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42. Première période de la théologie scolastique. Suite. Pierre Abélard.

Abélardfut animé d'un esprit tout différent (52). Il naquit en 1079 au bourg du Pallet (Loire-Inférieure) et reçut le nom de Pierre; Abélard est un surnom qui ne lui fut donné que plus tard. Vers l'âge de vingt ans il vint à Paris, où il suivit dans l'école épiscopale les leçons de philosophie deGuillaume de Champeaux, qui était un des réalistes les plus décidés. Après avoir étudié la théologie sous Anselme de Laon et avoir disputé avec lui, comme il avait disputé avec Guillaume de Champeaux, il ouvrit à Paris, sur la montagne de Sainte-Geneviève, des cours théologiques qui attirèrent de nombreux auditeurs; on parle de plus de cinq mille élèves, venus de» France, d'Allemagne, d'Angleterre. Il charmait la jeunesse par la force de sa dialectique et par la nouveauté de ses vues; mais son caractère n'était pas à la hauteur de son talent; avide de gloire, plus fougueux que ferme, il mena une existence remplie de tristesses de toute sorte.

Ce fut à l'époque de ses plus grands succès à Paris qu'il apprit à connaître Héloïse, nièce d'un chanoine de Notre-Dame nommé Fulbert; il séduisit la jeune fille, puis l'épousa secrètement; Fulbert se vengea sur lui d'une manière cruelle; Héloïse entra au couvent d'Argenteuil, Abélard lui-même se fit moine dans l'abbaye de Saint-Denis. Il n'y resta pas longtemps ; ne supportant pas le calme de la retraite, il rouvrit une école dans le prieuré de Maisoncelle en Champagne ; à la demande de ses élèves, il rédigea ses leçons sous le titre de Introductio ad theologiam. Il y exposait sur la trinité des idées qui le rendirent suspect d'hérésie; cité en 1121 devant un concile réuni à Soissons, il consentit à jeter lui-même son Introduction au feu et à réciter devant l'assemblée le symbole d'Athanase; après quoi il fut remis au prieur de Saint-Médard près de Soissons. Toutefois le légat, qui avait présidé le concile, lui permit de retourner à Saint-Denis. Là il excita la colère des moines en soutenant que le saint qu'on disait être le fondateur de l'abbaye n'était pas le Denis de l'Aréopage qu'avait converti l'apôtre Paul. Obligé de fuir, il se bâtit non loin de Nogent-sur-Seine une hutte et un petit oratoire, qu'il mit sous l'invocation de la Sainte-Trinité. Quoique cet ermitage fût à trente lieues de Paris, les étudiants y accoururent en foule. Abélard fit construire un couvent, qu'il dédia au Paraclet, à l'esprit consolateur. Menacé de nouveau, il chercha un asile en Bretagne, au couvent de Saint-Gildas, situé au bord de la mer, sur un rocher du Morbihan. Il donna le Paraclet à Héloïse, qui en fit un monastère de femmes dont elle devint l'abbesse; lui-même fut élu abbé de Saint-Gildas. Il voulut réformer ses moines, incultes et indociles, mais lutta vainement contre leur opposition. Chassé par eux, caché quelque part en Bretagne, il écrivit la Historia calamitatum suarum, qui fut l'occasion de sa correspondance avec Héloïse. Vers 1136 il reprit une dernière fois à Paris ses leçons publiques. Le malheur n'avait pas refroidi sa passion de la dispute; il effraya l'église par la hardiesse agressive de son enseignement, et il l'irrita par ses invectives contre les prélats et les moines dont il avait eu à se plaindre, ainsi que par son mépris pour les miracles qu'on attribuait à certains personnages renommés pour leur sainteté. Saint Bernard devint alors son adversaire le plus redoutable. En 1140 il fut cité devant un concile tenu à Sens, en présence du roi Louis VII; il offrit d'abord de se défendre, mais quitta subitement la séance, en disant qu'il ne reconnaissait d'autre juge que le pape. Malgré cet appel au siège apostolique, on condamna plusieurs de ses articles, portant sur les droits de la raison en matière de foi, sur la trinité et sur la rédemption. Innocent Il confirma cette sentence, excommunia Abélard et ordonna de l'enfermer. Mais déjà il avait trouvé un asile à Cluny; l'abbé Pierre le Vénérable, qui l'avait reçu avec respect, obtint pour lui l'absolution et la permission de passer le reste de sa vie dans ce monastère. A cause de sa santé ébranlée, Pierre l'envoya au prieuré de Saint-Marcel, près de Chalon-sur-Saône; c'est là qu'il mourut en avril 1142.

Le caractère de sa théologie se dessine principalement dans son traité Sic et non; c'est un recueil de passages contradictoires des Pères sur 157 questions différentes. L'introduction contient, sur le devoir d'examiner les textes, des principes critiques qui étaient alors d'une témérité singulière : l'église veut qu'on suive les Pères, mais si sur la même doctrine l'un dit oui et l'autre non, pour lequel des deux faut-il se décider? La contradiction fait naître le doute, et celui-ci est « la première clef de la sagesse».

Les théologiens antérieurs avaient passé sur les contradictions ou avaient essayé de les concilier en apparence; en ayant le courage de les signaler, Abélard semblait ébranler l'autorité des Pères et de toute la tradition ; l'église du moyen âge ne pouvait pas lui pardonner cette indépendance, et pourtant sa critique ne portait encore que sur l'authenticité des passages qu'il avait réunis. Dans le Sic et non il ne donne pas la solution des doutes; elle se rencontre dans ses autres ouvrages théologiques. Au principe d'Anselme qu'il faut croire avant de comprendre, il oppose celui qu'on ne peut pas croire ce qu'on ne comprend pas; dans tout ce qui est du domaine de la raison, celle-ci est seule maîtresse et n'a pas besoin de recourir à l'autorité., Il met les philosophes de l'antiquité presque au même niveau que les Pères; la raison leur a fait entrevoir la vérité sur Dieu et même sur la trinité, il ne faut donc pas désespérer de leur salut.

Les dogmes dont il s'est le plus occupé sont la trinité et la rédemption. Quant à la première, il se borne à démontrer qu'elle est possible, qu'elle n'a rien qui répugne à la raison ; il distingue en Dieu la puissance, la sagesse et la bonté la première engendre la seconde, et des deux ensemble procède la troisième; ces attributs distinctifs se personnifient dans les trois personnes, qui ne forment qu'une essence, puisqu'il n'y a qu'un Dieu indivisible. Les analogies dont Abélard se sert pour mieux expliquer sa pensée, font croire qu'il substituait à des existences réelles des distinctions purement logiques.

La doctrine de la rédemption, qu'il a traitée surtout dans son commentaire sur l'épître aux Romains, se réduit chez lui à ce qu'elle est chez beaucoup de rationalistes modernes. Il demande : la miséricorde divine ne peut-elle pas pardonner sans intermédiaire, et si elle le peut, pourquoi a-t-il fallu l'incarnation du Fils? Il trouve la réponse à cette question « qui n'est pas médiocre », non dans l'idée d'une satisfaction due à l'honneur de Dieu, mais dans celle de l'amour. En devenant homme. Dieu nous a prouvé qu'il nous aime, afin de nous exciter à l'aimer à notre tour; par ses discours, comme par sa vie et sa mort, Jésus-Christ nous a témoigné son amour, et à cet amour doit s'allumer le nôtre; il n'a donc pas eu d'autre mission que celle de nous instruire. La rédemption consiste dans l'acceptation de son enseignement et dans l'imitation de son exemple; nous nous réconcilions avec Dieu en l'aimant et en pratiquant la charité.

Comme théologien Abélard n'a pas fait école. Sa condamnation obligea ses disciples à être circonspects; on n'en connaît que deux qui aient tiré de ses principes des conséquences par lesquelles ils se sont mis en opposition avec l'église, Pierre de Bruis et Arnauld de Brescia. Il n'a exercé de l'influence que par sa méthode, qui devint définitivement celle de la théologie scolastique; la forme de son argumentation, procédant par Sic et non et résolvant les questions par la dialectique, fut généralement adoptée dans les écoles, où loin de la suivre dans sa tendance plus libre, on la mit au service de la tradition.

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43. Première période de la théologie scolastique, suite.Gilbert de la Porrée. Pierre le Lombard.

On a vu par l'exemple de Roscelin que le nominalisme pouvait conduire à des opinions hétérodoxes; le réalisme produisit le même effet chez un contemporain d'Abélard, Gilbert de la Porrée, qui, après avoir enseigné à Paris la dialectique et la théologie, devint en 1142 évêque de Poitiers, sa ville natale (53). Dans un commentaire sur les livres de la trinité attribués à Boëce, il avait exposé des doctrines pour lesquelles il fut mandé en 1147 devant un concile tenu à Paris, et l'année suivante devant un autre, assemblé à Reims en présence d'Eugène III et de ses cardinaux. Malgré les efforts de saint Bernard, le pape ne rejeta qu'un seul des articles incriminés; Gilbert put retourner dans son diocèse. Les erreurs qu'on lui reprochait se rapportaient à la trinité conformément à son réalisme, il pensait que la notion générale de la divinité est une essence réelle, que celle-ci n'est pas Dieu, mais ce par quoi Dieu est ce qu'il est, que Dieu est la forme de la divinité, ce qui veut dire que l'essence divine s'individualise en Dieu; les trois personnes ne sont une que par la divinité qui leur est commune, de même que les hommes sont un par l'humanité en elles-mêmes elles sont distinctes de la divinité, et chacune n'est ce qu'elle est que parce qu'il existe trois propriétés générales, dont elles sont les formes individuelles.

 

Pour préserver l'enseignement théologique de pareilles subtilités, ainsi que de hardiesses comme celles d'Abélard, plusieurs docteurs prirent l'habitude d'appuyer leurs leçons sur des passages ou sentences des Pères, tout en se servant des procédés dialectiques pour l'explication et la démonstration. Le premier connu de ces sententiaires est l'AnglaisRobert Pulleyn, successivement professeur à Paris et à Oxford, cardinal depuis 1144 et mort vers 1150. On a de lui huit livres de sententioe (54), (lui furent bientôt éclipsés par les quatre livres dePierre le Lombard(55). Pierre, qui était né dans un village de la Lombardie, devint professeur à Paris et en 1159 évêque de cette ville ; il mourut en 1164. Son dessein fut de concilier la méthode dialectique avec celle des théologiens positifs, par laquelle il espérait empêcher les écarts de la première. Il réduit les thèses dogmatiques à de simples propositions tirées des Pères ; en recueillant «la doctrine des ancêtres », il veut fixer ce qu'il faut croire et enseigner, en opposition «aux doctrines nouvelles des philosophes». A cet égard, son ouvrage n'est qu'une compilation; ce qui est nouveau, c'est l'emploi de la dialectique pour résoudre les contradictions. Le mérite de Pierre le Lombard est d'avoir tenté de réunir en un ensemble les diverses parties du savoir qu'on réclamait d'un théologien ; outre le dogme, il traite de l'anthropologie, de la psychologie, de la morale.

Dans toutes ces parties la raison ne joue pas un moindre rôle que l'autorité Pierre est inépuisable en distinctions; il dissèque les notions à l'infini. Malgré son désir d'écarter tout élément contraire à la tradition, son ardeur à soulever toutes les questions possibles et à en trouver toutes les solutions possibles, lui a fait émettre quelques assertions qui, après sa mort, furent critiquées comme hérétiques. Cependant l'autorité du maître des sentences, comme on s'habitua à le qualifier, ne mai fut pas ébranlée par ces attaques; son ouvrage était trop commode pour qu'on pût s'en passer dans les écoles; il devint le manuel de l'enseignement dans toutes les universités (56). Mais au lieu de fermer les portes à l'esprit raisonneur, il les lui ouvrit toutes grandes; on imagina des distinctions nouvelles et des problèmes nouveaux, et on arriva ainsi à se disputer sur des questions de moins en moins dignes d'une attention sérieuse.


Table des matières

Précédent:41. Première période. Anselme de Canterbury

Suivant:44. Id. Suite. Le mysticisme de l'école de Saint-Victor


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52 Opera, ed. A. Duchesne. Paris 1616, in-4° ; edd. Cousin Jourdain et Despois. Paris 1836, 2 vol. - Patrologie de Migne, T. 178. - Ch. de Rémusat, Abélard. Paris 1845, 2 vol. Frerichs, De Aboelardi doctrina dogmatica et morali. Iéna 1827, in-4°. Goldhorn, De suminis rincipiis theologioe aboelarileoe. Leipzig 1836 - Le même, Abälards dogmatische Hauptwerke. Zcitschr. für hist. Theol. 1866, 2e, livr. - Bittcher, De Aboelardi theologia systematica. Naumbourg 1844, in-4°. - Hayd, Abälard im Verhältniss zur Kirche. Ratisbonne 1863. - Deutsch, Abälard, ein kritischer Theolog des zwölften Jahrh. Leipzig 1883.

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53 Hist. litt. de la France, T. 12, p. 466.

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54 Ed. Mathoud. Paris 1655, in-4°.

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55 Très souvent imprimés. La meilleure édition est celle de Jean Aleaume. Louvain 1546, in-f°. - Patrol. de Migne, T. 191, 192. - Hist. litt. de la France, T. 12, p. 585.

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56 Jusqu'à la fin du moyen âge les commentaires sur les 4 livres des Sentences, par des théologiens de divers pays, se comptent par centaines.

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