Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IN MEMORIAM

PAR LA COMMISSAIRE CATHERINE BOOTH

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Miriam naquit le 18 juin 1887.
Les détails les plus infimes de cette journée me reviennent à la mémoire, très nettement éclairée par la grande surprise qu'elle m'apporta. Je les revois tous, avec mes yeux de fillette qui ne connaissait pas encore son quatrième anniversaire; je revois ma grand'mère chez qui on m'avait conduite, assise au bout de la table, le dos tourné à la fenêtre, son visage calme et affectueux, couronné, me semblait-il, par son bonnet, la mettent dans mon esprit d'enfant, tout à fait à part et bien au-dessus de tous. Moi, avec ma grande serviette, assise à sa droite. En face de moi un de mes oncles qui me taquinait d'une manière affectueuse. J'entends encore ma grand'mère refusant de me donner un morceau de viande, malgré l'insistance pressante de mon oncle. Je puis répéter aujourd'hui encore les paroles douces et fermes qu'elle prononça en arrosait de sauce ma purée de pommes de terre :
- Ma Catherine chérie aura de la sauce, mais jamais à ma table ce que sa mère ne veut pas lui donner.

Et moi, trop timide pour répondre un traître mot, cuillère en main, j'attaquai mes pommes de terre.
Puis, un peu plus tard, l'entrée de ma tante Emma qui, me trouvant en train de jouer S'agenouilla sur le parquet auprès de moi. Elle m'attira près d'elle et me dit :
- 0 Cath, il vient d'arriver une chose si agréable. Dieu vous a envoyé une petite soeur. Voulez-vous venir avec moi à la maison pour la voir?

Je ne me rappelle pas avoir répondu, mais je sais qu'un sentiment de respectueuse crainte, confinant à la souffrance. s'empara de moi. On m'aurait presque dit que j'allais entrer au ciel, je n'aurais pas, je pense, couru avec Plus d'ardeur et dans l'attente de choses plus merveilleuses que je le fis ce jour-là, sur la route de Darenth. Je grimpai les escaliers de la maison, et ma tante me souleva dans ses bras pour me permettre de jeter un regard, dans le berceau drapé de mousseline, sur la soeur envoyée par Dieu. On la nomma Miriam.

Ces quelques pages ne peuvent prétendre raconter toute l'histoire de ma soeur, encore bien moins exprimer mon amour pour elle. Par la force des circonstances, nous dépendions, dans notre cercle familial, les uns des autres, pour ces relations et ces amitiés que les autres enfants nouent avec leurs compagnons de jeux ou leurs camarades d'école. Nous étions parfaitement heureux les uns avec les autres. Nous partageâmes entre frères et soeurs nos jeux et nos travaux, nos joies et nos peines. Je regardais ma soeur avec le sentiment de mon droit d'aînesse et l'incontestable supériorité de mes quatre années. Je la vis croître sous mes yeux, le bébé joufflu, potelé et joyeux, devint la compagne pétillante de gaieté et d'esprit.

Tout naturellement, on se la représentait accomplissant de grandes choses. Elle parlerait de manière à forcer l'attention de ses auditeurs, et leur faire désirer l'entendre toujours plus, elle se montrerait habile à conduire les âmes, elle deviendrait le champion des pauvres et des faibles; tout cela, nous le savions de science certaine, car ces choses s'étaient déjà réalisées dans le petit poste dont la vie se confondait en grande partie avec notre propre vie. Toutes nos pensées convergeaient vers l'Armée, et vers les gens dont elle s'occupait.

Nos ambitions tendaient à un but unique, et nous nous réjouissions avec Miriam de chacun de ses succès qui constituaient, pensions-nous, un pronostic de son avenir. Qui aurait pu insinuer en nous le plus léger doute sur sa carrière., en ces jours d'enthousiasme et d'espérance ? Pour nous, Miriam était préparée, créée intentionnellement, si j'ose dire, pour le travail dans l'Armée; c'était la tâche que Dieu lui-même lui assignait. Pas un, j'en suis certaine, de ceux qui la virent entrer dans la lice, dès ses premières passés d'armes, put mettre en doute ses qualités naturelles qui lui permettraient d'exceller dans sa vocation.

Dieu la laissa batailler, semble-t-il, juste assez pour permettre toutes les espérances et lui faire goûter les joies de la sainte guerre, puis il parla comme aux jours anciens : « Mes pensées ne sont pas vos pensées et vos voies ne sont pas mes voies... Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont élevées au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées. » Il advint que la voie de Dieu, pour la petite soeur qu'il nous avait donnée, fut le chemin de l'épreuve et de la souffrance. Il isola son esprit sociable et le calfeutra dans la chambre de malade. Il disciplina les trop prompts enthousiasmes par les longues nuits d'insomnie et de douleurs, où seule la patience remporte la victoire. Ses pensées ardentes et ses paroles éloquentes charmèrent la compagne de ses longues veillées de malade, et ses visiteurs, au lieu d'émouvoir les multitudes comme nous l'avions espéré. Du simple point de vue humain, il semblerait que chacun de ses dons naturels fût condamné dès l'origine, et elle fut appelée à glorifier Dieu de la manière pour laquelle elle semblait le moins bien douée. Cependant, la promesse divine s'accomplit parfaitement en elle, sous les yeux de ceux qui la soignaient : « Ta force dure autant que tes jours... Ma puissance s'accomplit dans la faiblesse. » Sa courte vie offrit une vivante illustration de ces mots.

Vive, active, énergique par nature, elle devint Plus patiente que nous qui la regardions souffrir. Intéressée au monde entier, à l'exécution des plans de l'Armée, au salut des hommes ensevelis dans les ténèbres, et au réconfort des coeurs affligés, elle apprit à borner aussi son attention aux déceptions du moment : une lettre que le facteur tardait à apporter, ou quelque difficulté dans le travail de la femme de ménage qu'elle apprenait par l'intermédiaire d'une servante.

Douée pour commander et gouverner, elle vécut ces dernières années sous le gouvernement de ce qui lui semblait souvent n'être que routine médicale ou marotte particulière du spécialiste du jour. et elle disciplina son esprit de telle façon que peu de personnes se rendirent compte de ses efforts pour atteindre à cette continuelle soumission. Pétillante d'espoirs, même au fort de sa maladie, elle restait la plus joyeuse des compagnes; mais elle vit ses espérances déçues assez longtemps pour briser les coeurs les plus vaillants et les plus optimistes, cependant, elle ne sombra point dans la mélancolie et les gémissements.

Combien de fois, plus souvent que je ne saurais le dire, n'ai-je pas quitté sa chambre en hâte, pour me réfugier dans un coin solitaire où je pourrais pleurer sans contrainte dans l'angoisse de mon âme, angoisse qui provenait de la vue des souffrances qu'elle endurait sans une plainte. Toujours elle pensait à nous. Si elle était abattue en notre présence, son. ventes fois elle nous envoyait après un billet ou un message pour nous dire, qu'elle était peinée de s'être montrée si faible, mais que c'était uniquement un nuage passager. Dans les minutes de grandes douleurs, et j'ai assisté autant que n'importe quel autre à ces minutes, depuis le début de sa maladie. jusqu'à la fin, si quelques plaintes lui échappaient, parfois quasiment incapable d'articuler les mots, elle tournait vers moi ses regards et me disait sa tristesse de m'affliger. Je savais qu'elle n'était pas physiquement courageuse, sensible à l'excès, elle tremblait à la pensée du retour de ses douleurs, mais elle les supportait sans fléchir.

Sa vie fut héroïque au suprême degré, et cependant si cachée et si accablée d'épreuves. que l'on est tenté de douter de son courage. Elle et nous, nous aurions supporté ces épreuves joyeusement, si nous avions pu y discerner la main de Dieu et voir l'abondante moisson de bénédictions qui en découlerait. Mais n'est-ce pas là justement ce qui fait l'amertume du martyre? La grande souffrance des martyrs ne se trouve pas dans la torture physique. ni dans la mort, mais dans le sentiment des espoirs détruits, des plans avortés, des promesses jamais accomplies. Le mal n'est pas que la vie soit ainsi tarie, mais quelle soit tarit en vain, semble-t-il. L'heure du martyre, c'est l'heure, sans doute fugitive, mais cependant réelle, du triomphe du tyran. Des siècles passeront peut-être avant que l'auréole entoure la tête du martyr, et que ses souffrances et sa mort apparaissent glorieuses.

Je ne veux pas réclamer pour ma soeur une couronne particulière, en comparant ses souffrances et sa victoire à celles des martyrs. Néanmoins, en un certain sens. il y a une ressemblance entre la plupart de nos sacrifices, de nos souffrances, de nos nuits d'angoisse, de nos jours de solitude, de nos dons condamnés à l'inutilité et de nos espérances déçues. et ceux des martyrs; les uns comme les autres semblent ne servir à rien. En vérité, pour elle comme pour nous, l'autre issue eût été si avantageuse, si utile au Royaume de Dieu et à nous-mêmes. Il semblait si facile à Dieu d'exaucer nos prières et de la guérir. Le monde avait besoin d'elle, elle s'était consacrée corps et âme à l'Armée du Salut et au service du peuple; mais à nouveau retentissent les paroles : « Mes pensées ne sont pas vos pensées, vos voies ne sont pas mes voies. » Le coeur croyant y ajoute :

Dieu est son propre interprète,
Un jour. il nous expliquera tout.

Écoutons, mes chers camarades, la phrase consolante, la phrase sans laquelle la vie elle-même serait la mort : « Que votre coeur ne se trouble point... Croyez!... »

Assise seule en face de la blancheur liliale de son visage glacé par la mort, je compris que la foi triomphe de la mort. Je le connus, non comme l'oeil connaît la lumière, ni comme l'oreille reconnaît le son d'une voix familière, ni comme l'esprit résout un problème de mathématique, mais de cette science certaine qui m'assure que l'amour est plus fort que la convoitise, et la vérité plus puissante que le mensonge. Je connus que la foi en notre Seigneur Jésus-Christ est le réconfort, la force et l'espoir de la vie, même dans la mort. Et la foi de Miriam n'ayant point défailli, je compris que ma foi non plus ne devait point défaillir, ni dans la vie, ni dans la mort.

Sa vie fut un triomphe de la grâce salutaire de Jésus, bien qu'il ne se soit pas manifesté de la manière que nous avions espérée. La victoire vraiment surhumaine de son esprit pendant ces jours de souffrance et d'attente se trouve dans sa foi invariable et dans sa soumission à la volonté de Dieu. Dans cette lutte, la grâce du Seigneur lui suffit.

L'une des leçons, que sa vie et sa mort nous enseignent, est un appel à l'entière confiance en la Grâce de Dieu qui nous permettra de triompher dans les circonstances particulières de notre vie. Puisse notre vie prouver aussi qu'Il est vivant à toujours, et que dans la santé ou la maladie, dans l'indigence ou dans la prospérité, parmi les acclamations ou parmi le mépris et les calomnies, dans la vie ou dans la mort, nous témoignions : « Nous avons cru en Jésus. »




Elle vint parmi nous en juin, partie intégrante de la beauté et de la musique estivales, et en décembre son esprit ensoleillé reprit son essor vers le Foyer divin. Qui pourrait expliquer les desseins de Dieu?

À notre courageuse mère, en ces jours d'hiver, ces paroles furent rappelées : « Tu ne comprends pas maintenant ce que je fais, mais tu le comprendras bientôt. »

« Seigneur, augmente notre foi », afin, qu'au jour où tes desseins nous seront révélés, nous ne cachions pas nos visages, honteux d'avoir si peu cru en Toi !




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(1) Reproduction d'un article de L'Officier. 
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