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 CHAPITRE VI

LE CULTE ET L'INSTRUCTION RELIGIEUSE

 

50. Les sacrements. La messe.

D'après la définition des scolastiques un sacrement est un signe visible qui confère une grâce invisible et qui est une image de cette grâce. Sur le nombre de ces signes les opinions avaient varié, jusqu'à ce que Gratien et Pierre le Lombard l'eussent fixé à sept. Depuis Alexandre de Halès s'introduit aussi la doctrine que les sacrements impriment à l'homme un caractère indélébile. Le prêtre, une fois consacré, est séparé à jamais du monde laïque, il ne peut plus, quelle que soit sa vie privée, perdre la grâce du sacerdoce. De même, le mariage devient indissoluble; l'adultère même ne peut plus justifier le divorce; on n'admet plus que des causes de nullité.

Une conséquence du caractère sacerdotal de celui qui administre les sacrements, est que ceux-ci produisent leur effet par le seul fait qu'ils sont conférés ; Duns Scot est le premier qui formule le principe que le sacrement agit ex virtute operis operati, sans qu'il soit besoin qu'on y apporte «un bon mouvement intérieur» il suffit qu'on n'y fasse pas obstacle.

Le sacrement principal, celui dans lequel Jésus-Christ est présent substantiellement, c'est l'eucharistie. Le dogme de la transsubstantiation et le terme lui-même furent reçus dans la profession de foi du concile du Latran de 1215. On voit aisément l'importance de ce fait, d'un côté pour le culte qui converge de plus en plus autour de la messe, et de l'autre pour les prérogatives du sacerdoce, seul capable de consacrer le pain et le vin. Jusqu'au treizième siècle il y avait eu, au sein même de la théologie orthodoxe, quelques divergences au sujet de l'explication du dogme; celle que proposa Thomas d'Aquin mit fin à toute incertitude. Il démontra la transsubstantiation à peu près comme on l'avait démontrée contre Bérenger, mais il le fit sous une forme qui avait toutes les apparences d'une argumentation rigoureusement scientifique: ce qui doit être présent dans la cène, c'est le corps et le sang de Jésus-Christ ; ils ne le seraient pas si le pain et le vin gardaient leur substance, mais celle-ci ne peut pas être anéantie de manière à perdre ses formes, puisque alors il n'y aurait pas seulement conversion d'une substance en une autre, il y aurait aussi remplacement d'une forme par une autre, on toucherait de la vraie chair et du vrai sang, et pourtant il faut du pain et du vin ; il convient donc de distinguer entre la substance, qui est l'essentiel, et les formes, qui ne sont que des accidents et qui peuvent passer d'une substance à une autre ; c'est en cela que consiste le mystère ; Dieu, par un acte de sa toute-puissance, maintient les accidents du pain et du vin, quand même leur substance est remplacée par celle du corps et du sang.

Cette théorie une fois admise, il ne resta plus aux scolastiques qu'à subtiliser sur la manière dont le Christ entier peut être contenu dans une hostie de dimension si petite, sur le procédé de la conversion des éléments, sur sa durée, sur ce qu'il faut faire quand, par mégarde, on laisse tomber une partie du vin, sur ce qui arrive quand une hostie est brûlée ou détériorée. Ces questions ne sont pas de nature à nous intéresser; ce qui est plus important, c'est de savoir pourquoi on a refusé le calice aux laïques.

D'abord on ne chercha qu'à prévenir les profanations ; on craignait de perdre la moindre goutte du vin consacré, on craignait surtout qu'il n'en restât quelque chose dans la barbe des hommes. Pour éviter cet inconvénient, on se servait de brins de paille ou de tubes, fistuloe, par lesquels les communiants aspiraient le vin ; ou bien on trempait l'hostie dans le calice, pour donner ainsi en une fois les deux espèces. Ce n'étaient là que des précautions ; la doctrine, chez plusieurs des principaux docteurs du douzième siècle, était encore que, même pour les laïques, le sacrement n'est complet que sub specie utraque. On s'habitua toutefois à ne plus donner le vin; quand cette coutume eut prévalu, Thomas d'Aquin et Bonaventure la justifièrent, en essayant de prouver que le Christ entier est présent sous chacune des deux espèces, que la perfection du sacrement ne consiste pas dans l'usage qu'en font les fidèles, mais dans la consécration, que par conséquent il importe peu que les laïques ne le, prennent que sous une forme, pourvu que le prêtre le prenne sous les deux. Ces arguments étaient conformes à l'esprit hiérarchique ; le prêtre, qui consacre les éléments et qui seul communie sous les deux espèces, devient un sacrificateur agissant au nom du peuple et voit son autorité augmentée. Un trait caractéristique des moeurs religieuses de cette époque, c'est que dans des cas d'extrême nécessité on remplaçait le pain par une substance quelconque qui devait le symboliser. Un chroniqueur raconte qu'avant la bataille d'Azincourt les soldats anglais se sont mis à genoux et ont pris chacun un peu de terre en bouche «en mémoire de la sainte communion» (84). Dans des épopées françaises et allemandes il est parlé de chevaliers blessés qui, avant de mourir, se confessaient à un compagnon d'armes et se servaient, en guise d'hostie, d'une pincée de poussière ou de trois brins d'herbe (85). Pour les laïques le pain du sacrement n'était qu'un signe auquel ils attribuaient la vertu magique de l'opus operatum. L'église désapprouvait ces pratiques, sans pouvoir les déraciner.

Pour glorifier le miracle de la transsubtantiation il ne manquait plus qu'une fête. On rencontre celle-ci pour la première fois vers 1250 dans le diocèse de Liège ; la légende en rattache l'origine à une vision qu'eut une religieuse. En 1264 Urbain IV voulut que ce festum corporis Christi fût introduit dans l'église entière; mais ce ne fut qu'une bulle de Clément V, de 1311, qui réussit à le rendre obligatoire. Dès lors cette solennité fut la cérémonie la plus splendide du catholicisme, l'exhibition publique de Dieu fait homme.

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51. Les saints et laVierge.

L'influence de l'imagination réaliste du moyen âge, visible dans la doctrine et dans la fête de la transsubtantiation, se reconnaît aussi dans les autres parties du culte. On veut voir et toucher le surnaturel sous des formes sensibles, on se plaît dans le merveilleux et dans le fantastique. Les croisés rapportent de Constantinople et de la Terre-Sainte de nombreuses reliques, qui augmentent le trésor des objets qu'on croit doués de la vertu d'opérer des miracles. Les saints, auxquels s'ajoutent de nouveaux, venus de l'Orient à l'époque des croisades, restent pour le peuple et le clergé les intermédiaires obligés entre l'homme et Dieu, et parmi eux la place la plus élevée est réservée à la Vierge. La dévotion pour elle prend des formes de plus en plus étranges. Tantôt les poètes représentent ses relations avec Dieu le Père sous les couleurs de l'amour chevaleresque, tantôt ils lui adressent leurs propres hommages dans les mêmes termes dont ils se servent pour faire la cour à leurs dames. La Goldene Schmiede de Conrad de Würzbourg n'est qu'un long panégyrique de la Vierge; le poème encore inédit de sex festivitatibus beatoe virginis du chanoine de Strasbourg, Gottfried de Haguenau, en vers léonins assez barbares, roule sur le même sujet. Les théologiens eux-mêmes parlent de la reine du ciel dans le langage le plus exalté Bonaventure écrivit à sa louange plusieurs traités mystiques; on composa un Psalterium beatoe Marioe virginis, où des passages relatifs à Marie sont intercalés dans les psaumes (86). Au Pater s'ajoute l'Ave comme prière régulière; depuis le treizième siècle on le récite un certain nombre de fois d'après le rosaire, dont la coutume a surtout été propagée par les dominicains. Dans les couvents et dans les maisons laïques on prétendait avoir des apparitions de la Vierge, les unes consolantes, les autres menaçantes.

Les moines ne craignaient pas de parler de l'adoration de la mère du Christ; les docteurs n'allaient pas jusque-là ils distinguaient trois degrés de culte : la doulia que l'on doit aux saints, l'hyperdoulia qui est due à la Vierge, la latria qui ne revient qu'à Dieu et à Jésus-Christ. Mais pour les simples la distinction entre latria et hyperdoulia était trop subtile pour ne pas s'effacer.

Depuis longtemps on était habitué a croire la Vierge impeccable, quoique conçue dans le péché on se servait de la formule, employée d'abord au neuvième siècle par Radbert : elle a été sanctifiée dans le sein de sa mère; mais Anselme de Canterbury disait encore qu'elle était conçue dans l'iniquité et soumise après sa naissance au péché originel. Vers 1140 les chanoines de Lyon trouvèrent que sa conception et sa naissance ont dû être également immaculées; ils instituèrent une fête pour perpétuer la mémoire de cette doctrine. Celle-ci fut encore combattue par saint Bernard, comme n'étant fondée ni dans la nature des choses ni dans la tradition ; mais la fête se propagea, elle répondait au goût du temps, on inventa une légende et on forgea des documents apocryphes pour en rapporter l'origine à l'Angleterre eu à l'époque de Guillaume le Conquérant. Toutefois le dogme del'immaculée conceptionne cessa pas d'avoir des adversaires; plusieurs des principaux d'entre les scolastiques se refusèrent à l'admettre;Thomas d'Aquindémontra que, si la Vierge elle-même n'avait pas eu besoin d'être délivrée du péché originel, Jésus-Christ ne serait pas l'unique sauveur de tous les hommes. Son opinion devint prépondérante chez les dominicains, bien que le plus estimé de leurs docteurs après Thomas, Albert le Grand, se fût prononcé pour l'immaculée conception. Cette question fut plus tard une des plus controversées entre les frères prêcheurs thomistes et les frères mineurs scotistes.

Quelques écrivains recueillirent avec une crédulité naïve les récits de prodiges, dont se nourrissait l'imagination des moines et du peuple et qui sont d'un vif intérêt pour quiconque veut aller au fond de la culture intellectuelle et religieuse du moyen âge. Pierre le Vénérable composa deux livres de miraculis sui temporis (87) ; le cistercienCésaire, du couvent de Heisterbach dans le Siebengebirg, écrivit vers 1227 douze livres de miraculis et visionibus suoe oetatis (88). Un auteur de la seconde moitié du treizième siècle mit en rimes allemandes les vies de Jésus-Christ, de la Vierge, des apôtres et des saints (89).Jacques de Viraggio, de Voragine,dominicain, mort archevêque de Gênes en 1298, disposa, d'après l'ordre du calendrier, les légendes des saints telles qu'elles étaient fixées alors ; ce recueil, connu sous le titre de Légende dorée et plein de fables, acquit une autorité que personne n'osa discuter (90).


Table des matières

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84 Revue d'Édimbourg, janvier 1866, p. 175.

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85 Monin , Dissertation sur le roman de Ronceval. Paris 1832, p. 30. - Li roman di Garin le Loherain, publ. par P. Paris. Paris 1835, T. 2, p. 240. - Wachernagel, dans la Zeitschrift für deutsches Alterthum, 1846, p. 288. - Des chevaliers portaient sur eux du pain bénit pour le prendre, en danger de mort, comme « corps de Dieu ». Fauriel, Histoire de la poésie provençale. Paris 1846, T. 3, p. 75.

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86 Faussement attribué à Bonaventure ; une production du même genre , dite Biblia mariana, est mise à tort sous le nom d'Albert le Grand.

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87 Dans la Bibl. Patrum maxima, T. 22, p. 1087.

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88 Cologne, 1591. Nouv. éd, par Strange, Cologne 1850, 2 vol. - Kaufmann, Gäsarius von Heisterbach. Col. 1850.

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89 Das alte Passionnal, herausgegeben von Hahn. Francf. 1845. Ne contient que les deux premiers livres; le troisième, consacré aux saints, avait existé en manuscrit à la bibl. de Strasbourg.

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90 Legenda sanctorum, Legenda aurea, parfois avec le titre : Historia lombardica, à cause d'un abrégé de l'histoire de la Lombardie, faisant suite à la légende du pape Pélage. Nouv. éd. par Grässe, Dresde 1846.

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