CHERS ENFANTS,
C'est encore à vous que je
dédie ce livre.
Vous êtes de petits anges sur
la terre, mais vous n'en avez pas moins besoin de
guide et d'appui. Les jeunes fourmis ne vont au
travail que lorsqu'elles y sont conduites par les
anciennes. L'aiglon ne s'approche du soleil que
sous les ailes de sa mère; laissez-vous donc
aussi instruire et guider par les sages maximes de
l'expérience; écoutez donc toujours
vos parents et les vieillards.
Rodolphe était élevé
à la campagne, chez son père, qui
était pasteur d'un grand village. Les
goûts et les habitudes de cet enfant, qui
avait dix ans accomplis, étaient simples, et
son caractère doux et obligeant lui
conciliait l'affection
générale.
Un de ses cousins était venu
le voir, et lui avait montré, avec beaucoup
de joie, une chaîne de montre, en bel acier
poli et damasquiné, que sa mère lui
avait donnée, à son retour de
voyage.
Cette chaîne avait
singulièrement plu à Rodolphe, qui
déjà possédait une montre
d'argent, mais qu'il portait modestement
attachée à un cordon de
soie.
Il s'était bien dit à
lui-même, et plusieurs fois, qu'il avait tort de
tant
penser
à cette parure; que pourvu que sa montre
tînt à son cou, c'était tout ce
qu'il fallait, et que l'envie qu'il avait de
posséder une chaîne aussi belle que
celle de son cousin, n'était pas sage; que
peut-être même elle était
coupable devant Dieu.
Mais, malgré ces bonnes et
bien sages pensées, la brillante
chaîne d'acier et d'or était toujours
là, devant ses yeux, et le pauvre Rodolphe
soupirait quelquefois péniblement, en se
disant qu'il lui serait impossible d'en porter
jamais une aussi jolie.
Car cet enfant n'était pas
dans la situation de plusieurs autres enfants du
même âge, qui reçoivent en
abondance de l'argent et des présents de
toute espèce, et qui trop souvent n'en
connaissent pas la valeur,
précisément parce qu'ils en sont
comblés.
Le père de Rodolphe était pauvre;
il donnait aux indigents tout ce qu'il pouvait
économiser sur son modique revenu, et il
avait appris à son fils combien il est
préférable de procurer un
adoucissement à la misère ou aux maux
d'un malheureux, que de dépenser l'argent
à des vanités, ou à quelque
objet superflu.
Rodolphe n'avait donc jamais que
de
petits sous, et il ne croyait pas qu'il lui
fût permis même de faire connaître à son papa
ce qu'il éprouvait quant à la
chaîne de montre, parce que, se disait-il, ce
cher papa est si bon, que s'il savait que j'ai ce
désir, il se priverait peut-être de
quelque chose pour me faire ce don.
C'était ainsi que ce bon fils
exerçait la discrétion et la
tendresse de son coeur : il se gardait de
manifester un souhait qui eût pu causer
à son père un moment de
peine.
Est-il beaucoup d'enfants qui
agissent ainsi, et qui craignent, comme Rodolphe,
d'importuner leur père ou leur mère,
et de leur causer quelque privation, lorsqu'ils ont
envie ou d'un jouet, ou d'un ruban ?
Cependant la légère
tristesse que Rodolphe ressentait, tout en
combattant son désir, n'échappa point
à sa mère, qui le pressa, un jour, de
lui ouvrir tout son coeur et de lui déclarer
la cause du chagrin qu'elle voyait bien qu'il
nourrissait en secret.
Rodolphe confessa le tout à
cette bonne mère, mais en la priant de n'en
rien dire à son cher papa, de peur,
ajouta-t-il, de lui faire de la peine.
- Non, mon cher enfant, lui
répondit sa mère, ni ton père,
ni moi, nous ne ressentirons aucune peine de ton
désir. Nous avions l'intention de t'acheter
quelque objet qui te fît plaisir, à la
prochaine foire de la ville, dans
un mois, et de te montrer ainsi la satisfaction que
tu nous procures, par la grâce de Dieu, dans
toute ta conduite, eh bien! ce sera là cet
objet. Puisque tu souhaites une chaîne
semblable à celle de ton cousin, nous te la
donnerons, cher Rodolphe. Encourage-toi, et te
montre de plus en plus attentif à ton
devoir, pendant ce mois, et tu posséderas ce
que tu désires.
On peut penser quelle fut la
joie de
Rodolphe.
J'aurai la chaîne, se
répétait-il, tout en travaillant; et
ce qu'il y a de meilleur, ce sont mes bons parents
qui me la donnent, pour me montrer leur amour!
Allons ! elle me sera précieuse, j'en
réponds. Plus qu'un mois, et je la tiens
!
Ce mois se passa, comme le reste
de
la vie, bien rapidement; et le premier jour de la
foire arriva.
Le père de Rodolphe fit venir
son fils dans son cabinet, et en lui donnant un
gros écu, il lui dit : « Tu sais, mon
enfant, que l'argent que notre bon Dieu nous confie
n'est pas à nous, et que l'employer en
futilités, c'est en être un
infidèle économe. Si donc selon ton
désir, je te donne cet écu, pour que
tu en achètes la chaîne que tu as
souhaitée, c'est en te rappelant qu'il te
faut modérer toute envie de ce genre, de peur que tu
n'aies pas de
quoi
donner à ceux qui sont dans le besoin. Mais,
va, cher Rodolphe, procure-toi cette chaîne,
et porte-la désormais comme un
témoignage de la tendre affection de tes
parents. »
Rodolphe partit comme un trait,
et
courut du côté de la ville, où
se rendaient aussi beaucoup de marchands et
d'acheteurs.
Comme il allait traverser une
prairie, pour abréger sa route, il passa
devant deux jeunes villageois, assis sur le talus
de la haie, et il entendit l'un d'eux qui disait
à l'autre C'est impossible ! Il n'y a
guère que le tiers. - Quel malheur!
répondit l'autre... Cette pauvre
mère....
Rodolphe n'entendit pas le
reste, et
poursuivit sa course. Mais ce qu'il avait entendu
l'avait frappé, et il allait quitter le
sentier, pour rentrer sur la grande route,
lorsqu'il se dit à lui-même : - Ce
n'est peut-être pas pour rien que Dieu a
voulu que j'entendisse ce qu'on dit ces enfants
Allons ! il faut que je retourne, et que je leur
demande ce que c'est que ce malheur et cette pauvre
mère.
Il revint donc sur ses pas; et
il
est bien à souhaiter que les enfants qui
connaissent et qui aiment le Seigneur,
s'accoutument ainsi à obéir aux bons mouvements de
charité qui
s'élèvent dans leur âme. Car
c'est ainsi que l'Esprit de Jésus enseigne
et conduit les enfants de Dieu. Il met en eux la
pensée et la volonté du bien; et
bienheureux est celui qui ne résiste pas
à sa douce et sainte influence!
- Quel malheur vous arrive, mes
amis
? dit Rodolphe aux enfants, qu'il trouva à
la même place, et comptant avec attention de
la petite monnaie.
Les enfants furent un peu
honteux,
et ce ne fut qu'en rougissant beaucoup, que le plus
âgé répondit : - Nous avions
envie, mon frère François et moi,
d'acheter quelque chose à la foire, mais
nous n'avons pas assez pour cela.
- Et qui est cette pauvre
mère, dont vous parliez il y a moment ?
poursuivit Rodolphe.
Les enfants se turent de
nouveau, et
baissèrent la tête. Rodolphe s'assit
à côté de François, et
lui répéta sa question avec
affabilité.
- C'est notre bonne mère,
répondit alors cet enfant; et Joseph et moi
nous nous étions mis dans la tête de
lui faire cadeau d'une large camisole de flanelle,
parce que notre mère est déjà
vieille, et qu'elle est malade et qu'elle a souvent
froid.
Rodolphe.
Et vous n'avez
pu économiser assez d'argent pour cela
?
Joseph.
Nous avons bien
fait tout ce que nous avons pu, mais pas encore
assez.
Rodolphe.
Qu'avez-vous
fait pour avoir ce que vous tenez
là?
Joseph.
Nous avons fait
toutes sortes de métiers, je vous assure,
Monsieur. François a gagné quelque
chose, en se tenant d'abord, après le
travail, sur la route, près de la grande
montée du pont, pour mettre et pour
ôter le sabot des voitures. Il a aussi
retiré quelques sous d'un peu de cristal
qu'il a été chercher au pied des
Hautes-Roches; et moi j'ai essayé de faire
de l'amadou, et aussi des balais de jonc. Nous ne
nous sommes pas épargné la peine,
Dieu le sait; mais enfin, on nous donne si peu de
tout cela ! Nous n'avons donc, en tout, que trois
francs et deux sous.
Rodolphe.
Combien vous
manque-t-il?
- Deux fois autant! répondit
François, avec vivacité. Vous voyez
donc bien, Monsieur, que c'est
impossible.
- Deux fois autant!
répéta Rodolphe, tout en tournant et
retournant son gros écu dans sa
poche.
Joseph.
Oui, Monsieur :
tout autant; car le marchand nous
a dit que cette grande camisole valait au moins dix
francs; mais quand nous lui avons dit que
c'était pour notre vieille mère qui
est malade, il nous a promis de nous la donner pour
neuf.
François,
en
soupirant. C'est donc tout un gros
écu qui nous manque.
Alors il s'engagea dans le coeur
de
Rodolphe un véritable combat entre la
charité et.... la vanité. - Pauvres
et chers enfants ! se disait-il, quelle joie je
leur causerai si.... Mais pourtant, il y a si
longtemps que j'ai envie de cette chaîne ! Et
d'ailleurs je l'ai bien gagnée... De plus,
papa me l'a donnée de si bon coeur!
Cependant, cette mère, qui est vieille, et
qui a froid!... Et ces deux bons fils, qui se sont
épuisés de fatigue et de
peine!...
Un profond soupir termina cette
lutte, et.... la Charité l'emporta.
Oui, Dieu fit cette grâce à Rodolphe,
qui, saisissant, et de bon coeur, son écu,
le mit dans la main de Joseph, en lui disant : -
Que Dieu vous bénisse, braves enfants!
Tenez: votre vieille mère n'aura plus froid!
Et là-dessus il s'enfuit du
côté du village, sans attendre les
remerciements des enfants, qui lui criaient l'un et
l'autre de toute leur force :
Dieu, notre Sauveur, vous le
rendra!... Oui, il vous le rendra au dernier
jour!
L'heureux Rodolphe revenait donc
chez son père, mais ce n'était pas,
cependant, sans soupirer encore : car le sacrifice
avait été fait avec vigueur, et cette
secousse était suivie d'un peu
d'abattement.
- Montre-moi ta belle chaîne !
lui dit sa maman, dès qu'il
entra.
- Je ne l'ai pas, répondit
Rodolphe un peu confus.
La
maman. As-tu acheté quelque autre
chose qui te fit plus de plaisir?
Rodolphe.
Non maman : je
n'ai rien acheté.
La
maman. Que veux-tu donc faire de ton
écu ?
Rodolphe,
avec embarras.
Je ne l'ai plus,
maman.
La
maman. L'aurais-tu perdu, cher enfant
?
Rodolphe.
Non, maman....
Jamais, je t'assure, je n'employai si bien mon
argent.
La maman insista pour savoir ce
que
voulait dire Rodolphe, et ce cher enfant lui
raconta, tout simplement, et sa rencontre et son
aumône.
- Bien, cher fils! Oui,
très-bien, mon cher Rodolphe ! dit cette
bonne et pieuse mère, en embrassant
tendrement son fils. Que Dieu soit béni,
pour la miséricorde qu'il
t'a faite! Ton bon papa sera bien heureux de cette
matinée. Tu nous remplis de joie, cher
enfant : car nous voyons que tu aimes le Seigneur
Jésus, puisque tu cherches à
l'imiter.
- Tu n'auras point de belle
chaîne, ajouta-t-elle, mais voici un cordon
que j'avais tressé moi-même pour toi,
avant que tu m'eusses parlé de ton
désir. Porte-le, mon fils; et que chaque
jour, en le mettant autour de ton cou, tu te
souviennes de ce que dit le Seigneur : « Celui
qui donne au pauvre, prête à
l'Éternel, qui le lui rendra.
»
Quelques jours après, le
père de Rodolphe, qui lui avait aussi
témoigné toute son approbation, le
prit avec lui dans une visite qu'il voulait faire
à un hameau de la montagne, assez
éloigné de son village. Le pasteur et
son fils y étant arrivés,
après une longue marche, ils
entrèrent dans une chaumière
isolée, où ils trouvèrent,
dans la seule chambre qu'il y eût
d'habitable, une femme d'un certain âge, et
que des douleurs retenaient sur un fauteuil qu'elle
ne quittait pas.
- Toujours bien souffrante,
chère Marguerite! dit le pasteur en prenant
affectueusement la main de la malade. Mais toujours
bien patiente, n'est-ce pas?
- Dieu soit loué! cher
pasteur, répondit-elle, je
suis un peu mieux depuis huit jours environ. Mes
braves fils, qui, grâces à Dieu, sont
sages et tout remplis d'égards envers moi,
m'ont acheté, à la foire, une bonne
camisole de fine flanelle, qui m'a fait un bien
merveilleux.
Rodolphe eut un frisson dans
tout le
corps, et à peine osa-t-il regarder
Marguerite, qui ne savait point que son bienfaiteur
fût si près d'elle.
Le pasteur, qui avait conduit
à dessein Rodolphe dans cette cabane,
demanda à Marguerite comment ses enfants
avaient pu lui faire ce beau
présent.
Rodolphe toucha du doigt le bras
de
son père, comme pour l'empêcher de
parler; mais Marguerite, qui ne se doutait de rien,
répondit avec sentiment : - C'est un jeune
monsieur qui a rencontré mes enfants, et qui
leur a mis un écu, oui, mon cher pasteur,
tout un gros écu dans la main, parce que ces
pauvres enfants lui avaient dit, tout
naïvement, ce qu'ils voulaient faire, mais
qu'ils n'avaient pu amasser que trois francs, ou
à peu près.
- Ah ! ajouta-t-elle, je ne sais
pas
qui est ce bon jeune homme, ni mes enfants non
plus; mais il n'y a pas eu de soir, que dans notre
prière nous n'ayons demandé, de tout
notre coeur, à notre Père céleste, de le
bénir abondamment : et à toute heure,
je puis dire, j'en fais autant dans mon
âme.
Rodolphe s'était mis
derrière son père; car il
était si touché, qu'il craignait que
Marguerite ne vit ses larmes.
Mais il ne put se cacher plus
longtemps. François entra chargé d'un
fagot de broussailles, et après avoir
salué le pasteur, et déposé
son fardeau, il vint se tenir debout à
côté du fauteuil de sa mère,
d'où ses yeux se portèrent sur
Rodolphe, qu'il reconnut à
l'instant.
- Ma mère !
s'écria-t-il : l'as-tu vu ?
- Quoi! François? dit la
mère.
- Notre cher bienfaiteur ! cria
l'enfant, en prenant une main de Rodolphe, qu'il
couvrit de baisers.
Je vous laisse penser, enfants,
qui
lisez cette histoire, quels furent les
remerciements de la pauvre Marguerite, et combien
Rodolphe eut sujet de rendre grâces à
Dieu, qui, par son bon Esprit, lui faisait
goûter une telle joie, après lui en
avoir ouvert la source.
Aussi, en revenant avec son
père, lui disait-il, et bien
sincèrement : - Ah! mon bon papa,
qu'eût été le plaisir que la
plus belle chaîne m'eût procuré, au prix de celui
que j'ai
dans le
coeur, à la pensée de la pauvre
Marguerite et de ses deux bons fils !
- Oui, mon cher Rodolphe, ajouta
le
père, les privations que tu sauras
t'imposer, pour obéir à Dieu, et pour
exercer une vraie charité, se changeront,
dans ton âme, en un riche trésor de
paix et de joie. C'est ainsi que notre Sauveur
bénit magnifiquement l'oeuvre de
miséricorde que sa grâce nous a
préparée, et dans laquelle il nous
conduit lui-même.
Et combien de fois Rodolphe, en
passant à son cou le cordon qu'avait
tressé sa mère, n'a-t-il pas dit et
répété : - Que le Seigneur est
bon, lorsqu'il se sert de nous pour accomplir ses
bienfaits! 0 mon Dieu ! enseigne-moi à aimer
mon prochain comme moi-même, et à
ouvrir mon coeur et mes mains aux malheureux!
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