Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Le baron de Salgas

-------

(1) François de Pelet, baron de Salgas, appartenait à une famille de vieille noblesse, dont la branche protestante était fixée près de Vébron, en Gévaudan. À la Révocation, tandis que son frère, le baron de Racoules, se réfugiait en Brandebourg pour demeurer fidèle à sa foi, il ne put pas se décider à abandonner ses biens et resta dans son château. « Le duc de Noailles, dit Peyrat, l'entraîna de force à l'église; éperdu, il balbutia quelques vains rites, et rejetant sur l'irrésistible nécessité un crime dont il laissait la responsabilité à ses tyrans, il croyait apaiser Dieu en lui rendant dans le secret son culte réel. » Il fut, pendant plusieurs années, l'un de ces nouveaux catholiques, notés comme mal convertis sur les listes dressées par les intendants. L'abbé du Chayla, avec la clairvoyance de la haine, disait de lui : « C'est un homme très dangereux pour la religion » (2). Et Bâville n'était pas loin d'avoir sur lui la même opinion, que l'archiprêtre des Cévennes.

Il essaya en vain d'entraîner sa femme dans son apostasie. Cette vaillante huguenote refusa de signer et fut menacée d'être mise dans un cloître. Elle gagna du temps autant qu'elle put; mais enfin M. de Salgas lui dit qu'il y avait un ordre exprès de la Cour pour la faire enfermer, si elle n'allait pas à la messe. « Cette dame, dit Jean Bion, qui sera pour nos descendants un exemple de fermeté chrétienne, s'enferma dans son cabinet, pria, pleura, fit un sacrifice de larmes à Dieu, pour qu'il lui mît dans le coeur ce qu'elle avait à faire. Elle fut sur l'heure exaucée, et elle ressentit cette forte résignation dont nous avons besoin, quand, pour suivre Jésus-Christ, nous prenons la résolution de quitter pays, honneurs, dignités, père, mère et mari. Elle avait de beaux enfants, de belles terres, de grands biens, et, sans en rien communiquer à son époux, un jour qu'il était allé à la chasse, elle se déroba à toutes ces douceurs, pour aller à Genève, où on fait un exercice libre et pur de la véritable religion. » (3).

Le baron de Salgas ignora-t-il les projets de sa femme, ou feignit-il seulement de les ignorer ? La question est douteuse. Toujours est-il qu'il affecta d'en éprouver une vive indignation, qu'il lança à sa poursuite quelques-uns de ses domestiques, qui ne. réussirent pas à l'atteindre, et qu'il prit la précaution de dénoncer, son évasion à Bâville. Après son départ, il continua à entendre la messe et même à communier à l'église, tout en gardant ses sympathies protestantes et en lisant la Bible chez lui.

L'insurrection camisarde mit le baron dans un cruel embarras. Il essaya de louvoyer entre les partis en lutte, prodiguant ses protestations d'amitié et ses offres de service à l'intendant Bâville et au maréchal de Montrevel, et ménageant en même temps les insurgés cévenols, qui lui inspiraient sans doute plus de peur que de vraie sympathie. Ceux-ci, qui brûlaient les châteaux des seigneurs catholiques, épargnèrent le sien; on assure qu'ils y trouvèrent plus d'une fois des vivres, dont ils s'emparèrent de gré ou de force. Son double jeu ne satisfaisait ni ses anciens coreligionnaires ni ses nouveaux amis. Bâville surtout n'en fut pas dupe et profita du premier prétexte pour le perdre.

Le 11 février 1703, comme le baron était occupé à lire des livres de piété, un détachement de Camisards, conduits par Castanet, l'un de leurs prophètes, pénétrèrent de force dans le& château et le sommèrent de les accompagner à une assemblée de culte qui allait avoir lieu à Vébron. Toute résistance étant inutile, Salgas se laissa conduire au prêche, et quand le service fut fini, il crut pouvoir sans danger rester encore deux heures à s'entretenir avec ses anciens coreligionnaires. Il déclara ensuite qu'il n'avait voulu, en agissant ainsi, qu'empêcher ces gens de mettre le feu à son château.

Quoi qu'il 'en fût, le prétexte que cherchaient ses ennemis était trouvé, et peu après, le baron de Salgas fut arrêté et conduit au fort de Saint-Hippolyte. Ni ses quartiers de noblesse ni son âge ne le sauvèrent des galères. En l'y condamnant, Bâville voulut faire un exemple et effrayer les gentilshommes qui hésitaient à prendre parti contre l'insurrection. Mais il voulut aussi se venger d'un homme auquel il avait voué, on. ne sait pour quel motif, une haine qui le suivit jusque sur les galères. Ce fut sûrement à son instigation que, malgré son âge de 59 ans et sa qualité, « Salgas fit treize mois de campagnes, avec deux chaînes qui pesaient plus de 80 livres et qui lui ulcérèrent les jambes jusqu'aux os ». Aucune humiliation ne lui fut épargnée. « Les évêques de Montpellier et de Lodève étant un jour à Cette, montèrent sur la galère du chevalier de Roannais pour voir leur illustre victime dans les fers. La chiourme était au repos, la galère à l'ancre, et par conséquent toute vogue inutile. Les prélats eurent la curiosité de voir le baron la rame à la main; ils ne rougirent pas d'en prier le capitaine, qui fit aussitôt armer le banc de rames; mais au troisième coup, voyant le vieillard tout haletant, le comité indigné s'écria : « C'est assez et fit cesser la vogue. » (4).

Une fois aux galères, le baron de Salgas devint un homme nouveau. Ses hésitations firent place au courage et à la fermeté; de tiède il devint fervent d'esprit. L'écroulement de sa fortune lui apprit à se détacher des biens d'ici-bas, auxquels il avait sacrifié sa foi; le gentilhomme avait été lâche, le galérien fut héroïque. Ce fut une véritable conversion. Essayons d'en montrer le caractère par quelques extraits de sa correspondance avec sa femme.

4 août 1704.

« Loué soit Dieu, ma bien chère femme, qui n'a pas mis ma prière en arrière et qui veut bien me favoriser d'un moment pour vous donner de mes nouvelles, après avoir couru les mers durant treize mois, et la nuit et le jour, enserré dans de doubles chaînes, mangé par la vermine, sans jamais me déshabiller et couché la moitié du corps dans l'eau... Je ne doute pas, ma très chère femme, que mon innocence opprimée ne vous ait beaucoup affligée, n'y ayant jamais eu de chrétien plus injustement persécuté que moi. Mais enfin, ma chère femme, il faut vous consoler, parce que c'est Dieu qui me châtie, parce que je l'ai offensé par les considérations humaines, et c'est par là justement qu'il m'a abattu tout d'un coup et qu'il m'a fait voir que lorsque je croyais être quelque chose, je n'étais rien. S'il m'a affligé, il m'a accordé de grandes consolations, m'ayant accordé la patience, qui est un grand don dans l'état déplorable où je suis... »

« 28 mai 1706.

« Il s'est passé, très chère femme, environ trois mois et demi sans avoir de vos nouvelles. Je me suis souvent redit ce passage que vous m'avez allégué : Quand tu étais jeune, tu allais où tu voulais, etc. Je me le suis appliqué à plus juste titre que vous, qui avez suivi votre vocation volontairement. Je n'ai pas oublié aussi M. Lenfant (5), qui m'exhortait, de la part de mon frère (6), à sortir ou à souffrir. Si j'ai été assez malheureux pour ne pas faire la chose de moi-même, le bon Dieu, qui ne m'avait pas rejeté, a suppléé à mon défaut en me jetant dans la souffrance et en me faisant grâce de la supporter avec joie pour l'amour de lui et avec patience, ayant voulu se servir de ce moyen pour donner gloire à son nom, et me faire déclarer publiquement ce que mon coeur a toujours senti, mais que les considérations humaines me faisaient taire.

« C'est une espèce de miracle que je jouisse de la santé que j'ai, étant enfermé dans une chambre d'où je ne sors jamais, et où il y a souvent deux cents malades (7). Tout le monde a ici une couleur jaunâtre et je l'ai vive, d'une manière qu'on en est surpris, comme les enfants hébreux qui refusaient les viandes du roi et mangeaient les leurs, et dont les faces étaient plus belles. Ce Dieu de miséricorde me fait la grâce que, si je suis dans l'esclavage, je n'ai nulle incommodité dans ma personne, ne m'étant jamais mieux porté. »

(Sans date).

« ... J'ai souvent oui dans le fond de mon coeur que Dieu me ferait voir combien je devrais souffrir pour son saint nom. Je l'éprouve tous les jours avec consolation, n'y ayant que le repos de la conscience qui fasse mon repos, car qui aurait cru qu'aimant le monde comme je faisais, j'eusse supporté cette dure épreuve sans jamais murmurer ni marquer la moindre impatience.

« ... Je n'ai pas de nouvelles de nos enfants... Je fais journellement à Dieu la même prière que David, que, s'il a à continuer les châtiments sur notre famille, ils tombent toujours sur moi, mais qu'il épargne cette pauvre brebis et les agneaux gui n'ont rien fait. Oui, ma chère épouse, pourvu que ce bon Dieu soit satisfait, je souhaite d'être la victime dans ce monde, pourvu qu'il veuille recueillir mon âme dans les vaisseaux de vie et vous combler, et, nos chers enfants, de ses plus précieuses bénédictions temporelles et spirituelles.
« ... Ma vue s'est beaucoup affaiblie par les larmes que j'ai versées sur notre séparation, et par celles que je verse tous les jours en réfléchissant sur ma vie passée, pour laquelle je crie grâce incessamment à Dieu... Souvenez-vous toujours d'un époux qui est plus digne de vous dans la captivité que dans la liberté. J'espère que Dieu me fera la grâce de pouvoir un jour mieux vous le confirmer. »

Des lettres assez nombreuses du baron de Salgas, qui nous ont été conservées, nous nous bornerons à donner un dernier extrait, qui marque, mieux encore que ceux que nous venons de citer, les sentiments de repentance qu'il éprouvait en pensant à sa vie passée et son humble confiance en la miséricorde divine.

À Monsieur de Superville (8)
« Ce 4 juin 1714.

« ... Vos beaux ouvrages, dont je suis muni font presque mes occupations journalières, dont il y en a qui ont beaucoup de rapport à mes grands péchés, et que je m'applique à bon titre, comme de ne m'être pas souvenu de mon Créateur aux jours de ma jeunesse, comme je le devais, de ne l'avoir pas cherché pendant que je pouvais le trouver, et de m'être laissé entraîner au monde et à ses convoitises, en négligeant la volonté de Dieu, qui demeure éternellement à qui la suit. Voilà, monsieur, le sujet de mes remords; mais celui de ma consolation et qui me rassure, c'est que l'Éternel se cache pour un temps, mais qu'il est toujours Dieu sauveur à ceux qui le réclament.

C'est ce que j'éprouve journellement dans l'état de tribulation où il a plu à cette divine Providence de me réduire, qui est le temps le plus heureux de ma vie, en ce que, dans ce creuset d'affliction où il lui a plu d'épurer ma foi, j'ai reconnu la fragilité du monde, son inconstance et combien il est dangereux de s'y appuyer, me trouvant, Monsieur, dépouillé entièrement de toutes ces passions qui faisaient mon idole et qui ne contentent jamais et n'ayant mon âme à présent remplie que de l'idée de mon Dieu, qui est la seule et unique chose qui pût la contenter, ayant été créée pour une éternité. Et ainsi, Monsieur, vous jugez bien que, soutenu de cette divine grâce, je supporte avec constance et résignation ma captivité, ne regardant les hommes dans aucun événement que comme des causes secondes, et rapportant tout à Dieu qui le veut ainsi. »

Pour apprécier à leur valeur ces paroles de pieuse résignation du vieux baron de Salgas, il faut se souvenir que ce temps qu'il appelait « le plus heureux de sa vie » était celui où venaient d'être rendus à la liberté un grand nombre de ses compagnons de captivité, et où il ne l'avait pas été. Son nom n'avait figuré ni parmi les 136 libérés de 1713, ni parmi les 44 libérés de 1714. On ne s'étonnerait pas de l'entendre se plaindre avec quelque amertume de cette injuste. exclusion. Il en parle au contraire à son correspondant avec une humilité touchante :

« Pourrais-je porter le caractère de confesseur, si je résistais à cette volonté (de Dieu) par quelque impatience ? Non, Monsieur ; je vous assure que j'ai vu partir tous mes amis avec joie, puisqu'ils sont plus dignes de la grâce qu'ils viennent de recevoir que moi, par leurs vertus et par leur longue persévérance. Et je songe souvent, dans l'âge où je suis, que mon désir doit plus tendre à déloger pour être avec mon Sauveur, que d'aspirer à cette liberté, dont je ne puis jouir que très peu de temps par le grand nombre d'années dont je suis chargé, courant dans la soixante-huitième ; mais, grâces au Seigneur, rempli encore de force et vivant sans la moindre incommodité de vieillesse, à la mémoire près, que je sens défaillir (9). »

Dans une lettre à Mlle de Saint-Véran, le pieux vieillard disait :

« Dieu redouble ses grâces en redoublant mes peines... Il faut mettre le doigt sur la bouche et bénir Dieu de tout ; trop heureux encore si mes liens devenaient assez célèbres pour l'affermissement de mes compagnons de souffrance et pour le relèvement de tant de pauvres ignorants pour lesquels Christ est mort comme pour moi, et que j'ai induits par mon exemple, non seulement à broncher dans la voie de leur salut, mais à tomber sans se relever. C'est ce qui fait la douleur de mon coeur et qui me fait craindre encore quelque impression de la colère de Dieu, en lui demandant grâce continuellement (10). »

Ces derniers extraits montrent bien que l'épreuve avait porté son fruit et que « l'oeuvre de patience », dont parle un apôtre, s'était perfectionnée. L'orgueilleux baron qui, dans ses premières lettres, se déclarait sans reproche, avait appris à se connaître, à la dure école de l'adversité.

Quant au motif pour lequel il avait été exclu de l'amnistie de 1713 et 1714, il était fort honorable pour lui; il était ainsi indiqué dans une lettre du 24 mars 1714, adressée par l'intendant des galères Arnoux au secrétaire d'État de Châteauneuf : « Son malheur ne vient que de son acharnement à vouloir toujours être le prédicant, le protecteur et l'appui de la confrérie, jusque dans les fers où il est (11). »

Ce ne fut qu'en octobre 1716, après la mort de Louis XIV, que le baron de Salgas fut libéré. L'ordre était daté du 23 juin; mais le clergé retarda de quatre mois la levée d'écrou, espérant obtenir du vieillard un acte de soumission à l'Église romaine. Mais le temps des lâches compromissions était passé, et les treize ans de sa dure captivité avaient fait de lui un homme nouveau, qui ne tergiversait plus avec sa conscience. Ce fut aux instances de la princesse de Galles, première femme du roi Georges II, d'Angleterre, et à l'intervention de la princesse palatine, mère du Régent, que celui-ci ordonna « que l'on rendît le baron à ses fils. Quand on leur fit dire de reprendre leur père, il se trouva qu'ils étaient aux R. P. de l'Oratoire, et ils ne se présentèrent jamais (12) ». Si cette suprême douleur, causée par l'ingratitude de ses fils, ne fut pas épargnée au vieillard, il eut du moins la consolation d'aller finir ses jours auprès de sa femme réfugiée à Genève. Il y mourut le 14 août 1717.

Le cas du baron de Salgas met en lumière ce que nous pourrions appeler la vertu sanctifiante et purifiante du bagne. Il valait la peine de s'arrêter sur ce cas, qui ne fut certainement pas unique.

.


Conclusion


On peut affirmer que les huguenots du bagne furent, en général, l'élite morale et religieuse du protestantisme français. lis représentaient bien, pour employer le langage biblique qu'ils aimaient, les « sept mille qui n'avaient pas fléchi les genoux devant Baal ». Ils étaient le produit d'une sorte de sélection, qui envoyait au bagne les éléments les plus résistants, parce qu'ils étaient les plus pieux, du peuple huguenot.

Étrange et cruelle destinée que celle de ces hommes qui étaient l'élite morale de la France, accouplés sur les bancs d'infamie à d'autres hommes qui en étaient l'écume !

Il est malaisé de se représenter les souffrances morales qui résultaient d'un tel rapprochement.

Dès leur entrée au bagne, les forçats pour la Foi, jetés au milieu de ces milliers d'hommes « perdus de vices et de crimes », et appelés à vivre jour et nuit enchaînés aux mêmes bancs, se sentaient subitement comme plongés. dans les régions infernales. Quel danger pour les faibles et les timides de se laisser submerger par le flot de la démoralisation ambiante ! Les âmes, énervées par une atmosphère morale chargée de miasmes impurs, semblaient vouées à toutes les défaillances de la chair et de l'esprit. La tentation était grande de sortir de cet enfer, ou d'en atténuer les rigueurs, en faisant des concessions hypocrites aux prêtres, qui étaient les dispensateurs des biens et des maux dans ces sombres demeures. Les galériens protestants étaient prévenus que, par l'abjuration seule, ils pourraient obtenir leur libération. Pour persévérer dans leur foi, il fallait un héroïsme, qui n'a peut-être pas son pareil dans l'histoire.

Tous ne furent pas des héros, et il serait injuste de s'en étonner. Il y eut, dans les premières années, de nombreuses libérations après abjuration. Les lettres écrites par les confesseurs demeurés fidèles témoignent de leur douleur en présence de ces apostasies. On sait comment ils opposèrent à ces défaillances l'héroïque et généreuse manifestation, du refus de lever le bonnet pendant la célébration de la messe, bientôt suivie par les bastonnades, où éclata la puissance du témoignage de la souffrance volontairement acceptée. On peut dire que les coups qui lacéraient le dos nu des confesseurs, furent un moyen de réveil pour, ceux mêmes qui n'avaient pas osé s'y exposer. Des forçats catholiques, et même un aumônier, l'abbé Bion, se convertirent à la foi qui inspirait une telle constance. Et la contagion des défaillances individuelles s'arrêta.

Il se passa, dans ce monde restreint du bagne, quelque chose d'analogue à ce qui s'accomplissait, à la même époque, dans les Églises du Désert. Là aussi, un ministère laïque naquit spontanément, de l'urgente nécessité d'une situation en apparence désespérée. L'Esprit de Dieu sut se trouver, sur les bancs des galères, des pasteurs sans diplômes et sans consécration spéciale qui, par leur parole, leurs lettres et surtout leur exemple, devinrent d'admirables prédicateurs de l'Évangile et de fidèles témoins du Christ. La direction spirituelle, si nécessaire dans ce milieu démoralisant, était en de bonnes mains, avec des laïques tels que Louis de Marolles, Isaac Lefèvre, Pierre et David Serres, pour ne parler que de ceux-là.

Ces hommes de Dieu exercèrent une telle influence sur leurs compagnons, qui les considéraient comme leurs vrais pasteurs, que les aumôniers en titre demandèrent qu'on les éloignât des galères, et l'un après l'autre ils furent transférés dans les cachots du château d'If, du fort Saint-Nicolas ou dans ceux que l'on fit à leur intention à l'hôpital des forçats. Mais du fond des prisons, leur action se continuait, et sur les galères même, des Élisées relevaient le manteau des Élies disparus.

Grâce à eux, il y eut sur les galères une Église souffrante, comme elle s'appelait volontiers, mais organisée, vivante et conquérante, qui exerçait la discipline sur ses membres, soutenait les faibles et relevait les tombés. Cette Église avait son diaconat et pratiquait la charité envers les membres pauvres de la communauté. Elle était aussi une école, et plus d'un illettré y apprit à lire.

La piété qui se développa dans cet étrange milieu des galères nous frappe par sa profondeur et par sa sobriété. Elle n'a rien de morbide ni d'exatique. L'arrivée des Camisards ne lui enleva pas ce caractère. 'Ces hommes, qui sortaient de la fournaise du prophétisme cévenol, s'assagirent au contact de nos pieux Forçats, au lieu de les entraîner dans les voies périlleuses de l'illuminisme. Ce qui explique ce phénomène, c'est que la piété de nos galériens était essentiellement biblique. Les exemplaires des livres saints étaient rares parmi eux, mais les textes sacrés vivaient dans leur coeur et dans leur mémoire.

Ce qui frappe surtout, quand on lit les lettres des forçats pour la Foi, c'est l'influence spirituelle qu'ils exercèrent autour d'eux. Nous avons vu la transformation dont le baron de Salgas fut l'objet; il ne fut pas le seul à trouver au bagne son chemin de Damas. Dans ce milieu, qu'on eût cru démoralisant, on vit des âmes grossières s'affiner. À l'école de la souffrance, certaines âmes s'élevèrent à une hauteur morale à laque% elles n'eussent probablement jamais atteint dans les circonstances ordinaires de la vie.

Leur témoignage ne fut pas seulement en bénédiction à leurs compagnons de souffrance ; il traversa les murs du bagne, il franchit les frontières, pour proclamer la puissance de l'Évangile qui triomphe de toutes les oppositions. Les galères furent un foyer allumé, dont la lumière et la chaleur rayonnèrent dans tous les pays d'Europe et jusqu'en Amérique. Leur influence fut grande et bienfaisante pour le réveil des tristes restes des Églises réformées de France. C'était un des thèmes ordinaires des prédicateurs du Désert d'opposer à la tiédeur de leurs auditeurs la ferveur et la constance de leurs frères galériens. Leur exemple était aussi fréquemment invoqué par les prédicateurs du Refuge. Et l'on se disait, en écoutant et en lisant leurs lettres, qu'il n'y avait pas à désespérer d'une Église qui enfantait de tels confesseurs.


.
1. Sur le baron de Salgas, on a un récit de ses malheurs, rédigé par lui-même, et plusieurs lettres adressées à sa femme et à quelques amis. Le Bulletin (t. XXIX, p. 73, 120, 178) a publié ces documents, d'après la Collection Court. Voy. aussi l'Histoire des Camisards d'Ant. COURT, t. 1, P. 392 et suiv., et l'Histoire des pasteurs du Désert, par Napoléon PEYRAT, t. 1, P. -468 et suiv. 
.
2. LOUVRELEUIL, le Fanatisme renouvelé, t. II, p. 15.
.
3. Jean BION, Relation des tourments qu'on fait souffrir aux Protestants qui sont sur les galères. Édition 0. Douen (1881), page 44 et suiv, Bion, l'ancien aumônier des galères, connut Mme de Salgas à Genève, où il se réfugia lui-même. 
.
4. N. PEYRAT, Pasteurs du désert, t. I, p. 478. COURT, Histoire des Camisards, t, I, p. 406-407. 
.
5. Le célèbre Jacques Lenfant, pasteur de l'Église française de Berlin. 
.
6. Le baron de Racoules, réfugié à Berlin et colonel de cavalerie. 
.
7. Il était alors à l'hôpital des forçats de Marseille. 
.
8. Daniel de Superville, pasteur à Rotterdam, fut l'un des protecteurs des galériens huguenots. Voy. sa biographie par P. Fonbrune-Berbinau. 
.
9. Lettres à D. de Superville. Bulletin, t. XXIX, p. 178. 
.
10. Lettre. du 27 avril 1714, Bulletins t. XXIX, p. 129.
.
11. Ibid, t. XXIX, p. 128.
.
12. Extrait d'une lettre de la princesse de Galles, Caroline de Brandebourg, à la duchesse de La Force. (Bulletin, t XXXI, P. 276). 
Chapitre précédent Table des matières -