4. Les papes jusqu'au concile de Sutri, 1046.

La mort de Jean VIII ouvre pour le saint-siège une période pleine de dangers, qui naissent moins de la gravité des circonstances que du caractère personnel de la plupart des papes de ce temps. Après la déposition de Charles le Gros en 887, les barons italiens, déjà très puissants, aspirent à l'indépendance; le pays est livré aux guerres civiles, et les papes sont engagés de plus en plus dans ces luttes. Beaucoup d'entre eux ne sont que les créatures des factions victorieuses ; forcés de leur prêter l'appui de l'autorité spirituelle, ils partagent leur sort, ils triomphent et tombent avec elles; il y en a qui ne règnent que quelques jours ; les uns sont chassés, d'autres sont jetés dans des prisons ou meurent sous les coups d'assassins. De 858 jusqu'en 1054, dans l'espace de près de deux siècles, on compte quarante-quatre papes ; c'est surtout pendant la période orageuse du dixième siècle qu'ils se succèdent avec une rapidité effrayante. La plupart de ces vicaires de Jésus-Christ sont des hommes souillés de vices, ne reculant devant aucun crime; il est rare de rencontrer dans le nombre un esprit supérieur, qui comprenne sa mission. On est surpris qu'au milieu de cette anarchie l'institution pontificale, si gravement compromise, n'ait pas péri pour toujours; mais malgré les scandales, et sauf quelques protestations isolées, les peuples ont continué de la respecter; ce respect s'explique par les ténèbres qui, depuis la fin du neuvième siècle, semblaient peser de nouveau sur l'Occident. D'ailleurs, si la papauté fut sauvée, ce ne fut pas par elle-même, les sauveurs furent encore une fois des étrangers, les rois saxons.

Il suffira de rappeler les faits les plus saillants de cette période néfaste et embrouillée (11).

Étienne V, ayant été élu en 885 et consacré sans qu'on eût prévenu Charles le Gros, celui-ci voulut le déposer; il ne céda que quand le pape lui rit savoir que l'élection avait eu lieu à l'unanimité des évêques, des clercs et des laïques de Rome. Après que l'empereur eut été déposé lui-même, les ducs Bérenger de Frioul et Guy de Spolète se disputèrent la couronne de l'Italie. Étienne, homme faible, incapable de résister à la violence des grands, couronna Guy de Spolète en 891. Son successeur,Formose(891 à 896), d'un caractère plus énergique, couronna aussi Lambert, le fils de Guy; mais fatigué de la tyrannie qui régnait à Rome, il appela le roi d'Allemagne, Arnolphe, auquel il conféra, en 896, la dignité impériale. A peine Arnolphe fut-il reparti, que le nouveau pape,Étienne VI, se déclara pour Lambert ; un concile qu'il réunit fil le procès au cadavre de Formose, qu'on avait déterré. Indignés de cette profanation, les partisans de Formose se saisirent d'Étienne et l'égorgèrent. Après la mort de Lambert en 898, le due Bérenger renouvela ses tentatives; le parti spolétain lui opposa le roi Louis de Provence, queBenoit IV(900 à 903) couronna empereur; Louis ayant été vaincu par Bérenger en 905, ce fut ce dernier qui devint roi d'Italie.

 

Les quelques papes qui viennent d'être nommés n'ont rien fait pour l'église, et pas davantage pour leur pays. La situation va devenir encore pire. Au commencement du dixième siècle une faction puissante réussit à s'emparer du gouvernement de Rome ; à sa tête étaient le marquis Albéric de Toscane, le cousin romain Théophylacte, sa femmeThéodoraet ses filles Théodora etMarozia. Après la mort de Théophylacte, sa veuve devint la maîtresse d'Albéric. Elle et ses deux filles étaient des Romaines belles, débauchées et astucieuses ; pendant près d'un demi-siècle elles ont disposé du siège apostolique pour leurs amants, leurs fils ou leurs petits-fils; douze papes ont été nommés sous l'influence de ces femmes. Le premier triomphe du parti fut, en 904, l'élection de Sergius III, qui déjà comme diacre avait été fameux pour ses vices. Son successeurJean X,amant de Théodora, élevé par elle au trône pontifical en 914, couronna empereur le roi d'Italie Bérenger. Comme il essayait de se soustraire à la domination des courtisanes, elles soulevèrent contre lui le peuple et le firent étrangler en 928.

En 931 un fils de Marozia devint pape sous le nom deJean XI. Albéric, le second fils de cette femme, exerça, de 932 à 954, comme patrice et sénateur, le pouvoir temporel à Rome, ne laissant au pape que la direction des affaires d'église; il chassa Marozia, emprisonna son propre frère le pape, et s'établit si fortement qu'à sa mort son fils Octavien put lui succéder comme sénateur et bientôt après, en 956, se faire proclamer pape. Il s'appelaJean XII; ce fut le premier pape qui changea de nom, moins pour faire oublier les excès de sa vie laïque, car il les continua comme chef de l'église, que pour avoir l'air de se rattacher à la tradition chrétienne, avec laquelle concordait mal le nom trop païen d'Octavien Il. déshonora la chaire de Saint-Pierre par la licence de ses moeurs, dilapida les trésors des églises pour enrichir ses maîtresses, et n'eut pas même la prudence de dissimuler ses hontes. Pour se défendre contre le roi d'Italie Bérenger II, il recourut, en 960, an roi de SaxeOtton 1er; en 962 il le couronna empereur, après qu'Otton eut juré de respecter sa personne et tout ce (lui appartenait à l'église romaine, et (le ne rien entreprendre à Rome contrairement à sa volonté ; le pape, jura en retour de ne plus faire cause commune avec Bérenger. Otton renouvela les donations de Pépin et de Charlemagne , en faisant la condition que l'élection des papes restât soumise à la confirmation impériale (12).

Le couronnement du grand Otton par un jeune libertin fût un spectacle étrange, mais un fait fécond en conséquences pour l'Allemagne et pour la papauté ; dès ce moment l'empire romain passe à la nation germanique, et l'histoire de l'Europe entre dans une phase nouvelle.

Jean XII comprit bientôt qu'à son point de vue il avait commis une faute en conférant l'empire à un prince non italien ; Otton, qui n'avait dû que délivrer les états de l'église, s'annonçait comme un empereur dans l'ancien sens du mot. Aussi le pape ne tarda-t-il pas à conspirer contre lui ; malgré son serment, et prenant pour prétexte un concile tenu par Otton a Pavie, il s'allia de nouveau avec Bérenger II pour chasser les, Allemands, qu'il avait appelés lui-même. En 963 Otton repartit, obtint d'un concile romain la déposition de Jean XII comme, impudique, homicide et sacrilège, et fit nommer pape un laïque honnête, protonotaire de l'église romaine, qui prit le nom de Léon VIII. Otton reçut des Romains l'ancien serment de ne jamais consacrer un pape sans l'approbation impériale ; Léon, de son côté, reconnut la nécessité de ce serment ainsi que le droit de l'empereur de donner l'investiture aux évêques et aux archevêques (13). A peine Otton eut-il quitté l'Italie, que Jean XII rentra dans Rome ; il exerça des vengeances qui eurent pour suite son assassinat en 964. Les Romains opposèrent à Léon VIII un antipape, Benoît V ; Otton sut maintenir Léon, qui mourut en 965. Son successeur, Jean XIII, fut élu en présence d'envoyés impériaux.

 

Aussitôt après la mort de ce dernier, en 973, la faction toscane reprit le dessus, sous Crescentius, fils de Théodora la Jeune et consul romain Il y eut de nouveau une série de papes chassés ou mis à mort, dont il est inutile de rappeler les noms. La papauté ne se raffermit pour quelque temps qu'après le décès de Jean XV, en 996.Otton III, lors de son premier voyage a Rome, éleva au trône pontifical son cousin Brunon, fils du duc Otton de Carinthie. Brunon, qui régna sous le nom deGrégoire V, fut le premier pape allemand ; c'était un homme jeune, plein d'intentions généreuses, que la tyrannie de Crescentius l'empêcha d'exécuter (14).

Les scandales de la cour de Rome sous ses prédécesseurs avaient commencé à ébranler le respect pour les papes, sans diminuer encore celui que l'on professait pour le siège apostolique. On en trouve un exemple en France. L'archevêque Arnolphe de Reims, accusé d'avoir livré cette ville au duc Charles de Lorraine, fut traduit par Hugues Capet devant un concile, qui le déposa. Ses défenseurs soutinrent que la cause devait être jugée à Rome; ses adversaires s'élevèrent à la fois contre cette prétention et contre les dérèglements des derniers papes, qu'ils appelèrent des monstres, des antéchrists. Le concile remplaça Arnolphe parGerbert, qui dirigeait l'école de Reims. Jean XV annula ces décisions, mais Gerbert lui opposa l'ancien droit des conciles provinciaux de juger les évêques ; il déclara même que si le pape n'écoutait pas l'église, celle-ci devait le considérer comme un païen. Le nouveau roi, Robert, poussé par l'intérêt politique à se réconcilier avec le pape, Sacrifia momentanément la liberté de son église, Arnolphe reprit possession de son siège, Gerbert se retira en Allemagne, et Robert se résigna même à se soumettre à la sentence d'un concile romain, qui rompit son mariage avec Berthe pour cause de parenté trop proche.

 

En 998 Otton vint à Rome, s'empara du château de Saint-Ange et condamna Crescentius à mort. L'année suivante il fit donner la papauté à l'ancien écolâtre de Reims, Gerbert, récemment promu à l'archevêché de Ravenne. Né en Auvergne, Gerbert fut le premier pape d'origine française; il prit le nom deSilvestre II(15). Ce fut le moment de l'union la plus intime entre le pouvoir pontifical et le pouvoir impérial ; Silvestre était un politique habile, Otton un jeune homme plein d'illusions ; le premier voulait rétablir l'autorité du siège de Rome, le second restaurer la splendeur de l'empire ; ils espéraient réciproquement que l'un servirait les intérêts de l'autre. Otton octroya au pape, dont il avait été l'élève, un diplôme célèbre (16); dans l'orgueil de sa puissance, il déclara mensongères les donations faites aux papes antérieurs, accusa ceux-ci d'avoir disposé arbitrairement de domaines appartenant à la couronne italienne, et conféra à Silvestre, «par amour pour lui», la souveraineté de huit comtés, en ajoutant expressément que ce n'était pas une restitution, mais un don volontaire pris sur ses propres possessions.

Otton fixa sa résidence à Rome, avec le projet chimérique de renouveler l'ancien empire avec les pompes et le cérémoniel de la cour byzantine. Mais il ne réussit pas à se concilier l'attachement des. Romains, qui ne voyaient dans les Allemands que des barbares ; Silvestre n'y réussit pas davantage ; sa vaste science le faisait passer pour sorcier ; à Rome on disait que, pour arriver au pontificat, il s'était vendu, au diable.

 

Après la mort de l'empereur en 1002, suivie de près de celle du pape en 1003, le parti toscan se releva de nouveau; il parvint même à rendre pour quelque temps la papauté héréditaire dans la maison de Toscane (17). Le premier de ces papes,Benoît VIII,ne fut pas sans mérite; de concert avec le roi d'Allemagne Henri II, qu'il couronna empereur en ne le reconnaissant que comme défenseur de l'église, il songea à réformer les moeurs corrompues du clergé italien , mais l'énergie lui manqua pour mener à bonne fin cette entreprise. Il eut pour successeur, en 1024, son frère, Jean XIX, qui avait été laïque et qui ne devint pape qu'à force d'argent; puis vient, en 1033, un enfant, Benoît IX, qui quelques années plus tard fut un tel scélérat, que l'abbé Didier du Mont-Cassin dit qu'il frémirait de raconter ses crimes: horresco referre (18). Ayant été chassé en 1044 et remplacé par Silvestre III , il se mit à la tête de sa faction et chassa Silvestre à son tour ; mais ne pouvant se maintenir contre le mépris du peuple, il vendit la tiare à un archiprêtre, Grégoire VI, qui, tout en étant un pape simoniaque, fit quelques vains efforts pour supprimer les abus les plus scandaleux.

 

Enfin l'empereur Henri III mit fin à ces désordres, en venant avec une armée devant Rome. En 1046 il réunit un concile à Sutri ; les évêques, fatigués de l'anarchie, déposèrent les deux papes Benoit IX et Silvestre III ; Grégoire VI renonça volontairement. Henri fit élire alors l'évêque de Bamberg, Suidger, qui s'appela Clément II, et dont le caractère était universellement respecté on prit un Allemand, dit l'abbé Didier, parce que parmi le clergé romain on ne put trouver personne qui fût digne d'un tel honneur. Le patriciat de Rome, dont avaient abusé les tyrans, fut dévolu par les Romains à l'empereur lui-même, afin qu'il rétablit la sécurité ; le clergé, le peuple et les barons jurèrent une fois de plus de ne jamais sacrer un pape sans l'aveu de leur patrice, qui désormais était l'empereur germanique.


Table des matières

Précédent:3. De Nicolas 1er à Jean VIII

Suivant:5. Les papes jusqu'à l'avènement de Grégoire VII


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11) Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom. Stuttgart 1859, T. 3.

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12) L'authenticité de ce privilège , publié chez Pertz T. 4, P. 2, 1). 164, et chez Theiner, Cod. dipl., T. 1, p. 4, a été souvent mise en doute, mais a été démontrée de nouveau par Sickel, Pas Privilegium Otto's I. für die römische Kirche. Innsbruck 1882.

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13) Floss, Die Papstwahl unter den Ottonen. Fribourg 1858. - Le même. VIII privilegium de investituris Ib. 1858.

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14) Höfler, Die Päpiste Ratisbonne 1839, 2 P.

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15) Histoire littéraire de la France, T. 6, p. 559. - Hock , Gerbert oder Silvester II. und sein Jahrhundert. Vienne 1837 ; traduit en français, Paris 1843. - Les oeuvres de Gerbert sont encore en partie inédites ; celles qui ont été publiées dans divers recueils, ont été réunies dans la Patrologie de Migne, T. 137 à 139 ; les lettres, les poésies et les traités mathématiques ont été, publiés par Olleris, Clermont 1867, in-4°.

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16) Chez Baronius, Annales, ann. 1191 , nu 57, et chez Pertz, T. 4, P. 2, 1). 162. L'authenticité du diplôme, attaquée par Baronius et par d'autres plus récents, a été défendue par Muratori et de nouveau par Pertz, 1. c.

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17) Zöpfel , Die Papstwahlen vom elften bis vierzehnten Jahrhundert. Göttingue 1872

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18) Dialogi de miraculis a S. Benedicto aliisque monachis casinensibus gestis. Bibl. Patrum maxima. T, 18, p. 853.

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