Ce que nous cherchons tous, n'est-ce pas un
Sauveur? il faut à la société
un Sauveur, il faut un Sauveur au peuple :
voilà ce que l'on dit, ce que l'on publie
partout, là cette heure. Bien des personnes
ne se contentent pas de chercher un Sauveur, elles
se présentent comme tel à leur pays
et même à l'humanité
entière. Et leur pays, et l'humanité,
et vous et moi, devons-nous les en croire sur
parole?
C'est là une question
très grave, que je voudrais tenter de
résoudre avec vous, en causant plutôt
qu'en discutant. Je voudrais essayer, en effet, ce
que tant d'autres font en ce moment;
c'est-à-dire, entretenir le peuple de ses
plus grands intérêts. Je voudrais, de
plus, ce que tant d'autres oublient de faire,
traiter de ces hauts intérêts dans un
esprit d'affection et de fraternelle union.
Je voudrais, avant que d'en
traiter,
vous convaincre que le plus ardent et le plus
sincère amour des hommes est l'unique mobile
de ma démarche, et que la cause des
souffrances populaires m'est chère autant
que sacrée.
Ce n'est point un sermon
philanthropique, ce n'est pas une harangue politique
non plus, que je
désire vous adresser, mes chers amis : non,
c'est quelque chose de bien plus simple, et quelque
chose aussi de bien plus vrai. Je désire
examiner avec vous, tranquillement, sans autre
passion que celle de la vérité ou de
l'humanité, cette importante question, cette
question suprême du salut social, qui nous
tourmente en sens divers. Je désire
l'examiner, comme on examine entre frères
une affaire à laquelle chacun
s'intéresse par sympathie pour tous les
autres. Oui, la sympathie préside à
une semblable discussion, autant que le respect du
vrai; la sympathie, cette vertu que Dieu nous donne
pour que nous vivions, non-seulement en
société entre nous, mais avec lui,
notre céleste auteur et notre Père
commun. Si c'est par pure sympathie que je veux
vous dire tout ce que je pense, c'est que l'on ne
cache pas ses intimes pensées à ceux
que l'on aime; c'est qu'on leur doit toute la
vérité en même temps que toute
sa tendresse. Honte à ceux qui abusent, en
les flattant, ou les rois ou les peuples; honte aux
courtisans, soit de la faveur princière,
soit de la popularité ! Les rois les
méprisent justement, et les nations
finissent par les maudire. La seule manière
de bien servir ceux que l'on estime, n'est-ce pas
de les traiter avec estime? En enfants
chéris, si vous voulez, jamais en enfants
gâtés! Je vous parlerai donc ainsi,
parce que je voudrais entendre de votre part le
même langage. La franchise seule sied
à l'affection. Puisque nous nous aimons,
soyons francs!
Or, avons-nous besoin d'être
sauvés? Nous faut-il un Sauveur? La
société et le peuple
réclament-ils un Sauveur ?... Ce n'est pas
là une question; et personne n'en est plus
à se demander pareille chose. Regardons
autour de nous : partout des mécontents! En
haut et en bas, vous n'entendez que plaintes, que
récriminations, qu'accusations mutuelles :
en haut, vous entendez crier à l'ingratitude
et à la rébellion; en bas, à
la dureté et à l'oppression. Ceux que
le peuple appelle aristocrates, bourgeois, ou les
riches, les grands, ceux qu'il qualifie d'heureux
de ce monde, sont-ils heureux véritablement?
Non, car ils ont plus de craintes que
d'espérances, plus de tribulations, connues
ou secrètes, que de joies et de repos. Ceux
que les classes supérieures nomment le
peuple, les petits, les malheureux, seraient-ils
vraiment contents, alors qu'ils seraient à
leur aise, ou même opulents et puissants?
Qu'ils le demandent à ceux qui sont
puissants et opulents ! N'importe, ils se
plaignent; et, assurément, ce n'est pas
toujours à tort.
Ce mécontentement, qui
d'ailleurs a paru de tout temps, pourquoi le
voyons-nous éclater parmi nous avec une si
terrible impétuosité? C'est que nous
voulons tous être égaux, non-seulement
en droits civils et politiques, non-seulement
devant les lois de notre pays, mais en moyens, en
fortune, en jouissances. Autrefois, le pauvre
pardonnait au riche d'être riche; maintenant
il dit, tantôt en lui-même,
tantôt tout haut : A quel titre
celui-là est-il mieux partagé que
moi? Je suis citoyen comme lui ; il n'est pas plus
homme que
moi.
Pourquoi ce privilège, pourquoi cette
préférence?... Le riche, à son
tour, s'irrite des prétentions du pauvre :
Ce que je possède, s'écrie-t-il, je
l'ai légitimement acquis, j'ai droit de le
posséder, et nul n'est autorisé
à me l'arracher, à m'en
dépouiller! Si l'un invoque les droits
naturels, les droits primitifs de l'homme, l'autre
en appelle à la loi, à ces droits
écrits qu'il considère comme une
application des droits primitifs. Des deux
côtés on prétend s'appuyer sur
la justice, quelquefois avec modération, le
plus souvent avec indignation ; mais des deux
côtés on est
mécontent.
On est mécontent de la
situation générale de la
société. « Cela ne peut pas
continuer ainsi, dit-on de toutes parts ! L'ordre
n'est plus protégé, n'est plus
maintenu ; les fondements, les
éléments conservateurs de la
société sont renversés, sont
épuisés! La liberté est
violemment attaquée, ou lâchement
trahie; le progrès nécessaire
à toute créature humaine, ce
progrès promis à tous les citoyens,
est méconnu, contesté, diversement
entravé. Il n'y a plus de confiance
mutuelle, plus de foi civile, par conséquent
plus de crédit; par conséquent plus
d'affaires sûres en aucun genre ! Non, non,
cela ne peut plus continuer ainsi.
»
Voilà ce que vous entendez
dire et redire à chaque instant. Et puis
vous voyez accourir une foule de médecins se
jugeant capables de guérir cette
société malade, l'un avec tel
remède, l'autre par un procédé
contraire. Les recettes ne font certes pas défaut :
nous en passerons
les principales en revue. Pour le moment, qu'il
nous suffise de constater que le
mécontentement est presque universel, que la
société parait à tous, sinon
mourante, du moins très malade. Constatons
que le nombre des réformateurs, des sauveurs
est presque innombrable, et qu'il nous importe donc
de savoir lequel d'entre eux mérite
d'être consulté ou suivi. Nous
connaissons le mal; tâchons de
découvrir le remède et le
médecin.
Que demanderons-nous à celui
qui veut devenir notre Sauveur? Puisque nous sommes
malades, particulièrement au moral, nous lui
demanderons la santé morale, la santé
de l'âme. Puisque nous sommes
mécontents, nous lui demanderons de nous
rendre contents. Puisque nos coeurs sont dans
l'état de guerre, nous lui demanderons de
leur procurer la paix. Ainsi, le signe auquel nous
reconnaîtrons notre libérateur, notre
bienfaiteur, notre rédempteur, c'est qu'il
nous procure une triple paix : la paix avec
nous-mêmes, la paix avec les hommes, nos
frères, la paix avec Dieu, notre Père
!
Convenez-vous que c'est là ce
qu'il vous faut, ce qu'il faut à la
société, au peuple, à tout
homme? Vous ne le sauriez nier, si vous êtes
sincère avec vous-même. En ce cas,
nous sommes d'accord dès le début ;
et nous allons voir si nous pouvons nous entendre
de même avec les réformateurs actuels
du monde. Nous croyons sans difficulté
qu'ils veulent tous nous faire du bien,
améliorer notre sort, nous conduire
même de progrès en progrès :
nous respectons leurs intentions,
et nous y applaudissons de grand coeur ; mais les
meilleures intentions ne sont pas tout, si elles ne
sont accompagnées d'un heureux choix de
moyens parfaitement convenables. C'est aux moyens,
c'est aux voies qu'il s'agit surtout de regarder.
or, les moyens se font reconnaître aux
effets, aux fruits. Si les effets sont salutaires,
si les fruits sont bons, il est clair que les
moyens le sont aussi. Si les fruits des
réformes, des changements que vous proposez,
nous donnent la paix, cette triple et durable paix
dont nous venons de parler, oh! alors, nous les
embrasserons avec confiance, avec reconnaissance;
alors nous vous saluerons vous-mêmes du titre
de sauveur!
Toutefois, en examinant ces
divers
projets de régénération
sociale, n'êtes-vous pas frappés
d'abord que les uns sont bons par un
côté, mais insuffisants et incomplets
; tandis que les autres, mauvais de tous points, ne
sont ni praticables ni désirables? Ainsi,
suffit-il de proclamer les droits de l'homme et du
citoyen? de décréter la
liberté, l'égalité, la
fraternité? de déclarer que le droit
au bonheur, au progrès, appartient à
tous? que la souveraineté du peuple est
l'unique chose nécessaire? que la vertu
civile et civique, le patriotisme, est le
principal? que l'éducation publique est la
grande ressource d'un état florissant et
d'un avenir prospère ? que l'organisation du
travail ferme à jamais l'abîme des
révolutions?
Ainsi, pouvez-vous approuver
ceux
qui, pour réformer nos
sociétés, pour établir,
disent-ils, le règne de Dieu sur la terre,
demandent d'emblée qu'il n'y ait plus de
propriété, plus de famille, plus de
religion?
Sans doute, entre ceux qui
proposent
des remèdes insuffisants et ceux qui
conseillent l'usage du poison, il existe une
différence profonde que nous aurons soin de
mettre en lumière ; mais, les premiers
même méritent-ils ce titre de Sauveur,
qu'il faut absolument refuser aux autres? C'est
là ce que nous avons intérêt
à rechercher, car nous avons besoin de paix;
car, encore une fois, nous obéirons avec
gratitude à celui qui nous donnera la paix
avec nous-mêmes, avec nos frères, avec
Dieu; à celui dont les bienfaits nous feront
dire, comme à l'armée des anges:
Gloire soit à Dieu au plus haut des cieux,
paix sur la terre, bonne volonté envers les
hommes! (Saint Luc Il, 14.)
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