Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PROLÉGOMÈNES

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Ainsi que le dit Mably, c’est parce que l’on dédaigne, par indifférence, par paresse ou par présomption de profiter de l’expérience des siècles passés; que chaque siècle ramène le spectacle des mêmes erreurs et des mêmes calamités.
Or, n’est-ce pas mettre le pays en garde contre le retour des calamités qu’amène nécessairement l’application de la doctrine d’intolérance, chère à l’Église catholique, que de faire revivre comme une utile leçon de l’expérience du passé, la persécution religieuse qui, pendant plus d’un siècle, a fait des huguenots en France les représentants et les martyrs de la grande cause de la liberté de conscience ?
Pour obéir à l’église catholique qui lui enjoignait de fermer la bouche à l’erreur, Louis XIV a eu recours aux moyens les plus odieux de la corruption et de la violence; malgré les confiscations, les emprisonnements, les transportations, les expulsions, les condamnations aux galères, au gibet, à la roue et au bûcher, il n’est arrivé, au prix de la ruine et du dépeuplement de son royaume, qu’à obtenir l’apparence menteuse d’une conversion générale des huguenots,

Ses successeurs, en acceptant le funeste legs de ses édits contre les huguenots, se virent amenés à soumettre les prétendus convertis à un véritable régime de l’inquisition, à multiplier les enlèvements d’enfants et à peupler les galères et les prisons, d’hommes et de femmes qui n’avaient commis d’autre crime que de s’assembler pour prier Dieu en mauvais français, ainsi que le dit Voltaire, et plus d’une fois la recrudescence des persécutions renouvela le désastre de l’émigration.
Sous Louis XVI, les idées de tolérance avaient fait de tels progrès que le Gouvernement se trouvait impuissant à faire observer les iniques dispositions des édits qu’il n’avait pas osé abroger. Mais le mensonge légal qu’il n’y avait plus de protestants en France, constituait pour les huguenots, dit Rulhières, une persécution tacite ne paraissant pas et que n’eût pas inventée Tibère lui-même.
« S’il existait depuis treize cents ans, (ajoute-t-il au lendemain de l’édit de 1787 donnant un état civil aux huguenots) une nation, devenue célèbre par tous les actes de la paix et de la guerre, dont les leçons et les exemples eussent policé la plupart des peuples qui l’environnent, et qui offrit encore au monde entier le modèle des mœurs douces, des opinions modérées, des vertus sociales de l’extrême civilisation, une nation qui, la première, eût introduit dans la morale et posé en principe de gouvernement l’horreur de l’esclavage, qui eût déclaré, libres les esclaves aussitôt qu’ils entrent sur ses frontières, et cependant, si la vingtième partie de ses citoyens retenus parla force et enfermés dans ses frontières restaient sans culte religieux, sans profession civiles, sans droits de citoyens, sans épouses quoique mariés, sans héritiers quoique pères; s’ils ne pouvaient, sans profaner publiquement la religion du pays, ou sans désobéir ouvertement aux lois, ni naître, ni se marier, ni mourir, que dirions-nous de cette nation? Telle était il y a peu de semaines encore, notre véritable histoire.
Plus d’un million de Français étaient privés, en France, du droit de donner le nom et les prérogatives d’épouses et d’enfants légitimes, à ceux que la loi naturelle, supérieure à toutes les institutions civiles, ne cessait point de reconnaître sous ces deux titres. Plus d’un million de Français avaient perdu, dans leur patrie, ce droit dont tous les hommes jouissent, dans les contrées sauvages comme dans les pays policés, ce droit inséparable de l’humanité et qu’en France on ne refuse pas à des malfaiteurs flétris par des condamnations infamantes.
S’il en était ainsi, c’est parce que l’Église catholique, ayant le privilège de la tenue des registres de l’état civil, avait voulu faire de ce privilège un instrument de conversion vis-à-vis des huguenots, obligés de s’adresser à elle pour donner une, constatation légale à leurs mariages, à leurs naissances et à leurs décès. Les curés, imposant aux fiancés huguenots de longues et dures épreuves de catholicité, avant de consentir à les marier, et qualifiant de bâtards, dans leurs actes baptistaires, les enfants issus de mariages contractés au désert et à l’étranger, les huguenots fuyaient les églises, ils allaient se marier devant des pasteurs, et faisaient baptiser leurs enfants par eux, mais, en agissant ainsi, ils n’avaient plus d’état civil.
Pour mettre fin à un tel état de choses, Louis XVI, en 1787, promulgua un édit qui - sans faire mention des protestants - permettait aux non-catholiques d’opter entre leur Curé et un fonctionnaire laïque pour donner une constatation légale à leurs naissances, à leurs mariages et à leurs décès.

Dans un mandement des plus violents, l’évêque de la Rochelle protesta contre cet édit réparateur et, interdisant aux prêtres de son diocèse de faire fonctions d’officiers de l’état civil pour les non catholiques il leur enjoignit de déclarer à ceux qui se présenteraient devant eux que leur ministère était exclusivement réservé aux fidèles. En parlant ainsi, cet évêque était dans la logique de la doctrine catholique, en vertu de laquelle toutes les libertés et tous les droits doivent être le privilège des catholiques; en sorte que donner la liberté à tous, c’est détruire la liberté des catholiques, de même que c’est porter atteinte aux droits imprescriptibles de l’Église que de donner tous ses effets civils à un mariage qu’elle qualifie de concubinat, parce qu’il n’a pas été béni par elle. Que nous importe aujourd’hui, dira-t-on, la doctrine d’intolérance de l’Église catholique? notre société n’a-t-elle point pour base, l’égalité de tous les citoyens devant la loi, l’égalité des droits des sectateurs de toutes les religions et de toutes les opinions philosophiques?

Sans parler de l’explosion de cléricalisme qui s’est produite après le 24 mai, est-il permis d’oublier combien les flots de la mer politique sont changeants? Une surprise du scrutin, ainsi que la Belgique en a fait naguère l’épreuve, ainsi qu’en témoigne le vote du 4 octobre 1885 en France, ne pourrait-elle ramener au pouvoir, les partisans masqués d’une théocratie absolument hostile aux principes du droit nouveau? Sans doute un changement aussi radical dans l’orientation politique de notre pays, ne se produirait point sur une plate-forme électorale semblable à celle établie par M. Chesnelong et douze autres apôtres de l’ancien régime. Que l’on demande au pays de proclamer par son vote que l’indépendance de l’Église, c’est-à-dire son droit à la domination, que les libertés nécessaires de l’Église, c’est-à-dire la suppression de la liberté des autres, sont des droits antérieurs et supérieurs à tous les gouvernements, le pays ne comprendra même pas ce langage d’un autre âge. Qu’on le mette en demeure d’opter entre l’ancien régime et la révolution, ainsi que l’ont fait les ouvriers légitimistes des quatre-vingts quartiers de Paris: « Nous réclamons la restauration de la monarchie légitime et chrétienne; arrière donc la révolution ! » il ne daignera même pas honorer d’une réponse une telle mise en demeure ; mais, ne peut-il arriver que, sans avoir été posée devant les électeurs, la question de la restauration d’un pouvoir théocratique se trouve tranchée par les pouvoirs constitués?
N’a-t-on pas vu, en 1873, l’assemblée nationale qui, en un jour de malheur, avait été élue avec la mission spéciale de conclure la paix, sur le point de décider, sans mandat, le rétablissement de la monarchie légitime, de cette monarchie qui représentait l’alliance intime du trône et de l’autel, l’asservissement politique et théologique du peuple?
Le comte de Chambord, en effet, plaçait ses chrétiennes déclarations sous l’autorité du chef de la catholicité qui avait condamné solennellement les erreurs du droit nouveau, c’est-à-dire toutes les libertés; et le pape, de son côté, affirmait que la restauration de la monarchie légitime en France, rendrait au régime et aux doctrines catholiques toute la puissance des anciens jours.
L’assemblée nationale, au lieu de voter la monarchie légitime, a fait la république à une voix de majorité, et le comte de Chambord est descendu dans la tombe sans avoir entendu sonner cette heure de Dieu qu’il ne se lassait pas d’attendre; mais il ne faut pas oublier que tout prince qui, par force ou par ruse, se mettrait en possession du pouvoir souverain, deviendrait fatalement, comme l’eût été Henri V, le docile serviteur de l’Église. En effet, pour tenter quelque chose contre la démocratie, chaque parti monarchique est impuissant par lui-même, il est donc dans l’obligation de s’assurer à tout prix l’appui de l’Église si bien organisée pour la lutte, appui sans lequel il ne peut rien. En d’autres termes la monarchie en France sera cléricale ou elle ne sera pas, elle devra donc subordonner son pouvoir à celui de cette Église dont le syllabus est une véritable déclaration de guerre à tous les principes sur lesquels repose la société moderne.

Que s’est-il passé au mois d’octobre 1885? Les candidats monarchistes se sont bien gardés de montrer le plus petit coin de leur drapeau, et, sans demander aux électeurs de manifester leurs préférences pour telle ou telle dynastie, ils se sont bornés, qu’ils fussent bonapartistes, légitimistes ou orléanistes, à protester à l’envi de leur dévouement à la cause de l’Église. Il est vrai que dans les petits papiers anonymes distribués par le clergé à profusion, on disait aux électeurs des campagnes que voter pour les républicains, qui veulent assujettir les séminaristes au service militaire, c’était voter pour le Démon, tandis que nommer les monarchistes, partisans masqués de la théocratie, c’était voter pour Jésus-Christ.
Mais les politiques, comprenant qu’une telle plate-forme électorale n’avait aucune chance de succès devant le pays, ont tenté d’obtenir une surprise du scrutin, en posant aux sélecteurs cette question: voulez-vous qu’on renonce à une politique qui a provoqué la crise agricole et industrielle dont vous souffrez, et qui, par les dépenses exagérées et les expéditions lointaines, a mis le désordre dans les finance publiques ?

Le suffrage universel ainsi consulté, a nommé deux cents de ceux qui lui signalaient le mal, non parce qu’ils étaient artisans de la monarchie, mais parce qu’il a cru qu’ils seraient plus aptes que d’autres à guérir les maux qu’ils signalaient.
Mais, dès le lendemain de leur élection, ces partisans de la théocratie ont jeté le masque et annoncé tranquillement aux électeurs, de quelle singulière façon ils comptaient remplir le mandat qu’ils venaient de recevoir, le mandat de rendre aux pays sa prospérité et de rétablir le bon ordre dans nos finances.
Nous n’avons pas combattu, ont-ils dit, pour telle ou telle politique, mais pour jeter bas la république: nous ne l’avons pas dit comme candidats, mais maintenant nous n’avons plus à nous gêner. Nous rendrons tout ministère impossible jusqu’à ce qu’on dissolve la Chambre; si, après la dissolution, les monarchistes reviennent en majorité à la Chambre, ils jetteront le sénat par la fenêtre, si le sénat s’avise de s’opposer à leurs desseins révolutionnaires. Peut-être même, ont-ils ajouté, alors que les monarchistes sont encore en minorité, à la chambre des députés comme au sénat, faudra-t-il, pour hâter la chute de la République, la pousser avec la crosse d’un fusil ou le fer d’une fourche.
Il est fort à présumer que si la minorité monarchiste haussait demain son courage jusqu’à l’audace d’un coup de main, elle n’aimait pas à se féliciter de l’avoir fait. À je ne sais quel gascon de Bruxelles qui menaçait de faire envahir la France par l’armée belge, on se bornait à répondre: et les douaniers ! de même aux monarchistes qui parlent de mettre le pied sur la gorge de la République, on peut répondre: et les gendarmes! mais il faut admettre toutes les hypothèses. Si, par impossible, un des prétendants à la couronne se trouvait violemment hissé sur les débris du trône de France, qu’arriverait-il?

Le nouveau souverain, roi ou empereur, ne pouvant rien sans l’Église, mis, par elle, en demeure de rendre au régime catholique la puissance des anciens jours, ne tarderait pas à succomber dans sa vaine tentative de ressusciter un passé mort et bien mort. La preuve la plus péremptoire de la certitude de l’échec qui l’attendrait,c’est l’accueil fait par les monarchistes eux-mêmes, à la proposition imprudemment faite par Mr de Mun de constituer une ligue politico-religieuse pour préparer la restauration du gouvernement des curés. Considérer comme un droit de l’Église, l’exemption du service militaire pour les séminaristes, imposer le repos du dimanche, substituer le mariage religieux au mariage civil, réclamer la liberté de tester, en bon Français, le rétablissement du droit d’aînesse, etc., ce sont là de ces choses qu’on peut tenter d’accomplir dans l’ombre, quand on a le pouvoir,mais que l’on ne doit pas avoir la naïveté de demander publiquement à l’avance !

Le souverain improvisé qui, plagiaire de Louis XIV, voudrait se faire l’exécuteur des hautes oeuvres de l’Église catholique, serait peut-être, dès le premier jour, tué par l’arme irrésistible du ridicule; peut-être, au contraire, avant de franchir la frontière en toute hâte, aurait-il multiplié les ruines et fait couler les flots de sang.
Dans un cas comme dans l’autre, et quelque mal qu’il eut pu faire à la France, il se trouverait des sous-Massillon pour le louer de ne pas s’être laissé arrêter dans, son entreprise par les vues timides de la sagesse humaine, et des sous-Veuillot pour affirmer que les victimes de son intolérance ne sont pas à plaindre, mais que c’est lui qui, comme, Louis XIV, a été le vrai martyr, parce qu’il a sacrifié à sa foi la prospérité de son royaume.
Je termine ce travail, au moment où le bicentenaire de l’édit de révocation vient de rappeler à la mémoire de tous; cette année 1685, si cruelle pour les défenseurs de la liberté de conscience, ainsi que le montrait le célèbre ministre Dubosc, l’homme de mon royaume qui parle le mieux, disait Louis XIV, lorsqu’il écrivait de la terre d’exil :
« Quelle année, pour nous autres réfugiés ! une année qui nous a fait perdre notre patrie, nos familles, nos parents, nos amis, nos biens; une année qui, par un malheur encore plus grand, nous a fait perdre nos églises, nos temples, nos sanctuaires. Une année qui nous a jetés ici, sur les bords de cette terre qui nous était inconnue, et où nous sommes comme de pauvres corps que la tempête a poussés par ses violentes secousses. Oh! année triste entre toutes les années du monde ! »
Une restauration monarchique ne serait rien autre chose aujourd’hui qu’une restauration religieuse; ainsi que le proclame M. Cazenove de Pradine, elle imposerait à la France les frais de la béatification d’un martyr aussi peu à plaindre que Louis XIV, et l’on pourrait dire de 1885 comme de 1685, que, c’est une année triste entre toutes les années du monde.

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