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 TROISIÈME PERIODE

DE BONIFACE VIII AU CONCILE DE PISE

(1294 à 1409)

 

CHAPITRE PREMIER

 

LA PAPAUTÉ(1)

 

62.Boniface VIII.

En 1294Célestin V, un ermite des Abruzzes, fut élevé au siège pontifical. Il était si étranger au monde et si peu capable de gouverner l'église, que peu de mois après son élection il se laissa persuader par le cardinal Benoît Gaëtano de résigner sa dignité. A sa place on élut Benoît lui-même, qui prit le nom de Boniface VIII (2). Très versé dans le droit canonique, qu'il avait étudié à l'université de Paris, employé par plusieurs de ses prédécesseurs à des missions importantes, il était initié à tous les desseins de la politique pontificale. Quoique fort âgé, il nourrissait les projets les plus vastes ; il avait l'esprit de Grégoire VII et d'Innocent III, mais il ne comprenait pas combien les temps étaient changés.

 

Le roi de FrancePhilippe le Belétait brouillé avec Édouard d'Angleterre. Boniface, se fondant sur le principe d'Innocent III que tout conflit suppose un péché, et que par conséquent le jugement en appartient au pouvoir spirituel, envoya aux deux princes des légats pour les inviter à s'en rapporter à la sentence du siège apostolique ; les légats étaient autorisés à rompre tous les serments qui pourraient empêcher ce résultat, et à menacer les opposants des censures ecclésiastiques. Philippe repoussa un arbitrage offert sous de tels auspices. Quand, en vue d'une guerre avec les Anglais, il demanda à son clergé des subsides extraordinaires, l'ordre de Cîteaux les refusa et adressa une protestation au pape. Celui-ci publia, le 24 février 1296 la bulle clericis laicos, excommuniant les princes qui, sans l'aveu du saint-siège, frappent le clergé de tributs, et les clercs qui consentent à les payer. Le roi , pour user de représailles , défendit, sous prétexte de la guerre avec l'Angleterre, d'exporter du royaume de l'argent ou de l'or. Cette mesure, qui ostensiblement n'était prise que dans l'intérêt de la France, avait en réalité pour but de tarir une des sources de revenu du fisc pontifical. Boniface VIII ne s'y trompa point; il écrivit à Philippe, le 21 septembre, une lettre remplie de plaintes amères. On lui répondit par une théorie, nouvelle alors, sur les rapports entre l'église et l'état : l'église ne se compose pas seulement des prêtres, elle comprend aussi les laïques ; Jésus-Christ a procuré aux uns et aux autres une liberté égale; si le clergé jouit de franchises particulières, les papes n'ont pu les lui assurer que du consentement des princes ; laïques et clercs ont les mêmes devoirs envers le souverain temporel; il n'est pas permis au vicaire de celui qui a dit : donnez à César ce qui est à César, de défendre au clergé de payer les tributs.

Le pape voulant imposer aux deux rois, sous peine d'excommunication, une trêve de deux ans, Philippe le Bel protesta, en déclarant que le gouvernement de son pays n'appartenait qu'à lui, que comme prince il ne reconnaissait aucun supérieur en ce monde, mais qu'il était toujours prêt à s'incliner devant le pape en ce qui concerne le spirituel.

Boniface VIII fit quelques concessions ; il ne s'opposa plus à ce que le clergé fît au roi des dons volontaires, pourvu que ce ne fût pas à titre d'exaction obligatoire; il canonisa Louis IX, et promit de s'employer pour faire obtenir à Charles de Valois la couronne impériale. Philippe le Bel et Édouard d'Angleterre lui soumirent alors leur litige, mais non en sa qualité de pape, simplement à titre d'arbitre amical choisi par eux. Il ne rendit en effet sa sentence que sous son nom de Benoît Gaëtano, mais il la publia, le 30 juin 1298, sous forme de bulle, et exigea qu'elle fût acceptée comme émanant du siège apostolique. Ce procédé irrita Philippe; les négociations furent traînées en longueur ; le pape recommença à se plaindre que le roi opprimât l'église, le roi accusa le pape d'infidélité à sa parole.

 

Un prélat français, Bernard de Saisset, que Boniface avait nommé évêque de Pamiers et envoyé comme légat auprès de Philippe, le blessa par ses allures hautaines; il dut quitter la cour; rentré dans son diocèse, il fut arrêté comme traître. Le pape ne se borna pas à réclamer la liberté de son légat; le 5 décembre 1301 il lança contre le roi une série de décrets, dont l'un, la bulle ausculta fili, était une récapitulation de tous les griefs que la cour de Rome croyait avoir contre la France ; à travers de longues explications, souvent peu claires, Boniface affirmait la suprématie du pouvoir spirituel sur le temporel. En même temps il annonça pour le 1er novembre 1302 un concile qui devait prendre des mesures au sujet des torts que Philippe le Bel avait causés à l'église.

Pour prévenir ce concile, le roi réunit à Paris, le 10 avril 1302, à Notre-Dame, les états-généraux ; ce fut pour la première fois qu'on vit les députés du tiers-état siéger à côté de ceux du clergé et de la noblesse; tout despote qu'il fût, Philippe sentait qu'il serait plus fort en engageant toute la nation dans son débat avec le pape. Le chancelier Pierre Flotte ouvrit la session, en communiquant comme texte de la bulle ausculta fili un résumé qui par sa brièveté même la faisait paraître plus offensante encore; il en tira la conclusion que, selon Boniface, la France n'était qu'un fief du siège apostolique ; il demanda si les Français pouvaient sans lâcheté consentir à ce que leur pays, toujours libre et indépendant, fût soumis à la suzeraineté du pontife de Rome ; de qui, dit-il, les prélats et les barons tiennent-ils leurs terres, du pape ou du roi? La réponse fut telle qu'on pouvait la prévoir. La noblesse et les communes adressèrent au collège des cardinaux une lettre pleine de reproches contre la cour de Rome, en déclarant qu'en France on ne reconnaissait d'autre chef temporel que le roi ; une lettre du clergé, à l'adresse du pape lui-même, était plus respectueuse dans la forme, mais réclamait également l'indépendance du prince quant au temporel. Les états renouvelèrent en outre la défense d'exporter de l'argent, et un édit royal défendit aux prélats de se rendre au concile annoncé par le pape. Comme néanmoins plusieurs évêques partirent pour Rome, le roi fit saisir leurs revenus (3).

Le pays tout entier, représenté par ses trois états, ayant pris parti contre le chef de l'église pour le souverain séculier, la situation de Boniface était devenue fort périlleuse ; nais il ne pouvait se retirer de la lutte sans compromettre le prestige du siège apostolique. Loin de reculer, il resta inébranlable dans ses principes. Au lieu d'un concile il ne tint qu'un consistoire ; il y protesta contre l'assertion de Pierre Flotte d'avoir voulu faire de la France un fief de Rome, mais publia, le 18 novembre 1302, la bulle unam sanctam : il n'y a qu'une sainte église catholique et apostolique, avec une seule tete, non avec deux comme un monstre; elle tient les deux glaives, le spirituel et le temporel; le premier elle le manie elle-même, l'autre doit être manié, pour elle et d'après ses ordres ; ce serait du manichéisme, si la puissance séculière était indépendante; il est de nécessité pour le salut que toute créature humaine soit soumise au pontife de Rome.

Cette doctrine était un anachronisme ; elle se heurta contre le sentiment national. Depuis que les papes, après avoir interdit l'enseignement du droit romain à Paris, l'avaient introduit eux-mêmes à l'université de Toulouse, il s'était formé de nombreux juristes laïques, opposés aux canonistes ; ils avaient mis au service du roi leur savoir et leur patriotisme. Le 12 mars 1303 le successeur de Pierre Flotte, le chancelier Guillaume de Nogaret, lut devant une assemblée de la noblesse à Paris un manifeste passionné contre celui qui, quoique malfaisant, maleficus, se faisait appeler Bonifacius; le roi devrait tirer l'épée pour empêcher ce nouveau Balaam de faire tout le mal qu'il méditait.

Cependant Philippe ne décida rien ; le pape lui-même lui offrit sa grâce, mais sous des conditions telles qu'il ne put que les rejeter. Le 13 avril 1303 suivit l'excommunication. Le roi convoqua pour le 13 juin une réunion de notables; le chevalier Guillaume de Plasian y donna lecture d'une longue liste « d'hérésies, de faits énormes et de dogmes pervers » dont le pape, disait-il, s'était rendu coupable. Aucun prélat ne se leva pour réfuter ces accusations plus violentes que justes. Le roi fit lire ensuite un appel à un concile universel et à un pape futur, véritable et légitime. Tous les états et corporations du royaume, les évêques, les universités, les ordres monastiques, à l'exception de celui de Citeaux, adhérèrent à cet appel ; il y eut plus de 700 actes d'adhésion.

Guillaume de Nogaret fut envoyé à Rome pour annoncer ces résolutions. Boniface, retiré dans la ville d'Anagni, son lieu de naissance, mit la France en interdit, priva les universités du droit de conférer des grades et les corps ecclésiastiques de celui de faire des élections, et prépara une bulle de déposition du roi, qui devait paraître le 8 septembre. La veille de ce jour il fut arrêté par Nogaret et par l'ancien cardinal Sciarra Colonna ; celui-ci, qui était son ennemi personnel, s'oublia dans sa haine jusqu'à le frapper. Délivré par les habitants d'Anagni, il mourut peu après, le 11 octobre, âgé de plus de 80 ans.

Son conflit avec la France, qui occupa tout son pontificat, fut d'une nature tout autre que celui de ses prédécesseurs avec les Hohenstaufen; il ne s'agit plus d'une querelle sur les investitures, mais de la lutte d'une royauté nationale, appuyée sur ses états-généraux et conseillée par des légistes laïques, contre une théocratie dont on commençait à suspecter la légitimité. Le mobile de Philippe le Bel n'a pas été la haine de la religion, il a donné au contraire des preuves de piété catholique; mais comme en France l'église était dans des rapports très étroits avec la monarchie, il s'est considéré comme son représentant ; pour lui les droits et les intérêts du clergé national s'étaient confondus avec ceux de la royauté. Ses avocats ne s'étaient pas engagés dans des controverses théologiques avec les canonistes; il leur avait suffi de faire ressortir les conséquences politiques des doctrines pontificales, et d'insister sur la différence entre la situation de la royauté française indépendante, et celle de l'empire dont les chefs avaient encore besoin du couronnement par les papes. C'est dans ce sens que le dominicainJean de Pariset le jurisconsulte laïquePierre Duboisavaient publié des écrits très libres ; Dubois proposait même de déposséder le pape de ses états afin que, débarrassé des soucis terrestres, il pût s'occuper sans trouble du soin des âmes qui lui sont confiées (4).


Table des matières

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Suivant:63. Clément V. Translation du saint-siège à Avignon


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1 Abbé Christophe, Histoire de la papauté pendant le quatorzième siècle. Paris 1852, 3 vol.

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2 Tosti, Storia di Bonifacio VIII e de' suoi tempi. Monte-Cassino 1846, 2 vol. Trad. en français, Paris 1854, 2 vol. - Drumann, Geschichte Bonifaz VIII. Königsberg 1852, 2 vol. - Chantrel, Boniface VIII. Paris 1862. - Dupuy, Histoire du différend entre le pape Boniface et Philippe le Bel. Paris 1699. In-f°. - Boutaric. La France sous Philippe le Bel. Paris 1861. - La Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome annonce en 1884 la publication des Registres de Boniface VIII, par MM. Digard, Faucon et Thomas; l'ouvrage formera 3 vol. in-4°.

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3 Rocquain, Philippe le Bel et la bulle ausculta fili, Biblioth. de l'école des chartes, 1883, livr. 5 et 6, prouve qu'il est peu vraisemblable que la bulle ait été brûlée solennellement par ordre du roi.

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4 Jean de Paris, mort en 1304. de potestate regia et pontificali, chez Goldast, Monarchia sacri romani imperii, Francf. 1614, in-f°, T. 2, p. 108. Hist. litt. de la France, T. 25, p. 244. - Pierre Dubois, de Bosco, avocat royal du bailliage de Coutances, Summaria doctrina felicis expeditionis et abbreviationis guerrarum ac litium regni Francorum, écrit vers 1300, analysé d'après le manuscrit par N. de Wailly dans les Mémoires de l'Acad. des inscript. 1847, T. 17, P. 2, p. 435. D'autres traités du même autour chez Dupuy, Histoire du différend, etc., preuves p. 141 ; Goldast, o. c., T. 1, p. 13. L'écrit antipapal publié par Goldast, T. 2, p. 95, sous le nom de Gilles Romain, Aegidius Romanus, est d'un auteur postérieur ; Gilles a écrit en faveur de Boniface VIII; v. Ch. Jourdain, Un ouvrage inédit de Gilles de Rome, dans le Journal général de l'instruction publique, 1858, p. 122.

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