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 CHAPITRE III

LE MONACHISME

 

33. Nouvelles formes de la vie monastique.

L'exaltation religieuse, qui est un des traits caractéristiques de la période que nous étudions, se manifeste entre autres dans les oeuvres entreprises pour faire refleurir la vie ascétique. De divers côtés et pour des motifs divers on voit éclater un nouvel enthousiasme pour ce genre de vie, qui passait pour être la religion par excellence. Il se forma des associations d'ermites, vivant isolés les uns des autres, tout en ayant des maisons, des règles et un culte communs ; d'un ordre déjà existant il se détache, comme jadis déjà, une congrégation plus sévère; on crée des ordres voués à des oeuvres charitables ; il en est d'autres enfin qui sont destinés à combattre les ennemis de l'église ou à défendre la foi catholique soit par la parole, soit par les armes. Tous doivent réaliser, chacun à sa manière, l'idéal de la vie monastique. Un fait bien propre à révéler les tendances de l'époque, c'est que d'une part le besoin d'association était si puissant, que ceux mêmes qui ne voulaient être que des anachorètes, complètement séparés du monde, finissaient par se réunir dans des couvents et par constituer des ordres et, d'autre part, que toute association qui se proposait un but religieux, prenait invariablement un certain caractère monacal.

 

Depuis Grégoire VII les papes ont favorisé ces mouvements divers ; le monachisme représentait l'église telle qu'ils la concevaient, avec le célibat, l'obéissance, l'ordre hiérarchique, l'opposition à la société laïque, l'indépendance à l'égard des puissances séculières, en un mot avec tout ce qui séparait ce qu'on appelait église de ce qu'on appelait le monde. Aussi les papes ont-ils octroyé aux congrégations monastiques de nombreux privilèges. D'après les principes admis jusqu'alors, ceux des moines qui étaient prêtres ne devaient pas remplir de fonctions ecclésiastiques en dehors de leurs couvents; mais tantôt les laïques demandaient à se confesser de préférence a des religieux et à être enterrés dans leurs cimetières; tantôt les abbés plaçaient dans les paroisses, situées sur leurs domaines et dont ils étaient les patrons, des moines en qualité de curés. De là des réclamations de la part du clergé séculier, qui se plaignait d'être lésé dans ses droits. En 1122 Calixte Il défendit aux religieux de confesser, de visiter les malades, de distribuer les sacrements, de dire des messes publiques ; encore en 1167 Alexandre III voulut que les paroisses dépendant de monastères fussent pourvues de curés nommés par les évêques. Mais l'influence croissante de quelques-uns des nouveaux ordres sur les peuples, et surtout les exemptions que leur accordèrent les papes eux-mêmes, ne tardèrent pas à convertir en droit ce qui d'abord avait para être une usurpation.

Primitivement les couvents étaient placés sous l'autorité des évêques; plusieurs fois les papes se déclarèrent pour le maintien de cet usage; mais de bonne heure déjà ils avaient pris certains monastères sous leur protection directe, pour laquelle ils se faisaient payer une taxe annuelle ; les couvents recherchaient cette protection avec d'autant plus d'ardeur, que le pape était un patron à la fois plus puissant et plus éloigné ils s'efforçaient de se soustraire à la juridiction des évêques, trop rapprochés d'eux. Des congrégations entières furent soumises immédiatement au siège apostolique, et exemptées de la surveillance épiscopale. Le monachisme devint ainsi une institution très forte; il y eut deux clergés, le clergé régulier et le clergé séculier, deux hiérarchies distinctes, aboutissant l'une et l'autre au pape, mais trop souvent divisées par une ardente rivalité.

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34. Ordres d'ermites. - Ordres charitables. - Ordres pour la réforme de la vie canonique.

1. Ordres d'ermites.

A l'ordre des camaldules, fondé dans la période précédente, vinrent s'ajouter deux autres, dont le premier en date est celui deGrammont. Le fondateur, Étienne de Thiers, de Tigerno,

était né au château de Thiers en Auvergne; voué dès sa naissance au sacerdoce, il passa sa jeunesse en Italie, où il vécut pendant quelque temps chez des ermites de la Calabre (23). Ayant obtenu en 1073 de Grégoire VII la permission d'établir un ordre religieux, il se fixa dans sa patrie, sur le mont Muret près de Limoges; là il réunit quelques frères, en leur imposant l'isolement et le silence. Après sa mort en 1124, son successeur, le prieur Pierre de Limoges, forcé de quitter Muret, fonda non loin de là le couvent de Grammont. La règle, rédigée plus tard et approuvée par Innocent III, est celle d'une institution fondée sur l'ascétisme le plus rigoureux; elle fut adoptée en France par près de soixante monastères. Les frères lais étant devenus plus nombreux que les religieux, il éclata des conflits qui durèrent fort longtemps, et qui compromirent l'indépendance de la congrégation.

 

Un ordre plus célèbre est celui deschartreux, fondé par Brunon de Cologne (24). Noble de naissance, comme Étienne de Thiers, Brunon fut d'abord chanoine de Saint-Cunibert dans sa ville natale, puis écolâtre de la cathédrale de Reims. Irrité des excès de l'archevêque Manassès (qui fut déposé et excommunié par Grégoire VII), et désespérant de corriger les abus dont il était témoin, il renonça au monde; en 1080, suivi de quelques compagnons, il alla s'établir à Saisse-Fontaine, dans le diocèse de Langres, et bientôt après dans un endroit plus solitaire encore, à la chartreuse près de Grenoble. Là, il bâtit des cellules, dont chacune devait loger deux frères. Appelé à Rome, par Urbain Il son ancien élève, Brunon ne resta que peu de temps à la cour pontificale ; il se retira chez les ermites de la Calabre, fonda un petit établissement semblable à celui de la chartreuse, et y mourut en 1101. L'ordre, confirmé en 1170 par Alexandre III , se propagea surtout en France et en Allemagne. Sa règle était la plus sévère de toutes : défense absolue de parler et même de prier à haute voix; pour nourriture rien que du pain, des légumes et de l'eau ; pas de métal précieux pour les vases et les ornements du culte; règlements minutieux sur l'emploi de chaque heure, mais obligation d'un travail consistant principalement en copie de manuscrits. Cette prescription compense jusqu'à un certain point ce qu'il y a d'exagéré dans l'ascétisme des chartreux; en copiant des livres ils ont rendu des services dont il faut leur tenir compte. Dans les premiers temps ils avaient refusé toute aumône, à l'exception des vivres et de peaux de boeuf pour leurs sandales; quand ils eurent acquis quelques richesses, ils les employèrent à l'embellissement de leurs églises et à l'augmentation de leurs bibliothèques.

Vers 1156 Berthold, originaire de la Calabre, fonda sur le montCarmelen Palestine quelques ermitages, qui pendant une série d'années restèrent à peu près ignorés. En 1209 le patriarche latin de Jérusalem leur donna une règle, confirmée en 1224 par Honoré III et constituant l'ordre des frères ermites de la -Vierge du mont Carmel. Transplantée en Europe, cette institution reçut d'Innocent IV, en 1245, les privilèges des ordres mendiants, sans autre but que de rendre une dévotion particulière à la Vierge (25).

 

Un autre ordre du même genre fut créé en Italie. En ce pays il existait, sous des noms divers, plusieurs associations d'ermites qui ne se rattachaient pas aux camaldules. En 1244 Innocent IV en opéra la fusion, en leur imposant la règle de saint Augustin. Ce qu'on appelait de ce nom est une suite de préceptes tirés des sermons de l'évêque d'Hippone sur la vie des clercs. Un certain nombre de couvents de France, d'Espagne, d'Allemagne, entrèrent dans cet ordre des ermites de saint Augustin, qui se constitua définitivement en 1256 en se donnant un général et quatre provinciaux (26). Les ermites de Saint-Augustin, qu'il ne faut pas confondre avec leschanoines réguliers de Saint-Augustin, devinrent, comme les carmes, un ordre mendiant et perdirent ainsi leur caractère primitif; pour mendier, ils durent se mêler au peuple, et en s'enrichissant par les dons des fidèles, ils se relâchèrent de la sévérité de leur règle; mais plusieurs d'entre eux se distinguèrent comme théologiens.

 

2. Ordres charitables.

Le plus remarquable de ces ordres est celui deFontevrault, fondé par Robert d'Arbrissel, né de parents pauvres au village appelé aujourd'hui Arbresec, dans le diocèse de Rennes. Après avoir rempli diverses fonctions ecclésiastiques, Robert se retira, en 1098, dans la forêt de Craon, en Anjou. D'autres ermites s'étant joints à lui, ils fondèrent entre Nantes et Tours un établissement plus vaste près d'un endroit nommé la fontaine d'Evrault, fons Ebraldi (27). Il se composait d'un couvent d'hommes, en l'honneur de saint Jean, d'un couvent de femmes en l'honneur de la Vierge, d'un hôpital dédié à saint Lazare, d'une maison dédiée à sainte Madeleine pour les pécheresses repentantes, et d'une église commune aux frères et aux soeurs. Robert appela ses compagnons les pauvres de Christ et leur donna une règle sévère, confirmée par Pascal Il. Ce fut une grande pensée que de faire servir le monachisme à l'amélioration morale des pécheurs et au soin des malades; mais ce fut une preuve de l'esprit romanesque du temps, que de placer, pour honorer la Vierge, à la tête de toute l'institution la supérieure du couvent des femmes. Malgré cette étrangeté, l'ordre se répandit en France, où il subsista jusqu'à la Révolution.

 

Il faut citer encore: l'ordre des frères hospitaliers de Saint-Antoine, institué en 1095 par Gaston, gentilhomme du Dauphiné. En reconnaissance de la guérison de son fils lors d'une peste, Gaston fonda à Vienne un hôpital et une église, et réunit quelques amis pour soigner les malades. L'association se constitua en un ordre, qui fut confirmé en 1096 par Urbain II (28). A cette époque les antonins n'étaient encore que des frères laïques; ce ne fut que sous Honoré III , en 1228, qu'ils devinrent des moines, assimilés auxchanoines réguliers de Saint-Augustin. En beaucoup de villes ils créèrent de petits couvents et des hôpitaux. -L'ordre des frères hospitaliers du Saint-Esprit, établi vers 1178 à Montpellier; il tire son nom de l'hôpital du Saint-Esprit à Rome, qui en 1204 lui fut confié par Innocent III. Ses établissements furent nombreux, surtout en France et en Allemagne (29). - L'ordre des trinitaires, fondé en 1198 par le prêtre Jean de Matha et par Félix de Valois, pour le rachat des chrétiens captifs des pirates barbaresques. Lestrinitaires reçurent aussi le nom de mathurins, d'une chapelle de Saint-Mathurin qui leur fut cédée à Paris (3O).

 

3. Ordres pour la réforme de la vie canonique.

L'accroissement de la fortune des chapitres, la cessation de la vie commune, l'habitude de conférer des canonicats à de jeunes nobles sans vocation, avaient produit des abus auxquels on crut remédier en obligeant les chanoines à rétablir la vie en commun et à remettre en commun leurs biens. Pierre Damien voulait qu'à cet égard ils suivissent les principes de saint Augustin; ce rut alors sans doute qu'on tira des sermons de ce Père la règle dont il a été parlé plus haut. Les chapitres ne l'adoptèrent point; il arriva seulement que certains membres de ces corps, plus austères que leurs collègues, se séparèrent de ceux-ci pour former des établissements à part « selon la règle de saint Augustin». Les premiers de ces monastères sont cités en 1091, dans les diocèses de Passau et de Toul; bientôt il y en eut d'autres dans la plupart des pays catholiques. Les chanoines qui embrassèrent ce genre de vie furent appelés chanoines réguliers, en opposition à ceux qui restaient séculiers; ils finirent par constituer un véritable ordre monastique.

 

Le même désir de réformer la vie canonique donna lieu à la fondation del'ordre de Prémontrépar un chanoine de Cologne, Norbert de Gennep, chapelain de Henri V. Après avoir mené, soit dans son chapitre, soit à la cour, la vie mondaine des riches prêtres de son temps, il fut saisi de repentir, renonça à tout et devint un ardent prédicateur de la pénitence. Retenu par l'évêque Barthélemy de Laon pour réformer son clergé et n'y réussissant pas, il abandonna l'espoir de corriger des hommes qui lui semblaient incorrigibles; il résolut de fonder dans une solitude une maison où viendraient se joindre à lui des prêtres animés des mêmes sentiments. Il se retira dans une forêt près de Coucy, en Champagne; il y trouva l'endroit que, selon lui, Dieu lui avait indiqué dans un rêve; de là le nom de lieu prémontré, proemonstratus. Il attira des compagnons, entre autres l'évêque Barthélemy lui-même; quand ils furent au nombre de treize, Norbert leur donna la règle de saint Augustin, renforcée de quelques pratiques ascétiques. Il mourut en 1134 comme archevêque de Mayence, après avoir pris une grande part aux affaires de l'église et de l'empire. Son intention n'avait pas été de fonder un ordre nouveau, il n'avait voulu former qu'une association de chanoines réguliers; mais les quelques additions qu'il avait faites à la règle de saint Augustin suffirent pour donner naissance à un ordre proprement dit, qui se répandit en plusieurs pays et qui adopta une organisation analogue a celle de l'ordre de Citeaux (31).


Table des matières

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23 Biographie d'Étienne par Gérard, 7e prieur de l'ordre, chez Martène et Durand, Amplissima collectio. T. 6, P. 1050. - Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti. T. 5, p. 65. - La règle, chez Holstenius, T. 2, p. 303.

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24 Acta sanctorum octobre , T. 3, p. 491. - Règle, Holstenius, T. IL), p. 310. - Abbé Lefebvre, saint Brunon et l'ordre des chartreux. Bar-le-Duc 1884, 2 vol.

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25 La règle, chez Holstenius T. 3, p. 18.

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26 Règle, o. c., T. 4, p. 219. - Crusenius, Monasticon Augustinianum Munich 1623. - Torelli, Secoli agostiniani ovvero historia generale (tel ordine eremitano di S. Agostino. Bologne 1659, 8 vol. in-f°. - Ossinger, Bibliotheca augustiniana. Augsbourg 1768.

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27 Acta Sanct., février, T. 3, p. 593. - Mabillon, Annales ord. S. Bened. T. 5, p. 314.

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28 Acta Sanct., janvier, T. 2, p. 160. - Règle, Holstenius T. 2, p. 109.

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29 Saulnier, De capite ordinis S. Spiritus. Lyon 1694, in-4°.

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30 Règle, Holstenius T. 3, p. 1. - Sur Jean de Matha, v. Histoire litt. de la France, T. 13, p. 144.

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31 Règle, Holstenius T. 5, 1). 163. - J. Le Paige, Bibiotheca ordinis proemonstratensium. Paris 1633, in.-f°. - Winter, Die PrämonsIratenser des zwülften Jahrhunderts. Berlin 1865.

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