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 CHAPITRE Il

LA HIÉRARCHIE.

 

30. Le droit canonique.

A mesure que les papes ont étendu leur autorité, ils en ont complété la théorie; à chaque progrès de leur puissance correspond un nouveau développement du droit canonique; les maximes, formulées par Grégoire VII, par Innocent III et par d'autres, sont incorporées dans la législation de l'église.

Au commencement de notre période il existait plusieurs collections de canons et de décrétales, dont la plus récente alors était celle de l'évêqueYves de Chartres, mort en 1115; cet homme, remarquable à plus d'un titre, est l'auteur d'un ouvrage intitulé Pannormia, un des premiers essais de donner au droit canonique une forme plus systématique; c'est le résumé d'une compilation en dix-sept livres, qu'on a attribuée à Yves lui-même (19). Ces recueils contenaient des choses qui ne s'appliquaient plus à la situation telle qu'elle s'était établie depuis Grégoire VII, et d'autres qui, se rapportant à des besoins locaux ou temporaires, se contredisaient les unes les autres. Il en résultait que dans la pratique on était souvent dans le doute, et que l'observation de règles uniformes était difficile. Il fallut un code, ne donnant que ce qui était conforme aux principes nouveaux et débarrassé des contradictions. Dans ce but le moine bolonaisGratienpublia, vers le milieu du douzième siècle, une concordantia discordantium canonum, communément appelée decrelum, Gratiani. Il y admit toutes les décisions qui passaient pour avoir force de loi, et essaya de mettre d'accord entre elles celles qui ne l'étaient pas. Son ouvrage dut sa fortune à l'usage qu'on en fit dans les écoles; il servit à l'enseignement du droit canonique dans les universités de Bologne et de Paris.

 

Cependant ce travail ne rendit que plus manifeste la discordance, que Gratien n'avait réussi qu'imparfaitement à faire disparaître. Les papes, surtout Alexandre III et Innocent III, durent publier de nombreuses lettres décrétales, pour résoudre les cas incertains. Le Decretum étant devenu à son tour insuffisant, on fit d'autres recueils, dont le plus important et le premier qui ait eu un caractère officiel, est celui du dominicain Raymond de Pennaforte, chapelain de Grégoire IX; vers 1230 ce pape le chargea de former un code systématique, tiré principalement des décrétales. Ces libri V decretalium Gregorii IX s'arrêtent à l'année 1234. Dans la suite Innocent IV, Grégoire X et Nicolas III donnèrent des lois nouvelles, et en corrigèrent ou abrogèrent d'anciennes. Une révision du recueil devint nécessaire; elle fut entreprise par ordre de Boniface VIII, à la demande des professeurs des facultés de droit; en 1298 le pape la confia à deux prélats français, Mandagout, archevêque d'Embrun, et Bérenger de Frédol, évêque de Béziers; le résultat de leur travail fut le sixième livre des décrétales. Ajoutons ici, pour ne plus y revenir, que Clément V fit réunir cinq libri clementinarum, composés de ses propres décrétales et des canons du concile de Vienne de 1311 ; et que plus tard on rassembla encore un certain nombre de pièces, dites extravagantes, c'est-à-dire dispersées en dehors des collections officielles. Ces dernières, les papes eux-mêmes les avaient transmises aux universités, pour y conformer leur enseignement. Tout l'ensemble forma le corpus juris canonici, qui fut adopté dans tout l'Occident (2O). Il embrasse tout ce que l'église avait fait rentrer sous sa juridiction, depuis les affaires purement ecclésiastiques jusqu'à celles qui concernent la vie civile et sociale, le mariage, les degrés de parenté, les testaments, les prêts d'argent, les redevances, etc. Déjà le Décret de Gratien avait eu ses glossateurs; le corpus en trouva encore davantage ; en subtilisant sur les textes, ils en ont tiré parfois des conséquences et des applications que le simple bon sens aurait de la peine à y découvrir.

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31. Le pouvoir pontifical dans l'église.

Le droit canonique consacre la suprématie et l'indépendance pontificales dans toute leur étendue. Les élections des papes ne se font plus avec le concours de l'empereur, elles sont complètement affranchies du pouvoir séculier. Nicolas Il avait décrété qu'à la mort d'un pape les cardinaux se concerteraient sur le choix du successeur, pour demander ensuite le consentement du peuple et du clergé de Rome. Alexandre 111, pour éviter des scissions, exclut le clergé et le peuple, et voulut que les élections ne fussent valables que si l'élu réunissait les deux tiers des voix. Au concile de Lyon de 1274 Grégoire X rit même décréter la fermeture du conclave, afin de le soustraire à toute pression du dehors.

A Grégoire VII et a Alexandre III il suffisait encore d'être appelés vicaires de saint Pierre; mais quelque saint qu'il fût, l'apôtre n'était après tout qu'un homme. Aussi Innocent III dédaigna-t-il d'être le vicaire d'un simple homme, puri hominis, il se qualifia de vicaire de Dieu ou de Christ. Avec cette haute prétention contraste étrangement l'humilité des mots servus servorum dei, qui accompagnent les noms des papes au commencement des bulles.

Du titre de vicaire de Dieu les glossateurs du droit déduisirent des principes comme ceux-ci: ce que fait le pape est fait par Dieu lui-même; il agit avec une autorité divine; il peut changer la nature des choses, en appliquant à l'une les propriétés substantielles d'une autre, il peut changer par exemple l'injustice en justice; nul n'a le droit de lui demander raison de ses actes, sa volonté est sa raison unique, ei est pro ratione voluntas. Toute l'autorité se concentre dans le pape; c'est à lui que passe le pouvoir législatif dans l'église. Déjà dans les dictatus de Grégoire VII il est dit que le pape peut faire, suivant les besoins des temps, des lois nouvelles. Dans son sein est déposée toute la somme du droit. Les théologiens eux-mêmes soutiennent ces doctrines; Thomas d'Aquin démontre qu'une seule chose est interdite aux papes, c'est de détruire la sainte Écriture, fondement de la foi; ils la détruiraient, en changeant les statuts des Pères et des conciles sur les dogmes, car ces statuts sont de droit divin; ce qui, au contraire, n'est que de droit positif est abandonné à leur discrétion, ils peuvent le modifier, ils peuvent en dispenser à leur gré. On alla jusqu'à poser la maxime que le pape n'est pas lié par ses propres lois; depuis Innocent IV on inséra dans les bulles la formule non obstante quocunque, qui veut dire qu'aucune décision antérieure ne peut prévaloir contre la décision nouvelle. Des canonistes du treizième siècle prétendirent même que ce qui ailleurs est condamnable, ne l'est plus dès que l'auteur en est le pape, « en cour de Rome il ne se commet pas de simonie » .

 

Comme vicaire du Christ le pape a le pouvoir de lier et de délier, ainsi que celui de donner des dispenses, il peut même en accorder pour des infractions futures. Pour certains cas graves, casus reservati, c'est lui qui se réserve l'absolution. Toute personne, condamnée par un tribunal épiscopal, peut en appeler au siège apostolique., celui-ci accepte même des appels avant le jugement.

Une des extensions les plus abusives du pouvoir pontifical fut le privilège de disposer des bénéfices. D'abord les papes se bornèrent à recommander aux évêques ou aux chapitres ceux qu'ils désiraient pourvoir d'une dignité ou d'une prébende. Sous Alexandre III ces recommandations ou prières, preces, devinrent des ordres, mandata; Innocent III menaça de censure ecclésiastique ceux qui ne s'y conformeraient pas. Selon Clément IV la pleine et libre disposition des bénéfices appartient légalement au siège apostolique; ce n'est que par indulgence que celui-ci n'en. fait pas usage dans tous les cas. Les faveurs étaient accordées principalement à des Italiens, au détriment des clergés nationaux.

 

Un gouvernement comme celui des papes avait besoin, même comme pouvoir spirituel, de revenus considérables. Le système financier de la cour de Rome se développa surtout depuis Innocent IV (21). Il. fallait entretenir les nombreux scribes de la chancellerie et les dignitaires de la cour; quelque simple que fùt la vie personnelle de quelques papes, ils devaient s'entourer devant le monde d'un certain faste. De plus, les entreprises poursuivies dans tous les pays de la chrétienté exigeaient souvent des sommes énormes. Outre les impôts fournis par les états de l'église en Italie, le fisc pontifical était alimenté par le denier de Saint-Pierre prélevé en plusieurs contrées; par les tributs des princes devenus vassaux du saint-siège ou simples tributaires; par des droits de protection payés par beaucoup d'églises et de couvents; par un droit de procuration, demandé d'abord pour l'entretien des légats lors de leurs tournées, puis exigé comme imposition régulière; par les sommes que donnaient les évêques et les abbés pour leur confirmation, et les archevêques pour l'obtention du pallium; par les taxes de la chancellerie pour l'expédition des bulles et des brefs; par ce que rapportaient les dispenses et les indulgences; parfois aussi par des décimes extraordinaires, demandés pour des croisades qui ne se faisaient pas. Les papes commencèrent même à réclamer la succession des clercs décédés sans testament, et à disputer aux rois les revenus des bénéfices devenus vacants par la mort des titulaires.

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32. L'épiscopat.

Par suite de la suprématie attribuée aux papes, les conciles généraux se voient diminués dans leur autorité. Convoqués par le seul chef de l'église, ils sont réduits au rôle d'assemblées consultatives, ils écoutent les décisions prises par les papes et les approuvent pour la forme, elles sont publiées sacro approbante concilio. Même dans leurs propres diocèses le pouvoir des évêques est affaibli; comme les papes ont «la plénitude» de la puissance ecclésiastique, ils en délèguent une partie, partent sollicitudinis, aux évêques, qui deviennent ainsi leurs lieutenants. Lors de leur consécration les archevêques jurent d'être fidèles à saint Pierre et au pape canoniquement élu, de défendre les droits et l'honneur de l'église romaine, de l'aider en cas de besoin par des troupes, de se présenter à des époques fixes à la cour de Rome, d'assister en personne ou d'envoyer des délégués aux conciles convoqués par le pape. Par ce serment, calqué sur celui que les barons prêtaient à leur suzerain, l'organisation féodale est introduite jusque dans la hiérarchie; les archevêques sont en quelque sorte les grands vassaux spirituels du siège apostolique.

En se rattachant le haut clergé par des liens si étroits, les papes espéraient le soustraire à toute ingérence des pouvoirs séculiers. Ils ne réussirent complètement en ce dessein que dans un des royaumes d'Espagne. Le roi de Castille,Alphonse X, 1252 à 1284, reconnut au pape le droit de déposer et de rétablir les évêques, de les transférer d'un siège à un autre, d'ériger des sièges nouveaux et d'en supprimer d'anciens, de confirmer les élections épiscopales ou de les annuler «quand même l'élu serait digne», de conférer les bénéfices à qui il veut et où il veut, de restreindre la juridiction des archevêques, d'absoudre les excommuniés, de recevoir les appels, de soumettre « tous les procès qui naissent des péchés des hommes » aux seuls tribunaux ecclésiastiques. C'était l'application pratique de toutes les exagérations du nouveau droit canon; il était inévitable qu'un pareil ordre des choses provoquât dans la suite de fréquents conflits entre l'église et la royauté (21a).

 

En France les rois avaient sû garantir à leur clergé une indépendance plus grande à l'égard de Rome. Au douzième siècle ils avaient influé sur les élections épiscopales, en présentant aux chapitres les candidats qu'ils préféraient, souvent même en les imposant ; le haut clergé était rattaché ainsi à la monarchie française plus étroitement encore qu'au siège pontifical. Vers 119-46Louis IXfit remettre à Innocent IV des griefs de l'église gallicane, exposant avec beaucoup de franchise les plaintes des évêques, des seigneurs et du roi, notamment au sujet des taxes levées par les légats et des collations arbitraires de bénéfices. Le pape crut contenter le roi en lui cédant le privilège de nommer lui-même les évêques; Louis le refusa, il n'aspirait pas à dominer son église, il voulait l'affranchir. Il fit arrêter les subsides recueillis par un légat, et défendit aux évêques, sous peine de confiscation de leurs biens, d'appauvrir le royaume en levant sur leur clergé des impôts pour le saint-siège. Un acte, connu sous le nom dePragmatique sanctionet daté du mois de mars 1268, passe également pour être de saint Louis. Dans la législation de l'empire romain on avait appelé sanction pragmatique tout ordre impérial qui sanctionnait une mesure prise antérieurement. En donnant ce même titre à l'acte dont il s'agit, on a voulu prouver que le roi n'a pas innové, mais qu'il a constaté et confirmé comme existant les coutumes qu'on a qualifiées depuis de libertés de l'église gallicane. Dans les six articles dont se compose la Pragmatique, on garantit aux prélats, aux patrons et à tous les collateurs de bénéfices la pleine jouissance de leurs droits; on maintient la liberté des élections épiscopales et canoniales ; on interdit la simonie; on ordonne que les promotions et les collations de dignités et de bénéfices se fassent conformément au droit commun et aux canons des conciles; on défend de lever des taxes pour la cour romaine, à moins qu'elles ne soient demandées pour des causes raisonnables et que l'église de France y ait librement consenti; on confirme enfin les franchises et les immunités accordées par les prédécesseurs de saint Louis aux églises et aux monastères. Toutes ces dispositions sont d'accord avec les circonstances de l'époque et avec le caractère du roi. Quelque dévoué qu'il fût au saint-siège, Louis IX voulait sauvegarder les intérêts de sa monarchie; plus il était fervent dans sa piété, plus il désirait que son église fût florissante, et elle ne pouvait l'être qu'en conservant ce qui lui restait de son ancienne liberté (22).

Rien n'était changé dans la situation des évêques et des abbés à l'égard des princes dont ils tenaient leurs domaines. Au concile du Latran de 1215 Innocent III lui-même reconnut la légitimité du serment d'hommage. Les prélats continuent de remplir les obligations des vassaux, et ne sont justiciables dans les causes féodales que de leur suzerain. Comme les bénéfices étaient assimilés aux fiefs, ceux qui devenaient vacants faisaient retour à la couronne; dans l'intervalle entre le décès du titulaire et l'élection du successeur, les rois se mettaient en possession des revenus des évêchés et des abbayes, et exerçaient la juridiction temporelle qui en dépendait. C'est ce qu'on appelait la régale, jus regaliae. Les rois prétendaient même au droit de dépouille, qui permettait au suzerain de s'emparer de la succession mobilière du vassal défunt. Les papes censurèrent ces coutumes, mais en réclamèrent l'avantage pour eux-mêmes. L'empereur Frédéric Il dut abandonner le droit de dépouille ; Rodolphe de Habsbourg se démit même de la régale.


Table des matières

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19 Yvonis Carnotensis opera, Paris 1647, 2 vol. in-f°. - Foucault, Essai sur Yves de Chartres d'après sa correspondance. Chartres 1884.

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20 Le Decretum de Gratien et les autres recueils, souvent imprimés depuis la fin du quinzième siècle. - Hauréau, Quels sont les auteurs du sixième livre des décrétales. Journal des savants, mai 1884, p. 271. - Les meilleures éditions du Corpus entier sont celles de Claude de Pelletier, Paris 1687, 2 vol. in-f° de Böhmer, Halle 1747, 2 vol. in-4°, et de Richter, Leipzig 1833, 2 vol. in-4°.

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21 Woker, Das Finanzwesen der Päpste. Nödlingen 1878.

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21a Rosseuw-Saint-Hilaire, Sur l'origine des immunités ecclésiastiques en Espagne. Mémoires de l'Acad. des sciences morales et polit. Savants étrangers, T. 1, p. 843.

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22 La Pragmatique sanction est publiée, entre autres, dans le Recueil des ordonnances des rois de Franco de la troisième race, par de Laurière, Paris 1723, in-f°, T. 1, p. 97. L'authenticité a été soutenue principalement par les gallicans, qui ont eu un intérêt à la défendre ; les ultramontains, obéissant à un intérêt contraire, l'ont combattue. Elle est contestée aussi par Rösen , Die pragmatische Sanction. Münster 1854. Le dernier biographe de saint Louis, M. Wallon, Tours 1878, p. 267, tranche la question un peu trop vite en disant: « Comme les raisons les plus fortes tirées, soit du contexte même de la pièce, soit des faits de l'histoire, tendent à établir que l'acte est faux, il n'y a pas lieu de s'en occuper ici. » Si les fortes raisons dont parle M. Wallon tendent seulement à établir la fausseté du document, il faut croire qu'elles ne l'établissent pas d'une manière péremptoire. Un historien allemand, Soldan, tout à fait désintéressé dans la question, a essayé, par une démonstration très solide, de réfuter les objections et de prouver l'authenticité Zeitschrift, für hist. Theologie, 1856, 3e livr. Il ne reste qu'un doute : comment se fait-il que l'original ne se retrouve plus ? Le plus ancien manuscrit, conservé à la bibl. nationale de Paris, ne date que du milieu du quinzième siècle. Le plus sage est de s'arrêter à l'opinion de Guizot : « Si l'authenticité de la sanction pragmatique est contestable, cet acte n'a, au fond, rien que de très vraisemblable et de conforme à la conduite générale de saint Louis. » Histoire de France. Paris 1872, T. 1, p. 517.

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