(1)
François de Pelet, baron de Salgas,
appartenait à une famille de vieille
noblesse, dont la branche protestante était
fixée près de Vébron, en
Gévaudan. À la Révocation,
tandis que son frère, le baron de Racoules,
se réfugiait en Brandebourg pour demeurer
fidèle à sa foi, il ne put pas se
décider à abandonner ses biens et
resta dans son château. « Le duc de
Noailles, dit Peyrat, l'entraîna de force
à l'église; éperdu, il
balbutia quelques vains rites, et rejetant sur
l'irrésistible nécessité un
crime dont il laissait la responsabilité
à ses tyrans, il croyait apaiser Dieu en lui
rendant dans le secret son culte réel.
» Il fut, pendant plusieurs années,
l'un de ces nouveaux catholiques, notés
comme mal convertis sur les listes dressées
par les intendants. L'abbé du Chayla, avec
la clairvoyance de la haine, disait de lui : «
C'est un homme très dangereux pour la
religion » (2).
Et
Bâville n'était pas loin d'avoir sur
lui la même opinion, que l'archiprêtre
des Cévennes.
Il essaya en vain d'entraîner
sa femme dans son apostasie. Cette vaillante
huguenote refusa de signer et fut menacée
d'être mise dans un cloître. Elle gagna
du temps autant qu'elle put; mais enfin M. de
Salgas lui dit qu'il y avait un ordre exprès
de la Cour pour la faire enfermer, si elle n'allait
pas à la messe. « Cette dame, dit Jean
Bion, qui sera pour nos descendants un exemple de
fermeté chrétienne, s'enferma dans
son cabinet, pria, pleura, fit un sacrifice de
larmes à Dieu, pour qu'il lui mît dans
le coeur ce qu'elle avait à faire. Elle fut
sur l'heure exaucée, et elle ressentit cette
forte résignation dont nous avons besoin,
quand, pour suivre Jésus-Christ, nous
prenons la résolution de quitter pays,
honneurs, dignités, père, mère
et mari. Elle avait de beaux enfants, de belles
terres, de grands biens, et, sans en rien
communiquer à son époux, un jour
qu'il était allé à la chasse,
elle se déroba à toutes ces douceurs,
pour aller à Genève, où on
fait un exercice libre et pur de la
véritable religion. » (3).
Le baron de Salgas ignora-t-il
les
projets de sa femme, ou feignit-il seulement de les
ignorer ? La question est douteuse. Toujours est-il
qu'il affecta d'en éprouver une vive
indignation, qu'il lança à sa
poursuite quelques-uns de ses domestiques, qui ne.
réussirent pas à l'atteindre, et
qu'il prit la précaution de dénoncer,
son évasion à Bâville.
Après son départ, il continua
à entendre la messe et même à
communier à l'église, tout en gardant
ses sympathies protestantes et en lisant la Bible
chez lui.
L'insurrection camisarde mit le
baron dans un cruel embarras. Il essaya de louvoyer
entre les partis en lutte, prodiguant ses
protestations d'amitié et ses offres de
service à l'intendant Bâville et au
maréchal de Montrevel, et ménageant
en même temps les insurgés
cévenols, qui lui inspiraient sans doute
plus de peur que de vraie sympathie. Ceux-ci, qui
brûlaient les châteaux des seigneurs
catholiques, épargnèrent le sien; on
assure qu'ils y trouvèrent plus d'une fois
des vivres, dont ils s'emparèrent de
gré ou de force. Son double jeu ne
satisfaisait ni ses anciens coreligionnaires ni ses
nouveaux amis. Bâville surtout n'en fut pas
dupe et profita du premier prétexte pour le
perdre.
Le 11 février 1703, comme le
baron était occupé à lire des
livres de piété, un
détachement de Camisards, conduits par
Castanet, l'un de leurs prophètes,
pénétrèrent de force dans
le& château et le sommèrent de les
accompagner à une assemblée de culte
qui allait avoir lieu à Vébron. Toute
résistance étant inutile, Salgas se
laissa conduire au prêche, et quand le
service fut fini, il crut pouvoir sans danger
rester encore deux heures à s'entretenir
avec ses anciens coreligionnaires. Il
déclara ensuite qu'il n'avait voulu, en
agissant ainsi, qu'empêcher ces gens de
mettre le feu à son
château.
Quoi qu'il 'en fût, le
prétexte que cherchaient ses ennemis
était trouvé, et peu après, le
baron de Salgas fut arrêté et conduit
au fort de Saint-Hippolyte. Ni ses quartiers de
noblesse ni son âge ne le sauvèrent
des galères. En l'y condamnant,
Bâville voulut faire un exemple et effrayer
les gentilshommes qui hésitaient à
prendre parti contre l'insurrection. Mais il voulut
aussi se venger d'un homme auquel il avait
voué, on. ne sait pour quel motif, une haine
qui le suivit jusque sur les galères. Ce fut
sûrement à son instigation que,
malgré son âge de 59 ans et sa
qualité, « Salgas fit treize mois de
campagnes, avec deux chaînes qui pesaient
plus de 80 livres et qui lui
ulcérèrent les jambes jusqu'aux os
». Aucune humiliation ne lui fut
épargnée. « Les
évêques de Montpellier et de
Lodève étant un jour à Cette,
montèrent sur la galère du chevalier
de Roannais pour voir leur illustre victime dans
les fers. La chiourme était au repos, la
galère à l'ancre, et par
conséquent toute vogue inutile. Les
prélats eurent la curiosité de voir
le baron la rame à la main; ils ne rougirent
pas d'en prier le capitaine, qui fit aussitôt
armer le banc de rames; mais au troisième
coup, voyant le vieillard tout haletant, le
comité indigné s'écria :
« C'est assez et fit cesser la vogue. » (4).
Une fois aux galères, le
baron de Salgas devint un homme nouveau. Ses
hésitations firent place au courage et
à la fermeté; de tiède il
devint fervent d'esprit. L'écroulement de sa
fortune lui apprit à se détacher des
biens d'ici-bas, auxquels il avait sacrifié
sa foi; le gentilhomme avait été
lâche, le galérien fut
héroïque. Ce fut une véritable
conversion. Essayons d'en montrer le
caractère par quelques extraits de sa
correspondance avec sa femme.
4 août 1704.
« Loué soit Dieu, ma bien chère femme, qui n'a pas mis ma prière en arrière et qui veut bien me favoriser d'un moment pour vous donner de mes nouvelles, après avoir couru les mers durant treize mois, et la nuit et le jour, enserré dans de doubles chaînes, mangé par la vermine, sans jamais me déshabiller et couché la moitié du corps dans l'eau... Je ne doute pas, ma très chère femme, que mon innocence opprimée ne vous ait beaucoup affligée, n'y ayant jamais eu de chrétien plus injustement persécuté que moi. Mais enfin, ma chère femme, il faut vous consoler, parce que c'est Dieu qui me châtie, parce que je l'ai offensé par les considérations humaines, et c'est par là justement qu'il m'a abattu tout d'un coup et qu'il m'a fait voir que lorsque je croyais être quelque chose, je n'étais rien. S'il m'a affligé, il m'a accordé de grandes consolations, m'ayant accordé la patience, qui est un grand don dans l'état déplorable où je suis... »
« 28 mai 1706.
« Il s'est passé, très chère femme, environ trois mois et demi sans avoir de vos nouvelles. Je me suis souvent redit ce passage que vous m'avez allégué : Quand tu étais jeune, tu allais où tu voulais, etc. Je me le suis appliqué à plus juste titre que vous, qui avez suivi votre vocation volontairement. Je n'ai pas oublié aussi M. Lenfant (5), qui m'exhortait, de la part de mon frère (6), à sortir ou à souffrir. Si j'ai été assez malheureux pour ne pas faire la chose de moi-même, le bon Dieu, qui ne m'avait pas rejeté, a suppléé à mon défaut en me jetant dans la souffrance et en me faisant grâce de la supporter avec joie pour l'amour de lui et avec patience, ayant voulu se servir de ce moyen pour donner gloire à son nom, et me faire déclarer publiquement ce que mon coeur a toujours senti, mais que les considérations humaines me faisaient taire.
« C'est une espèce de miracle que je jouisse de la santé que j'ai, étant enfermé dans une chambre d'où je ne sors jamais, et où il y a souvent deux cents malades (7). Tout le monde a ici une couleur jaunâtre et je l'ai vive, d'une manière qu'on en est surpris, comme les enfants hébreux qui refusaient les viandes du roi et mangeaient les leurs, et dont les faces étaient plus belles. Ce Dieu de miséricorde me fait la grâce que, si je suis dans l'esclavage, je n'ai nulle incommodité dans ma personne, ne m'étant jamais mieux porté. »
(Sans date).
« ... J'ai souvent oui dans le fond de mon coeur que Dieu me ferait voir combien je devrais souffrir pour son saint nom. Je l'éprouve tous les jours avec consolation, n'y ayant que le repos de la conscience qui fasse mon repos, car qui aurait cru qu'aimant le monde comme je faisais, j'eusse supporté cette dure épreuve sans jamais murmurer ni marquer la moindre impatience.
« ... Je n'ai pas de nouvelles de nos enfants... Je fais journellement à Dieu la même prière que David, que, s'il a à continuer les châtiments sur notre famille, ils tombent toujours sur moi, mais qu'il épargne cette pauvre brebis et les agneaux gui n'ont rien fait. Oui, ma chère épouse, pourvu que ce bon Dieu soit satisfait, je souhaite d'être la victime dans ce monde, pourvu qu'il veuille recueillir mon âme dans les vaisseaux de vie et vous combler, et, nos chers enfants, de ses plus précieuses bénédictions temporelles et spirituelles.
« ... Ma vue s'est beaucoup affaiblie par les larmes que j'ai versées sur notre séparation, et par celles que je verse tous les jours en réfléchissant sur ma vie passée, pour laquelle je crie grâce incessamment à Dieu... Souvenez-vous toujours d'un époux qui est plus digne de vous dans la captivité que dans la liberté. J'espère que Dieu me fera la grâce de pouvoir un jour mieux vous le confirmer. »
Des lettres assez nombreuses du baron de Salgas, qui nous ont été conservées, nous nous bornerons à donner un dernier extrait, qui marque, mieux encore que ceux que nous venons de citer, les sentiments de repentance qu'il éprouvait en pensant à sa vie passée et son humble confiance en la miséricorde divine.
À Monsieur de Superville (8)
« Ce 4 juin 1714.« ... Vos beaux ouvrages, dont je suis muni font presque mes occupations journalières, dont il y en a qui ont beaucoup de rapport à mes grands péchés, et que je m'applique à bon titre, comme de ne m'être pas souvenu de mon Créateur aux jours de ma jeunesse, comme je le devais, de ne l'avoir pas cherché pendant que je pouvais le trouver, et de m'être laissé entraîner au monde et à ses convoitises, en négligeant la volonté de Dieu, qui demeure éternellement à qui la suit. Voilà, monsieur, le sujet de mes remords; mais celui de ma consolation et qui me rassure, c'est que l'Éternel se cache pour un temps, mais qu'il est toujours Dieu sauveur à ceux qui le réclament.
C'est ce que j'éprouve journellement dans l'état de tribulation où il a plu à cette divine Providence de me réduire, qui est le temps le plus heureux de ma vie, en ce que, dans ce creuset d'affliction où il lui a plu d'épurer ma foi, j'ai reconnu la fragilité du monde, son inconstance et combien il est dangereux de s'y appuyer, me trouvant, Monsieur, dépouillé entièrement de toutes ces passions qui faisaient mon idole et qui ne contentent jamais et n'ayant mon âme à présent remplie que de l'idée de mon Dieu, qui est la seule et unique chose qui pût la contenter, ayant été créée pour une éternité. Et ainsi, Monsieur, vous jugez bien que, soutenu de cette divine grâce, je supporte avec constance et résignation ma captivité, ne regardant les hommes dans aucun événement que comme des causes secondes, et rapportant tout à Dieu qui le veut ainsi. »
Pour apprécier à leur valeur ces paroles de pieuse résignation du vieux baron de Salgas, il faut se souvenir que ce temps qu'il appelait « le plus heureux de sa vie » était celui où venaient d'être rendus à la liberté un grand nombre de ses compagnons de captivité, et où il ne l'avait pas été. Son nom n'avait figuré ni parmi les 136 libérés de 1713, ni parmi les 44 libérés de 1714. On ne s'étonnerait pas de l'entendre se plaindre avec quelque amertume de cette injuste. exclusion. Il en parle au contraire à son correspondant avec une humilité touchante :
« Pourrais-je porter le caractère de confesseur, si je résistais à cette volonté (de Dieu) par quelque impatience ? Non, Monsieur ; je vous assure que j'ai vu partir tous mes amis avec joie, puisqu'ils sont plus dignes de la grâce qu'ils viennent de recevoir que moi, par leurs vertus et par leur longue persévérance. Et je songe souvent, dans l'âge où je suis, que mon désir doit plus tendre à déloger pour être avec mon Sauveur, que d'aspirer à cette liberté, dont je ne puis jouir que très peu de temps par le grand nombre d'années dont je suis chargé, courant dans la soixante-huitième ; mais, grâces au Seigneur, rempli encore de force et vivant sans la moindre incommodité de vieillesse, à la mémoire près, que je sens défaillir (9). »
Dans une lettre à Mlle de Saint-Véran, le pieux vieillard disait :
« Dieu redouble ses grâces en redoublant mes peines... Il faut mettre le doigt sur la bouche et bénir Dieu de tout ; trop heureux encore si mes liens devenaient assez célèbres pour l'affermissement de mes compagnons de souffrance et pour le relèvement de tant de pauvres ignorants pour lesquels Christ est mort comme pour moi, et que j'ai induits par mon exemple, non seulement à broncher dans la voie de leur salut, mais à tomber sans se relever. C'est ce qui fait la douleur de mon coeur et qui me fait craindre encore quelque impression de la colère de Dieu, en lui demandant grâce continuellement (10). »
Ces derniers extraits montrent bien que
l'épreuve avait porté son fruit et
que « l'oeuvre de patience », dont parle
un apôtre, s'était
perfectionnée. L'orgueilleux baron qui, dans
ses premières lettres, se déclarait
sans reproche, avait appris à se
connaître, à la dure école de
l'adversité.
Quant au motif pour lequel il
avait
été exclu de l'amnistie de 1713 et
1714, il était fort honorable pour lui; il
était ainsi indiqué dans une lettre
du 24 mars 1714, adressée par l'intendant
des galères Arnoux au secrétaire
d'État de Châteauneuf : « Son
malheur ne vient que de son acharnement à
vouloir toujours être le prédicant, le
protecteur et l'appui de la confrérie,
jusque dans les fers où il est (11).
»
Ce ne fut qu'en octobre 1716,
après la mort de Louis XIV, que le baron de
Salgas fut libéré. L'ordre
était daté du 23 juin; mais le
clergé retarda de quatre mois la
levée d'écrou, espérant
obtenir du vieillard un acte de soumission à
l'Église romaine. Mais le temps des
lâches compromissions était
passé, et les treize ans de sa dure
captivité avaient fait de lui un homme
nouveau, qui ne tergiversait plus avec sa
conscience. Ce fut aux instances de la princesse de
Galles, première femme du roi Georges II,
d'Angleterre, et à l'intervention de la
princesse palatine, mère du Régent,
que celui-ci ordonna « que l'on rendît
le baron à ses fils. Quand on leur fit dire
de reprendre leur père, il se trouva qu'ils
étaient aux R. P. de l'Oratoire, et ils ne
se présentèrent jamais (12)
». Si
cette suprême douleur, causée par
l'ingratitude de ses fils, ne fut pas
épargnée au vieillard, il eut du
moins la consolation d'aller finir ses jours
auprès de sa femme réfugiée
à Genève. Il y mourut le 14
août 1717.
Le cas du baron de Salgas met en
lumière ce que nous pourrions appeler la
vertu sanctifiante et purifiante du bagne. Il
valait la peine de s'arrêter sur ce cas, qui
ne fut certainement pas unique.
On peut affirmer que les huguenots du bagne
furent, en général, l'élite
morale et religieuse du protestantisme
français. lis représentaient bien,
pour employer le langage biblique qu'ils aimaient,
les « sept mille qui n'avaient pas
fléchi les genoux devant Baal ». Ils
étaient le produit d'une sorte de
sélection, qui envoyait au bagne les
éléments les plus résistants,
parce qu'ils étaient les plus pieux, du
peuple huguenot.
Étrange et cruelle
destinée que celle de ces hommes qui
étaient l'élite morale de la France,
accouplés sur les bancs d'infamie à
d'autres hommes qui en étaient
l'écume !
Il est malaisé de se
représenter les souffrances morales qui
résultaient d'un tel
rapprochement.
Dès leur entrée au
bagne, les forçats pour la Foi, jetés
au milieu de ces milliers d'hommes « perdus de
vices et de crimes », et appelés
à vivre jour et nuit enchaînés
aux mêmes bancs, se sentaient subitement
comme plongés. dans les régions
infernales. Quel danger pour les faibles et les
timides de se laisser submerger par le flot de la
démoralisation ambiante ! Les âmes,
énervées par une atmosphère
morale chargée de miasmes impurs, semblaient
vouées à toutes les
défaillances de la chair et de l'esprit. La
tentation était grande de sortir de cet
enfer, ou d'en atténuer les rigueurs, en
faisant des concessions hypocrites aux
prêtres, qui étaient les dispensateurs
des biens et des maux dans ces sombres demeures.
Les galériens protestants étaient
prévenus que, par l'abjuration seule, ils
pourraient obtenir leur libération. Pour
persévérer dans leur foi, il fallait
un héroïsme, qui n'a peut-être
pas son pareil dans l'histoire.
Tous ne furent pas des héros,
et il serait injuste de s'en étonner. Il y
eut, dans les premières années, de
nombreuses libérations après
abjuration. Les lettres écrites par les
confesseurs demeurés fidèles
témoignent de leur douleur en
présence de ces apostasies. On sait comment
ils opposèrent à ces
défaillances l'héroïque et
généreuse manifestation, du refus de
lever le bonnet pendant la
célébration de la messe,
bientôt suivie par les bastonnades, où
éclata la puissance du témoignage de
la souffrance volontairement acceptée. On
peut dire que les coups qui lacéraient le
dos nu des confesseurs, furent un moyen de
réveil pour, ceux mêmes qui n'avaient
pas osé s'y exposer. Des forçats
catholiques, et même un aumônier,
l'abbé Bion, se convertirent à la foi
qui inspirait une telle constance. Et la contagion
des défaillances individuelles
s'arrêta.
Il se passa, dans ce monde
restreint
du bagne, quelque chose d'analogue à ce qui
s'accomplissait, à la même
époque, dans les Églises du
Désert. Là aussi, un ministère
laïque naquit spontanément, de
l'urgente nécessité d'une situation
en apparence désespérée.
L'Esprit de Dieu sut se trouver, sur les bancs des
galères, des pasteurs sans diplômes et
sans consécration spéciale qui, par
leur parole, leurs lettres et surtout leur exemple,
devinrent d'admirables prédicateurs de
l'Évangile et de fidèles
témoins du Christ. La direction spirituelle,
si nécessaire dans ce milieu
démoralisant, était en de bonnes
mains, avec des laïques tels que Louis de
Marolles, Isaac Lefèvre, Pierre et David
Serres, pour ne parler que de
ceux-là.
Ces hommes de Dieu exercèrent
une telle influence sur leurs compagnons, qui les
considéraient comme leurs vrais pasteurs,
que les aumôniers en titre demandèrent
qu'on les éloignât des galères,
et l'un après l'autre ils furent
transférés dans les cachots du
château d'If, du fort Saint-Nicolas ou dans
ceux que l'on fit à leur intention à
l'hôpital des forçats. Mais du fond
des prisons, leur action se continuait, et sur les
galères même, des
Élisées relevaient le manteau des
Élies disparus.
Grâce à eux, il y eut
sur les galères une Église
souffrante, comme elle s'appelait volontiers, mais
organisée, vivante et conquérante,
qui exerçait la discipline sur ses membres,
soutenait les faibles et relevait les
tombés. Cette Église avait son
diaconat et pratiquait la charité envers les
membres pauvres de la communauté. Elle
était aussi une école, et plus d'un
illettré y apprit à lire.
La piété qui se
développa dans cet étrange milieu des
galères nous frappe par sa profondeur et par
sa sobriété. Elle n'a rien de morbide
ni d'exatique. L'arrivée des Camisards ne
lui enleva pas ce caractère. 'Ces hommes,
qui sortaient de la fournaise du prophétisme
cévenol, s'assagirent au contact de nos
pieux Forçats, au lieu de les
entraîner dans les voies périlleuses
de l'illuminisme. Ce qui explique ce
phénomène, c'est que la
piété de nos galériens
était essentiellement biblique. Les
exemplaires des livres saints étaient rares
parmi eux, mais les textes sacrés vivaient
dans leur coeur et dans leur
mémoire.
Ce qui frappe surtout, quand on
lit
les lettres des forçats pour la Foi, c'est
l'influence spirituelle qu'ils exercèrent
autour d'eux. Nous avons vu la transformation dont
le baron de Salgas fut l'objet; il ne fut pas le
seul à trouver au bagne son chemin de Damas.
Dans ce milieu, qu'on eût cru
démoralisant, on vit des âmes
grossières s'affiner. À
l'école de la souffrance, certaines
âmes s'élevèrent à une
hauteur morale à laque% elles n'eussent
probablement jamais atteint dans les circonstances
ordinaires de la vie.
Leur témoignage ne fut pas
seulement en bénédiction à
leurs compagnons de souffrance ; il traversa les
murs du bagne, il franchit les frontières,
pour proclamer la puissance de l'Évangile
qui triomphe de toutes les oppositions. Les
galères furent un foyer allumé, dont
la lumière et la chaleur rayonnèrent
dans tous les pays d'Europe et jusqu'en
Amérique. Leur influence fut grande et
bienfaisante pour le réveil des tristes
restes des Églises réformées
de France. C'était un des thèmes
ordinaires des prédicateurs du Désert
d'opposer à la tiédeur de leurs
auditeurs la ferveur et la constance de leurs
frères galériens. Leur exemple
était aussi fréquemment
invoqué par les prédicateurs du
Refuge. Et l'on se disait, en écoutant et en
lisant leurs lettres, qu'il n'y avait pas à
désespérer d'une Église qui
enfantait de tels confesseurs.
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