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63. Clément V. - Translation du saint-siège à Avignon(5).

Peu après la mort de son adversaire, Philippe le Bel se fit remettre une « supplication du peuple de France» , demandant que Boniface VIII fût déclaré hérétique pour avoir prétendu être le supérieur temporel du roi. Pour obtenir cette déclaration, Philippe ne cessa de réclamer un concile universel. Le nouveau pape,Benoît XI,évita ce danger en annulant les mesures prises par son prédécesseur contre la France, à l'exception de l'anathème prononcé contre Guillaume de Nogaret.

Benoît mourut le 7 juillet 1304, après huit mois de règne (6). Le trône pontifical resta vacant pendant près d'un an. Une partie des cardinaux était dévouée à la politique de Boniface VIII, une autre était gagnée à la France; Philippe le Bel sut manoeuvrer si bien que, le 5 juin 1305, le conclave élut à l'unanimité l'archevêque de Bordeaux, Bertrand d'Agoust, qui s'appelaClément V. Dès avant son élection il s'était secrètement engagé envers le roi à lui accorder pour cinq ans la dîme de l'église de France, à condamner la mémoire de Boniface VIII et à élever au cardinalat tous les prélats que Philippe lui désignerait. Il ne vint jamais à Rome; couronné à Lyon, il résida d'abord à Bordeaux, puis à Poitiers, et depuis 1309 à Avignon. Pendant près de soixante-dix ans le siège apostolique demeura fixé en cette ville; on a appelé cette période la captivité babylonienne de la papauté.

Clément V commença par révoquer la bulle clericis laïcos, et par déclarer que celle dite unam sanctam ne devait porter aucun préjudice à la France. Il approuva les mesures arbitraires prises par Philippe le Bel contre les templiers ; au concile de Vienne de 1311 il fit même prononcer la suppression de l'ordre, afin que le roi pût s'emparer de ses richesses. Ce qui devait lui coûter le plus, c'était la condamnation de la mémoire de Boniface VIII ; il ouvrit une procédure, qui fut portée jusque devant le concile de Vienne; le roi, satisfait sur ses autres demandes, se contenta qu'on effaçât dans les registres de Boniface ce (lui était offensant pour la France.

Pour se dédommager des humiliations que lui infligeait Philippe le Bel, Clément se montra d'autant plus hautain à l'égard d'autres puissances. Il excommunia la république de Venise avec une violence dont on n'avait pas encore vu d'exemple ; il voulut s'ériger en arbitre entre l'empereur Henri VII et le roi Robert de Naples; Henri étant mort en il publia, le 21 mars 1314, plusieurs bulles, proclamant que l'empereur est vassal du siège de Rome auquel il doit le serment de fidélité, et qu'en cas de vacance de l'empire le pape est le vicaire impérial en Italie. Malgré son abaissement, la papauté ne renonçait à aucune de ses prétentions ; dans une certaine mesure les circonstances ne lui étaient pas défavorables; à Avignon elle était assurée contre les périls qui auraient pu la menacer en Italie, et la rivalité entre la France et l'Allemagne lui procurait en la première un appui contre la seconde; mais le fait même que, pour soutenir son ambition, elle a besoin d'une puissance dont elle dépend , prouve qu'elle n'était plus ce qu'elle avait été jadis où , dans la plénitude de son indépendance, elle avait dicté ses lois.

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64. Jean XXII.

Clément V mourut en 1314 ; ce ne fut qu'en 1316, après un conclave de quarante jours, que fut élu à Lyon son successeur,Jean XXII, cardinal de Porto; il s'appelait Jacques Duez et était fils d'un cordonnier de Cahors (7). Quoique âgé de 72 ans, il était encore d'une activité infatigable et il avait gardé, comme Boniface VIII, toute l'inflexibilité de son caractère.

Une élection double avait partagé l'Allemagne entreLouis de Bavièreet Frédéric d'Autriche. Jean XXII en profita pour mettre en pratique la théorie de la suprématie pontificale (8). Par une bulle de 1317, rappelant les prétentions de Clément V, il fait savoir qu'en cas de vacance de l'empire, l'exercice du pouvoir passe au siège apostolique; il ordonne aux officiers impériaux en Italie de résigner leurs fonctions, et transmet la charge de vicaire à Robert de Naples. Lorsque, en 1322, Louis eut vaincu Frédéric d'Autriche et qu'il eut rétabli les autorités de l'empire en Lombardie, le pape le censura d'avoir osé se gérer en roi avant d'avoir obtenu la confirmation pontificale; une bulle du 8 octobre 1323 posa le principe que c'est an saint-siège que revient l'examen, l'approbation ou le rejet de l'élection et que, jusqu'à ce qu'il ait prononcé, l'élu ne peut pas prendre le titre de roi; Louis devait sous peine d'excommunication s'abstenir du gouvernement, et tous les vassaux et sujets de l'empire étaient sommés de n'obéir qu'au pape et de l'assister. Par un acte public du 8 décembre le roi contesta à Jean XXII le droit de se mêler des élections; il en appela du pape régnant au siège apostolique et demanda la convocation d'un concile universel. Cet acte fut suivi de l'excommunication prononcée contre Louis le 23 mars

La lutte qui s'ouvre alors et qui remplit tout le règne de Jean XXII ainsi que ceux de ses deux premiers successeurs, fut, sous une autre forme, le renouvellement de celle entre Philippe le Bel et Boniface VIII. Le pouvoir spirituel prétend à la souveraineté absolue, le pouvoir temporel affirme ses droits à l'indépendance. La théorie de l'état et de ses rapports avec l'église avait peu occupé les théologiens et les canonistes; ils en avaient parlé incidemment, sans l'approfondir, sans tenir compte de la réalité historique; au treizième siècle Thomas d'Aquin fut le seul qui, en mêlant Aristote et le catholicisme, fit une sorte de système politique subordonnant l'état à l'église, mais sans allusion à des faits de son temps; on est surpris seulement de trouver chez lui quelques idées tout à fait modernes (9). Ce n'est que pendant les démêlés de Philippe le Bel avec Boniface VIII qu'on avait vu paraître des écrits, traitant du pouvoir royal et du pouvoir ecclésiastique au point de vue des circonstances. Le conflit de Louis de Bavière avec les papes produit enfin toute une littérature sur ces questions, très vivement débattues alors (10). Même dans les universités italiennes les juristes se disputaient sur les rapports entre les deux puissances; les uns, comme l'avait fait aussi le Dante dans son traité de monarchia, opposaient la monarchie universelle de l'empereur à celle du pape, d'autres, plus réservés, ne demandaient que la distinction des deux pouvoirs, et soutenaient qu'une fois élu le roi romain peut exercer le gouvernement, sans attendre la confirmation du siège apostolique.

Deux hommes surtout prirent la défense de Louis de Bavière,Marsile de Padoueet son ami et discipleJean de Jandun(11). En 1325 ou 1326 ils quittèrent Paris, où ils avaient enseigné, pour se rendre auprès du roi d'Allemagne; ils lui remirent un ouvrage intitulé Defensor pacis, que Marsile, aidé de Jean de Jandun, avait écrit déjà en 1324 (12). Il y exposait des doctrines radicales allant bien au delà de celles des légistes, qui n'argumentaient que d'après des textes du droit romain : tout pouvoir politique et civil émane du peuple, qui se compose de l'universalité des citoyens et qui est le suprême législateur ; l'universalité ne pouvant pas remplir elle-méme les fonctions législatives, elle les délègue à des hommes qu'elle en juge capables; d'autre part, l'église est formée de l'universalité des chrétiens, tant ecclésiastiques que laïques; elle est le législateur religieux et délègue cette mission au concile général, dont les membres sont élus par tous les fidèles; le concile définit les dogmes et nomme les fonctionnaires de l'église, a commencer par le pape; celui-ci n'est pas le vicaire de Dieu, il n'est que le vicaire du concile, dont il est chargé d'exécuter les résolutions et duquel il est justiciable; tous les prêtres sont égaux, aucun d'eux n'est de droit divin le supérieur des autres ; comme ils peuvent errer et que Dieu seul connait les coeurs, ils n'ont pas le pouvoir d'exclure qui que ce soit du royaume des cieux; les lois enfin sont de deux sortes, les lois religieuses qui concernent la conscience, et les lois civiles qui se rapportent aux faits extérieurs; ces dernières seules sont obligatoires et ont une sanction pénale; le domaine de la conscience est libre, les lois religieuses ne peuvent pas être imposées par la force.

Jamais encore on n'avait appliqué d'une manière aussi complète les principes démocratiques à la constitution de l'état et de l'église; ce qui mérite d'être apprécié davantage, c'est que ce fut pour la première fois qu'on revendiqua la liberté de la conscience religieuse. Louis de Bavière n'était pas assez lettré pour entrevoir la portée de ces doctrines; il n'accueillit Marsile que comme un allié contre le pape. En Allemagne le Defensor pacis fut approuvé par une partie du clergé ailleurs il provoqua de nouvelles apologies de l'absolutisme pontifical. Le moine augustin Augustin Trionfo d'Ancône, et un peu plus tard le franciscain espagnol Alvaro Pelayo émirent sur cette matière les opinions les plus outrées (13).

 

En 1324 Louis de Bavière avait répondu à l'excommunication par un second appel à un concile général; cet appel était en même temps une attaque dirigée contre Jean XXII lui-même; le roi l'accusait d'être un ennemi de la paix et du droit; il allait jusqu'à le traiter d'hérétique , parce qu'il combattait le principe de la pauvreté tel que le professaient les franciscains rigides. Peu après, le 11 juillet, le pape frappa de l'interdit les lieux où résideraient le roi ou ses adhérents. Si l'Allemagne avait été unie comme l'était la France, et si elle avait pu renoncer à l'empire romain, devenu une chimère, pour se contenter d'une royauté nationale, il est à présumer que les procès de Jean XXII auraient été peu efficaces; mais Frédéric d'Autriche avait encore des partisans, et parmi ceux mêmes de Louis de Bavière il y eut des seigneurs et des magistrats qui, troublés par l'interdit, se détachèrent de lui; la plupart toutefois lui restèrent fidèles, eu plusieurs villes ou ne laissa au clergé d'autre alternative que de continuer le culte ou de sortir des murs.

 

Quand Frédéric, réconcilié avec son ancien compétiteur. se fut uni à lui pour la défense de l'empire contre «celui qui se qualifie de pape», Louis résolut d'aller combattre la puissance pontificale en Italie. En vain, le 3 avril 1327, Jean XXII le déclara déchu de la royauté, en lui renvoyant le reproche d'hérésie à cause de la protection qu'il accordait à Marsile de Padoue ; il passa les Alpes, traversa en vainqueur la Lombardie et entra dans Rome. Le 17 janvier 1328 il se fit proclamer empereur par une assemblée populaire réunie au capitole; une nouvelle assemblée décida que le pape devait résider à Rome et ne pas quitter la ville sans la permission du peuple. Jean XXII ordonna, avec peu de succès, de prêcher une croisade contre Louis; celui-ci le déposa comme simoniaque, fauteur de révoltes, précurseur de l'antéchrist; le 12 mai il fit élire par les Romains comme nouveau pape un moine mendiant, le frère mineur Pierre Rainalucci de Corbara, qui prit le nom de Nicolas V; lui et l'empereur se couronnèrent réciproquement. Ces actes si hardis étaient conformes aux principes de Marsile de Padoue, mais contraires à tous les usages du moyen âge.

 

Dans cette même année 1328 le général de l'ordre des franciscains,Michel de Céséna, menacé d'un procès d'hérésie, s'enfuit d'Avignon avec les frèresGuillaume Occamet Bonagratia de Bergame;- ils rejoignirent l'empereur en Italie et augmentèrent le nombre de ses défenseurs littéraires. Louis, mal secondé, dut retourner en Allemagne; son pape, abandonné des Romains eux-mêmes, fut livré à Jean XXII, qui lui arracha une rétractation. Une bulle du 20 avril 1329 fit plus d'impression dans l'empire que les précédentes; on était fatigué de la lutte ; Louis se vit amené à désirer la paix. Plusieurs princes firent des démarches en sa faveur, lui-même envoya des ambassades, mais Jean XXII ne consentit à rien. Désespérant de rétablir l'accord, le prince, esprit de peu de suite, aussi prompt à se laisser entraîner à des actes extrêmes qu'à perdre courage, songea un instant à déposer la couronne. Ce fut à cette époque que Jean XXII, soupçonné d'hérésie pour une opinion théologique blâmée par la Sorbonne, commença à baisser dans l'estime de l'église; au surplus il s'était aliéné les cardinaux italiens en nommant un trop grand nombre de cardinaux français; il en résulta que la demande d'un concile général, incessamment renouvelée par Louis de Bavière, rencontra un accueil de plus en plus empressé mais pendant les négociations entamées à ce sujet, Jean XXII mourut le 14 décembre 1334. Une de ses dernières mesures avait été la publication d'une bulle séparant l'Italie de l'empire d'Allemagne; c'était encore un empiétement sur le domaine politique, mais aussi une preuve que le pape avait compris où était la cause des conflits avec les empereurs. Aucun de ses successeurs ne fit usage de cette bulle.


Table des matières

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5 Vitoe paparum avenionensium, ed. Baluzius. Paris 1693, 2 vol. in-f°. - Abbé André, Histoire politique de la monarchie pontificale au quatorzième siècle, ou la papauté à Avignon. Paris 1845. - Le pape Léon XIII, avec une libéralité qui l'honore, a ordonné la publication des registres des papes d'Avignon, d'après les archives du Vatican. On travaille en ce moment à ceux de Clément V. Les bulles de Jean XXII forment à elles seules 70 volumes manuscrits. Heureux ceux qui sont assez jeunes pour pouvoir profiter des lumières nouvelles que ces documents répandront sur l'histoire du quatorzième siècle.

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6 Le registre de Benoît XI, publié par Grandjean. Paris 1883, 1er fascicule, in-4° l'ouvrage sera complet en un volume.

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7 Bertrandy, Recherches historiques sur l'origine, l'élection et le couronnement du pape Jean XXII. Paris 1854. - Abbé Verlaque, Jean XXII, sa vie et ses oeuvres. Paris 1883.

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8 Müller, Der Kampf Ludwigs des Baiern mit der Curie Tubingue 1879, 2 vol. - Riezler, Geschichte Baierns. Gotha 1880, T. 2. - Preger, Die Anfänge des kirchenpolitischen Kampfes miter Ludwig dem, Baier; Der kirchenpol. Kampf etc. und sein Einfluss auf die öffentliche Meinung in Deutschland, et deux autres mémoires du même dans les Abhandlungen der baierischen Akad. der Wissenschaften, 1877 à 1883.

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9 De regimine principum, livre 1er et 4 chapitres du 2e ; le reste est du dominicain Toloméo de Lucques, disciple de Thomas d'Aquin, mort en 1327.

Thomae opera, éd. de Parme, T. 16, p 225. V. aussi le commentaire de Thomas sur la Politique d'Aristote. La meilleure forme de gouvernement selon lui, serait une sorte de monarchie constitutionnelle avec deux chambres, l'une composée de membres nommés par le roi, l'autre de représentants élus par le peuple; il admet même le droit de s'insurger contre les tyrans. - Baumann, Die Staatslehre des Thomas von Aquino. Leipzig 1873. - Scaduto, Stato e chiesa negli Scritti Politici, dalla fine della lotta per le investiture sine alla morte di Ludovico il bavaro. Florence 1882.

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10 Riezler, Die literarischen Widersacher do, Päpste zur Zeit Ludwigs des Baiers. Leipzig 1874.

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11 Paul Meyer, Etude sur Marsile de Padoue. Strasb. 1870. - Labanca, Marsilio da Padova, riformatore politico e religioso. Padoue 1882.

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12 (Bâle) 1552, in-f°. Chez Goldast, Monarchia, T. 2, p. 154. - Un Tractatus de potestate ecclesiastica attribué à Jean de Jandun n'est pas autre chose que celui de Jean de Paris, V. ci-dessus§ 62, note 4.

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13 Augustinus Triumphus, mort 1328, Summa de potestate ecclesiastica ad Johannem papam XXII. Augsbourg 1473, Rome 1582, in-f°. - Alvarus Pelagius, plus tard évêque de Silva en Portugal, De planctu ecclesioe, écrit en 1330 à Avignon, revu en 1340 à Silva. Ulm 1474, Venise 1560, in-f°.

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