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 DEUXIÈME PERIODE

DE GREGOIRE VII A BONIFACE VIII

(1073 à 1294)

 

CHAPITRE PREMIER

LA PAPAUTÉ

 

23. Grégoire VII. Ses principes.(1)

Le moineHildebrand, le conseiller des papes depuis Léon IX, fut élu lui-même après la mort d'Alexandre II en 1-073. L'élection eut lieu précipitamment, par enthousiasme, sans qu'on eût attendu, comme le voulait encore le droit établi, le consentement impérial. La nouvelle de son avènement effraya les évêques, qui redoutaient sa sévérité ceux de France surtout, qui avaient déjà fait l'expérience de son zèle quand il avait visité le pays comme légat, supplièrent l'empereur de ne pas reconnaître une élection faite contrairement aux règles. Hildebrand, de son côté, pour prévenir la nomination possible d'un antipape, demanda lui-même à être confirmé par Henri IV. Après avoir donné à l'ambassadeur, que celui-ci envoya à Rome, des explications dont il put être satisfait, il prit possession du siège apostolique sous le nom deGrégoire VII.

Il avait conçu la papauté dans le sens le plus vaste. Pendant sa longue activité sous ses prédécesseurs, il avait appris à connaître l'état du monde et de. l'église; il avait mûri ses idées, et quand il monta au trône pontifical, ses projets étaient fermement arrêtés. Il était convaincu de la justice de la cause, à laquelle il avait dévoué sa vie; son but a été d'élever l'église au faîte de sa puissance, de soumettre à l'autorité du saint-siège les pouvoirs séculiers, d'affranchir le clergé de la dépendance où le tenaient les princes, de tirer en un mot toutes les conséquences du système hiérarchique. Plusieurs de ses prédécesseurs avaient essayé de pratiquer les mêmes principes, mais aucun d'eux n'avait eu comme lui les qualités nécessaires pour les faire prédominer.

Nulle part ces principes ne sont exposés avec plus de franchise que dans les propositions appelées dictatus Gregorii et jointes au deuxième livre de ses lettres (2). Il n'en est pas l'auteur lui-même, mais elles résument ses pensées, telles qu'elles sont exprimées dans sa correspondance. Elles concernent la suprématie du saint-siège sur l'église et sur le pouvoir séculier. Le pontife romain peut seul être appelé universel, lui seul peut déposer les évêques ou les transférer d'un siège à un autre. Ses légats ont la préséance dans les conciles, et aucun concile ne peut être qualifié d'oecuménique s'il n'est pas convoqué par le pape. Celui-ci, selon les nécessités du temps, a le droit de faire des lois nouvelles sur l'organisation ecclésiastique. Il ne peut être jugé par personne, il juge tout le monde, et nul n'est autorisé à en appeler de sa sentence. L'église romaine n'a jamais erré dans le passé et ne se trompera jamais dans l'avenir. Le pontife romain, canoniquement consacré, devient saint par les mérites de l'apôtre Pierre, dont il est le successeur. Celui qui a ces pouvoirs dans le domaine spirituel, doit à plus forte raison les exercer aussi dans le domaine temporel; il peut déposer les empereurs et les rois, et délier de leur serment de fidélité les sujets des princes qu'il a condamnés.

 

Grégoire attribuait la décadence de l'église à l'oubli où ces principes étaient tombés, pendant l'abaissement de la papauté an dixième siècle et dans la première moitié du onzième. Il connaissait cette décadence, pour en avoir été témoin lors de ses voyages comme légat ; il la déplorait d'autant plus sincèrement que lui, l'ancien moine de Cluny, était plus austère dans ses moeurs. Dans beaucoup de ses lettres il se plaint des princes qui traitent l'église comme une vile servante, et des évêques qui, oubliant la loi divine, ne voient dans les dignités ecclésiastiques que des moyens de satisfaire leur ambition et de mener une vie mondaine.

C'est cet état de choses qu'il se proposa de changer. Affranchir et réformer l'église, telle a été son ambition; il y joignait celle d'étendre sa propre souveraineté territoriale. Aussitôt après son avènement il réclama, en vertu de la donation de Constantin, l'île de Corse, la Sardaigne et même l'Espagne; il soutint que la Saxe avait été donnée an saint-siège par Charlemagne et la Hongrie par le roi Étienne; il exigea que la France lui payât le denier de, Saint-Pierre. Ces prétentions ne pouvaient pas avoir de suite. Les grands succès de Grégoire lui étaient réservés dans sa lutte pour le célibat des prêtres et contre la simonie, qu'il avait commencée déjà sous ses derniers prédécesseurs.

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24. Le célibat des prêtres et la simonie.

Dès 1074 Grégoire VII tint à Rome un concile, par lequel il fit interdire l'entrée des églises aux prêtres qui commettaient « le crime de fornication » s'ils résistaient, il serait défendu aux fidèles d'entendre leurs messes. Ce qu'on appelait ici crime de fornication, ce n'était pas seulement le concubinage, c'était aussi le mariage légitime. Le décret produisit une émotion universelle; les mêmes défenses, il est vrai, avaient déjà été faites par d'autres papes, mais on y avait peu obéi; maintenant Grégoire en exigea l'observation avec une rigueur inflexible. En octobre 1074 l'archevêque Siegfried de Mayence présida un concile à Erfurt, et une année après un autre à Mayence même, pour faire exécuter les ordres du pape ; les prêtres devaient se séparer immédiatement de leurs femmes, que ce fussent des concubines ou des épouses; les deux assemblées finirent par des tumultes. Des scènes semblables se passèrent à un concile de Paris en 1074 ; les assistants rejetèrent le décret comme déraisonnable et insupportable; un abbé, qui paria en faveur du célibat, fut maltraité. Ailleurs, des évêques refusèrent la publication du décret, soit qu'ils le désapprouvassent, soit qu'ils craignissent des troubles.

Grégoire ne céda point; il envoya des légats, munis de pouvoirs étendus. La défense faite aux laïques d'aller à la messe chez des prêtres qui avaient des femmes, excita le peuple; en beaucoup de lieux il y eut des émeutes, on chassa des curés et, une fois poussé dans cette voie, on en vint à mépriser le culte lui-même. Plusieurs évêques adressèrent au pape des plaintes; il sut vaincre toutes les oppositions; son décret finit par être accepté, mais on sait comment il fut observé le concubinage resta une des plaies de l'église du moyen âge.

Le même concile romain de 1074, qui ordonna le célibat des prêtres, défendit aussi aux seigneurs de donner l'investiture de dignités ecclésiastiques, et aux évêques et aux abbés de l'accepter de la main de laïques. Grégoire reprit à ce sujet, avec une énergie fortifiée de son autorité, la lutte qu'il avait déjà commencée avant son pontificat. Pour comprendre la portée de ses projets, il faut savoir qu'il avait en vue autre chose que le trafic auquel jusqu'alors on avait donné le nom de simonie. De même qu'il appelait fornication le mariage des prêtres, il qualifiait de simonie toute transmission d'une dignité cléricale par un laïque, soit moyennant une somme d'argent, soit gratuitement, à la seule condition de remplir les obligations féodales. Il a été dit plus haut que les domaines attachés aux évêchés et aux abbayes formaient des fiefs, dont le suzerain seul pouvait donner l'investiture. L'église n'était pas propriétaire des biens, elle n'en avait que la jouissance; le bénéficier prêtait au seigneur le serment d'hommage et lui rendait les services d'un vassal. C'était conforme à la constitution sociale de l'époque; mais Grégoire trouvait qu'il n'était pas digne du caractère sacerdotal qu'un prélat, qui ne devait dépendre que du pape, dépendît en même temps d'un prince. En abolissant l'investiture laïque, il rendrait le trafic simoniaque impossible, et la hiérarchie indépendante du pouvoir séculier. Il voulait que les évêques fussent librement élus par le clergé et le peuple, et les abbés par les moines ; les archevêques devaient investir les évêques et ceux-ci les abbés, sans aucune intervention d'un seigneur. Rien n'eût été plus légitime, si l'église avait fait le sacrifice des domaines, qui étaient la cause de l'investiture laïque; mais tout en s'efforçant de supprimer cette dernière, le pape demandait que l'église gardât les biens. Par là il rompait les relations féodales qui s'étaient établies depuis plusieurs siècles; il renversait un droit reconnu même par ses prédécesseurs.

Déjà en 1073 il avait attaqué le roi de France, Philippe 1er, pour cause de simonie; l'année suivante il essaya de soulever contre lui les évêques de son pays; en 1075 il le menaça d'excommunication; mais la lutte contre le roi d'Allemagne Henri IV lui fit abandonner ses projets contre la France.

Voulant agir aussi contre Guillaume le Conquérant, il rencontra une résistance devant laquelle il dut céder. Guillaume, qui pillait les églises et les monastères, et qui remplaçait les prêtres anglo-saxons par des normands, donna l'archevêché de Canterbury à l'ancien écolâtre du Bec,Lanfranc, qui était devenu abbé du monastère de Caen ; Lanfranc n'était pas disposé à plier devant le pape (3). Au concile de Winchester de 1076 on mitigea le décret sur le célibat, en permettant aux prêtres des villages et des châteaux de garder leurs femmes; on se borna à interdire pour l'avenir l'ordination d'hommes mariés. En outre, Guillaume exerça le droit d'investiture, comme si Grégoire ne voulait pas le supprimer, et refusa ci celui-ci, dans les termes les plus secs, de lui jurer fidélité. Le pape, ayant intérêt à le ménager, le laissa faire; toute son attention était tournée du côté de l'Allemagne.

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25. Grégoire VII etHenri IV.

Le roi d'Allemagne, Henri IV, élevé dans les conditions les plus fâcheuses, livré de bonne heure à la débauche, d'un caractère fougueux et mobile, avait indisposé contre lui une grande partie de la nation; le pape lui reprochait sa vie déréglée et le trafic des bénéfices, qui nulle part n'était pratiqué plus ouvertement que dans son entourage. Déjà Alexandre Il l'avait invité à venir à Rome pour se justifier ; Alexandre étant mort avant d'avoir pu donner suite à cette affaire, ce fut Grégoire VII qui en prit la charge. Il engagea avec Henri IV cette lutte du sacerdoce et de l'empire, qui est connue sous le nom de querelle des investitures; ce fut en effet la guerre de l'ordination ecclésiastique contre l'investiture laïque, de la suprématie pontificale contre le pouvoir séculier (4).

Au concile romain de 1075, Grégoire excommunia plusieurs conseillers du roi comme simoniaques, destitua les évêques qui avaient reçu de lui l'investiture, lui reprocha le scandale de sa vie, le cita à Rome et le menaça, en cas de désobéissance, de le retrancher par l'anathème apostolique du corps de la sainte église.

Emporté de colère à cette nouvelle, Henri réunit dans les premiers mois de 1076 successivement trois conciles, à Worms, a Plaisance et à Pavie; il y porta contre Grégoire des accusations (lue rien ne justifiait. Le concile de Worms ayant déposé le pape comme tyran, les évêques lombards adhérèrent à cette sentence. Les prélats ne voulaient pas perdre leurs fiefs, dont le roi aurait pu les dépouiller s'ils s'étaient montrés moins dociles. Grégoire répondit en prononçant la déposition et l'excommunication de Henri IV, et en dégageant ses sujets de leur serment. Ce jugement, rédigé dans la forme étrange d'une invocation à saint Pierre, fut publié dans une épître adressée a toute la chrétienté.

Les princes allemands, depuis longtemps mécontents du. roi, se réunirent en octobre 1076 à Tribur (Oppenheim) ; Ils sommèrent Henri de donner satisfaction au pape, dans le délai d'un an, sous peine d'être dépose par eux. Dans cette situation critique il s'humilia. Vers la fin de janvier 1077 il vint en pénitent au château de Canosse en Toscane, où se trouvait Grégoire VII chez la comtesse Mathilde, sa puissante protectrice. Henri le supplia de le relever de l'excommunication; Grégoire lui accorda l'absolution, mais se réserva de prononcer ultérieurement sur sa restauration comme roi.

Bien que Henri eût obtenu l'absolution, la majorité des princes allemands donna, en mars 1077, la couronne au duc Rodolphe de Souabe. Comme Henri avait encore un parti assez nombreux pour résister, le pape voulut qu'on tint en Allemagne un concile, pour entendre les deux compétiteurs et pour décider entre eux. Ses légats allèrent de côté et d'autre, parlant de la nécessité de faire la paix, mais le concile ne se réunit point. Après la défaite de Rodolphe, le 27 janvier 1080, Grégoire fulmina, au mois de mars, une seconde fois l'excommunication contre son adversaire. Celui-ci, de son côté, fit renouveler, par les conciles de Mayence et de Brixen, la destitution de Grégoire VII ; à Brixen on élut même un antipape, l'archevêque Guibert de Ravenne, qui prit le nom de Clément III.

Rodolphe de Souabe ayant été vaincu et tué, en octobre, dans la bataille de Mersebourg, les Allemands revinrent en grand nombre à Henri IV; dès lors la situation du pape devint aussi périlleuse que l'avait été celle du roi; mais il ne se laissa pas ébranler. La haine et l'exaspération des deux partis étaient au comble. Les ennemis du pape répandaient sur son compte des bruits odieux, ses ordres étaient méprisés, toute la discipline ecclésiastique commençait à se relâcher. Les défenseurs de Grégoire répétaient, en les outrant, les griefs contre Henri IV; le prêtre Manegold écrivit un traité, où il dit, entre autres, qu'en tuant un excommunié on ne se rend pas coupable d'homicide, et que prier pour le roi et ses partisans c'est commettre le péché contre le Saint-Esprit.

 

Grégoire, pour se créer un appui en Italie, fit des concessions à Robert Guiscard, qu'en 1074 il avait excommunié pour s'être emparé de la Campanie; en 1080 il l'investit comme vassal du saint-siège. En mars 1081- Henri IV vint en Italie; sans s'inquiéter de Herrmann de Luxembourg, qu'en Allemagne le parti pontifical lui opposa comme roi, il poursuivit la guerre, ravagea les domaines de la comtesse Mathilde, prit Rome en 1084 et y installa son pape Clément III, qui le couronna empereur. Grégoire, enferme au château de Saint-Ange, fut délivré par Robert Guiscard; mais ne pouvant rester à Rome, dont la population l'avait accusé d'avoir attiré le désastre de la ville, il se retira avec les Normands à Salerne, où il mourut le 25 mai 1085, après avoir pardonné à ses ennemis.


Table des matières

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1 Gregorii VII registri sive epistolarum libri, chez Mansi, Collectio conciliorum, T. XX, p. 60. Monumenta gregoriana, chez Jaffé, Bibliotheca rerum german., Berlin 1864, T. 2. - Giesebrecht, De Gregorii registro emendando. Brunswic 1858. - Gregorii VII epistoloe et diplomata, cd. Horoy. Paris 1877, 2 vol.

Villemain, Histoire de Grégoire VII (écrite en 1833). Paris 1873, 2 vol. - A. de Vidaillan, Vie de Grég. VII. Paris 1837, 2 vol. - Voigt, Hildebrand als Gregor VII. und sein Zeitalter. 2e édit. Weimar 1846. - Bowden, Life of Gregory VII. Londres 1840, 2 vol. - Gfrörer, Gregor und sein Zeitalter. Schaffh. 1859, 8 Nol. - Meltzer, Gregors VII. Gesetzgebung. Leipzig 1869.

- Cassander, Das Zeitalter Hildebrands für und gegen ihn. Darmstadt 1842.

- Helfenstein, Gregor nach den Streitschriften seiner Zeit. Francf. 1856.

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2 Chez Mansi, T. 20, p. 168.

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3 Lanfranci opera, ed. D'Achéry. Paris 1848, in-f°. - Patrol. de Migne, T. 150. - J. de Crosaz, Lanfranc, sa vie, son enseignement, sa politique. Paris 1877.

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4 Ibach, Der Kampf zwischen Papstthum und Königthum von Gregor VII. bis Calixt Il. Francf. 1884.

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(La Bible: 1Thessaloniciens 5:21)

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