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 CHAPITRE III

LA THÉOLOGIE

 

72. Troisième période de la théologie scolastique. Suite du § 46.

De même qu'au quatorzième siècle le système hiérarchique est menacé de dissolution, la théologie scolastique, après avoir produit dans la période précédente ses oeuvres les plus remarquables, tombe dans une décadence dont pendant longtemps elle ne se relèvera pas. Au treizième siècle elle s'était servie du réalisme; de la réalité supposée des idées universelles, elle avait conclu à la vérité nécessaire de tout ce qu'on peut déduire logiquement de ces idées. Déjà Duns Scot avait ébranlé ce système; en mettant la liberté absolue de Dieu au-dessus de la raison humaine, il avait préparé la séparation de la religion et de la philosophie. Cette séparation s'acheva par la réapparition dunominalisme. Dès qu'on n'admet pas qu'aux idées universelles correspondent des réalités objectives, on est conduit à soutenir que les connaissances de l'homme sont bornées à celles que lui fournit l'expérience, que par la seule raison il ne peut pas découvrir la vérité transcendante, qu'il faut donc renoncer à vouloir démontrer la rationabilité des dogmes. L'extrême de cette tendance, juste en soi, était le scepticisme, les nouveaux nominalistes n'y échappèrent qu'en se retranchant derrière l'autorité du siège apostolique, seul juge infaillible et régulateur de la foi. Cela n'empêcha pas ces docteurs de raisonner et de subtiliser bien plus encore que leurs prédécesseurs réalistes.

Un des premiers qui entrèrent dans cette voie fut le dominicainDurand, de Saint-Pourçainen Auvergne, depuis 1313 professeur de théologie à Paris, mort évêque de Meaux en 1333 (39). Après avoir été thomiste et réaliste, il finit par pencher du côté du nominalisme ; il n'admet pas le principe de Thomas d'Aquin que les dogmes ne peuvent rien contenir de contraire à la raison et que par conséquent il est possible de les démontrer; il conteste même à la théologie le titre de science, puisqu'il n'y a rien en elle qui soit évident par soi-même, puisqu'elle ne repose pas sur des syllogismes partant d'axiomes incontestables, puisqu'en un mot elle n'a pour objet que des articles de foi qu'il faut accepter comme révélés dans l'Écriture et confirmés par l'église. Malgré cela, Durand s'efforce de résoudre tous les problèmes dont s'occupaient les scolastiques, mais ses solutions se bornent généralement à des renvois à l'autorité.

Le représentant le plus conséquent du nominalisme fut l'AnglaisGuillaume Occam, le défenseur de Louis de Bavière et des franciscains rigoristes. Il avait étudié à Paris sous Duns Scot ; son talent de dialecticien lui fit donner le surnom de doctor invincibilis; sa qualification de venerabilis inceptor le désigne comme restaurateur du nominalisme; comme tel, il mériterait plutôt le titre de destructeur de la scolastique (4O). Les universaux ne sont pour lui que des noms, des abstractions; s'ils ne sont que cela, il ne faut nullement que les choses soient telles que nous les concevons. Occam va si loin dans cette réaction, qu'il aboutirait à l'indifférence, s'il ne recourait pas à l'autorité de ce même siège apostoliq ue qu'il a combattu et qui l'a accusé d'hérésie. Lui aussi ne croit pas que la théologie soit une science, car rien en elle n'est évident, et dès qu'on le veut, on peut contredire toutes ses propositions. Dans son Centilogium, qui est un de ses principaux ouvrages, il examine cent thèses théologiques, a l'effet de montrer que la raison peut arriver à d'autres résultats que ceux qui sont acceptés par l'église; mais il ne le fait que pour réduire la raison à l'absurde et pour lui recommander la soumission. Loin de prouver la rationabilité des dogmes, il démontre plutôt leur irrationabilité. Il n'est plus question d'une union de la foi et de la science; ce qui avait fait l'intérêt de la scolastique antérieure, la fides quoerens intellectum, a désormais disparu.

 

Il y a bien encore des théologiens réalistes, et les propositions paradoxales soutenues par quelques nominalistes sont parfois encore censurées; mais comme parmi les réalistes il n'y a plus de docteurs distingués, et comme le nominalisme, qui n'admet que la réalité des individus, semblait plus approprié à l'esprit d'une époque où le sentiment de l'individualité commençait à se réveiller, il finit par triompher, surtout à l'université de Paris ; là il est professé par l'augustinThomas de Strasbourg, mort en 1357 comme prieur général de son ordre (41), et plus tard par Pierre d'Ailly et par Gerson ; mais il n'aura que peu d'influence sur la théologie de ces derniers, qui sera plus mystique que scolastique. Il est encore combattu à Oxford et à Prague, mais ce qu'il y a de fondé dans sa théorie sur les universaux et dans son retour des abstractions à l'expérience, prévaudra finalement sur les hardiesses de l'école réaliste.

Une preuve du peu d'intérêt qu'au quatorzième siècle on attachait dans les écoles aux questions théologiques d'une portée plus profonde, c'est qu'on ne s'intéressa guère à la tentative d'un savant anglais qui renouvela dans toute sa rigueur le dogme de la prédestination. Il est vrai que dans l'ordre des ermites de Saint Augustin on croyait devoir professer un certain augustinisme, mais celui-ci consistait moins dans la reproduction intégrale de la théologie de l'évêque d'Hippone, que dans quelques emprunts faits à ses opinions philosophiques. Le principal représentant de cette direction était Gilles Colonna ouGilles Romain, Egidius Romanus, professeur de théologie à l'université de Paris, après y avoir été disciple de Thomas d'Aquin, en 1292 élu général des ermites de Saint-Augustin, en 1295 archevêque de Bourges, mort en 1316 à Avignon, auteur de commentaires sur Aristote et, sur les Sentences et de plusieurs autres ouvrages. Déjà en 1287 un chapitre des augustins tenu à Florence avait adopté sa doctrine pour l'enseignement dans les écoles de l'ordre. Au fond elle différait peu de celle de Thomas d'Aquin ; trop scolastique pour se demander s'il pouvait y avoir du pélagianisme dans l'église, Gilles n'a examiné les principes de saint Augustin que dans l'intérêt abstrait de la science (41a). Un autre docteur, étranger à l'ordre des ermites, fut frappé au contraire de l'esprit pélagien de la théologie régnante. Ce futThomas Bradwardina, depuis 1325 professeur à Oxford, nommé en 1348 archevêque de Canterbury et mort l'année suivante; il est l'auteur de trois livres de causa dei adversus Pelagium (42). Il avait remarqué que l'église, tout en ne cessant d'invoquer l'autorité de saint Augustin, était devenue pélagienne; effrayé, disait-il, de voir le libre arbitre en révolte contre la grâce, il voulut défendre la cause de Dieu. Il part, comme Duns Scot, de l'être absolu de Dieu et de son immutabilité, en dérive la nécessité de tout ce qui arrive, et n'admet pas même de différence entre prescience et prédestination. Cette doctrine, exposée au point de vue religieux bien plus qu'à celui de la logique, passa presque inaperçue; on ne la combattit pas, on en désapprouva accidentellement quelques propositions, mais en général on l'ignora ; Wiclif fut presque le seul qui la recueillît. Dans les écoles on était devenu indifférent à ces problèmes; ce qu'on avait de sagacité, on le dépensait en disputes sur des questions oiseuses. On conservait les procédés de la scolastique, les distinctions, les subtilités, les raisonnements par voie de syllogisme; mais ces formes, n'ayant plus aucun rapport avec le fond, devinrent de plus en plus un vain formalisme. On s'amuse à découvrir ce qui est probable selon la raison, pour le démolir aussitôt comme contraire à l'orthodoxie; ce n'était plus là de la théologie. Ce ne sera qu 1 au quinzième siècle, sous l'influence du grand mouvement de réforme qui traverse l'église, que nous retrouverons quelques tentatives d'animer la science ecclésiastique d'un esprit nouveau.

Il faut mentionner encore un système qui a joui dans quelques écoles d'une réputation peu méritée ; c'est celui deRaymond Lulle (43). Cet homme, distingué à bien des égards, naquit à Palma dans l'île de Majorque en 1235 ; jusqu'à l'âge de trente ans il vécut dans les plaisirs du monde ; ramené à des pensées plus sérieuses, il se fit franciscain, avec le dessein de se consacrer à la conversion des mahométans. Dès lors toute son existence ne fut plus qu'une suite de voyages , d'aventures, de travaux souvent héroïques ; il passa plusieurs fois en Afrique pour y prêcher le christianisme, fit de vains efforts pour ranimer le zèle pour les croisades, demanda en 1311 au concile de Vienne la création d'écoles d'arabe pour former des missionnaires ; en 1315, âgé de 80 ans, il fut lapidé par les habitants de Bougie en Algérie.

Parmi ses nombreux écrits, le plus important et le plus étrange est son Ars magna (44), composée en 1276 dans l'espoir de convertir ceux des Arabes qui s'occupaient d'études philosophiques. Ce grand art doit être une préparation au christianisme par la fusion de la philosophie et de la théologie, mais en réalité il n'est qu'une confusion inextricable; il consiste dans la recherche de toutes les formes et de toutes les combinaisons imaginables de la pensée, pour résoudre par un simple mécanisme toutes les questions possibles. Cette méthode, qui enseignait à argumenter à perte de vue sur n'importe quel sujet, vrai ou faux, trouva de nombreux admirateurs. Bien que l'évêque de Paris et plus tard le pape Grégoire XI condamnassent un certain nombre de propositions de Lulle, son art eut pendant deux siècles des collèges à Palma, à Montpellier, à Paris, à Rome; les lullistes formaient un parti comme les albertistes, les thomistes, les scotistes, les occamistes.


Table des matières

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39 Son principal ouvrage théologique est son Opus super sententias P. Lombardi. Paris 1508, Venise 1571, in-f°. - Hauréau, Hist. de la phil. scol., T. 3, p. 347. - Werner, Die nachscotistische Scholaslik. Vienne 1883.

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40 Quoestiones et decisiones super IV libros sententiarum cum Centilogio theologico. Lyon 1495, in-f°. Quodlibeta septem. Paris 1487, Strasb. 1491, in-f°. De sacramento altaris. Strasb. 1491, in-4° ; dans ce traité Occam développe philosophiquement une opinion sur la sainte-cène, qui est très éloignée de l'orthodoxie catholique. Rettberg, Occam und Luther, Vergleich ihrer, Lehre vom Abendmahl. Theol. Studien und Kritiken, 1839, 1re livr.

Sur le nominalisme d'Occam, v. Hauréau, T. 3, p. 356.

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41 Commentarius in, IV libros Sententiarum. Strasb. 1490, 2 vol. in-f°.

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41a Werner, Der Augustinismus des spätern Vienne 1883,

- Sur Gilles Romain, v. Hauréau, T. 3, p. 265,

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42 Ed. Savile. Londres 1618, in-f°. - Lechler, De Thoma Bradwardina. Leipzig 1862, in-4°. - Werner, Der Augustinismus, p. 236.

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43 Delécluse, Raymond Lulle. Revue des deux mondes, novembre 1840. - Helfferich, Raymund Lull und die Anfoenge dei, Katalonischen Litteratur. Berlin 1858. - Hauréau, T. 31, p. 493.

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44 Raymundi Lulli opera quoe ad inventam ab ipso artem universaIem pertinent. Strasb. 1598, et encore plusieurs fois. Le nombre total fie ses traités, sur des matières très diverses, est de 486, l' édition la moins incomplète de ses oeuvres est celle de Mayence, 1721, 10 vol. in-f°.

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