Les fugitifs entraient, quelquefois longtemps
à l'avance, dans ces caches, et Élie
Benoît montre à quelles dures
épreuve ils y étaient soumis
« on s'enfermait, dit-il, dans des trous
où l'on était entassé les uns
sur les autres, hommes, femmes et enfants où
on ne prenait l'air qu'a certaines heures de la
nuit... ce qui renfermait le pot destiné
à subvenir aux nécessités
naturelles servait aussi de table pour boire et
manger. On demeurait dans cette contrainte pour
attendre le vent ou la commodité des
visiteurs, huit et quinze jours... Le silence,
l'obscurité, l'air étouffé, la
puanteur, tout ce qui pouvait faire le plus de
peine, devenait aisé pour les personnes les
plus délicates, pour les femmes grosses,
pour les vieillards, pour les enfants. On a vu des
enfants d'un naturel éveillé,
remuant, inquiet, sujets à crier pour la
moindre chose, demeurer dans ces obscures cachettes
aussi longtemps que des personnes d'un âge
mûr, sans jeter un cri, ni donner une marque
d'impatience. »
Mlle de Robillard fut mise avec ses cinq
jeunes frères et soeurs dans la cache qu'on
avait faite sur le navire qui devait l'emmener.
« Cette cache, dit-elle, était si
petite, qu'un homme était dedans pour nous y
tirer. Après que nous y fûmes
placés et assis sur le sol, ne pouvant y
être en autre posture, on referma la
trappe, et on la goudronna comme le reste du
vaisseau pour qu'on n'y pût rien voir. Le
lieu était si bas, que nos têtes
touchaient aux planches d'en haut. Nous primes soin
de tenir nos têtes, droit sous les poutres,
afin que, quand les visiteurs, selon leur belle
coutume, larderaient leurs épées,
ils ne nous perçassent pas le
crâne. »
Le danger n'était pas
chimérique ; on conte à ce sujet,
qu'un pasteur, enfermé dans une de ces
caches, fut blessé par l'épée
d'un des soldats qui lardaient le navire où
il se trouvait; non seulement il ne poussa pas un
cri, mais il eut la présence d'esprit
d'essuyer la lame de l'épée qui
l'avait blessé, à mesure que le
soldat la retirait à lui, pour que sa
présence ne fût pas
décelée par son sang. Mlle de
Robillard et ses cinq jeunes frères et
soeurs étaient depuis dix heures dans
l'étroite cache où on les avait
entassés, quand on put enfin ouvrir la cache
pour leur permettre de respirer. «Il
était temps; dit-elle, car nous
étouffions dans ce trou et croyions y aller
rendre l'âme aussi bien que tout ce que nous
avions dans le corps, qui en sortait de tous les
côtés. On nous donna de l'air, et en
sortîmes quelques heures après, plus
morts que vifs; notez pourtant que, malgré
ce mauvais état, toute ma jeunesse ne
jeta ni cris ni plaintes. »
Un cri échappé à un fugitif
eût perdu tous les réformés que
pouvait contenir la cache d'un navire. Baudoin de
la Bouchardière enfermé, lui
douzième, dans une de ces caches,
raconte que pendant la visite du navire qui dura
trois quarts d'heure, son jeune enfant, qui n'avait
que trois ans, vint à vomir. « Sa
mère, dit-il, lui mit la main sur la bouche,
et Dieu voulut qu'il ne poussât pas un
cri» Sans cette heureuse fortune, toute la
chambrée eût été
découverte par les visiteurs.
Quand on avait échappé à la
visite ou aux visites (le navire sur lequel monta
Fontaine, avait été visité
deux fois ; celui sur lequel était
cachée Mlle de Robillard, eut à subir
trois visites), on n'était pas encore hors
de danger.
Parfois l'inexpérience des
capitaines menait le navire à sa
perte ; ainsi Baudoin de la
Bouchardière et ses compagnons vinrent faire
naufrage sur les côtes de la Hollande,
après, dit-ils avoir fait voile toute une
nuit sans savoir où nous
étions.
Le pilote du navire qui emmenait Olry en Angleterre
faillit aborder, sans le vouloir, dans un port de
la côte de France, et plusieurs navires,
chargés de réfugiés,
allèrent, grâce à l'ignorance
des capitaines, échouer sur les côtes
d'Espagne.
Dans ce pays de l'inquisition, les huguenots
trouvèrent plus d'humanité qu'ils
n'en auraient rencontré dans leur propre
patrie. Suivant le conseil des juges, qui se
firent, il est vrai, payer leur complaisance, ils
se firent réclamer par les consuls des
puissances protestantes auxquels ils furent
remis.
Les fugitifs avaient à redouter,
non seulement l'inexpérience, mais encore
l'improbité des capitaines qui se livraient
au dangereux métier du transport des
émigrants. Le capitaine avec lequel Mlle de
Robillard avait traité, devait la
débarquer à Tapson, près
Exeter; il la dépose, à la nuit, sur
une plage déserte, à vingt lieues de
cette petite ville, avec ses jeunes frères
et soeurs.
« Le septième jour, dit Mlle de
Robillard, à neuf heures du soir,
nous vîmes aborder le vaisseau. On nous fit
descendre tous avec le peu de nippes que nous
avions sur ce rivage ou petit port, il ne nous
parut ni ville ni maison.
» La peur nous prit de nous voir dans ce lieu
qui nous parut un désert, et mon capitaine
de venir à moi d'un air fort résolu
me dire : de l'argent! les cinq cents livres que
vous me devez encore ! (il en avait reçu
cinq cents au départ). Je lui
répondis que sa demande était
injuste, puisqu'il ne nous menait pas où il
avait promis de nous laisser, à Tapson. Il
fallut néanmoins payer, après quoi il
mit à la voile et nous restâmes dans
ce lieu qui se nommait Falcombe, à vingt
lieues de Tapson... »
Les lamentations de ces six enfants
abandonnés (Mlle de Robillard,
l'aînée, n'avait que dix-sept ans)
attirèrent quelques enfants qui
amenèrent un ministre. Grâce à
quelques mots de latin que Mlle de Robillard avait
appris avec ses frères, elle put se faire
comprendre, et en montrant quatre louis d'or
composant toute sa fortune, elle réussit
à se faire donner une chaloupe qui la
conduisit à Tapson avec toute sa jeunesse.
C'est ainsi, qu'elle fut tirée du mauvais
pas où l'avait mise son capitaine.
Cet honnête homme s'était
pourtant laissé apitoyer au départ,
et, bien que payé seulement pour le
transport de cinq personnes, il avait consenti
à prendre, par-dessus le marché, la
plus jeune soeur de Mlle de Robillard,
âgée seulement de deux ans. Un autre
capitaine, plus pitoyable, avait consenti à
prendre gratis sur son navire, pour les emmener en
Angleterre, une pauvre veuve et ses quatre enfants.
Cette pauvre veuve ne possédait que quinze
francs pour tout avoir, et son bagage, ainsi que le
constate le procès-verbal de saisie, ne
consistait qu'en une couette et une méchante
caisse contenant de menues hardes pour ses
enfants.
Ceux qui s'adressaient à des capitaines
catholiques, anglais ou irlandais, dit Elie
Benoît, étaient trahis, et perdaient
à la fois leur argent et leur
liberté. Beaucoup dépouillaient leurs
passagers. Baudoin de la Bouchardière fait
naufrage sur les côtes de la Hollande, le
maître du navire et les matelots sautent dans
la chaloupe avec toutes les hardes des passagers
qu'ils avaient volées. Les fugitifs restent
abandonnés pendant quatre mortelles heures
sur le navire échoué, et à
chaque instant sur le point de sombrer sous
l'effort des vagues; ils sont enfin tirés
d'affaire par des matelots hollandais qui viennent
à leur secours.
On n'a jamais eu de nouvelles, dit Legendre, de
Simon le Platrier, orfèvre, qui
s'était embarqué avec sa femme et sa
fille aînée, « ou ils seront
péri sur la mer, ou le maître du
vaisseau dans lequel ils s'étaient
embarqués, leur aura coupé la gorge
et se sera retiré dans quelque île du
nouveau monde. Ce ne serait pas le seul qui
aurait fait de semblables
coups ».
En 1689, le présidial de Caen
condamnait à la roue le nommé Reigle,
convaincu d'avoir passé des religionnaires
à Jersey et d'en avoir volé un, après l'avoir étranglé.
En 1697, le même présidial condamnait
au même supplice Goupil, maître de
bateau et Tuboe, son matelot, convaincus d'avoir
fait périr plusieurs de leurs passagers,
entre autres cinq religionnaires et un bourgeois
catholique de Caen. Ces misérables
conduisaient leur bateau entre les deux îles
de Saint-Marcouf, dans un endroit où la mer,
en se retirant, laissait le sable à sec. Ils
faisaient descendre, sous un motif spécieux,
les passagers à fond de cale, fermaient
l'écoutille, pratiquaient une ouverture au
bateau, et s'éloignaient, laissant la haute
mer, dont le niveau dépassait le dessus du
pont, remplir leur office d'assassins.
Fontaine, réfugié en
Angleterre, avait donné mission à un
capitaine anglais de prendre pour lui un chargement
de sel en France. Au moment où ce capitaine
allait repartir pour l'Angleterre, après
avoir pris ce chargement, quelques huguenots qui
avaient pu, grâce à une conversion
simulée, trouver le temps et le moyen de
transformer tous leurs biens en argent comptant,
s'adressèrent à lui pour les
transporter en Angleterre.
Porteurs de sommes considérables, ces
malheureux crurent que leurs valeurs seraient plus
en sûreté entre les mains du capitaine
qu'entre les leurs. « La vue d'un tel
trésor, dit Fontaine, fut pour ce capitaine
une tentation à laquelle il ne sut pas
résister et il forma la résolution de
se l'approprier. — Sous prétexte que le
vent était contraire, il persuada les
passagers qu'il fallait mettre le vaisseau à
l'abri dans quelque port. Comme ils auraient couru
de grands dangers dans un port français, il
leur dit qu'il fallait gagner la côte
d'Espagne. Il naviguait donc entre Bilbao et
Saint-Sébastien, marchant à pleines
voiles, lorsque, voyant que le vent et la
marée favorisaient son criminel dessein, il
lança le vaisseau à la côte et
le brisa entièrement...
» Le capitaine et ses hommes sautèrent
dans la chaloupe avec le trésor et
laissèrent les passagers à la mer,
car chaque vague venait recouvrir
complètement le navire naufragé.
Parmi eux se trouvait une dame de qualité,
à laquelle appartenait la plus grande partie
des sommes confiées au capitaine. Elle
aurait pu se sauver parfaitement, grâce
à un jupon d'un tissu épais et
serré qui la faisait flotter sur l'eau et
l'aurait soutenue jusqu'à ce qu'elle
fût arrivée à la côte.
Mais le capitaine prévoyant ce qui allait
arriver, poussa sur elle sa chaloupe, comme s'il
allait à son secours, et, lorsqu'elle fut
à sa portée, d'un coup de gaffe il
la fit plonger sous l'eau, et il la tint
enfoncée assez longtemps pour que le jupon
s'imbibât d'eau et ne put pas ramener le
corps à la surface. »
Ce capitaine, dit Fontaine, se rendit à
Cadix, et avec sa fortune mal acquise acheta un
corsaire dont il prit le commandement.
Les fugitifs, alors même qu'ils
avaient eu la chance de tomber sur un capitaine
expérimenté et honnête, et
qu'ils avaient pu s'embarquer sans encombre et
gagner la haute mer en déjouant la vigilance
des croiseurs, n'étaient pas encore à
l'abri de tout danger, — souvent ils
rencontraient un corsaire de Saint-Malo ou de
Dieppe, ou un hardi forban d'Alger ou de Tunis,
venant faire des razzias près des rivages de
la France et même jusque en vue des
côtes de la Hollande. Naturalisé ou
non, le réfugié pris par un navire
français était envoyé aux
galères. — David Doyer, de Dieppe, est
pris avec le navire marchand qu'il commandait; il
est envoyé aux galères, et,
après quelques années de rame, il
meurt à l'hôpital de Marseille.
Au XVII° siècle, ce
n'était point chose rare de tomber aux mains
des corsaires barbaresques qui réduisaient
leurs prisonniers en esclavage.
Saint-Vincent-de-Paul avait été au
bagne de Tunis, comme Regnard avait
été à celui d'Alger. En 1645,
le synode protestant ordonnait une quête
générale pour le rachat de la
multitude de captifs qui étaient dans les
fers (à Alger, à Tunis, à
Salle, et autres lieux de la Barbarie).
La France et l'Espagne avaient des moines
rédempteurs, dont la seule mission
était le rachat des captifs catholiques;
l'Angleterre et la Hollande, rachetaient aussi
leurs nationaux. En 1648, il n'y avait pas à
Alger moins de 20000 esclaves chrétiens,
catholiques, grecs ou protestants. En 1666, lors du
traité avec Tunis, M. de Beaufort convient
qu'on rendra les captifs de part et d'autre, homme,
pour homme; le surplus pour un prix
modéré.
La même année, dans le traité
passé avec Alger, la France stipule,
moyennant une somme déterminée le
rachat de trois mille esclaves français.
En 1687, un paquebot hollandais portant
cent-soixante-quatre passagers, parmi lesquels se
trouvaient soixante-trois huguenots, est pris par
un corsaire algérien; tous sont faits
esclaves. C'est sur ce navire que se trouvait le
pasteur Brossard, qui conte ainsi l'aventure «
Le 6 juin 1687, je me mis, avec un grand nombre de
réfugiés, dans le vaisseau du sieur
Williamson de Rotterdam, pour passer d'Angleterre
en Hollande. Comme nous fumes près de la
Brille et que nous voyions la terre de
Zélande, les corsaires d'Alger,
commandés par le Bouffon, renégat
d'Amsterdam, arrivèrent là subitement
avec trois vaisseaux et nous
prirent. »
Valait-il mieux pour les réfugiés
tomber aux mains des Français qu'à
celles des Barbaresques ?
Le procureur du roi, de Nantes le pensait, lorsque,
parlant de la femme d'un raffineur de Nantes et de
trois ménages religionnaires capturés
par un corsaire algérien, il disait :
Voilà des gens punis plus
sévèrement que s'ils avaient
été arrêtés en
France.
Mais ce n'était pas l'opinion de Noblet, un
protestant de Rouen, qui, racheté par les
pères rédempteurs, après avoir
passé de longues années dans les fers
à Alger, et menacé des galères
à son retour en France, comme
prétendu relaps, déclarait qu'il
avait trouvé plus d'humanité en
Afrique qu'en France, ayant toujours eu
à Alger la liberté de prier Dieu
comme il l'entendait. C'était encore moins
l'avis du célèbre ministre Claude,
déclarant que, même les nouveaux
convertis, restés à leurs foyers,
mais obligés chaque jour de commettre des
sacrilèges qui leur faisaient horreur,
«changeraient de bon coeur leur dur esclavage,
avec des fers dans Alger ou dans Tunis, car ils n'y
seraient pas au moins, disait-il, opprimés
dans leurs consciences, et auraient encore quelque
espérance de liberté par la voie de
la rançon. »
Il est incontestable que les huguenots, si
cruellement tourmentés sur les
galères du roi de France, n'avaient pas au
bagne d'Alger des aumôniers acharnés
à les persécuter sans cesse,
moralement aussi bien que physiquement. Cependant,
même dans les bagnes des États
barbaresques, les missionnaires français
venaient encore parfois vexer et tourmenter les
esclaves huguenots. C'est ce qui arriva au pasteur
Brossard, pris en vue des côtes de la
Hollande, et qui resta dix-huit mois au bagne avant
d'être racheté par les soins de ses
coreligionnaires de l'Angleterre et de la
Hollande.
Le jour même de son arrivée, le
père vicaire de la congrégation de la
mission française résidant à
Alger, le presse fort de changer de religion et de
faire changer de même toutes les personnes
prises avec lui, lui promettant qu'il serait bien
récompensé de ce grand service rendu
au roi.
Brossard, à l'instigation de ce
saint homme, est fort durement traité par
les Turcs : « Le père vicaire,
dit-il, ayant toujours en tête de me faire
passer à sa religion, était bien aise
que je fusse ainsi tourmenté, me faisant
dire que je ne le serais plus, pourvu que je me
fisse catholique, à cause de l'argent qu'il
bâillerait pour cela aux Turcs... Je suis
assuré qu'il parla aux autres religieux et
prêtres d'employer tous leurs soins pour
cela.., comme ils firent tout leur possible pour me
mettre mal dans l'esprit du Bacha, afin qu'il
continuât de m'envoyer au travail, mais il
n'eut pas toujours égard à leurs
sollicitations contre moi, il me dispensa du
travail et me permit d'aller par la ville...
Après cela le père vicaire et ses
gens agirent contre moi d'une autre manière,
c'est qu'ils me donnaient le nom de Duquesne, et me
faisaient appeler ainsi en tous lieux par leurs
émissaires, pour m'exposer à la
fureur du peuple, qui, à l'ouïe de ce
nom, se ressouvenant que M. Duquesne les avait fait
ci-devant bombarder, s'échauffait
extrêmement contre tous les Français
et particulièrement contre moi, qui, pour
cette raison, ne sortais guère ou, si je
sortais, je recevais de grosses injures et souvent
de rudes coups. »
L'amiral d'Estrées ayant
commencé à bombarder Alger, tous les
jours les Turcs faisaient périr quelques
Français, en les mettant à la bouche
des canons. Brossard, enfermé dans un cachot
et au moment d'être envoyé au supplice
avec d'autres réfugiés, se
prépare à la mort. A ce moment, il
doit encore subir des exhortations du père
vicaire qui vient insister de nouveau pour que lui
et ses compagnons se convertissent
: « nous assurant, dit Brossard,
que, par ce moyen, nous avions notre salut en
l'autre monde, et nous insinuant en même
temps, que même nous pourrions encore le
faire en celui-ci. »
Un danger plus sérieux menaçait les
huguenots, esclaves aux bagnes d'Alger et de Tunis,
c'est qu'il fût fait droit aux
réclamations de Louis XIV, dont la haine
poursuivait les émigrés, non
seulement dans tous les États qui leur
avaient donné asile, mais encore jusqu'au
fond des bagnes. Le grand roi, en effet, avait,
ainsi que le dit Élie Benoît,
demandé, heureusement sans succès,
que les huguenots pris et faits esclaves par les
Barbaresques, lui fussent rendus comme des fugitifs ayant déserté
malgré ses
ordres.
Au roi de Portugal, il demande de faire convertir
une demi douzaine de ses sujets huguenots
établis au-delà des
Pyrénées, ainsi qu'en témoigne
cette lettre de Schomberg :
« L'ambassadeur travaille ici avec de
grands empressements pour obliger cinq ou six
marchands protestants à se faire romains. Il
a trouvé de la disposition au roi de
Portugal à leur ôter sa
protection. »
A son allié le roi d'Angleterre,
dit de Sourches, Louis XIV faisait redemander par
son ambassadeur, M. de Bonrepos, les matelots
huguenots qui s'étaient
réfugiés en Angleterre, et les
faisait redemander pour ses galères. Il
tente d'obtenir une restitution analogue de la
République de Gênes, et voyant qu'il
n'a aucune chance de réussite, il fait
féliciter son consul, d'avoir du moins fait
courir le bruit que la demande était faite.
Sa Majesté, écrit Seignelai; a
approuvé que vous ayez fait courir le bruit sous main, que
vous avez ordre de demander
à la République tous les
Français de la religion prétendue
réformée qui sont à
Gênes, puisque vous avez reconnu qu'il serait
trop difficile d'obtenir de la dite
République, de vous les remettre entre les
mains.» Le comte de Tessé, commandant
des dragons à Orange, signifie au
légat du pape qu'il sera forcé
d'entrer à Avignon et dans les autres villes
du comtat, si on y donne asile aux huguenots.
—Vis-à-vis de la Suisse, pour
réclamer l'expulsion des
réfugiés, Louis XIV ne craint pas
d'invoquer une disposition d'un traité
relatif aux malfaiteurs des deux pays.
Tambonneau, ambassadeur de France, demande, au nom
du roi, qu'il ne soit point fait accueil aux
réfugiés, attendu l'article 4 du
pacte d'alliance, portant que l'un des pays
contractants ne devait donner asile ou protection,
à aucun ennemi ou bandit dont l'autre pays
fût justiciable, et s'engageait à le
chasser de son territoire.
Berne, appuyée par Zurich, répond :
«nous estimons unanimement et selon la saine
raison que ceux qui, pour cause seulement de
religion et pour sûreté de leur
conscience, ont quitté la France, sans être coupables
d'aucun
méfait, ne sauraient être
assimilés à ceux dont parle l'article
4. »
C'est surtout vis-à-vis de sa faible
voisine, Genève, que Louis XIV multiplia les
insolentes injonctions et même les menaces,
pour obtenir que les réfugiés fussent
expulsés de cette trop hospitalière
République.
Louis XIV écrit à
Dupré, résident français
à Genève, d'insister auprès
des magistrats de cette ville pour qu'ils obligent
les réfugiés à partir pour
retourner dans leurs maisons —
« vous déclarerez aux dits
magistrats, poursuit-il, que je ne pourrais pas
souffrir qu'ils continuassent à donner
retraite à aucun de mes sujets qui
voudraient encore sortir de mon royaume», il
lui écrit encore plus tard, pour lui
enjoindre de déclarer une seconde fois aux
magistrats, que s'ils n'obligent pas les
réfugiés de s'en retourner
incessamment dans les lieux où ils
demeuraient auparavant, il pourrait bien prendre
des résolutions qui les feraient repentir de
lui avoir déplu.
Genève, sans armes, avec ses remparts en
mauvais état, ne pouvait songer à
résister ouvertement aux injonctions de son
trop puissant voisin. Elle envoya les
réfugiés du pays de Gex, dans les
propriétés rurales que
possédaient ses bourgeois, et soutint que,
de tout temps on avait employé chez elle des
valets et des servantes de ce pays, et qu'on ne
saurait comment s'en procurer ailleurs.
Elle fit publier à son de trompe, dans la
ville l'expulsion des réfugiés, mais,
après les avoir fait sortir en plein jour
par la porte de France, elle les faisait rentrer
à minuit par la porte de Suisse.
Enfin, quand elle vit l'orage approcher
d'elle, les troupes françaises étant
descendues dans les vallées vaudoises, pour
les désoler de concert avec l'armée
du duc de Savoie, elle travailla avec ardeur
à relever ses fortifications, avec l'aide
des ingénieurs du prince d'Orange, puis elle
conclut une alliance défensive avec les
autres villes réformées de la Suisse,
qui s'engagèrent à mettre 30,000
hommes à sa disposition, dans le cas
où Louis XIV voudrait mettre à
exécution les menaces qu'il lui avait
faites. L'intendant de Gex avait, en effet,
insolemment écrit : « Sachez que
le roi a 9 000 hommes sur la Saône, qui
seront ici dans un moment, avis à vous,
messieurs de Genève. » Quand la
petite république se fut mise en état
de se défendre, le roi dut se borner
à écrire à son
résident, ces vaines paroles de
menace : « Dites à ces mes
sieurs de Genève qu'ils se repentiront
bientôt de m'avoir déplu. »
Partout les tentatives de Louis XIV, pour se faire
livrer les réfugiés,
échouèrent misérablement,
excepté auprès du duc de Savoie qui
consentit à se faire le pourvoyeur des
galères de France, en établissant des
postes de garde tout le long de ses
frontières, et en organisant une
véritable chasse aux huguenots sur son
territoire.
Voici comment furent traités Jean Nissolles
et ses compagnons, arrêtés hors des
frontières de France, auprès de
Pignerol, et arrêtés, de la part du
duc de Savoie.
« On nous sépara, dit Jean
Nissolles. On mit Hourtet, Figuels et mon fils dans
une certaine casemate, où l'on n'avait
accoutumé que d'enfermer les plus grands
scélérats. On n'y pouvait voir le
jour que par un trou, l'eau y coulait de tous
côtés et il n'y avait qu'un peu de
paille pourrie, toute remplie de poux… On
nous enferma, Claude et moi, dans un cachot si
plein d'ordure et de la plus sale ordure,
qu'elle remplissait presque jusqu'à la
porte, et qu'à peine pûmes-nous y
mettre une paillasse pour coucher. Le lieu
était fort humide et d'une puanteur si
insupportable, qu'un prisonnier des
vallées de la Luzerne y était devenu
tout enflé... Après vingt-trois jours
de séjour dans de pareils endroits, et
pendant la rigueur de l'hiver, on eut ordre de la
cour de nous faire conduire dans notre pays et
devant nos juges. »
En avril 1686, deux cent quarante émigrants
passent la frontière savoyarde pour se
rendre en Suisse, avec vingt-huit mulets portant
les hardes et les petits enfants. Mais les
curés des paroisses auxquelles les fugitifs
appartenaient, avaient prévenu le
curé de Saint-Jean de Maurienne, et ces
fugitifs ne furent pas plus tôt sur le
territoire de la Savoie, que les paysans
appelés au son du tocsin, accoururent de
toutes parts et les enveloppèrent. Faits
prisonniers par ces sujets zélés de
l'allié de Louis XIV, ils furent remis aux
autorités françaises, et les juges
envoyèrent les femmes en prison, les hommes
aux galères.
Au mépris du droit des gens, Louis XIV
faisait enlever les réfugiés, hors
des frontières de la France, à
l'étranger; il tenta même de faire
enlever en pleine Hollande, le pasteur Jurieu, dont
les pamphlets l'exaspéraient au plus haut
degré.
Élie Benoît constate que les gardes
des frontières allaient enlever les fugitifs
descendus dans quelque auberge à deux ou
trois lieues de la frontière, en sorte que,
à proximité de la France, il n'y
avait sûreté pour les
émigrés que dans les villes
fermées.
Vernicourt, conseiller au Parlement de Metz, fut
pris par la garnison de Hombourg sur le territoire
du Palatinat.
Le banquier Huguetin, établi en Hollande,
avait fait une Immense fortune. On attira ce
réfugié en France, sous
prétexte de négocier la restitution
des biens qu'il avait laissés dans sa
patrie. Pontchartrain l'obligea à souscrire
des lettres de change pour plusieurs millions, mais
Huguetin ayant pu révoquer à temps
les ordres qu'on lui avait extorqués,
s'empressa de repasser en Hollande. Poursuivi par
les agents du gouvernement français, il fut
enlevé par eux sur le territoire hollandais
et, sans un heureux hasard qui lui permit de se
faire reconnaître à la
frontière, il eût fini ses jours dans
quelque prison d'État.
Jean Cardel, originaire de Tours, avait
fondé à Manheim une importante
manufacture de drap. Accusé faussement
(ainsi que 1e reconnaît La Reynie, dans une
pièce qui se trouve aux archives de la
Préfecture de police) d'une prétendue
conspiration contre la personne du roi, il est
enlevé par un détachement de troupes
françaises entre Manheim et Francfort.
Enfermé à la Bastille le 4 août
1690, le malheureux Cardel y reste trente ans; son
esprit, disent les mémoires sur la Bastille,
était dans une espèce
d'égarement qui ne lui laissait que de fort
légers intervalles de raison. Le 3 juin
1715, on le trouva mort dans le cachot fangeux
où il languissait depuis si longtemps ; son
corps était chargé de soixante-trois
livres de chaînes de fer. L'Électeur,
le roi Guillaume, les États
généraux et l'Empereur
lui-même, avaient réclamé
vainement la mise en liberté de Cardel, que
Louis XIV avait fini par faire passer pour mort.
— C'est ce qu'il avait fait pour les trois
ministres, réclamés en 1713 en vertu
du traité d'Utrecht. — C'est encore par
un mensonge semblable, qu'il mit fin aux instantes
réclamations faites par la Porte, au sujet
d'Avedick, patriarche de Constantinople, qu'il
avait fait enlever et gardait au fond d'un cachot
depuis plusieurs années. — Ce n'est que
plus tard qu'Avedick mourut, et sa fin arriva si
à propos pour tirer Louis XIV d'embarras,
qu'on eut quelque peine à croire qu'elle
fût naturelle.
Ces enlèvements de réfugiés
à l'étranger n'étaient pas les
seules marques qu'eût données, Louis
XIV de son mépris du droit des gens. Quand
la France avait été dragonnée,
on avait logé les soldats chez un grand
nombre d'étrangers, allemands, anglais,
hollandais, sous prétexte qu'ils
étaient alliés à des familles
françaises, et il fallut l'intervention des
États généraux de Hollande et
de l'ambassadeur d'Angleterre pour faire cesser ces
incroyables abus de pouvoir. Le procureur du roi
à Nantes, s'oppose au départ du
négociant hollandais Wyterloft et
fait saisir ses meubles, bien qu'il eût un
passeport dans les règles, sous
prétexte que, pour éviter
d'être converti par les dragons, ce
négociant veut émigrer avec toute sa
famille, en ne laissant que son fils
aîné comme plastron. Ce
zélé convertisseur, ayant sans doute
reçu quelques observations de son procureur
général, à l'occasion de cette
assimilation des étrangers aux
Français, lui écrit : « Je
prévois un inconvénient fâcheux
qui va arriver, et sur lequel je vous prierai de
spécifier votre ordre, qui est qu'y ayant
ici un grand nombre d'étrangers non
naturalisés que je prévois convertis
à la venue des premiers dragons, et,
après cela, ces gens feront leurs affaires
et enverront tous leurs effets au pays dont ils
sont, et ensuite voudront se retirer, et
régulièrement on ne saurait point les
en empêcher. Pourquoi? s'il n'y a point de
différence à faire? (entre
étrangers et Français). — On
trouve aux archives, des ordres pour faire entrer
aux nouvelles catholiques de Paris, Mlle Betsy, Anglaise, pour
en faire sortir Mlle du
Cerceau et Mme de Bonroger, toutes deux
Hollandaises.
Un envoyé du duc de Zell, ayant
refusé de se laisser convertir, est
jeté à la Bastille; on donne l'ordre
d'enfermer dans cette prison de Villaines,
écuyer de l'ambassadeur de Hollande,
accusé de pervertir les nouveaux convertis,
mais au dernier moment on recule devant cette
violation flagrante du droit des ambassadeurs; on
se borne à demander le rappel de
l'écuyer de Villaines, mais, en même
temps, on donne l'ordre de tenter de l'enlever,
quant il se mettra en route avec sa famille pour
rentrer en Hollande.
Quant aux réfugiés qui
s'étaient fait naturaliser et avaient pris
du service dans les armées
étrangères, s'ils étaient
faits prisonniers, ils étaient
impitoyablement envoyés aux galères;
c'est ce qui arriva aux réfugiés pris
à Fleurus, c'est ce qui serait arrivé
à lord Galloway, fils de Ruvigny, s'il
fût resté aux mains des
Français où il était
tombé un instant au cours de la bataille de
Nerwinde; et, cependant, dès 1680, Ruvigny
son père, avant de quitter la France, avait
pris soin de prendre en Angleterre des lettres de
naturalisation pour lui-même et pour ses
enfants.
Le roi croyait avoir assez fait pour ces dangereux naturalisés en
publiant le 12 mars
1689, une ordonnance ainsi conçue :
« Sa Majesté ayant
été informée que plusieurs
officiers de ses troupes et autres ses sujets, qui
depuis la publication de l'édit portant
révocation de celui de Nantes, sont sortis
du royaume et se sont retirés en Angleterre
et Hollande, comme dans les pays neutres, se
trouvent présentement embarrassés,
dans l'appréhension qu'ils ont d'être
obligés, à 1'occasion de la
présente guerre; ou de porter les armes
contre leur véritable souverain, ou de
perdre la subsistance qu'ils tirent dans lesdits
pays; et Sa Majesté, voulant bien leur
donner moyen de ne point tomber dans un pareil
crime, qui a toujours été en horreur
à la nation française, et
d'éviter d’autre inconvénient,
Sa Majesté a ordonné et ordonne, veut
et entend, que tous ceux de ses sujets, de quelque
qualité qu'ils soient, qui sont sortis du
royaume à l'occasion dé la
révocation dudit édit de Nantes, et
lesquels passeront au Danemark, pour y servir dans
les troupes de Sa Majesté Danoise, qui est
dans l'alliance de Sa Majesté, ou se
retireront à Hambourg, pourront jouir de
la moitié des biens qu'ils ont en
France. »
Ce qui est plus excessif encore, c'est que les
réfugiés naturalisés ou
non qui étaient pris, non les armes
à la main mais voyageant d'un pays à
l'autre pour leurs affaires ou leur négoce,
étaient aussi envoyés aux
galères, en vertu de cette disposition de la
déclaration du 31 mai 1685 : « Les
Français qui seront pris sur les vaisseaux
étrangers, ou autres, et convaincus de
s'être établis sans nôtre
permission dans les pays étrangers, seront
constitués prisonniers dans les prisons
ordinaires des lieux.. et condamnés aux
galères perpétuelles «
C’est ainsi qu'Elie Neau, naturalisé Anglais, ayant
été pris en mer par un corsaire de
Saint-Malo, fut mis aux galères; il fut
cruellement tourmenté par
l’aumônier des galères, qui, ne
pouvant venir à bout de sa constance, finit
par demander qu'on le débarrassât d'un
tel pestiféré. Elie Neau fut alors
jeté dans un cachot sans jour ni air ,
où on le laissa souvent sans vêtements
pour se garantir du froid et sans nourriture, et ce
ne fut qu’au bout de cinq ans, sur les
pressantes instances de lord Portland qu’il
fut enfin mis en liberté.
Pour les huguenotes qui étaient prises en
mer, elles étaient mises au couvent
où on les convertissait. Trois jeunes filles
partent de la Caroline où leur père
était fixé, pour se rendre en
Angleterre où une femme de qualité
s’était chargée de les faire
élever ; le vaisseau qui les portait
est pris et on les met au couvent.
L'aînée se fait religieuse, et les
deux autres soeurs se convertissent; dix ans
après leur capture, l'intendant de Bretagne
demande pour elles une dot afin de les marier
à deux anciens catholiques. La demoiselle
Falquerolles, fameuse protestante dit
Pontchartrain, qui avait été prise
sur un vaisseau anglais, capturé par un
armateur de Dunkerque, résista à tous
les efforts faits pour la convertir, on dut se
résigner à l’expulser du royaume
comme opiniâtre.
C'était, sans croire qu'ils
renonçaient pour toujours à leur
patrie, que les huguenots avaient pris la route de
l'exil. « Nous partons, avaient-ils dit,
comme Olry, mais seulement jusqu'à ce que
Dieu nous ramène dans les lieux
d'où l'on nous a déchassés par
la violence que l'on a exercée contre nos
consciences ». Avec cet espoir persistant du
retour, ces réfugiés ne se
considéraient que comme les hôtes
passagers des pays qui les avaient accueillis. En
1697, dans le Brandebourg, les Églises
françaises célébraient encore
un jeûne solennel pour le retour en
France, et jusqu'en 1703, les pasteurs de ces
Églises se refusèrent à
dresser la liste, des membres qui composaient leurs
troupeaux, dans la crainte de donner une
constitution définitive à un
état de choses qu'ils ne
considéraient que comme provisoire. Si un
grand nombre de huguenots, cinq ou six mille, se
fixèrent à Cassel, c'est, dit Weiss,
parce qu'ils étaient heureux de ne pas
s'éloigner beaucoup de leur pays natal, dans
lequel ils espéraient être
rappelés un jour. »
« Si, dit Maritofer, troupe par troupe,
on voyait les réfugiés se
succéder en Suisse avec la même
persistance, c'est qu'aussi la Suisse leur offrait
le plus court chemin, pour retourner chez eux. Le
regret de la patrie perdue leur rendait plus
difficile de prendre racine dans les asiles qui
s'ouvraient à eux et de se fondre avec leurs
frères en la foi, si charitables et si
dévoués qu'ils se montrassent
à leur égard; aussi voyons-nous
partout les émigrés, chercher
à se grouper en nombre, à former une
paroisse à part, avec ses
préposés et son administration
propre, afin de pouvoir à la
première occasion retourner tous ensemble au
pays
Cette préoccupation de se grouper ensemble,
pour se faire sur le sol étranger une petite
France, à l'image de la patrie perdue, on la
retrouve partout chez les réfugiés,
en Hollande, en Angleterre, en Amérique, en
Allemagne et en Suisse.
C'est en Hollande, en Angleterre, dans le
Brandebourg et dans les différents
États de l'Allemagne, que se fixa la plus
grande partie des réfugiés.
Si un si grand nombre d'entre eux allèrent
si fixer dans le Brandebourg, vingt-cinq mille
militaires, gentilshommes, gens de lettres,
artistes, marchands manufacturiers, cultivateurs,
c'est que pour les attacher au pays,
Frédéric Guillaume laissait les
colonies d'émigrants subsister dans une
certaine mesure en corps de nation. Les
réfugiés avaient leurs cours de
justice, leurs consistoires, leurs synodes, et
toutes les affaires qui les concernaient se
traitaient en français. Il leur semblait
qu'ils vivaient encore parmi leurs parents et leurs
amis, tant le Brandebourg leur retraçait
l'image de la patrie absente .
Si les pasteurs retardèrent jusqu'en 1703 la
formation des registres des églises du
Brandebourg, c'est parce qu'ils craignaient, nous
le répétons, tant l'esprit du retour
était resté fermement enraciné
dans les coeurs, de donner, par la formation des
listes, une apparence définitive à la
constitution de leurs troupeaux. Ainsi que le dit
Jurieu, les réfugiés s'obstinaient
à conserver ce coeur Français qu'on
s'efforçait de leur arracher.
Il ne faut pas croire que dès le
début; les réfugiés prenant
les armes sous le drapeau des puissances
protestantes qui leur avaient donné asile,
eussent perdu l'amour de leur patrie; un grand
nombre d'officiers, en s'engageant dans
l'armée hollandaise, avaient stipulé
qu'ils ne combattraient point contre la France. Si
tant de réfugiés vinrent
s'enrôler dans l'armée de Guillaume
d'Orange, et verser leur sang pour lui assurer
là possession du trône
d’Angleterre, ils furent, surtout
poussés à le faire par le
désir de se constituer, en la personne de
Guillaume, un protecteur assez puissant; pour qu'il
put imposer un jour à Louis XIV le rappel
des huguenots. La lettre suivante écrite par
le baron d'Avejon pour provoquer des engagements
dans son régiment, destiné à
prendre part à l'expédition
d'Angleterre, montre bien que, pour les
réfugiés, il s'agissait là
d'une sorte de croisade en vue du retour
ultérieur dans la patrie. « Je
m'assure, dit-il, que vous ne manquerez pas de
faire publier dans toutes les Églises
françaises de Suisse, l'obligation
où sont les réfugiés de nous
venir en aide dans cette expédition,
où il s'agit de la gloire de Dieu, et, dans
la suite, du rétablissement de son
Église dans notre patrie. »
Le succès de la bataille de la Boyne
eût peut-être été pour
les réfugiés le gage assuré
d'un retour prochain en France, si leur chef, le
maréchal de Schomberg, n'eût pas
trouvé la mort sur le champ de bataille.
Deux ans plus tard, après le combat naval de
la Hogue, Guillaume décidait qu'une descente
serait faite en France et qu'on ferait appel au
concours des nouveaux convertis. Les
régiments de réfugiés avaient
été désignés pour
former l'avant-garde du corps
expéditionnaire que devait commander
Ménard de Schomberg, fait comte de
Leinster.
Mais les vents contraires ayant
empêché le débarquement, et la
saison avancée ne permettant pas de donner
suite à ce projet de descente en France, il
fut abandonné, et, depuis ce moment, jamais
il ne fut fait, une tentative sérieuse pour
rétablir, de haute lutte, le culte
protestant en France.
Un des premiers chefs des révoltés
des Cévennes, Vivens, un ancien cardeur de
laine, avait appelé à lui, mais
vainement, tous les réfugiés;
l'entente eût-elle été possible
entre les gentilshommes émigrés, et
les obscurs artisans, chefs improvisés de la
démocratique insurrection des
Cévennes? Cela semble d'autant plus douteux
que l'on voit d'Aigullières et les nobles
nouveaux convertis de Nîmes supplier le
gouvernement de Louis XIV de leur donner des armes
pour aller exterminer les Cévenols, ces
malheureux fanatiques ; si l'on eût
pu amener les réfugiés qui versaient
leur sang sur tous les champs de bataille pour
leurs patries d'occasion, à s'unir au
dernier chef des Cévenols, Roland, il est
incontestable qu'ils eussent eu grande chance de
réussite et que Louis XIV aurait pu se voir
contraint à rétablir l'édit de
Nantes.
Mais rien de sérieux ne fut tenté par
les réfugiés pour venir au secours de
l'insurrection cévenole, la flotte que
Ricayrol amenait en 1704 au secours des
insurgés est dispersée par la
tempête. L'année suivante, alors que
Roland, le grand organisateur des
révoltés, périt victime d'une
trahison, La Bourlie, Miramont et Belcastel de
l'étranger où ils sont
réfugiés, tentent d'organiser dans le
Languedoc une vaste conspiration; Bonbonnoux, un
des derniers chefs camisards, parle ainsi de cette
aventure :
« Quelques-uns de ceux qui avaient suivi
Cavalier dans les pays étrangers,
étant de retour dans nos provinces,
leurrés par quelques puissances
étrangères, roulaient de vastes
projets dans leurs esprits. Il ne s'agissait pas de
moins que de se rendre maître de la province
et de mettre quarante mille hommes sur pied au
premier signal... Mais lorsque la lourde machine
est prête à jouer, le secret
s'évente et tout le projet tombe; heureux,
si par sa chute il n'avait pas
entraîné la perte des principaux qui
l'avaient formé. Mais quelle cruelle
boucherie n'en fit-on pas ! Vélas fut
étendu sur une roue, Catinat et Ravanel
périssent sur un même bûcher,
Flessière est tué sur place.
»
Infatigable conspirateur, La Boulie, fils d'un
lieutenant général, ancien
sous-gouverneur de Louis XIV, ne cessa, jusqu'au
jour de sa mort, de faire de nouveaux complots qui
n'aboutirent pas.
Déjà, en 1703, retiré dans son
manoir de Vareilles, d'où il lançait
de nombreuses proclamations, il avait tenté
d'organiser un soulèvement
général des catholiques et des
protestants contre le gouvernement de Louis XIV.
Montrant que, par suite de la suppression de toutes
les libertés, le pouvoir sans limites du roi
surchargeait impunément le peuple
d'impôts insupportables, il invitait tous les
Français à briser les fers de leur
honteux esclavage et à réclamer les
armes à la main la convocation des
États généraux. Pendant qu'il
préparait le soulèvement du Rouergue,
il chargeait le capitaine Boëton de s'entendre
avec les chefs camisards pour agir avec eux. Mais
Catinat, lieutenant de Cavalier, ayant pris les
devants et ayant fait brûler quelques
églises dans le canton où l'on devait
se rencontrer, fut attaqué par les milices
catholiques qui dispersèrent sa troupe.
Boëton arrivant avec six cents hommes, ne
trouve plus ses alliés, il est obligé
de gagner la montagne et de s'enfermer dans le
château de Ferrières, où il est
attaqué par des forces supérieures et
obligé, de se rendre avec sa troupe.
Si La Boulie avait pu réunir tous les
éléments de résistance
épars sur les divers points du territoire,
faire marcher ensemble les catholiques et les
protestants pour la revendication des
libertés perdues et la suppression des
impôts, réduisant à la plus
horrible misère, la gent taillable et
corvéable à merci, il eût
transformé la guerre religieuse en une
guerre sociale qui eût pu constituer un grave
péril pour le gouvernement.
Quelques années auparavant
déjà, les souffrances du peuple
avaient amené des troubles sérieux en
Bretagne et en Guyenne, et la misère
était telle partout, qu'elle eût servi
puissamment la Cause de La Bourlie, s’il avait
pu réaliser le soulèvement
général qu'il avait
rêvé. Pour qu'on puisse se rendre
compte du puissant appui qu'eût
rencontré dans la misère
générale le soulèvement
général rêvé par La
Bourlie, il n'est pas inutile de montrer par
quelques citations, ce qu'était cette
misère au bon vieux temps.
« Par toutes les recherches que j'ai pu faire
depuis plusieurs années que je m'y applique,
dit le maréchal de Vauban, j'ai fort bien
remarqué que dans ces derniers temps, la
dixième partie du peuple est réduite
â la mendicité, et mendie
effectivement; que, des neuf autres parties, il y
en a cinq qui ne sont pas en état de faire
l'aumône à celle-là, parce
qu'eux-mêmes sont réduits, à
très peu de chose près, à
cette malheureuse condition ; que des quatre autres
parties qui restent, les trois sont fort mal
aisées et embarrassées de dettes et
de procès, et que, dans la dixième;
où je mets tous les gens
d'épée, de robe,
ecclésiastiques et laïques; toute la
noblesse haute la noblesse distinguée et les
gens en charges; militaires et civils, les bons
marchands; les bourgeois rentés et les plus
accommodés, on ne peut pas compter sur cent
mille familles, et je ne croirais pas mentir quand
je dirais qu'il n'y en a pas dix mille, petites ou
grandes, qu'on puisse dire être fort à
leur aise... De tout temps en France on n'a pas eu
assez d'égards pour le menu peuple... aussi
c'est la partie la plus ruinée et la plus
misérable du royaume. Les biens de la
campagne rendent le tiers moins de ce qu'ils
rendaient il y à trente ou quarante ans,
surtout dans les pays ou les tailles sont
personnelles.
Les puissants font dégrever leurs fermiers,
leurs parents, leurs amis…
Les paysans ont renoncé à
élever du bétail et à
améliorer la terre dans lai crainte
d’être accablés par la taille,
l'année suivante. Ils vivent
misérables, vont presque nus, ne consomment
rien et laissent dépérir les terres.
Les paysans arrachent les vignes et les pommiers
à cause des aides et des douanes
provinciales... Le sel est tellement hors de prix
qu'ils ont renoncé à élever
des porcs, ne pouvant conserver leur chair. Des
agents employés à lever les revenus,
de cent il n'y en a pas un qui soit honnête,
et, par le fer et le feu, il n'y a rien qu'on ne
mette en usage pour réduire ce peuple au
pillage universel. Et tous les pays qui composent
le royaume sont universellement
ruinés. » Une relation de 1669,
qui se trouve aux manuscrits de l'arsenal dit :
« Plusieurs femmes et enfants ont
été trouvés morts sur les
chemins et dans les blés, la bouche
pleine d'herbes, dans le Blaisuis, ils sont
réduits à pâturer l'herbe et
les racines tout ainsi que des bêtes, Ils
dévorent les charognes, et, si Dieu n'a
pitié d'eux, ils se mangeront les uns les
autres. »
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