Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

L'ÉMIGRATION

suite 2

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Les fugitifs entraient, quelquefois longtemps à l'avance, dans ces caches, et Élie Benoît montre à quelles dures épreuve ils y étaient soumis « on s'enfermait, dit-il, dans des trous où l'on était entassé les uns sur les autres, hommes, femmes et enfants où on ne prenait l'air qu'a certaines heures de la nuit... ce qui renfermait le pot destiné à subvenir aux nécessités naturelles servait aussi de table pour boire et manger. On demeurait dans cette contrainte pour attendre le vent ou la commodité des visiteurs, huit et quinze jours... Le silence, l'obscurité, l'air étouffé, la puanteur, tout ce qui pouvait faire le plus de peine, devenait aisé pour les personnes les plus délicates, pour les femmes grosses, pour les vieillards, pour les enfants. On a vu des enfants d'un naturel éveillé, remuant, inquiet, sujets à crier pour la moindre chose, demeurer dans ces obscures cachettes aussi longtemps que des personnes d'un âge mûr, sans jeter un cri, ni donner une marque d'impatience. »

Mlle de Robillard fut mise avec ses cinq jeunes frères et soeurs dans la cache qu'on avait faite sur le navire qui devait l'emmener.
« Cette cache, dit-elle, était si petite, qu'un homme était dedans pour nous y tirer. Après que nous y fûmes placés et assis sur le sol, ne pouvant y être en autre posture, on referma la trappe, et on la goudronna comme le reste du vaisseau pour qu'on n'y pût rien voir. Le lieu était si bas, que nos têtes touchaient aux planches d'en haut. Nous primes soin de tenir nos têtes, droit sous les poutres, afin que, quand les visiteurs, selon leur belle coutume, larderaient leurs épées, ils ne nous perçassent pas le crâne. »

Le danger n'était pas chimérique ; on conte à ce sujet, qu'un pasteur, enfermé dans une de ces caches, fut blessé par l'épée d'un des soldats qui lardaient le navire où il se trouvait; non seulement il ne poussa pas un cri, mais il eut la présence d'esprit d'essuyer la lame de l'épée qui l'avait blessé, à mesure que le soldat la retirait à lui, pour que sa présence ne fût pas décelée par son sang. Mlle de Robillard et ses cinq jeunes frères et soeurs étaient depuis dix heures dans l'étroite cache où on les avait entassés, quand on put enfin ouvrir la cache pour leur permettre de respirer. «Il était temps; dit-elle, car nous étouffions dans ce trou et croyions y aller rendre l'âme aussi bien que tout ce que nous avions dans le corps, qui en sortait de tous les côtés. On nous donna de l'air, et en sortîmes quelques heures après, plus morts que vifs; notez pourtant que, malgré ce mauvais état, toute ma jeunesse ne jeta ni cris ni plaintes. »
Un cri échappé à un fugitif eût perdu tous les réformés que pouvait contenir la cache d'un navire. Baudoin de la Bouchardière enfermé, lui douzième, dans une de ces caches, raconte que pendant la visite du navire qui dura trois quarts d'heure, son jeune enfant, qui n'avait que trois ans, vint à vomir. « Sa mère, dit-il, lui mit la main sur la bouche, et Dieu voulut qu'il ne poussât pas un cri» Sans cette heureuse fortune, toute la chambrée eût été découverte par les visiteurs.
Quand on avait échappé à la visite ou aux visites (le navire sur lequel monta Fontaine, avait été visité deux fois ; celui sur lequel était cachée Mlle de Robillard, eut à subir trois visites), on n'était pas encore hors de danger.

Parfois l'inexpérience des capitaines menait le navire à sa perte ; ainsi Baudoin de la Bouchardière et ses compagnons vinrent faire naufrage sur les côtes de la Hollande, après, dit-ils avoir fait voile toute une nuit sans savoir où nous étions.
Le pilote du navire qui emmenait Olry en Angleterre faillit aborder, sans le vouloir, dans un port de la côte de France, et plusieurs navires, chargés de réfugiés, allèrent, grâce à l'ignorance des capitaines, échouer sur les côtes d'Espagne.
Dans ce pays de l'inquisition, les huguenots trouvèrent plus d'humanité qu'ils n'en auraient rencontré dans leur propre patrie. Suivant le conseil des juges, qui se firent, il est vrai, payer leur complaisance, ils se firent réclamer par les consuls des puissances protestantes auxquels ils furent remis.

Les fugitifs avaient à redouter, non seulement l'inexpérience, mais encore l'improbité des capitaines qui se livraient au dangereux métier du transport des émigrants. Le capitaine avec lequel Mlle de Robillard avait traité, devait la débarquer à Tapson, près Exeter; il la dépose, à la nuit, sur une plage déserte, à vingt lieues de cette petite ville, avec ses jeunes frères et soeurs.
« Le septième jour, dit Mlle de Robillard, à neuf heures du soir, nous vîmes aborder le vaisseau. On nous fit descendre tous avec le peu de nippes que nous avions sur ce rivage ou petit port, il ne nous parut ni ville ni maison.
» La peur nous prit de nous voir dans ce lieu qui nous parut un désert, et mon capitaine de venir à moi d'un air fort résolu me dire : de l'argent! les cinq cents livres que vous me devez encore ! (il en avait reçu cinq cents au départ). Je lui répondis que sa demande était injuste, puisqu'il ne nous menait pas où il avait promis de nous laisser, à Tapson. Il fallut néanmoins payer, après quoi il mit à la voile et nous restâmes dans ce lieu qui se nommait Falcombe, à vingt lieues de Tapson... »
Les lamentations de ces six enfants abandonnés (Mlle de Robillard, l'aînée, n'avait que dix-sept ans) attirèrent quelques enfants qui amenèrent un ministre. Grâce à quelques mots de latin que Mlle de Robillard avait appris avec ses frères, elle put se faire comprendre, et en montrant quatre louis d'or composant toute sa fortune, elle réussit à se faire donner une chaloupe qui la conduisit à Tapson avec toute sa jeunesse. C'est ainsi, qu'elle fut tirée du mauvais pas où l'avait mise son capitaine.
Cet honnête homme s'était pourtant laissé apitoyer au départ, et, bien que payé seulement pour le transport de cinq personnes, il avait consenti à prendre, par-dessus le marché, la plus jeune soeur de Mlle de Robillard, âgée seulement de deux ans. Un autre capitaine, plus pitoyable, avait consenti à prendre gratis sur son navire, pour les emmener en Angleterre, une pauvre veuve et ses quatre enfants. Cette pauvre veuve ne possédait que quinze francs pour tout avoir, et son bagage, ainsi que le constate le procès-verbal de saisie, ne consistait qu'en une couette et une méchante caisse contenant de menues hardes pour ses enfants.

Ceux qui s'adressaient à des capitaines catholiques, anglais ou irlandais, dit Elie Benoît, étaient trahis, et perdaient à la fois leur argent et leur liberté. Beaucoup dépouillaient leurs passagers. Baudoin de la Bouchardière fait naufrage sur les côtes de la Hollande, le maître du navire et les matelots sautent dans la chaloupe avec toutes les hardes des passagers qu'ils avaient volées. Les fugitifs restent abandonnés pendant quatre mortelles heures sur le navire échoué, et à chaque instant sur le point de sombrer sous l'effort des vagues; ils sont enfin tirés d'affaire par des matelots hollandais qui viennent à leur secours.
On n'a jamais eu de nouvelles, dit Legendre, de Simon le Platrier, orfèvre, qui s'était embarqué avec sa femme et sa fille aînée, « ou ils seront péri sur la mer, ou le maître du vaisseau dans lequel ils s'étaient embarqués, leur aura coupé la gorge et se sera retiré dans quelque île du nouveau monde. Ce ne serait pas le seul qui aurait fait de semblables coups ».

En 1689, le présidial de Caen condamnait à la roue le nommé Reigle, convaincu d'avoir passé des religionnaires à Jersey et d'en avoir volé un, après l'avoir étranglé. En 1697, le même présidial condamnait au même supplice Goupil, maître de bateau et Tuboe, son matelot, convaincus d'avoir fait périr plusieurs de leurs passagers, entre autres cinq religionnaires et un bourgeois catholique de Caen. Ces misérables conduisaient leur bateau entre les deux îles de Saint-Marcouf, dans un endroit où la mer, en se retirant, laissait le sable à sec. Ils faisaient descendre, sous un motif spécieux, les passagers à fond de cale, fermaient l'écoutille, pratiquaient une ouverture au bateau, et s'éloignaient, laissant la haute mer, dont le niveau dépassait le dessus du pont, remplir leur office d'assassins.

Fontaine, réfugié en Angleterre, avait donné mission à un capitaine anglais de prendre pour lui un chargement de sel en France. Au moment où ce capitaine allait repartir pour l'Angleterre, après avoir pris ce chargement, quelques huguenots qui avaient pu, grâce à une conversion simulée, trouver le temps et le moyen de transformer tous leurs biens en argent comptant, s'adressèrent à lui pour les transporter en Angleterre.
Porteurs de sommes considérables, ces malheureux crurent que leurs valeurs seraient plus en sûreté entre les mains du capitaine qu'entre les leurs. « La vue d'un tel trésor, dit Fontaine, fut pour ce capitaine une tentation à laquelle il ne sut pas résister et il forma la résolution de se l'approprier. — Sous prétexte que le vent était contraire, il persuada les passagers qu'il fallait mettre le vaisseau à l'abri dans quelque port. Comme ils auraient couru de grands dangers dans un port français, il leur dit qu'il fallait gagner la côte d'Espagne. Il naviguait donc entre Bilbao et Saint-Sébastien, marchant à pleines voiles, lorsque, voyant que le vent et la marée favorisaient son criminel dessein, il lança le vaisseau à la côte et le brisa entièrement...
» Le capitaine et ses hommes sautèrent dans la chaloupe avec le trésor et laissèrent les passagers à la mer, car chaque vague venait recouvrir complètement le navire naufragé. Parmi eux se trouvait une dame de qualité, à laquelle appartenait la plus grande partie des sommes confiées au capitaine. Elle aurait pu se sauver parfaitement, grâce à un jupon d'un tissu épais et serré qui la faisait flotter sur l'eau et l'aurait soutenue jusqu'à ce qu'elle fût arrivée à la côte. Mais le capitaine prévoyant ce qui allait arriver, poussa sur elle sa chaloupe, comme s'il allait à son secours, et, lorsqu'elle fut à sa portée, d'un coup de gaffe il la fit plonger sous l'eau, et il la tint enfoncée assez longtemps pour que le jupon s'imbibât d'eau et ne put pas ramener le corps à la surface. »
Ce capitaine, dit Fontaine, se rendit à Cadix, et avec sa fortune mal acquise acheta un corsaire dont il prit le commandement.

Les fugitifs, alors même qu'ils avaient eu la chance de tomber sur un capitaine expérimenté et honnête, et qu'ils avaient pu s'embarquer sans encombre et gagner la haute mer en déjouant la vigilance des croiseurs, n'étaient pas encore à l'abri de tout danger, — souvent ils rencontraient un corsaire de Saint-Malo ou de Dieppe, ou un hardi forban d'Alger ou de Tunis, venant faire des razzias près des rivages de la France et même jusque en vue des côtes de la Hollande. Naturalisé ou non, le réfugié pris par un navire français était envoyé aux galères. — David Doyer, de Dieppe, est pris avec le navire marchand qu'il commandait; il est envoyé aux galères, et, après quelques années de rame, il meurt à l'hôpital de Marseille.

Au XVII° siècle, ce n'était point chose rare de tomber aux mains des corsaires barbaresques qui réduisaient leurs prisonniers en esclavage. Saint-Vincent-de-Paul avait été au bagne de Tunis, comme Regnard avait été à celui d'Alger. En 1645, le synode protestant ordonnait une quête générale pour le rachat de la multitude de captifs qui étaient dans les fers (à Alger, à Tunis, à Salle, et autres lieux de la Barbarie).
La France et l'Espagne avaient des moines rédempteurs, dont la seule mission était le rachat des captifs catholiques; l'Angleterre et la Hollande, rachetaient aussi leurs nationaux. En 1648, il n'y avait pas à Alger moins de 20000 esclaves chrétiens, catholiques, grecs ou protestants. En 1666, lors du traité avec Tunis, M. de Beaufort convient qu'on rendra les captifs de part et d'autre, homme, pour homme; le surplus pour un prix modéré.
La même année, dans le traité passé avec Alger, la France stipule, moyennant une somme déterminée le rachat de trois mille esclaves français.

En 1687, un paquebot hollandais portant cent-soixante-quatre passagers, parmi lesquels se trouvaient soixante-trois huguenots, est pris par un corsaire algérien; tous sont faits esclaves. C'est sur ce navire que se trouvait le pasteur Brossard, qui conte ainsi l'aventure « Le 6 juin 1687, je me mis, avec un grand nombre de réfugiés, dans le vaisseau du sieur Williamson de Rotterdam, pour passer d'Angleterre en Hollande. Comme nous fumes près de la Brille et que nous voyions la terre de Zélande, les corsaires d'Alger, commandés par le Bouffon, renégat d'Amsterdam, arrivèrent là subitement avec trois vaisseaux et nous prirent. »
Valait-il mieux pour les réfugiés tomber aux mains des Français qu'à celles des Barbaresques ?
Le procureur du roi, de Nantes le pensait, lorsque, parlant de la femme d'un raffineur de Nantes et de trois ménages religionnaires capturés par un corsaire algérien, il disait : Voilà des gens punis plus sévèrement que s'ils avaient été arrêtés en France.
Mais ce n'était pas l'opinion de Noblet, un protestant de Rouen, qui, racheté par les pères rédempteurs, après avoir passé de longues années dans les fers à Alger, et menacé des galères à son retour en France, comme prétendu relaps, déclarait qu'il avait trouvé plus d'humanité en Afrique qu'en France, ayant toujours eu à Alger la liberté de prier Dieu comme il l'entendait. C'était encore moins l'avis du célèbre ministre Claude, déclarant que, même les nouveaux convertis, restés à leurs foyers, mais obligés chaque jour de commettre des sacrilèges qui leur faisaient horreur, «changeraient de bon coeur leur dur esclavage, avec des fers dans Alger ou dans Tunis, car ils n'y seraient pas au moins, disait-il, opprimés dans leurs consciences, et auraient encore quelque espérance de liberté par la voie de la rançon. »
Il est incontestable que les huguenots, si cruellement tourmentés sur les galères du roi de France, n'avaient pas au bagne d'Alger des aumôniers acharnés à les persécuter sans cesse, moralement aussi bien que physiquement. Cependant, même dans les bagnes des États barbaresques, les missionnaires français venaient encore parfois vexer et tourmenter les esclaves huguenots. C'est ce qui arriva au pasteur Brossard, pris en vue des côtes de la Hollande, et qui resta dix-huit mois au bagne avant d'être racheté par les soins de ses coreligionnaires de l'Angleterre et de la Hollande.
Le jour même de son arrivée, le père vicaire de la congrégation de la mission française résidant à Alger, le presse fort de changer de religion et de faire changer de même toutes les personnes prises avec lui, lui promettant qu'il serait bien récompensé de ce grand service rendu au roi.

Brossard, à l'instigation de ce saint homme, est fort durement traité par les Turcs : « Le père vicaire, dit-il, ayant toujours en tête de me faire passer à sa religion, était bien aise que je fusse ainsi tourmenté, me faisant dire que je ne le serais plus, pourvu que je me fisse catholique, à cause de l'argent qu'il bâillerait pour cela aux Turcs... Je suis assuré qu'il parla aux autres religieux et prêtres d'employer tous leurs soins pour cela.., comme ils firent tout leur possible pour me mettre mal dans l'esprit du Bacha, afin qu'il continuât de m'envoyer au travail, mais il n'eut pas toujours égard à leurs sollicitations contre moi, il me dispensa du travail et me permit d'aller par la ville... Après cela le père vicaire et ses gens agirent contre moi d'une autre manière, c'est qu'ils me donnaient le nom de Duquesne, et me faisaient appeler ainsi en tous lieux par leurs émissaires, pour m'exposer à la fureur du peuple, qui, à l'ouïe de ce nom, se ressouvenant que M. Duquesne les avait fait ci-devant bombarder, s'échauffait extrêmement contre tous les Français et particulièrement contre moi, qui, pour cette raison, ne sortais guère ou, si je sortais, je recevais de grosses injures et souvent de rudes coups. »

L'amiral d'Estrées ayant commencé à bombarder Alger, tous les jours les Turcs faisaient périr quelques Français, en les mettant à la bouche des canons. Brossard, enfermé dans un cachot et au moment d'être envoyé au supplice avec d'autres réfugiés, se prépare à la mort. A ce moment, il doit encore subir des exhortations du père vicaire qui vient insister de nouveau pour que lui et ses compagnons se convertissent : « nous assurant, dit Brossard, que, par ce moyen, nous avions notre salut en l'autre monde, et nous insinuant en même temps, que même nous pourrions encore le faire en celui-ci. »
Un danger plus sérieux menaçait les huguenots, esclaves aux bagnes d'Alger et de Tunis, c'est qu'il fût fait droit aux réclamations de Louis XIV, dont la haine poursuivait les émigrés, non seulement dans tous les États qui leur avaient donné asile, mais encore jusqu'au fond des bagnes. Le grand roi, en effet, avait, ainsi que le dit Élie Benoît, demandé, heureusement sans succès, que les huguenots pris et faits esclaves par les Barbaresques, lui fussent rendus comme des fugitifs ayant déserté malgré ses ordres.
Au roi de Portugal, il demande de faire convertir une demi douzaine de ses sujets huguenots établis au-delà des Pyrénées, ainsi qu'en témoigne cette lettre de Schomberg : « L'ambassadeur travaille ici avec de grands empressements pour obliger cinq ou six marchands protestants à se faire romains. Il a trouvé de la disposition au roi de Portugal à leur ôter sa protection. »

A son allié le roi d'Angleterre, dit de Sourches, Louis XIV faisait redemander par son ambassadeur, M. de Bonrepos, les matelots huguenots qui s'étaient réfugiés en Angleterre, et les faisait redemander pour ses galères. Il tente d'obtenir une restitution analogue de la République de Gênes, et voyant qu'il n'a aucune chance de réussite, il fait féliciter son consul, d'avoir du moins fait courir le bruit que la demande était faite. Sa Majesté, écrit Seignelai; a approuvé que vous ayez fait courir le bruit sous main, que vous avez ordre de demander à la République tous les Français de la religion prétendue réformée qui sont à Gênes, puisque vous avez reconnu qu'il serait trop difficile d'obtenir de la dite République, de vous les remettre entre les mains.» Le comte de Tessé, commandant des dragons à Orange, signifie au légat du pape qu'il sera forcé d'entrer à Avignon et dans les autres villes du comtat, si on y donne asile aux huguenots. —Vis-à-vis de la Suisse, pour réclamer l'expulsion des réfugiés, Louis XIV ne craint pas d'invoquer une disposition d'un traité relatif aux malfaiteurs des deux pays.
Tambonneau, ambassadeur de France, demande, au nom du roi, qu'il ne soit point fait accueil aux réfugiés, attendu l'article 4 du pacte d'alliance, portant que l'un des pays contractants ne devait donner asile ou protection, à aucun ennemi ou bandit dont l'autre pays fût justiciable, et s'engageait à le chasser de son territoire.
Berne, appuyée par Zurich, répond : «nous estimons unanimement et selon la saine raison que ceux qui, pour cause seulement de religion et pour sûreté de leur conscience, ont quitté la France, sans être coupables d'aucun méfait, ne sauraient être assimilés à ceux dont parle l'article 4. »
C'est surtout vis-à-vis de sa faible voisine, Genève, que Louis XIV multiplia les insolentes injonctions et même les menaces, pour obtenir que les réfugiés fussent expulsés de cette trop hospitalière République.

Louis XIV écrit à Dupré, résident français à Genève, d'insister auprès des magistrats de cette ville pour qu'ils obligent les réfugiés à partir pour retourner dans leurs maisons — « vous déclarerez aux dits magistrats, poursuit-il, que je ne pourrais pas souffrir qu'ils continuassent à donner retraite à aucun de mes sujets qui voudraient encore sortir de mon royaume», il lui écrit encore plus tard, pour lui enjoindre de déclarer une seconde fois aux magistrats, que s'ils n'obligent pas les réfugiés de s'en retourner incessamment dans les lieux où ils demeuraient auparavant, il pourrait bien prendre des résolutions qui les feraient repentir de lui avoir déplu.
Genève, sans armes, avec ses remparts en mauvais état, ne pouvait songer à résister ouvertement aux injonctions de son trop puissant voisin. Elle envoya les réfugiés du pays de Gex, dans les propriétés rurales que possédaient ses bourgeois, et soutint que, de tout temps on avait employé chez elle des valets et des servantes de ce pays, et qu'on ne saurait comment s'en procurer ailleurs.
Elle fit publier à son de trompe, dans la ville l'expulsion des réfugiés, mais, après les avoir fait sortir en plein jour par la porte de France, elle les faisait rentrer à minuit par la porte de Suisse.

Enfin, quand elle vit l'orage approcher d'elle, les troupes françaises étant descendues dans les vallées vaudoises, pour les désoler de concert avec l'armée du duc de Savoie, elle travailla avec ardeur à relever ses fortifications, avec l'aide des ingénieurs du prince d'Orange, puis elle conclut une alliance défensive avec les autres villes réformées de la Suisse, qui s'engagèrent à mettre 30,000 hommes à sa disposition, dans le cas où Louis XIV voudrait mettre à exécution les menaces qu'il lui avait faites. L'intendant de Gex avait, en effet, insolemment écrit : « Sachez que le roi a 9 000 hommes sur la Saône, qui seront ici dans un moment, avis à vous, messieurs de Genève. » Quand la petite république se fut mise en état de se défendre, le roi dut se borner à écrire à son résident, ces vaines paroles de menace : « Dites à ces mes sieurs de Genève qu'ils se repentiront bientôt de m'avoir déplu. »
Partout les tentatives de Louis XIV, pour se faire livrer les réfugiés, échouèrent misérablement, excepté auprès du duc de Savoie qui consentit à se faire le pourvoyeur des galères de France, en établissant des postes de garde tout le long de ses frontières, et en organisant une véritable chasse aux huguenots sur son territoire.
Voici comment furent traités Jean Nissolles et ses compagnons, arrêtés hors des frontières de France, auprès de Pignerol, et arrêtés, de la part du duc de Savoie.
« On nous sépara, dit Jean Nissolles. On mit Hourtet, Figuels et mon fils dans une certaine casemate, où l'on n'avait accoutumé que d'enfermer les plus grands scélérats. On n'y pouvait voir le jour que par un trou, l'eau y coulait de tous côtés et il n'y avait qu'un peu de paille pourrie, toute remplie de poux… On nous enferma, Claude et moi, dans un cachot si plein d'ordure et de la plus sale ordure, qu'elle remplissait presque jusqu'à la porte, et qu'à peine pûmes-nous y mettre une paillasse pour coucher. Le lieu était fort humide et d'une puanteur si insupportable, qu'un prisonnier des vallées de la Luzerne y était devenu tout enflé... Après vingt-trois jours de séjour dans de pareils endroits, et pendant la rigueur de l'hiver, on eut ordre de la cour de nous faire conduire dans notre pays et devant nos juges. »

En avril 1686, deux cent quarante émigrants passent la frontière savoyarde pour se rendre en Suisse, avec vingt-huit mulets portant les hardes et les petits enfants. Mais les curés des paroisses auxquelles les fugitifs appartenaient, avaient prévenu le curé de Saint-Jean de Maurienne, et ces fugitifs ne furent pas plus tôt sur le territoire de la Savoie, que les paysans appelés au son du tocsin, accoururent de toutes parts et les enveloppèrent. Faits prisonniers par ces sujets zélés de l'allié de Louis XIV, ils furent remis aux autorités françaises, et les juges envoyèrent les femmes en prison, les hommes aux galères.
Au mépris du droit des gens, Louis XIV faisait enlever les réfugiés, hors des frontières de la France, à l'étranger; il tenta même de faire enlever en pleine Hollande, le pasteur Jurieu, dont les pamphlets l'exaspéraient au plus haut degré.

Élie Benoît constate que les gardes des frontières allaient enlever les fugitifs descendus dans quelque auberge à deux ou trois lieues de la frontière, en sorte que, à proximité de la France, il n'y avait sûreté pour les émigrés que dans les villes fermées.
Vernicourt, conseiller au Parlement de Metz, fut pris par la garnison de Hombourg sur le territoire du Palatinat.

Le banquier Huguetin, établi en Hollande, avait fait une Immense fortune. On attira ce réfugié en France, sous prétexte de négocier la restitution des biens qu'il avait laissés dans sa patrie. Pontchartrain l'obligea à souscrire des lettres de change pour plusieurs millions, mais Huguetin ayant pu révoquer à temps les ordres qu'on lui avait extorqués, s'empressa de repasser en Hollande. Poursuivi par les agents du gouvernement français, il fut enlevé par eux sur le territoire hollandais et, sans un heureux hasard qui lui permit de se faire reconnaître à la frontière, il eût fini ses jours dans quelque prison d'État.
Jean Cardel, originaire de Tours, avait fondé à Manheim une importante manufacture de drap. Accusé faussement (ainsi que 1e reconnaît La Reynie, dans une pièce qui se trouve aux archives de la Préfecture de police) d'une prétendue conspiration contre la personne du roi, il est enlevé par un détachement de troupes françaises entre Manheim et Francfort. Enfermé à la Bastille le 4 août 1690, le malheureux Cardel y reste trente ans; son esprit, disent les mémoires sur la Bastille, était dans une espèce d'égarement qui ne lui laissait que de fort légers intervalles de raison. Le 3 juin 1715, on le trouva mort dans le cachot fangeux où il languissait depuis si longtemps ; son corps était chargé de soixante-trois livres de chaînes de fer. L'Électeur, le roi Guillaume, les États généraux et l'Empereur lui-même, avaient réclamé vainement la mise en liberté de Cardel, que Louis XIV avait fini par faire passer pour mort. — C'est ce qu'il avait fait pour les trois ministres, réclamés en 1713 en vertu du traité d'Utrecht. — C'est encore par un mensonge semblable, qu'il mit fin aux instantes réclamations faites par la Porte, au sujet d'Avedick, patriarche de Constantinople, qu'il avait fait enlever et gardait au fond d'un cachot depuis plusieurs années. — Ce n'est que plus tard qu'Avedick mourut, et sa fin arriva si à propos pour tirer Louis XIV d'embarras, qu'on eut quelque peine à croire qu'elle fût naturelle.

Ces enlèvements de réfugiés à l'étranger n'étaient pas les seules marques qu'eût données, Louis XIV de son mépris du droit des gens. Quand la France avait été dragonnée, on avait logé les soldats chez un grand nombre d'étrangers, allemands, anglais, hollandais, sous prétexte qu'ils étaient alliés à des familles françaises, et il fallut l'intervention des États généraux de Hollande et de l'ambassadeur d'Angleterre pour faire cesser ces incroyables abus de pouvoir. Le procureur du roi à Nantes, s'oppose au départ du négociant hollandais Wyterloft et fait saisir ses meubles, bien qu'il eût un passeport dans les règles, sous prétexte que, pour éviter d'être converti par les dragons, ce négociant veut émigrer avec toute sa famille, en ne laissant que son fils aîné comme plastron. Ce zélé convertisseur, ayant sans doute reçu quelques observations de son procureur général, à l'occasion de cette assimilation des étrangers aux Français, lui écrit : « Je prévois un inconvénient fâcheux qui va arriver, et sur lequel je vous prierai de spécifier votre ordre, qui est qu'y ayant ici un grand nombre d'étrangers non naturalisés que je prévois convertis à la venue des premiers dragons, et, après cela, ces gens feront leurs affaires et enverront tous leurs effets au pays dont ils sont, et ensuite voudront se retirer, et régulièrement on ne saurait point les en empêcher. Pourquoi? s'il n'y a point de différence à faire? (entre étrangers et Français). — On trouve aux archives, des ordres pour faire entrer aux nouvelles catholiques de Paris, Mlle Betsy, Anglaise, pour en faire sortir Mlle du Cerceau et Mme de Bonroger, toutes deux Hollandaises.
Un envoyé du duc de Zell, ayant refusé de se laisser convertir, est jeté à la Bastille; on donne l'ordre d'enfermer dans cette prison de Villaines, écuyer de l'ambassadeur de Hollande, accusé de pervertir les nouveaux convertis, mais au dernier moment on recule devant cette violation flagrante du droit des ambassadeurs; on se borne à demander le rappel de l'écuyer de Villaines, mais, en même temps, on donne l'ordre de tenter de l'enlever, quant il se mettra en route avec sa famille pour rentrer en Hollande.

Quant aux réfugiés qui s'étaient fait naturaliser et avaient pris du service dans les armées étrangères, s'ils étaient faits prisonniers, ils étaient impitoyablement envoyés aux galères; c'est ce qui arriva aux réfugiés pris à Fleurus, c'est ce qui serait arrivé à lord Galloway, fils de Ruvigny, s'il fût resté aux mains des Français où il était tombé un instant au cours de la bataille de Nerwinde; et, cependant, dès 1680, Ruvigny son père, avant de quitter la France, avait pris soin de prendre en Angleterre des lettres de naturalisation pour lui-même et pour ses enfants.
Le roi croyait avoir assez fait pour ces dangereux naturalisés en publiant le 12 mars 1689, une ordonnance ainsi conçue :
« Sa Majesté ayant été informée que plusieurs officiers de ses troupes et autres ses sujets, qui depuis la publication de l'édit portant révocation de celui de Nantes, sont sortis du royaume et se sont retirés en Angleterre et Hollande, comme dans les pays neutres, se trouvent présentement embarrassés, dans l'appréhension qu'ils ont d'être obligés, à 1'occasion de la présente guerre; ou de porter les armes contre leur véritable souverain, ou de perdre la subsistance qu'ils tirent dans lesdits pays; et Sa Majesté, voulant bien leur donner moyen de ne point tomber dans un pareil crime, qui a toujours été en horreur à la nation française, et d'éviter d’autre inconvénient, Sa Majesté a ordonné et ordonne, veut et entend, que tous ceux de ses sujets, de quelque qualité qu'ils soient, qui sont sortis du royaume à l'occasion dé la révocation dudit édit de Nantes, et lesquels passeront au Danemark, pour y servir dans les troupes de Sa Majesté Danoise, qui est dans l'alliance de Sa Majesté, ou se retireront à Hambourg, pourront jouir de la moitié des biens qu'ils ont en France. »
Ce qui est plus excessif encore, c'est que les réfugiés naturalisés ou non qui étaient pris, non les armes à la main mais voyageant d'un pays à l'autre pour leurs affaires ou leur négoce, étaient aussi envoyés aux galères, en vertu de cette disposition de la déclaration du 31 mai 1685 : « Les Français qui seront pris sur les vaisseaux étrangers, ou autres, et convaincus de s'être établis sans nôtre permission dans les pays étrangers, seront constitués prisonniers dans les prisons ordinaires des lieux.. et condamnés aux galères perpétuelles « 

C’est ainsi qu'Elie Neau, naturalisé Anglais, ayant été pris en mer par un corsaire de Saint-Malo, fut mis aux galères; il fut cruellement tourmenté par l’aumônier des galères, qui, ne pouvant venir à bout de sa constance, finit par demander qu'on le débarrassât d'un tel pestiféré. Elie Neau fut alors jeté dans un cachot sans jour ni air , où on le laissa souvent sans vêtements pour se garantir du froid et sans nourriture, et ce ne fut qu’au bout de cinq ans, sur les pressantes instances de lord Portland qu’il fut enfin mis en liberté.
Pour les huguenotes qui étaient prises en mer, elles étaient mises au couvent où on les convertissait. Trois jeunes filles partent de la Caroline où leur père était fixé, pour se rendre en Angleterre où une femme de qualité s’était chargée de les faire élever ; le vaisseau qui les portait est pris et on les met au couvent. L'aînée se fait religieuse, et les deux autres soeurs se convertissent; dix ans après leur capture, l'intendant de Bretagne demande pour elles une dot afin de les marier à deux anciens catholiques. La demoiselle Falquerolles, fameuse protestante dit Pontchartrain, qui avait été prise sur un vaisseau anglais, capturé par un armateur de Dunkerque, résista à tous les efforts faits pour la convertir, on dut se résigner à l’expulser du royaume comme opiniâtre.
C'était, sans croire qu'ils renonçaient pour toujours à leur patrie, que les huguenots avaient pris la route de l'exil. « Nous partons, avaient-ils dit, comme Olry, mais seulement jusqu'à ce que Dieu nous ramène dans les lieux d'où l'on nous a déchassés par la violence que l'on a exercée contre nos consciences ». Avec cet espoir persistant du retour, ces réfugiés ne se considéraient que comme les hôtes passagers des pays qui les avaient accueillis. En 1697, dans le Brandebourg, les Églises françaises célébraient encore un jeûne solennel pour le retour en France, et jusqu'en 1703, les pasteurs de ces Églises se refusèrent à dresser la liste, des membres qui composaient leurs troupeaux, dans la crainte de donner une constitution définitive à un état de choses qu'ils ne considéraient que comme provisoire. Si un grand nombre de huguenots, cinq ou six mille, se fixèrent à Cassel, c'est, dit Weiss, parce qu'ils étaient heureux de ne pas s'éloigner beaucoup de leur pays natal, dans lequel ils espéraient être rappelés un jour. »
« Si, dit Maritofer, troupe par troupe, on voyait les réfugiés se succéder en Suisse avec la même persistance, c'est qu'aussi la Suisse leur offrait le plus court chemin, pour retourner chez eux. Le regret de la patrie perdue leur rendait plus difficile de prendre racine dans les asiles qui s'ouvraient à eux et de se fondre avec leurs frères en la foi, si charitables et si dévoués qu'ils se montrassent à leur égard; aussi voyons-nous partout les émigrés, chercher à se grouper en nombre, à former une paroisse à part, avec ses préposés et son administration propre, afin de pouvoir à la première occasion retourner tous ensemble au pays
Cette préoccupation de se grouper ensemble, pour se faire sur le sol étranger une petite France, à l'image de la patrie perdue, on la retrouve partout chez les réfugiés, en Hollande, en Angleterre, en Amérique, en Allemagne et en Suisse.

C'est en Hollande, en Angleterre, dans le Brandebourg et dans les différents États de l'Allemagne, que se fixa la plus grande partie des réfugiés.
Si un si grand nombre d'entre eux allèrent si fixer dans le Brandebourg, vingt-cinq mille militaires, gentilshommes, gens de lettres, artistes, marchands manufacturiers, cultivateurs, c'est que pour les attacher au pays, Frédéric Guillaume laissait les colonies d'émigrants subsister dans une certaine mesure en corps de nation. Les réfugiés avaient leurs cours de justice, leurs consistoires, leurs synodes, et toutes les affaires qui les concernaient se traitaient en français. Il leur semblait qu'ils vivaient encore parmi leurs parents et leurs amis, tant le Brandebourg leur retraçait l'image de la patrie absente .
Si les pasteurs retardèrent jusqu'en 1703 la formation des registres des églises du Brandebourg, c'est parce qu'ils craignaient, nous le répétons, tant l'esprit du retour était resté fermement enraciné dans les coeurs, de donner, par la formation des listes, une apparence définitive à la constitution de leurs troupeaux. Ainsi que le dit Jurieu, les réfugiés s'obstinaient à conserver ce coeur Français qu'on s'efforçait de leur arracher.

Il ne faut pas croire que dès le début; les réfugiés prenant les armes sous le drapeau des puissances protestantes qui leur avaient donné asile, eussent perdu l'amour de leur patrie; un grand nombre d'officiers, en s'engageant dans l'armée hollandaise, avaient stipulé qu'ils ne combattraient point contre la France. Si tant de réfugiés vinrent s'enrôler dans l'armée de Guillaume d'Orange, et verser leur sang pour lui assurer là possession du trône d’Angleterre, ils furent, surtout poussés à le faire par le désir de se constituer, en la personne de Guillaume, un protecteur assez puissant; pour qu'il put imposer un jour à Louis XIV le rappel des huguenots. La lettre suivante écrite par le baron d'Avejon pour provoquer des engagements dans son régiment, destiné à prendre part à l'expédition d'Angleterre, montre bien que, pour les réfugiés, il s'agissait là d'une sorte de croisade en vue du retour ultérieur dans la patrie. «  Je m'assure, dit-il, que vous ne manquerez pas de faire publier dans toutes les Églises françaises de Suisse, l'obligation où sont les réfugiés de nous venir en aide dans cette expédition, où il s'agit de la gloire de Dieu, et, dans la suite, du rétablissement de son Église dans notre patrie. »
Le succès de la bataille de la Boyne eût peut-être été pour les réfugiés le gage assuré d'un retour prochain en France, si leur chef, le maréchal de Schomberg, n'eût pas trouvé la mort sur le champ de bataille. Deux ans plus tard, après le combat naval de la Hogue, Guillaume décidait qu'une descente serait faite en France et qu'on ferait appel au concours des nouveaux convertis. Les régiments de réfugiés avaient été désignés pour former l'avant-garde du corps expéditionnaire que devait commander Ménard de Schomberg, fait comte de Leinster.
Mais les vents contraires ayant empêché le débarquement, et la saison avancée ne permettant pas de donner suite à ce projet de descente en France, il fut abandonné, et, depuis ce moment, jamais il ne fut fait, une tentative sérieuse pour rétablir, de haute lutte, le culte protestant en France.

Un des premiers chefs des révoltés des Cévennes, Vivens, un ancien cardeur de laine, avait appelé à lui, mais vainement, tous les réfugiés; l'entente eût-elle été possible entre les gentilshommes émigrés, et les obscurs artisans, chefs improvisés de la démocratique insurrection des Cévennes? Cela semble d'autant plus douteux que l'on voit d'Aigullières et les nobles nouveaux convertis de Nîmes supplier le gouvernement de Louis XIV de leur donner des armes pour aller exterminer les Cévenols, ces malheureux fanatiques ; si l'on eût pu amener les réfugiés qui versaient leur sang sur tous les champs de bataille pour leurs patries d'occasion, à s'unir au dernier chef des Cévenols, Roland, il est incontestable qu'ils eussent eu grande chance de réussite et que Louis XIV aurait pu se voir contraint à rétablir l'édit de Nantes.
Mais rien de sérieux ne fut tenté par les réfugiés pour venir au secours de l'insurrection cévenole, la flotte que Ricayrol amenait en 1704 au secours des insurgés est dispersée par la tempête. L'année suivante, alors que Roland, le grand organisateur des révoltés, périt victime d'une trahison, La Bourlie, Miramont et Belcastel de l'étranger où ils sont réfugiés, tentent d'organiser dans le Languedoc une vaste conspiration; Bonbonnoux, un des derniers chefs camisards, parle ainsi de cette aventure :
« Quelques-uns de ceux qui avaient suivi Cavalier dans les pays étrangers, étant de retour dans nos provinces, leurrés par quelques puissances étrangères, roulaient de vastes projets dans leurs esprits. Il ne s'agissait pas de moins que de se rendre maître de la province et de mettre quarante mille hommes sur pied au premier signal... Mais lorsque la lourde machine est prête à jouer, le secret s'évente et tout le projet tombe; heureux, si par sa chute il n'avait pas entraîné la perte des principaux qui l'avaient formé. Mais quelle cruelle boucherie n'en fit-on pas ! Vélas fut étendu sur une roue, Catinat et Ravanel périssent sur un même bûcher, Flessière est tué sur place. »
Infatigable conspirateur, La Boulie, fils d'un lieutenant général, ancien sous-gouverneur de Louis XIV, ne cessa, jusqu'au jour de sa mort, de faire de nouveaux complots qui n'aboutirent pas.

Déjà, en 1703, retiré dans son manoir de Vareilles, d'où il lançait de nombreuses proclamations, il avait tenté d'organiser un soulèvement général des catholiques et des protestants contre le gouvernement de Louis XIV. Montrant que, par suite de la suppression de toutes les libertés, le pouvoir sans limites du roi surchargeait impunément le peuple d'impôts insupportables, il invitait tous les Français à briser les fers de leur honteux esclavage et à réclamer les armes à la main la convocation des États généraux. Pendant qu'il préparait le soulèvement du Rouergue, il chargeait le capitaine Boëton de s'entendre avec les chefs camisards pour agir avec eux. Mais Catinat, lieutenant de Cavalier, ayant pris les devants et ayant fait brûler quelques églises dans le canton où l'on devait se rencontrer, fut attaqué par les milices catholiques qui dispersèrent sa troupe. Boëton arrivant avec six cents hommes, ne trouve plus ses alliés, il est obligé de gagner la montagne et de s'enfermer dans le château de Ferrières, où il est attaqué par des forces supérieures et obligé, de se rendre avec sa troupe.
Si La Boulie avait pu réunir tous les éléments de résistance épars sur les divers points du territoire, faire marcher ensemble les catholiques et les protestants pour la revendication des libertés perdues et la suppression des impôts, réduisant à la plus horrible misère, la gent taillable et corvéable à merci, il eût transformé la guerre religieuse en une guerre sociale qui eût pu constituer un grave péril pour le gouvernement.

Quelques années auparavant déjà, les souffrances du peuple avaient amené des troubles sérieux en Bretagne et en Guyenne, et la misère était telle partout, qu'elle eût servi puissamment la Cause de La Bourlie, s’il avait pu réaliser le soulèvement général qu'il avait rêvé. Pour qu'on puisse se rendre compte du puissant appui qu'eût rencontré dans la misère générale le soulèvement général rêvé par La Bourlie, il n'est pas inutile de montrer par quelques citations, ce qu'était cette misère au bon vieux temps.
« Par toutes les recherches que j'ai pu faire depuis plusieurs années que je m'y applique, dit le maréchal de Vauban, j'ai fort bien remarqué que dans ces derniers temps, la dixième partie du peuple est réduite â la mendicité, et mendie effectivement; que, des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l'aumône à celle-là, parce qu'eux-mêmes sont réduits, à très peu de chose près, à cette malheureuse condition ; que des quatre autres parties qui restent, les trois sont fort mal aisées et embarrassées de dettes et de procès, et que, dans la dixième; où je mets tous les gens d'épée, de robe, ecclésiastiques et laïques; toute la noblesse haute la noblesse distinguée et les gens en charges; militaires et civils, les bons marchands; les bourgeois rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles, et je ne croirais pas mentir quand je dirais qu'il n'y en a pas dix mille, petites ou grandes, qu'on puisse dire être fort à leur aise... De tout temps en France on n'a pas eu assez d'égards pour le menu peuple... aussi c'est la partie la plus ruinée et la plus misérable du royaume. Les biens de la campagne rendent le tiers moins de ce qu'ils rendaient il y à trente ou quarante ans, surtout dans les pays ou les tailles sont personnelles.
Les puissants font dégrever leurs fermiers, leurs parents, leurs amis…
Les paysans ont renoncé à élever du bétail et à améliorer la terre dans lai crainte d’être accablés par la taille, l'année suivante. Ils vivent misérables, vont presque nus, ne consomment rien et laissent dépérir les terres. Les paysans arrachent les vignes et les pommiers à cause des aides et des douanes provinciales... Le sel est tellement hors de prix qu'ils ont renoncé à élever des porcs, ne pouvant conserver leur chair. Des agents employés à lever les revenus, de cent il n'y en a pas un qui soit honnête, et, par le fer et le feu, il n'y a rien qu'on ne mette en usage pour réduire ce peuple au pillage universel. Et tous les pays qui composent le royaume sont universellement ruinés. » Une relation de 1669, qui se trouve aux manuscrits de l'arsenal dit : « Plusieurs femmes et enfants ont été trouvés morts sur les chemins et dans les blés, la bouche pleine d'herbes, dans le Blaisuis, ils sont réduits à pâturer l'herbe et les racines tout ainsi que des bêtes, Ils dévorent les charognes, et, si Dieu n'a pitié d'eux, ils se mangeront les uns les autres. »

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