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 CHAPITRE V

LA MORALE ET LA DISCIPLINE

 

48. La morale.

Malgré le respect qu'on professait pour saint Augustin, la morale théologique a eu toujours un certain caractère de pélagianisme. ChezAbélard, indépendant en cela comme en toute chose, elle a ceci de remarquable qu'elle ne se fonde ni sur des textes ni sur une tradition, mais sur la conscience telle que la comprenait ce théologien-philosophe ; son éthique a pour titre Scito te ipsum (78). La moralité, selon lui, ne dépend pas de l'acte extérieur, mais de l'intention, dont Dieu seul est le juge; pour qu'il y ait péché, il faut le consentement de la volonté ; quand celui-ci manque, un acte peut être extérieurement mauvais sans qu'il devienne un péché il en est de même des bonnes oeuvres, elles ne sont bonnes que par l'intention. C'est là, une morale toute subjective, qui aurait besoin d'un critérium pour la compléter; si l'acte extérieur est indifférent, s'il n'est pas permis d'en conclure à un consentement intérieur, d'après quoi jugera-t-on du caractère d'un homme?

 

ChezThomas d'Aquinet chezDuns Scotla morale porte le cachet de leurs idées sur la prédestination. Pour Thomas, qui est plus augustinien, Dieu est le premier moteur de tout, la causalité absolue, d'où suit la dépendance absolue de l'homme. A ce point de vue le mérite des bonnes oeuvres, dans lequel, au fond, se résume la morale catholique, n'a plus de raison d'être ; Thomas le conserve en faisant une distinction : le mérite doit être considéré sous deux rapports ; en prenant les oeuvres en elles-mêmes, elles ne sont pas dignes de récompense, elles ne donnent qu'un meritum ex congruo, puisqu'il semble convenable, congruum, que Dieu ne rejette pas le bien que l'homme fait dans la mesure de ses forces naturelles ; si au contraire l'oeuvre est produite sous l'action de la grâce, elle mérite le salut ex condigno, elle est digne de la récompense. Cette distinction , admise par la plupart des dogmatistes postérieurs, n'est qu'une subtilité pour concilier la pratique de l'église avec saint Augustin. Duns Scot est plus conséquent ; il est presque pélagien ; il fait dériver de la liberté de Dieu celle de l'homme ; Dieu étant libre, nous le sommes de même, seulement nous n'avons plus la liberté dans toute sa plénitude ; le péché originel a causé une lacune, une carentia, un defectus justitioe ; le pouvoir d'être juste subsiste, il n'en manque que l'effet ; pour combler la lacune, il a plu à Dieu de faire intervenir sa grâce, qui est une aide donnée à la liberté c'est ce que Pélage avait dit, en réduisant la grâce au rôle d'auxilium du libre arbitre.

C'est sur ces différences entre Thomas d'Aquin et Duns Scot qu'ont roulé en partie les querelles entre les thomistes et les scotistes.

L'éthique d'Abélard était un phénomène isolé aucun docteur ne traite plus la morale séparément, chacun l'intercale dans le système dogmatique; ceux mêmes qui écrivent des Sommes spéciales sur les vertus et les vices, ne quittent pas le terrain du dogme. Ce terrain serait le vrai, si une bonne partie de la morale des scolastiques n'était pas simplement celle des anciens philosophes ; on l'emprunta au De officiis de Cicéron et à l'éthique d'Aristote; les quatre vertus de la morale antique devinrent les vertus cardinales, produisant la justice civile dont tout homme doit être capable ; on y ajouta comme vertus théologales la foi, l'espérance et la charité, propres aux seuls chrétiens et leur assurant le mérite. A la description de toutes ces vertus on joint celle des péchés, distingués en péchés mortels ou capitaux, pour lesquels il n'y a point de grâce, et en péchés journaliers ou véniels, qui peuvent être pardonnés. La Summa de vitiis et virtutibus du dominicain lyonnaisGuillaume Pérault, mort vers 1250, est l'ouvrage le plus complet sur ces matières (79) ; il devint, avec la partie de la Somme de Thomas d'Aquin qui traite de la morale (80), le guide de l'enseignement pendant tout le moyen âge.

On donna enfin une nouvelle extension au mécanisme de la casuistique, en mettant sous les yeux des confesseurs tous les cas de conscience qu'il était possible d'imaginer. Le premier manuel sur cette partie paraît être la Summa de poenitentia et matrimonio du dominicain Raymond de Pennaforte (81) ; un autre, non moins célèbre, est la Summa de casibus conscientioe du franciscainAstexanus d'Asti, vers 1330 (82). Dans ces livres, comme dans tous les autres du même genre, le droit canonique se combine avec la morale, et pour la distinction des formes et des circonstances des péchés, on emploie la même analyse subtile et minutieuse dont se servaient les dogmatistes.

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49. La discipline.

Le complément pratique de la morale et de la casuistique était la discipline. Dans la seconde moitié du onzième siècle, la confession des péchés secrets faite au prêtre ne passait pas encore pour une condition indispensable du pardon ; il suffisait de se confesser à Dieu, qui seul peut absoudre en réalité. Mais vers la même époque on vit paraître un traité de vera et falsa poenitentia, qu'on attribuait à tort à saint Augustin et dans lequel sont exprimés pour la première fois les principes que le pouvoir d'absoudre est confié au sacerdoce, que Dieu remet les péchés à ceux auxquels ils sont remis par les prêtres, et que la confession peut changer un péché mortel en un simple péché véniel ou pardonnable (83). Ce traité, un des produits de l'esprit qui animait le clergé depuis Grégoire VII, fut inséré presque tout entier dans le Decretum de Gratien et dans les Sentences de Pierre le Lombard. Ce dernier et Hugues de

Saint-Victor tirèrent de la potestas solvendi dont jouit le prêtre la conséquence que la confession suivie de l'absolution est un sacrement.

Le concile du Latran de 1215 décida que tout chrétien, arrivé à l'âge de raison, aurait à se confesser au moins une fois par an au curé de sa paroisse, et que celui-ci garderait le secret sur les péchés qui lui seraient révélés. Depuis lors la confession auriculaire fait partie des pratiques légales de l'église ; les scolastiques en démontrèrent théoriquement la nécessité. les prédicateurs la recommandèrent comme le plus impérieux des devoirs. Le peuple, d'ailleurs, s'y conformait sans peine; on lui assurait le secret, on lui imposait des pénitences moins onéreuses, dont il pouvait toujours se racheter par de l'argent.

Duns Scot veut qu'on ne prescrive aux fidèles que les pénitences qu'ils acceptent le plus volontiers, et dont on peut espérer qu'elles seront accomplies.

On avait, du reste, lesindulgences. Celles pour tous les péchés, les indulgences plénières, étaient accordées par les papes, même dans des intérêts politiques; elles étaient la récompense offerte à ceux qui leur rendaient des services. Urbain Il et ses successeurs les promirent aux croisés. Les gens qui ne voulaient pas partir pour une croisade, mais qui néanmoins tenaient à profiter des indulgences, s'engageaient à prendre la croix, puis résiliaient cet engagement en payant une certaine somme. Ces absolutiones a voto crucis créaient au fisc pontifical un revenu fort abondant. Des indulgences partielles, pour un certain nombre d'années ou de jours, étaient données à ceux qui assistaient à l'inauguration d'une église, qui prenaient part à certaines fêtes, qui faisaient leurs dévotions devant l'autel de quelque saint, ou qui entreprenaient des pèlerinages. Il arriva ainsi que presque chaque église eut des indulgences particulières; les plus célèbres étaient celles de l'église franciscaine de Portiuncula. Ce qu'il y eut de plus grand sous ce rapport, ce fut l'institution d'unjubilé séculaireen 1300 par Boniface VIII, avec promesse d'absolution de tous les péchés pour ceux qui, dans la dernière année de chaque siècle, se rendraient à Rome.

Pour justifier les indulgences, Alexandre de Halès inventa, Albert le Grand développa et Thomas d'Aquin perfectionna la doctrine du trésor des oeuvres surérogatoires des saints les mérites de Jésus-Christ tout d'abord ont été surabondants les saints à leur tour en ont eu plus qu'il ne leur en a fallu pour gagner le ciel ; tous ces mérites superflus accumulés forment un trésor, qui est à la disposition de l'église; le pape, comme vicaire de Dieu, a le pouvoir d'y puiser et de satisfaire ainsi la justice divine pour les péchés de ceux auxquels il accorde des indulgences. On disait, il est vrai, que celles-ci supposent le repentir et la confession, mais la coutume de les vendre pour de l'argent rendait cette supposition illusoire.

Cependant, il y avait toujours des consciences qu'aucun de ces moyens ne pouvait apaiser. Ceux qui prenaient le péché au sérieux croyaient, comme on l'avait déjà fait précédemment, qu'on pouvait l'expier en s'imposant des pénitences volontaires. Au treizième siècle on rencontre même des populations entières se soumettant à la flagellation, dans l'espoir d'obtenir ainsi le pardon de leurs péchés et de ceux du monde. En 1260, pendant que l'Italie était troublée par les guerres civiles, les habitants de Pérouse parcoururent la ville et les campagnes en seflagellantet en chantant des hymnes ; ce spectacle produisit sur les foules un effet moral pareil à celui qu'ont produit quelques moines mendiants prêchant la pénitence. De l'Italie le mouvement se répandit en Allemagne et en Autriche, mais nulle part il ne laissa des traces durables ; ce ne fut qu'une excitation momentanée qui, désapprouvée par les évêques, finit par être interdite par le pape ; et comme après l'extinction du premier enthousiasme les flagellants se livrèrent à des excès de tout genre, les princes et les magistrats prirent contre eux des mesures parfois très rigoureuses. Au siècle suivant le même phénomène se reproduira dans des proportions plus vastes.


Table des matières

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78 Bittcher, Ueber, Abälards Ethica. Naumbourg 1843, in-4°.

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79 Souvent imprimé, en dernier lieu à Paris 1629, in-4°.

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80 Göttig, Das Verhältniss der philosophischen und theologischen Tugenden nach Thomas von Aquivo. Kiel 1840. - Neander, Ueber die Eintheilung der Tugenden bei Th. Aquinas. Berlin 1845, in-4°.

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81 Summa Raymundiana. La plus récente des nombreuses éditions est celle de Rome 1603, in-f°.

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82 Summa astesana, publiée très souvent au quinzième siècle et au commencement du seizième.

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83 Dans l'appendice du T. 6 des oeuvres de saint Augustin, éd. des bénédictins.

 

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(La Bible: 1Thessaloniciens 5:21)

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