; et de même que les mystiques, ils ne cessaient de déclarer qu'ils n'avaient rien de commun avec les frères du libre esprit.. avec lesquels on était toujours disposé à les confondre ; ils ne se réservaient qu'une certaine liberté pour les pratiques ascétiques et pour l'action sur les hommes. Dans les temps troublés où ils vivaient, ils pensaient que quiconque était incertain devait chercher un ami de Dieu, prêtre ou laïque, et se confier à sa direction. Le seul principe étrange qu'ils aient professé, est qu'il faut souffrir les tentations sans les combattre ; elles sont des grâces passives que Dieu envoie à ceux qu'il aime, et qu'il fait alterner avec des joies surnaturelles. Pendant le schisme, après un voyage que le grand ami de Dieu avait fait à Rome auprès de Grégoire XI, lui et douze frères se réunirent dans une forêt pour s'entretenir de l'état du monde et de l'église ; le désordre universel leur parut si effrayant, qu'ils s'attendaient à voir éclater la colère divine ; ils eurent tous ensemble une même vision ; ce fait n'a rien qui doive surprendre; on sait qu'il suffit qu'un homme exalté croie voir ou entendre quelque chose, pour que d'autres, également exaltés, la voient et l'entendent aussi. En 1380 ils tinrent une seconde réunion au même endroit ; depuis ce moment on perd leurs traces. Les traités de l'ami de Dieu de l'Oberland continuèrent de servit, à l'édification ; on les lisait surtout dans les couvents de femmes.


Table des matières

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52 G Schmidt, Rulmann Merswin, Revue d'Alsace 1856. - L'article Merswin par Preger dans la 2e éd. de l'Encycl. de Herzog. - Ouvrages de R. M. : Von den vier Jahren seines anfangenden Lebens, herausg. von C. Schmidt, dans les Beiträge zu den theol. Wissenschaften von Reuss und Cunitz, T. 5, Iéna 1854. Das Buch von den neun Felsen, Leipzig 1859, publié par moi d'après le manuscrit autographe de l'auteur. Das Bannerbüchlein, chez Jundt, Les amis de Dieu, Paris 1879, p. 393. Von den drei Durchbrüchen, chez Jundt, Le panthéisme populaire, p. 215.

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53 Jadis j'ai cru pouvoir identifier l'ami de Dieu avec un Nicolas de Bâle, dont il est parlé, dans quelques documents de la fin du quatorzième et du commencement dit quinzième siècle; c'est une opinion qu'il faut abandonner, et la biographie de l'ami de Dieu, que j'ai mise en tête de mon édition de ses oeuvres, Nicolaus von Basel, Leben und ausgewählte Schriften, Vienne 1866, doit être complètement refaite. Les combinaisons de M. Jundt, dans son livre sur les Amis de Dieu, sont également insoutenables, elles partent de l'erreur que j'avais commise moi-même et qui consiste à attacher aux romans de l'ami de Dieu trop d'importance comme récits historiques. L'hypothèse du P. Denifle n'est qu'un tour de force de critique négative; elle supprime l'ami de Dieu, comme n'ayant été qu'une invention de «l'imposteur» Rulmann Merswin. Die Dichtungen des Gottesfreundes; flic Dichtungen R. Merswins, dans la Zeitschrift für deutsches Alterthum, T. 12 et 13, 1880, 1881. C'est la façon la plus simple de résoudre un problème qui vous gène. On conserve à Strasbourg des autographes de Merswin et de l'ami de Dieu ; ils diffèrent par l'écriture et par le dialecte. Merswin se montre trop naïf dans ses traités personnels, pour qu'on puisse lui prêter la ruse d'avoir inventé un personnage fictif et forgé des lettres que celui-ci lui aurait adressées à lui-même. On ne me fera jamais accroire que l'ami de Dieu et Merswin n'ont pas été deux personnalités distinctes.

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